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ARNAUD VAREILLE

LE « MENTIR-VRAI » DE LA CHRONIQUE MIRBELLIENNE

Intimement liée à la question politique ou esthétique, celle des pouvoirs du langage se


trouve au cœur de la poétique de Mirbeau. Support de l’expression littéraire, sa valeur reste,
paradoxalement, toujours problématique dans les œuvres de fiction. Ainsi, de L’Abbé Jules à
Dingo, elle oscille en permanence entre deux pôles antagonistes : moyen de révélation et outil
impropre à la communication ; truchement possible pour atteindre à l’idéal ou instrument
trivial du quotidien. Dans le roman de 1888, la famille du narrateur oppose une parole
pragmatique à la quête d’absolu de Jules, dont le langage, inapte à sonder le mystère d’être
soi, est grevé par les tics, les borborygmes et les périodes d’aphasie. Dans celui de 1913, le
dialogue fraternel entre l’homme et la bête passe par le langage muet du corps et une
compréhension mutuelle instinctive, impossible à transcrire pour le narrateur, tandis que les
mots servent à véhiculer les phantasmes paranoïaques et la haine des villageois.
Cette attention portée au langage se retrouve dans la considération, variable en
fonction des périodes et des articles considérés, que le romancier a pour sa prose
journalistique. Marie-Françoise Melmoux-Montaubin en a établi une stimulante synthèse dans
un essai consacré à « l’écrivain-journaliste1 ». Pour elle, « l’affaire Dreyfus est le pôle autour
duquel s’articule la carrière de Mirbeau dans la presse2 ». Après l’Affaire, le journal ne sera
alors plus le marchepied qu’empruntait le chroniqueur pour s’élever à la littérature, mais
l’outil assumé de l’intellectuel, cette figure émergente de l’époque. Les premières chroniques
seraient donc essentiellement factuelles, selon la règle du genre, tandis que les dernières
chercheraient à dégager une vérité. Et la critique de conclure que, si Mirbeau apparaissait, lors
de ses débuts dans la presse, comme un « écrivain sans voix », c’est bien son engagement et
« la conquête d’une voix qui lui vaudr[ont] d’être désigné comme prophète3 », d’une part, et
qui lui permettront, d’autre part, d’engager sa révolution romanesque avec des récits
kaléidoscopiques nourris d’anciennes chroniques.
Nous souhaiterions, à notre tour, interroger la pratique de la chronique chez Mirbeau
et les relations qu’elle entretient avec la fiction. Il s’agira cependant moins ici de travailler sur
la « dérive fictionnelle4 » de la chronique, cette tentation du journaliste d’enrichir son texte
par un « détour “ littéraire”5 » afin de séduire davantage un public abreuvé de faits ou de
flirter avec la littérarité au sein d’un genre qui l’exclut par nature, que de mettre en lumière la
portée pragmatique, heuristique et idéologique du recours au régime fictionnel. Pour ce faire,
nous concentrerons nos efforts sur le statut de l’interview imaginaire et, d’une manière plus
globale, sur celui des dialogues fictifs, dont Pierre Michel a déjà tout dit quant aux références
à la satire et à Diderot, notamment, auxquelles ils prenaient leur source6. Nous nous
consacrerons tout particulièrement à la frange de textes qui met en scène des personnalités de
l’époque, et non des personnages de convention, en nous attachant à dégager la spécificité de
textes ayant recours à une fictionnalisation implicite.

1
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle : un mutant des Lettres,
Éditions des Cahiers intempestifs, coll. « Lieux littéraires », 2005.
2
Ibidem, p. 252.
3
Ibidem, p. 261.
4
Ibidem, p. 258.
5
Idem.
6
Voir son ouvrage Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’Université de Besançon,
1995, pp. 29 et 97 notamment.
Presse et littérature

La dichotomie presse/littérature, telle que la perçoit Mirbeau au début de sa carrière7,


