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Steve MURPHY

MIRBEAU ET UN VERS INÉDIT DE RIMBAUD

Le présent article doit son existence à la générosité et aux découvertes de Pierre Michel, que
nous remercions ici de tout cœur. Grâce à ses recherches, on est en mesure aujourd’hui de conférer
à Octave Mirbeau une place significative dans le panthéon des premiers commentateurs de
Rimbaud. Non pas parce qu’il aurait consacré un article de fond à Rimbaud, mais parce qu’il a cité
le poète à une époque où l’on en parlait peu, dans cette période où, Verlaine n’ayant pas encore
publié le chapitre rimbaldien des Poètes maudits, Rimbaud restait dans l’ombre. Nous remercions
également Jacques Bienvenu, qui republiera cet article dans le dictionnaire rimbaldien qu’il est sur
le point de publier aux éditions Scali : ses critiques et suggestions amicales ont permis de largement
améliorer ces pages.
Comme l’ont montré Pierre Michel et Jean-François Nivet (Octave Mirbeau. L’Imprécateur
au cœur fidèle. Biographie, Séguier, 1990, p. 151 et p. 177, n. 131), Mirbeau a publié un article
intitulé « La Sœur de charité » dans Le Gaulois, le vendredi 9 mars 1883 (17e année, 3e série, n°
236, p. 1), évoquant au détour de sa réflexion un poème titrologiquement proche de Rimbaud :
Un poète inconnu, et qui avait du génie pourtant, le pauvre Rimbaud, a poussé un jour ce
grand cri de souffrance chrétienne : « O femme, monceau d’entrailles, pitié douce, tu n’es
jamais la Sœur de charité ! »

Citation évidemment tendancieuse d’un texte dont le titre, à la manière d’une « physiologie »
caustique (cf. Les Assis, Les Pauvres à l’Église, Les Poètes de sept ans…), ne présentait aucune des
manières édifiantes de concevoir la sœur de charité offertes par la littérature et l’iconographie
contemporaines. Transparaît toutefois ici l’évidente sympathie de Mirbeau qui, pour parvenir à ce
jugement, n’a pas dû lire seulement Les Sœurs de charité, dont il cite deux alexandrins coupés,
voire dévertébrés. Le texte intégral d’une version de ce poème ne sera exhumé qu’en octobre 1906,
dans la Revue littéraire de Paris et de Champagne, grâce à Georges Maurevert, qui a retrouvé chez
Bertrand Millanvoye le dossier de transcriptions par Verlaine de poèmes de Rimbaud de 1871-début
1872, avec le texte autographe de L’homme juste, mutilé de son ouverture ; l’autographe des Mains
de Jeanne-Marie, augmenté en revanche de strophes copiées par Verlaine, ne sera publié qu’en
1919, grâce à Paterne Berrichon.
Une année plus tôt, le 15 mars 1882, un certain Gardéniac a publié dans le même Gaulois une
version de Poison perdu, précédé de cette indication :

Et je reviens, me rappelant ces vers douloureux d’un poète inconnu :


Pierre Michel a donné d’excellentes raisons de présumer que, comme les autres textes publiés
sous ce pseudonyme, le texte Rose et gris qui abrite ce sonnet d’attribution notoirement litigieuse a
été composé par Mirbeau (voir Petits Poèmes Parisiens par Octave Mirbeau, préface de P. Michel,
À l’écart, 1994, pp. 37-40). L’hypothèse de Claude Zissmann suivant laquelle le texte en question
serait de Germain Nouveau paraît peu plausible (« Rose et gris et Poison perdu. Une mystification
de plus », Cahiers Octave Mirbeau, n° 5, 1998, p. 165-173 ; voir sur ce point les objections de P.
Michel, « À propos de Poison perdu. Mirbeau, Rimbaud, Nouveau et Forain », ibid., pp. 158-164).
P. Michel fait remarquer, à juste raison, que la manière dont Mirbeau parle de l’auteur des Sœurs de
charité ressemble assez fortement à sa présentation de Poison perdu (« un poète inconnu »/ « un
poète inconnu », « le pauvre Rimbaud… cri de souffrance » / « vers douloureux »). Si cela ne
prouve pas que les deux passages ont le même référent, la comparaison est pour le moins
suggestive.