reprend la distinction entre praxis et poièsis, pour partager l’a priori aristotélicien à l’égard de
la dernière. Pour Aristote, celle-ci correspond à la production, ou à la fabrication, d’une œuvre
ou d’un ouvrage en tant qu’il est un produit extérieur à l’agent qui le crée. La servilité de la
situation du chroniqueur n’est autre que celle décrite par la poièsis, que l’on peut interpréter
également, dans le contexte fin de siècle, en terme d’aliénation. En revanche, la praxis serait
l’activité pratique qui est à elle-même sa propre fin et correspond, de ce fait, avec
l’accomplissement de celui qui agit. Que Mirbeau, de même que plusieurs de ses
contemporains, n’envisage pas la littérature autrement que comme la forme noble de son
activité d’écrivain la reconduit vers l’essence de la praxis, activité désintéressée, dont la
finalité est interne à son action même. Ce n’est pas sans forcer quelque peu les concepts
aristotéliciens que nous construisons cette opposition, qui n’a d’autre vertu que de poser d’une
manière claire les enjeux et les contradictions qui traversent les pratiques d’écriture de la fin
de siècle. Si, pour Aristote, l’art est entièrement du côté du faire de la poièsis, la littérature n’a
pas manqué d’importer en son sein la distinction originelle afin de rendre compte de sa propre
évolution et de séparer le bon grain de l’ivraie dans les productions d’une époque. La période
classique se fondait essentiellement sur la distinction entre les genres pour établir la hiérarchie
des œuvres, mais celle-ci ne suffira plus pour rendre compte des brouillages génériques dont
accouchera la modernité. Le XIXe siècle est, avant tout, celui de l’inflation du nombre des
écrivains et de l’apparition d’une littérature populaire, désormais massive, qui suit l’évolution
d’un lectorat en constante augmentation. La séparation entre l’artiste, préoccupé par l’idéal
créateur, et le faiseur, simple exécutant, permet alors de maintenir la spécificité de ce que l’on
croit être une exception de nature : la littérature. L’avènement de la presse accentue le besoin,
pour l’écrivain, d’affirmer la spécificité de son écriture, dans la mesure où il collabore à la
première par nécessité et n’a pas, pour elle, de mots assez durs pour la condamner. Production
contre création, gratuité contre essentialité, tels semblent être les deux pôles extrêmes entre
lesquels se déploie le travail de l’écriture. Le recours à une fictionnalisation qui cherche à
surprendre le lecteur en n’affichant pas les codes habituels de la chronique, nous semble
l’indice patent de la préoccupation mirbellienne de restaurer un langage non démonétisé au
sein de la presse.

Dialogues fictifs et valeur référentielle

La chronique mirbellienne, qui émerge dans l’entre-deux fictionnel et référentiel de


l’« interview imaginaire » propose une solution intermédiaire possible à la dichotomie
fiction/réalité. Elle ne se contente plus du langage journalistique périssable qui se nourrit de la
surface événementielle, mais apparaît comme une tentative ironique pour faire de la littérature
sans jamais y parvenir réellement. Elle est surtout, pour les commentateurs, l’occasion
d’interroger la part fictionnelle introduite dans un genre avant tout défini par sa dimension
référentielle. Faut-il uniquement y voir la volonté de l’écrivain de faire, malgré tout, de la
littérature dans un contexte dévalorisant, ou bien y découvrir l’apparition d’un genre autre,
dans lequel les indices de la fiction deviendraient les nouveaux critères de véracité propres à
l’époque ?
Nous regroupons à la fois sous le terme générique de « dialogue fictif », les chroniques
qui relèvent de l’interview imaginaire et celles qui mettent en scène de simples dialogues
entre personnages ayant un référent réel explicite, qu’il s’agisse d’une personnalité (homme
7
Nous ne revenons pas sur les multiples lettres dans lesquelles Mirbeau se plaint à son correspondant de
l’absurdité du travail de journaliste et dit combien cette condition lui pèse.
politique, artiste, savant, etc.), ou implicite, comme lorsque l’auteur prétend entretenir des
relations à des degrés divers avec tel ou tel des individus évoqués. La dimension fictive de
notre corpus ne réside donc pas dans la nature des personnages mis en scène, ce qui en exclut
de fait l’Illustre écrivain8 ou Kariste par exemple, tous deux personnages centraux de deux
séries de dialogues traitant de littérature et d’art. Car, tandis que l’écriture fictionnelle repose
sur des énoncés à dénotation nulle, la fictionnalisation qu’entreprend Mirbeau dans ces
chroniques se construit à partir d’éléments à valeur dénotationnelle (noms propres de
personnalités, comme Georges Leygues, événements culturels, comme le Salon des Beaux-
Arts, ou politiques, telle l’affaire Dreyfus). Marie-Ève Thérenty a donné à ce type
d’interviews imaginaires le nom d’« interview apocryphe9 ». C’est de cette catégorie que nous
nous occuperons exclusivement ici. La part fictionnelle liée au dialogue n’a rien de très
original dans le cadre de la chronique, genre fréquemment soumis à la tentation narrative au
nom de ce que Marc Angenot a baptisé le « romanesque général10 », dans lequel baigne
l’époque. Ce sont davantage les conditions dans lesquelles apparaît la dimension fictive des
textes qui en font l’originalité et la valeur. Pour ne pas être l’apanage du seul Mirbeau, l’usage
de l’interview apocryphe est cependant d’autant plus intéressant chez lui que la mise en
fiction intervient dans le domaine politique et polémique. Elle ne reprend donc pas
simplement une mode propre au discours journalistique, mais vise véritablement à instaurer,
au-delà de l’objectif satirique et parodique, une fonctionnalité nouvelle de la chronique,
destinée à flétrir le langage dévoyé des interlocuteurs et, d’une manière plus globale, à
interroger le statut général du langage.
Précisons que l’interview imaginaire est autant une création due au tempérament de
Mirbeau qu’un outil stratégique, issu, à bien des égards, de ce que la sociologie du champ
littéraire nomme « l’espace des possibles11 ». Pour émerger, elle nécessite l’existence du
modèle dont elle va emprunter les traits génériques afin de les transposer dans le régime
fictionnel. À ce titre, elle relève de ce que Michal Glowinski a nommé la « mimésis
formelle12 ». En s’adossant à un modèle, elle propose, non seulement une forme ludique de
lecture, reposant sur les écarts entre le modèle et sa parodie, mais elle engage également une
critique radicale des présupposés de l’interview et définit ainsi sa spécificité générique.

Si nous établissons une typologie des textes relevant de la catégorie du dialogue fictif,
nous obtenons un ensemble de références relativement homogènes, bien que spécifiques,
pouvant se résumer comme suit :
– L’interview imaginaire, qui met en présence Mirbeau et une personnalité, selon un
code institué dès les années 1870 dans la presse par la mode de l’interview réelle.
« Maroquinerie »13 relève de ce type.
– La rencontre fortuite, dont la gratuité favorise la congruence thématique de la
chronique avec l’actualité, comme dans l’exemple canonique des Combats esthétiques :
« Décidément, le hasard fait bien les choses… Quelques jours après la publication de son

8
Le premier texte de la série propose l’interview du grand écrivain par un journaliste obséquieux. Marie-
Ève Thérenty classe cette interview dans la catégorie de « l’interview blagueuse », soit « celle où le genre est
réquisitionné pour constituer le canevas d’un récit, d’une petite saynète ou d’une chanson », « Frontières de
l’interview imaginaire », in L’Art de la parole vive, Presses Universitaire de Valenciennes, 2006, p. 103.
9
Idem, p. 99.
10
1889. Un État du discours social, Préambule, « L’Univers des discours », 1989, p. 117.
11
Soit « un espace orienté et gros des prises de position qui s’y annoncent comme des potentialités
objectives, des choses “à faire”, “mouvements” à lancer, revues à créer, adversaires à combattre, prises de
position établies à “dépasser”, etc. », Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ
littéraire (1992), Seuil, Points, « Essais », 1998, p. 384.
12
« Sur le roman à la première personne », Poétique, no 72, 1987, pp. 497-506.
13
Le Journal, 12 juillet 1896, in Contes cruels, II, Les Belles Lettres/Archimbaud, 2000, p. 333.
portrait, je rencontrais dans la rue, M. Jean-François Raffaëlli… 14 », ou, pour le domaine
politique, dans celui d’« Idées générales » : « Chaque fois que la France traverse une crise
grave, ou simplement une crise bien parisienne, je rencontre toujours, comme par hasard et
au bon moment, M. Arthur Meyer15 ».
– Le dîner, grand pourvoyeur de textes chez Mirbeau, parce qu’il offre une situation
typique propice aux mises en scène conversationnelles16. On peut ajouter à ce type celui du
dialogue introduisant une anecdote. L’échange n’est alors qu’un prétexte pour établir une
rapide contextualisation.
– Le dialogue abrupt, lui, ne présente pas d’entrée en matière, mais place le lecteur
immédiatement au cœur de la conversation sur le modèle : « – C’est possible !... dis-je…
Mais, mon cher Dupuy […] » (« Le compagnon Charles Dupuy », L’Aurore, 26 janvier 1899,
AD, p. 224).

Modalités fictionnelles des dialogues fictifs

Les marqueurs fictionnels sont souvent des éléments convenus. On trouve parmi ceux-
ci les situations propres à l’incipit narratif (localisation, présentation des protagonistes), les
références indéfinies désignant des types comme « un visiteur indigné » (CE, II, p. 246), « un
artiste » (CE, II, p. 192), « un vrai parisien » (CE, II, p. 172) ; le recours aux initiales pour
feindre la réalité d’un nom à l’instar de « M. C. » (CE, II, p. 309), ou encore le traitement
anecdotique du sujet.
Mais il en est de plus atypiques, relevant de ce « mentir-vrai » qu’élaborent les
dialogues fictifs, tels les noms de personnalités et les références à des événements sociaux ou
historiques. Le lecteur est alors confronté à une fictionnalisation problématique, puisqu’elle
s’obtient paradoxalement par les moyens de l’écriture référentielle. Ainsi de l’emploi du
contre-type17 : pris dans la chaîne de références que constitue l’ensemble des chroniques
mirbellienne, les noms propres deviennent, dès leur mention, des embrayeurs fictionnels, alors
qu’ils réfèrent, par nature, au réel. Il en va de même à propos du nom de Mirbeau dans deux
textes supposés reproduire de véritables courriers et intitulés « Pour le Roy » (L’Aurore, 8 et
15 juin 1899, in AD, pp. 312 et 318). L’onomastique (baronne de Gnion, comtesse Matraque),
de même que la teneur des propos (alliant le cynisme et l’outrance aux contresens logiques),
suffisent à avertir du caractère ironique de la chronique. Néanmoins, l’ultime indice fictionnel
est celui de la signature, qui contraste avec la mention « Pour copie conforme » indexant
l’article sur le réel. Absent de la chronique, Mirbeau semble s’abstenir de tout commentaire et
proposer un document brut. Mais son statut de dreyfusard patenté ressurgit à la fin du texte,
où son nom garantit la bonne lecture de l’article, satire des idées anti-dreyfusardes. Si la
signature est l’une des modalités de l’« illocutoire “idéologique” 18 » propre à l’article de
presse, loin de renvoyer à une certification du propos, elle en produit ici la mise en cause.