L’affaire est cependant corsée par une troisième découverte du même chercheur, à maints
égards la plus étonnante, et qu’il nous a permis de révéler ici. Dans un autre article de Mirbeau,
publié dans Le Gaulois le 23 février 1885 et intitulé « Les Enfants pauvres », on trouve ce passage
pour le moins énigmatique :
Ah ! la gaie, et douce, et gentille pension ! Et comme nous voilà loin des orphelinats
misérables, avec les figures graves des bonnes Sœurs, les allures épaisses des abandonnées et,
comme dit le poète Rimbaud,

L’éternel craquement des sabots dans les cours.

Puis la réflexion vient, et malgré soi, malgré cette élégance, ce mouvement, cette bonne
humeur qui vous entourent, une grande tristesse vous envahit.

Une fois de plus, l’allusion survient par association d’idées, ce qui relève d’une stratégie
d’évocation habituelle de Mirbeau, mais on observera que l’association se fait à nouveau dans la
direction de la mélancolie, voire du pathétique. L’article de Mirbeau porte sur « l’Orphelinat des
Arts, excellente institution de bienfaisance que préside Mme Marie Laurent, et dont toutes les
actrices de Paris sont, sinon fondatrices, au moins sociétaires ». Après avoir évoqué les bonheurs
des orphelines de cette institution, en montrant la richesse de leur vie culturelle (peinture, piano,
pièces de théâtre…), comparant cette vie belle, élégante et sans souci à l’idée que l’on se fait de tant
d’orphelinats miséreux, Mirbeau rapprochera cette existence de celle des enfants des « lords »
anglais, tout en apprentissage du travail, d’où la « grande tristesse » évoquée : ces jeunes femmes
françaises, une fois sorties de l’orphelinat, ne pourront pas toutes être des actrices célèbres et la
plupart n’auront aucune expérience leur permettant de survivre dans la société de leur époque.
L’association d’idées suppose peut-être que l’on monte quelques lignes plus haut dans
l’article, vers l’évocation des comédies mises en scènes avec ces actrices orphelines :
Dans la salle du conseil où Mme Marie Laurent continue de compulser les registres, les
actrices déroulent leurs rôles, les apprennent, se donnent la réplique, et l’on n’entend plus que
des bouts de phrases étranges et sans suite : « Arthur, dites-moi que vous m’aimez… Mon
Dieu ! que je suis malheureuse… Vous êtes un misérable, monsieur le comte. »

Qu’Arthur – nom très à la mode pour des amants volages – soit le seul nom d’homme
prononcé, dans le cadre de cette évocation d’un univers exclusivement féminin, pourrait bien être
significatif, en tant qu’anticipation de la citation d’un autre Arthur, qui n’était pas, lui, un comte.
Mais il serait probablement plus logique de se dire que c’est ce nom qui entraîne, par association, la
citation, d’autant que ces « bonnes Sœurs » des « orphelinats misérables » pouvaient s’associer au
souvenir des Sœurs de charité.
Deux de ces évocations de Mirbeau concernent explicitement Rimbaud, la troisième peut-être
aussi dans son esprit, cette continuité dans l’atmosphère élégiaque suggérant au moins un aspect de
son image de ce poète maudit. Mais cette fois, contrairement à ce qui se passe pour les exemples
précédents, on ne possède aucune autre version de la citation fournie. Ce vers ne fait pas partie des
œuvres connues de Rimbaud.
Rien, dans ce contexte, ne laisse imaginer qu’il s’agit d’une plaisanterie de la part de Mirbeau.
Dans une décennie où Darzens parlait de trois versions des Effarés, le fait de mettre la main sur un
texte de Rimbaud n’était pas encore considéré comme quelque chose de prodigieux.