Pour une fiction critique

14
« Commentaire pour un portrait », Le Journal, 13 janvier 1901, in Combats esthétiques, II, Séguier,
1993, p. 284. Cette référence sera désormais abrégée en CE dans la suite de l’article.
15
L’Aurore, 2 novembre 1898, in L’Affaire Dreyfus, Séguier, 1991, p. 153. Nous désignerons à présent
cette référence par l’abréviation AD.
16
« Nous étions une vingtaine d’écrivains choisis et d’artistes d’élite réunis, le soir chez M. Paul
Deschanel… », « Nouvelles et anecdotes », Le Journal, 5 août 1900 (CE, II, p. 273).
17
Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article « D’un usage particulier de la caricature
chez Mirbeau : le contre-type », Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, 2008, pp. 110 à 121, notamment.
18
Alain Pagès, La Bataille littéraire, Séguier, 1989, p. 67.
Les Farces et moralités, ainsi que les derniers romans, qui sont des compilations de
dialogues et d’anecdotes, sont des codex de l’esprit de l’époque, des dictionnaires des idées
reçues, qui empruntent autant à des outils institutionnels comme le Dictionnaire de la
conversation de Duckett qu’à l’ironie flaubertienne. Interviews imaginaires et dialogues fictifs
constituent, pour leur part, une causerie nécessitant, par la variété des modalités fictionnelles
employées, la compossibilité de deux régimes discursifs différents. Leur but est tout autant de
mimer le discours commun en reprenant les clichés de l’époque, que de permettre une lecture
critique de leur mode de transmission. La fiction critique ne ressortit pas à l’apologue ; elle ne
cherche en rien à plaire pour instruire, mais se construit sur la base d’une complicité forcée
qui joue sur les effets « d’une lecture “en réseau” ou en série, qui potentialise les effets de
chacun de ses textes19 ». Elle nécessite donc, pour exister, la prise en compte des potentialités
de discours concurrents, l’un orienté vers la fantaisie de l’invention (la fiction), l’autre tourné
vers la traduction du réel (la chronique), et forme donc un écran, ou une médiation, qui
suspend l’adhésion immédiate, le pacte de connivence, et stimule la réflexion distanciée par le
biais des marques de l’ironie et de la satire. Le dialogue fictif est un échange au second degré,
dont le caractère métalinguistique soulève la question de ses propres conditions d’énonciation.
Car si la fin de siècle voit la chronique peu à peu basculer vers le témoignage et le reportage
au détriment du caractère anecdotique du propos, Mirbeau continue à y avoir recours par le
truchement de la fiction critique, qui permet d’éviter la myopie de l’article journalistique,
fondé sur le fait récent, l’immédiateté, le détail et la référentialité, en instaurant un brouillage
entre le réel et l’imaginaire, l’événement et l’actualisation fictive de ses conséquences.
Le parti pris de Mirbeau transforme la chronique en tribune, alors qu’elle était un
instrument de pacification sociale, où s’étalaient, d’une manière convenue, les truismes de
l’époque, plus ou moins agrémentés par la causerie ou la fictionnalisation des faits rapportés.
La fiction critique a recours à la fiction dans une perspective moins déréalisante ou décorative
que participative. Elle a une fonction perlocutoire d’autant plus efficace que son caractère
illocutoire est dissimulé sous les apparences de la chronique référentielle ou divertissante. À
ce caractère convenu du genre, les dialogues fictifs ajoutent une dimension supplémentaire
d’apparente neutralité axiologique. Dans la plupart des dialogues, les propos les plus orientés
sont imputables aux interlocuteurs, et non à Mirbeau lui-même, qui, lorsqu’il cède à cette
pente, ne fait que renchérir sur son allocutaire. On aboutit alors à une sorte d’atopie
énonciative, accentuée par le fait que, dans le journal, il n’y a pas de paratexte, cette « zone
non seulement de transition, mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une
stratégie, d’une action sur le public au service […] d’un meilleur accueil du texte et d’une
lecture plus pertinente20 ». Le détour offert par la fiction critique engendre un retour au réel,
d’autant plus brutal qu’il se dissimule sous les apparences de l’objectivité, et redonne au
langage un statut polémique, loin du caractère lénifiant de celui en usage dans la presse.
Qu’en est-il alors de ses effets dans deux corpus de chroniques mirbelliennes : celles
consacrées à l’affaire Dreyfus et celles relatives à l’art ?

L’affaire Dreyfus

Au sein d’un ensemble dévolu au combat pour la vérité, presque la moitié des textes
ayant trait à l’affaire Dreyfus relève du régime fictionnel 21. Or, la fiction étant entachée du
soupçon de fausseté, comment se réclamer d’elle pour lutter contre le mensonge et le déni de
réalité dont font preuve les anti-dreyfusards ?

19
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, op. cit., p. 257.
20
Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 8 (souligné par l’auteur).
21
Vingt-cinq sur soixante-deux, auxquels on peut ajouter deux articles s’achevant par la mention fictive
« Pour copie conforme ».
Parce qu’ubuesque à certains moments, la fiction critique repose pour partie sur un
comique propice à la prise de conscience. L’humour noir à l’œuvre dans les textes interroge la
condition humaine. Le comique ramène la superbe des individus à sa juste valeur et à ses
vraies proportions. Au milieu du débat mettant en jeu les notions de vérité et de justice,
souvent essentialisées par la majuscule glorifiante dans les textes de l’époque, Mirbeau
n’oublie pas de rappeler que c’est affaire d’hommes, soit de créatures mues par des instincts
moins purs qu’elles ne veulent bien l’admettre et dont toute la noblesse consiste à les
affronter. Il s’agit bien, encore et toujours, de regarder Méduse en face. Cette lucidité à
laquelle ramène l’écriture caricaturale fait aussi le procès du langage. La fiction reste
assimilée au mensonge, qui en fait l’antagoniste du discours de vérité. Lorsqu’elle choisit, de
surcroît, le registre comique, elle ajoute, à ce premier préjugé, celui de légèreté et de gratuité.
En choisissant la fiction critique, Mirbeau renverse ces idées reçues. En effet, si l’on regarde
les sources de l’Affaire et les raisons de son ampleur, tout aboutit à mettre en cause le
discours sérieux. Qu’il s’agisse des déclarations solennelles et sur l’honneur d’Esterhazy, puis
des protestations indignées de tous les thuriféraires de la patrie et de l’armée, de
l’interprétation des lois par les juges ou encore des propos scientifiques des experts
graphologues, le langage institutionnel débouche, soit sur le mensonge, soit sur l’injustice. Le
rire a donc une fonction, non pas cathartique, mais problématique. Sa valeur révélatrice
n’offre en rien un exutoire ; elle se contente de placer le lecteur en face de la réalité, si tant est
que le rire propose plutôt « un point de vue particulier et universel sur le monde, qui perçoit
ce dernier différemment, mais de manière non moins importante (sinon plus) que le
sérieux22 » .
Dans le combat qui s’engage pour la révélation de la vérité, toutes les forces sont
convoquées. Celles, rationnelles, du dossier constitué par Bernard Lazare, qui fournit les
preuves matérielles de l’affaire sous la forme de documents, de l’article séminal « J’accuse »,
de Zola, dans lequel la portée des propos est relayée par le statut du signataire, celles aussi de
tous les articles, de toutes les pétitions et de tous les meetings tenus par les partisans du
capitaine ; et celles, irrationnelles, mobilisées, notamment, par la fictionnalisation de la
chronique mirbellienne. Le réel n’est pas constitué d’une dimension unique, que le réalisme
en littérature épuiserait au moyen de la minutie descriptive appuyée sur la qualité de
l’observation, la documentation et l’enquête. Chacune de ces caractéristiques omet de notifier
ces forces profondes qui agitent l’homme véritable, les contradictions dans lesquelles il se
débat, l’aporie de sa propre condition. Allais les explore avec son « réalisme fantaisiste23 »
qui creuse les évidences du monde ; Mirbeau s’y affronte avec la psychologie des
profondeurs. Or, il en va de même dans le débat idéologique qui n’œuvre pas uniquement sur
le plan rationnel. Mirbeau intègre les non-dits de la politique, et l’impensé social au cœur de
l’écriture référentielle de la chronique en la minant par la fiction. L’essence du social, incarné
dans la presse sous la forme de la chronique, se renverse en son négatif dans la fiction
critique. On n’y trouve pas le simple commentaire de ce qui est, encore moins l’écart avec le
réel propre à certains discours réformateurs comme l’utopie, mais bien le jeu avec le même.
Les protagonistes sont identiques à ceux de la réalité, à cette différence près qu’ils offrent
désormais à voir le revers des apparences, selon une logique du pire adoptée par Mirbeau.
Place est donc faite ici à une critique interprétative des décisions et des comportements,
attitude qui ne se contente pas seulement de débattre d’une situation donnée, d’un état des
lieux, mais qui, sans renoncer pour autant à réfléchir synchroniquement, interroge les
potentialités inédites de la sphère sociale et politique. Alors que la satire cherche à corriger les