Revenons d’abord sur la question des dates. La citation (sans titre) de Poison perdu précède
largement la première transcription du sonnet par Verlaine, dans sa lettre à Charles Morice du 9
novembre 1883 (Paul Verlaine, Correspondance générale, éd. Michael Pakenham, Fayard, 2003,
p. 820). La citation des Sœurs de charité, le 9 mars 1883, se fait avant la publication en feuilleton de
la première moitié des Poètes maudits, dans Lutèce, du 5 octobre au 17 novembre de la même
année. Verlaine y regrettait la perte d’un certain nombre de poèmes, explicitement nommés et qui
devaient figurer tous dans le recueil que Rimbaud espérait publier fin 1871-début 1872, dont « les
Veilleurs, Accroupissements, Mon pauvre cœur, Ceux qui disent, Les mains de Jeanne-
Marie, Sœurs de charité » (Lutèce, 2-9 nov. 1883, p. 3). Dans la deuxième édition des Poètes
maudits, en 1888, Verlaine mentionne un titre dont on ne trouve aucune autre trace : Les
Réveilleurs de la nuit. Claude Zissmann a proposé une explication qui nous paraît très convaincante,
voire quasi concluante : il s’agirait du titre qui coiffait une version de L’homme juste (« Vestiges de
deux recueils mort-nés d’œuvres de Rimbaud », Parade sauvage, bulletin n° 2, 1986, pp. 49-50).
Avec cet autre titre qui renvoie à l’un des petits métiers obscurs et pittoresques de Paris (encore un
titre à suggestions « physiologiques »), le poème imagine l’arrivée de réveilleurs d’un type un peu
particulier : des Communards – et en premier lieu l’homme « révolté » qui l’invective – qui
viendraient réveiller l’Homme juste – Hugo, qui voudrait se cacher sous son drap pour dormir… le
sommeil des justes. Verlaine ayant pu se souvenir de tous les autres textes connus aujourd’hui du
recueil en question, dont Madrigal, titre du poème dont on ne connaît qu’une version sans titre :
« L’étoile a pleuré rose […] » (voir André Vial, Verlaine et les siens, heures retrouvées, Nizet,
1975, p. 132), il ne s’agit presque certainement pas d’une coïncidence, et on sait qu’il existait à la
fois un autographe du poème, celui, amputé de ses quatre premiers quintils, dont le manuscrit se
trouve à la Bibliothèque Nationale, et une transcription par Verlaine, dont n’a survécu que l’ultime
quintil, barré.
Verlaine a supposé que ces textes désespérément recherchés avaient été confisqués par la
famille Mauté. Ce n’est pas impossible pour d’autres versions que celles connues aujourd’hui et
Mathilde avouera à Isabelle Rimbaud qu’elle avait trouvé, outre « Sonnet des Voyelles », une
version des Chercheuses de poux, qu’elle a sans doute détruite (voir ex-Mme Paul Verlaine,
Mémoires de ma vie, éd. Michael Pakenham, Champ Vallon, 1992, p. 163). Le dossier, comprenant
surtout ses transcriptions, a cependant été confié à Forain, qui l’a par la suite laissé entre les mains
du chansonnier montmartrois Bertrand Millanvoye au moment de partir faire son service militaire
en 1874. Millanvoye ne semble avoir attaché aucune importance à ces textes, que Forain a dû
oublier de reprendre. On peut penser que c’est Rimbaud lui-même qui avait passé les manuscrits à
Forain, ce qui aide à expliquer que Verlaine n’ait pas pensé à cette piste. Quoi qu’il en soit, le
dossier a perdu, à un moment qu’il est impossible actuellement de déterminer, à la fois les 52 vers
des Veilleurs et le feuillet comportant, d’un côté, Les Chercheuses de poux et, de l’autre, les vingt
premiers vers de L’homme juste, sans oublier Les mains de Jeanne-Marie, dont le manuscrit a été
cependant retrouvé, dans des conditions qui restent mystérieuses. Il paraît très plausible que la perte
du début de L’homme juste découle de l’intérêt de quelqu’un pour Les Chercheuses de poux, qui se
trouvait au verso du même feuillet. Bien que l’on ne puisse exclure d’autres possibilités (le feuillet
aurait été laissé rue Nicolet, par exemple, d’où la version des Chercheuses retrouvée par Mathilde),
il n’est pas impossible que ce fût Millanvoye qui, montrant le dossier à Félicien Champsaur, ait
permis à ce dernier d’emporter ce feuillet, d’où la publication de deux strophes dans Dinah Samuel
dès 1882. On ignore cependant d’où Verlaine a pu tirer la version publiée dans Les Poètes maudits,
ces textes imprimés offrant des variantes qui montrent, selon nous, qu’il s’agit bien de deux
versions distinctes (nous avons essayé de le prouver dans Arthur Rimbaud, Œuvres complètes,
Champion, t. 1, 1999, p. 552-554). Millanvoye a-t-il montré le dossier à Mirbeau aussi ? En tout
cas, on ne connaît qu’une version des Sœurs de charité et sa très courte citation ne permet pas de
procéder à une comparaison probante.