22
Mikaël Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, « Tel », 1970, p. 76. Bakhtine
souligne.
23
Que nous avons tenté de définir dans notre article « Ad augusta per absurda », in Studia romania
posnaniensia, n° XXXIV, Poznan, 2007, pp. 287-288.
mœurs24, c’est-à-dire à remodeler le réel en fonction d’une norme implicite, le dialogue fictif
demande au lecteur de renverser toute norme, puisqu’il oblige à inverser la valeur intolérable
des propos tenus par les protagonistes, ce qui, dans le contexte de crise de l’Affaire, n’est pas
sans impliquer, symboliquement, de bouleverser l’ensemble des forces, institutionnelles ou
non, dont l’absurdité est incarnée par leurs porte-parole respectifs25. Le procédé recèle bien
une dimension heuristique : après que les langages dominants ont été discrédités par le
dialogue fictif, doit surgir, de cette table rase, un avenir neuf à déterminer sur des bases
entièrement nouvelles.

Les combats esthétiques

Après des années durant lesquelles Mirbeau respecte la formule standard de la critique,
apparaissent, dans les chroniques artistiques, des textes qui ne se fondent plus sur le seul
commentaire personnel des œuvres ou des artistes, mais qui intègrent le dialogue fictionnel
dans la perspective de la fiction critique. Sauf erreur de notre part, les nombreuses études
consacrées à la critique artistique de Mirbeau ne prennent pas en compte cette spécificité
générique. Paul-Henri Bourrelier traite de la série de dialogues dans laquelle Mirbeau met en
scène Kariste, peintre de fantaisie et symboliste repentant26, de même que Marie-Françoise
Melmoux-Montaubin, qui évoque déjà ce principe de « détournement de la critique en
fiction27 » à l’œuvre dans ces textes. Toutefois, ces dialogues mettant en scène un personnage
d’invention affichent explicitement leur nature fictionnelle et n’entrent pas dans le cadre de
notre propos.
Il semble que ce soit le 26 avril 1887, avec l’article « La Croix de François Bonvin »,
paru dans le Gil Blas (CE, I, p. 324) que Mirbeau inaugure le procédé du dialogue fictif, tel
qu’il nous intéresse ici, dans les chroniques relatives à l’art. Il y met en scène le sous-
secrétaire d’État Turquet et ses atermoiements, dont est victime le peintre François Bonvin.
Le texte ne dépasse guère la satire et il faut attendre le milieu des années 1890 pour voir le
procédé s’enrichir pour parvenir à un effet plus riche. Avec « Le Père Tanguy » (CE, II, p.
58), qui donne la parole au personnage éponyme, le dialogue se concentre sur l’art, ses
pratiques et son essence. C’est un hommage à Van Gogh sous la forme de l’éloge frustre du
père Tanguy. La justesse et la sincérité de ton ridiculisent alors d’autant plus, par contraste,
l’art poétique que livre, à son pseudo interlocuteur Mirbeau, le peintre Jean-François Raffaëlli
dans l’article « Commentaire à un portrait » (CE, II, p. 285). Et « Une heure chez
Rodin » (CE, II, p. 268) permet de dénoncer, par procuration, la sécheresse et la myopie de la
critique d’art officielle, grâce aux propos d’un simple passant, élevés au rang de vérité.
On retrouve dans cette pratique, la même volonté de remettre en cause la plénitude
langagière et la logique du sens. Comme l’affaire Dreyfus a montré les limites des discours
institutionnels dans le domaine du droit, certaines chroniques artistiques servent à dénoncer le
dévoiement de la simple logique. Il en est ainsi dans « Sculpteur malgré lui » (Le Journal, 30
mars 1902, CE, II, p. 329), où un vulgaire courtier en objets d’art est transformé en sculpteur
de génie, aux dépens d’un véritable artiste, par la grâce du verdict absurde d’un tribunal. À la
dépossession de l’artiste, à la confiscation de son bien par la malveillance d’autrui, la