Pour en revenir au vers inédit dévoilé par Mirbeau en 1885, cet alexandrin qui semble tout
faire pour donner satisfaction à ceux qui croient à l’alexandrin-tétramètre peut sembler typiquement
rimbaldien. Avec ses sonorités mimétiques, « L’éternel craquement des sabots dans les cours »
propose une notation dont la puissance auditive est à comparer avec « Tout en faisant trotter ses
petites bottines » (Roman) ou « Il écoute les poils pousser dans sa peau moite »
(Accroupissements).
Les mots pleins du vers n’ont rien à surprendre chez Rimbaud.
L’antéposition d’éternel est fréquente chez Rimbaud : « une éternelle voix » (Soleil et Chair),
« Éternelles Ondines » (Comédie de la Soif), puis, à peu de distance peut-être de la composition des
Veilleurs, les expressions quasi coréférentielles (et quasi paronymiques ?) se référant au Dieu
versaillais et au Christ de l’Église catholique dans deux textes datés de juillet 1871 : « éternel
veilleur » (L’homme juste) et « éternel voleur », dans Les Premières Communions.
Pour le mot craquement, on peut penser, dans le cadre des effets que nous venons de
mentionner, aux effets imitatifs de Bal des pendus (« Crispe ses petits doigts sur son fémur qui
craque / Avec des cris pareils à des ricanements »).
Les sabots ont, chez Rimbaud, chaque fois, un symbolisme social limpide (comparable à
celui, par exemple, de la blouse), comme lorsque le poète se caricature en paysan en sabots dans sa
lettre de mai 1873. Dans « Morts de Quatre-vingt-douze […] », il est question des chaussures des
paysans révolutionnaires qui emporteront la victoire sur des armées mieux habillées ; dans Vies,
« l’arrivée en sabots » serait la marque des origines paysannes du sujet dans le contexte d’une sorte
de rapide Bildungsroman parodique ; dans Après le Déluge, les « églogues en sabots » seraient une
allusion burlesque à la paysannerie réactionnaire qui a participé à la mort du Déluge, se réjouissant
de la fin de l’éclatante giboulée de mars… 1871.
L’évocation de la cour, enfin, joue un rôle important dans Le Forgeron, puis apparaît dans Les
Pauvres à l’Église (« Ces aveugles qu’un chien introduit dans les cours. » : on relèvera la proximité
de la fin du vers avec son homologue dans la citation de Mirbeau) et apparaît non moins de quatre
fois dans l’évocation nocturne des Premières Communions (v. 76, 95, 100, 102), où le rapport entre
l’intérieur et l’extérieur joue un rôle essentiel dans l’évocation d’une sorte d’effraction spirituelle et
sexuelle.
Pierre Michel nous a soufflé une hypothèse intéressante et qui tient compte du contexte de
l’évocation de l’article de Mirbeau, consacré, comme on l’a vu, à discuter de la finalité des
orphelinats : il s’agirait du bruit des sabots des enfants dans des cours d’école. Dans Un cœur sous
une soutane, Monsieur Léonard fait allusion à plus d’une reprise à la cour (« l’arbre de la cour a de
petites pousses tendres comme des gouttes vertes sur ses branches », « les élèves sortent fort
souvent pour xxxx dans la cour », « il a traîné à quatre pas dans la cour ses pantoufles de chanoine !
… »). Dans le contexte de l’intérêt que montre Rimbaud, vers la même époque, pour la manière
dont on traite, brime et endoctrine les enfants (Les Poètes de sept ans et Les Premières
Communions, mais aussi, déjà, Un cœur sous une soutane), l’hypothèse est séduisante. Sa
conception de la manière dont on éduque les enfants est indissociable de sa vision d’une société qui
construit le sujet de manière à le soumettre aux intérêts de l’Église et de la bourgeoisie. C’est cette
construction que la lettre dite « du Voyant » cherche à déconstruire.
On pourrait cependant envisager d’autres possibilités, compte tenu des implications souvent
idéologiques, chez Rimbaud, des sabots. À l’instar des Pauvres à l’Église et des Premières
Communions, le vers pourrait bien symboliser l’échec de la Commune (symbolisme qui n’est pas
incompatible avec l’hypothèse de P. Michel, bien au contraire). Si les sabots sont ceux des paysans,
il s’agirait d’évoquer le retour à une situation apparemment éternelle, la rupture historique
s’avérant, au moins en apparence, impossible, l’élan de la capitale se trouvant étouffé par la victoire
des forces répressives se servant, comme sous Badinguet, d’une paysannerie politiquement
manipulable. Comme le suggèrent les lettres du 13 et du 15 mai 1871, l’idéologie servirait
notamment à donner une apparence naturelle et immuable à des conditions sociales historiques
(« Les révolutions ne rendent personne plus heureux ; l’esclavage change de forme voilà tout, mais
il dure toujours parce qu’il est nécessaire et aussi inéluctable que la sottise, la méchanceté et
l’intrigue », dira Isabelle Rimbaud, in Arthur Rimbaud, Ebauches, Mercure de France, 1937,
p. 108). Il s’agirait, dans cette hypothèse, d’une sorte de citation discursive : « on ne pourra jamais
changer la vie » serait le point de vue conservateur que le poème admettrait par résignation, ou
soumettrait au contraire à l’ironie, dans la logique des Poètes de sept ans, de L’Orgie parisienne ou
des Mains de Jeanne-Marie. Ce serait ainsi le retour au principe « français » ayant comme prémisse
la défaite du principe « parisien », pour reprendre une distinction culturelle importante de la lettre
du 15 mai 1871 qui repose sur la contradiction entre, d’une part, Paris avec sa Commune et, d’autre
part, le reste de la France, dominée par des forces réactionnaires, en dépit de tentatives de mettre en
place des Communes dans quelques autres villes. Selon cette hypothèse, les sabots ne seraient plus
ici comme dans « Morts de Quatre-vingt-douze […] », l’emblème d’une paysannerie
révolutionnaire, mais celui d’une paysannerie conservatrice, facilement ralliée à la cause
réactionnaire des Versaillais et largement impliquée dans les massacres de la Semaine sanglante
dans l’idée des Communards. Le vers formulerait ainsi une constatation qui, sous une forme plus
implicite, se conforme à la logique de la fin du Bateau ivre, les Monitors protecteurs des « porteurs
de coton » ayant vaincu les bateaux révolutionnaires, « sous les yeux horribles des pontons ». Ce
n’est là, redisons-le, qu’une hypothèse, mais il paraît difficile à imaginer que les sabots n’aient pas
ici aussi une valeur sociologique et, partant, idéologique.
La vaste majorité de ces textes étaient évidemment inaccessibles en 1885, donc Mirbeau
n’aurait été en mesure de les pasticher… que s’il disposait réellement d’inédits. Du coup,
l’hypothèse d’un pastiche permettant de faire l’économie de l’idée d’un texte inconnu ne paraît
guère logique.