24
Suivant la définition qu’en donne Linda Hutcheon, dans son article « Ironie, satire, parodie » : la
« notion de dérision ridiculisante à des fins réformatrices est indispensable à la définition du genre satirique »,
Poétique, n° 46, avril 1981, p. 146.
25
L’article « Tout va bien » (L’Aurore, 22 juin 1899, in AD, p. 323) en propose une intéressante variante,
puisque la fiction critique s’adresse au camp des défenseurs de Dreyfus. L’optimisme béat du « brave
dreyfusard » rencontré demande à être battu en brèche par la volonté farouche de poursuivre « à outrance » le
combat pour la vérité.
26
« Octave Mirbeau et l’art au début du XXe siècle », Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, 2003, pp. 170-172.
27
« De l’émotion comme principe poétique », ibidem, p. 92.
complicité des juges et de toute l’institution, la fiction critique répond par le détournement en
restituant, à travers le prisme déformant du dialogue fictif ou de l’anecdote, la voix des
adversaires de la modernité, afin de mieux les décrédibiliser, tandis que, dans le même temps,
Mirbeau cherche sa propre voix pour évoquer l’art dans ses chroniques. « L’art et le
ministre » est emblématique à cet égard. Georges Leygues, dans un accès de lucidité que lui
prête Mirbeau, oppose les verbes « discourir » et « dire », le premier n’étant que babillage
gratuit, tandis que le second relève de l’expression authentique de la pensée (CE, II, p. 231).
Au moyen de la fiction critique, Mirbeau produit une critique artistique négative, au
sens d’une théologie négative, c’est-à-dire un commentaire qui, dépourvu de mots propres à
traduire les réalités dont il doit parler, choisit de les exprimer en creux, en les définissant par
ce qu’elles ne sont pas. Éloge paradoxal et démonstration par l’absurde permettent
l’avènement d’une parole non limitée par les concepts prédéfinis de la langue. Elle ouvre alors
un espace propice à l’imaginaire, à l’infini de la pensée, qui seul pourra rendre compte de la
variété de l’Art en tant qu’il se doit d’exprimer la Vie.

Un hapax fictionnel dans la fiction critique : le cas du docteur Triceps

Selon Jean-Marie Schaeffer, dans la fiction, « [l]a simple occurrence d’un nom propre
induit chez le récepteur une thèse d’existence28 ». Le recours à l’onomastique, qu’elle soit
purement dénotative ou symbolique, est l’un des fondements de l’effet de réel produit par le
texte fictionnel. Trop ouvertement fantaisiste, le patronyme renvoie du côté de la caricature et
de la satire. Ainsi John-Giotto Farfadetti et Frédéric-Ossian Pinggleton (« Intimités
préraphaélites », Le Journal, 9 juin 1895, CE, II, p. 103) affichent immédiatement leur nature
fantaisiste. Il en irait de même du docteur Triceps, mis en scène dans « Propos gais » (Le
Journal, 6 janvier 1902), si ce dernier n’intervenait dans un contexte différent. Le personnage
est bien fictif : Triceps est issu du théâtre, puisqu’il est le praticien de L’Épidémie (1898), une
des Farces et moralités, et c’est après avoir migré dans le roman Les Vingt-et-un jours d’un
neurasthénique (1901) qu’il arrive dans la chronique. S’il y a là un jeu de transposition
générique typique des mutations de la fin de siècle et de l’influence réciproque de l’écriture de
presse sur la littérature et du roman sur l’article journalistique, on doit en dégager la
spécificité. La référence au personnage de Triceps reprend, en effet, un procédé classique de
la littérature à visée argumentative. Elle est l’équivalent de l’argument d’autorité. L’écart avec
le modèle rhétorique réside dans la nature ambiguë de l’exemple choisi, qui contrevient à
l’évidence nécessaire de l’allusion en régime argumentatif. Qui peut ici assurer que Triceps
sera bien perçu par le lecteur comme un personnage mirbellien ? Le texte est une violente
critique des pratiques douteuses de certains médecins. Il fait suite à un premier article
évoquant un praticien connu et citant de larges extraits d’un de ses rapports. L’anecdote
rapportée dans « Propos gais » jouit, dans un premier temps, de ce contexte référentiel. C’est à
la fin du texte que la logique se brouille :

Cette histoire, que je fus à même de vérifier plus tard, me fut contée par mon vieil ami
Triceps… Elle avait le don de l’enchanter…
Et comme je protestais contre sa gaieté :
— Qu’est-ce que tu veux… me dit-il… c’est la vie ! […]
Ce brave Triceps !... Je voudrais bien savoir si le docteur Doyen le connaît aussi, celui-
là !...

Si Mirbeau présente l’auteur de cette anecdote comme un ami et prétend avoir vérifié
l’authenticité de ses dires, son identité laisse perplexe. En attribuant le récit à Triceps, la chute
du texte pose la question de la connaissance des codes de lecture propres à la presse, dans
28
Op. cit., p. 137.
laquelle un texte ne prend son sens complet que mis en relation avec les autres textes signés
du même auteur, et, au-delà, avec les références dont il joue, avec l’ensemble du cotexte et du
contexte. Ce jeu avec les règles intrinsèques à la chronique est explicite dans la dernière
phrase de l’article, dont la modalité exclamative souligne tout à la fois la « pointe » qui
conclut le texte, l’apostrophe de Doyen, véritable praticien de l’époque, qui est sommé de
jouer le jeu de la fiction critique, et l’ironie de la nature de l’exemple.
Cet emploi de la référence fictive en contexte référentiel couronne le procédé du
« mentir-vrai ». L’imaginaire se trouve, d’une part, doté de pouvoirs aussi étendus que la
raison. Quand Mirbeau prétend rapporter des anecdotes sans se soucier de leur véracité et
uniquement soucieux de leur vraisemblance29, il ne fait que poursuivre la réflexion de
Montaigne sur l’imagination : « Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à
Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité, duquel je suis utilement advisé par ce
récit30 ».
D’autre part, le « mentir-vrai » de la fiction critique, conduit à mettre chacun devant sa
propre responsabilité interprétative. La recherche du sens n’est rien moins que celle de la
vérité, mais une vérité qui est le produit d’un locuteur dans un contexte donné, en fonction des
moyens spécifiques employés, et non une vérité idéelle, intangible et transcendante,
inaccessible aux arguments d’un débat.
En ce sens, la fiction critique est l’outil qui a permis à Mirbeau d’illustrer dans la
chronique un postulat qui lui est cher et qu’il n’a formulé précisément qu’en 1902 : « c’est la
vie qui exagère31 ». L’anecdote contée par Triceps peut bien être controuvée, puisque lui-
même n’offre aucune garantie d’existence, elle ne peut cependant guère rivaliser avec le
détachement cynique et froid du docteur Legneu que cite longuement Mirbeau dans « Les
pères Coupe-Toujours » (Le Journal, 15 décembre 1901) et dont il place l’horreur des propos
bien au-dessus des « terreurs de l’Américain Morrow » et des « imaginations compliquées
d’Edgar Poe ». La source des citations, extraites de La Presse médicale du 9 novembre 1901,
en garantit l’authenticité. S’appuyant sur celle-ci et sur les réactions indignées de certains
praticiens, l’article suivant, « Propos gais », va proposer le pendant fictif de cet article
référentiel, en utilisant d’abord, d’une manière voilée, une anecdote déjà parue sous la plume
de son auteur dans le Frontispice du Jardin des Supplices (1899), puis en citant Triceps.
Mirbeau fait ainsi de la puissance d’évocation de la fiction critique, non pas un outil propice à
l’excentricité, cette dimension romanesque que prendront ses récits par la multiplication des
anecdotes et des narrateurs que l’on y trouve32, mais bien un instrument destiné à faire
émerger, d’une manière contrastive, toutes les potentialités que renferme le réel.

Fiction critique : une réflexion sur la rhétorique de genres

La fiction critique permettrait ainsi de réaffirmer les valeurs de l’imagination et de la


fiction comme outils de la praxis, donc comme moyens critiques, au moment où cette
dimension de l’écriture est menacée par l’émergence de l’intellectuel à qui seul serait réservé
29
« On m’a conté une petite histoire. Elle est vraiment bien “ contemporaine” […]. Je ne sais si elle est
vraie. En tout cas, elle est vraisemblable et tout à fait “d’ensemble”, comme ils [les peintres] disent, avec
l’époque » (« L’Envers de la mort », Le Journal, 13 novembre 1898 ; CE, II, p. 222). Même chose avec le début
de « L’Abbé Cuir » (Le Journal, 16 mars 1902 ; CE, II, p. 325) : « Elle [l’aventure qui lui a été contée] m’a
semblé tellement énorme que, d’abord, je ne voulais pas y croire, bien que, ordinairement, je ne me refuse pas à
accepter pour vraies les choses les plus invraisemblables, lesquelles sont, en général, toujours en dessous de la
réalité […] ».
30
Les Essais, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Livre I, chap. XXI, « De la force de
l’imagination », p. 105
31
« […] plus je vais dans la vie, et plus je m’aperçois que c’est la vie qui exagère, et non ceux qui sont
chargés de l’exprimer », « L’Abbé Cuir », loc. cit..
32
Voir Éléonore Reverzy, « Mirbeau excentrique », in Un moderne : Octave Mirbeau, Eurédit, 2004.
le pouvoir de produire un discours de vérité sur le monde. La fiction retrouve ainsi son « effet
d’entraînement33 », c’est-à-dire sa capacité de modéliser la réalité. Elle apparaît, de surcroît,
comme une réactivation de la dichotomie séparant la « feintise ludique » de la « feintise
sérieuse34 ». Au sein de la presse, Mirbeau distingue ainsi entre des textes enrichissant leur
contenu purement dénotatif par des procédés narratifs fictionnels et la fiction critique, dont la
fonction est de transcender la dimension référentielle pour en questionner les présupposés
idéologiques.
Lorsque, après 1900, Mirbeau se lancera dans la rédaction de textes fictionnels à la
composition desquels présidera le montage de textes journalistiques, cet usage définira,
rétrospectivement, la spécificité de la chronique fictive (plutôt que fictionnelle, qui renvoie à
un procédé courant dans la presse), permettant ainsi de pouvoir en subsumer les conditions
matérielles de production pour la définir en tant que genre à part entière35 au sein du champ
littéraire de l’époque.
Arnaud VAREILLE

33
Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, « Poétique », 1999, p. 39.
34
Ibidem, p. 41.
35
Puisque, selon Marielle Macé, « [t]out trait esthétique est en fait susceptible de devenir un trait de
genre, une fois répété, varié, intégré à un ensemble signifiant », Le Genre littéraire, GF Flammarion, 2004, p.
22.

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