Il est peu vraisemblable que cette évocation provienne d’une version inconnue des Sœurs de
charité, alors qu’on aurait pu l’imaginer dans d’autres contextes, descriptifs ou du moins
évocatoires, comme Les Poètes de sept ans (« Il écoutait grouiller les galeux espaliers. ») ou Les
Premières Communions (« Son étoile la vit, une chandelle aux doigts / Descendre dans la cour où
séchait une blouse »). On pourrait cependant trouver que ce vers si rimbaldien, pourrait aussi être…
très hugolien. Ce qui pourrait éventuellement plaider en faveur de l’hypothèse d’un vers tiré du
début perdu de L’homme juste/Les Réveilleurs de la nuit. Ce poème qui met en scène un dialogue
entre un homme juste, qui est Hugo, et un homme révolté, qui serait un avatar de la voix
rimbaldienne, comme l’a montré Yves Reboul (« À propos de L’homme juste », Parade sauvage, n°
2, 1985, pp. 44-54), compare la lapidation de la maison bruxelloise de Hugo par des émeutiers
réactionnaires avec le bombardement de Paris par les Versaillais (S. Murphy, « Architecture,
astronomie, balistique ; le châtiment de Hugo », in Vies et poétiques de Rimbaud, Parade sauvage,
Colloque n° 5, 2005, pp. 183-224). Tout cela pourrait donner un contexte sémantique à cette
évocation d’une cour : l’homme juste est attentif aux bruits de l’extérieur, se cramponnant
frileusement à son petit cocon domestique. On pourrait se demander du reste si le vers en question
n’a pas un patron syntaxique très hugolien, conciliable avec sa présence possible dans un texte qui
se moque du mage.
Ce n’est évidemment là qu’une possibilité parmi d’autres, puisqu’il est impossible de
connaître les autres textes perdus de Rimbaud, notamment La France et Les anciens partis,
mentionnés dans le listing de Verlaine, datant sans doute des premiers mois de 1872, retrouvé par
André Vial, mais aussi Les Veilleurs, poème nommé également dans la liste et qui faisait donc
partie du dossier confié à Forain – au complet ou éventuellement déjà lacunaire. Les Veilleurs
constitue en effet un autre candidat prometteur pour ce vers. Puisque Verlaine cite Les Veilleurs en
même temps que Les Réveilleurs de la nuit, il ne saurait s’agir, comme on l’a souvent cru, du même
texte. Les deux poèmes auraient eu plusieurs choses en commun : les titres sont sémantiquement
liés comme la veille au réveil ; les deux titres peuvent désigner un métier, l’un nocturne, l’autre
pour ainsi dire auroral ; la présence de « l’ordre, éternel veilleur », dans L’homme juste, représente
plausiblement une passerelle entre les deux textes ; ce veilleur-là rappelle que, de même que les
« réveilleurs de la nuit » ne sont pas les hommes qui accomplissent ce métier, les veilleurs
éponymes n’étaient probablement pas de simples veilleurs de nuit. Surtout, il s’agissait de deux
poèmes portant sur la Commune ; c’est en effet juste après avoir cité « Paris se repeuple, écrit au
lendemain de la “Semaine sanglante” », que Verlaine évoque ainsi Les Veilleurs :
Dans cet ordre d’idées, Les Veilleurs, poème qui n’est plus, hélas ! en notre possession, et
que notre mémoire ne saurait reconstituer, nous ont laissé l’impression la plus forte que jamais
vers nous aient causée. C’est d’une vibration, d’une largeur, d’une tristesse sacrée ! Et d’un tel
accent de sublime désolation, qu’en vérité nous osons croire que c’est ce que M. Arthur
Rimbaud a écrit de plus beau, de beaucoup ! (Verlaine, Œuvres en prose complètes, éd. Jacques
Borel, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 654)

Alors que L’homme juste porte sur les réactions censément égocentriques de Hugo après la
Semaine sanglante, Les Veilleurs se rapporterait plus directement à la défaite de la Commune,
comme l’ont compris notamment A. Vial et Cl. Zissmann.
Nous ne prétendrions pas que le vers cité par Mirbeau soit l’un des plus beaux de l’œuvre de
Rimbaud, mais si l’on citait séparément un vers du Bateau ivre comme « Qui porte, confiture
exquise aux bons poètes », on ne pourrait, en se limitant à cet alexandrin, mesurer la finalité et la
tonalité du poème (ce qui ne nous a pas empêché de procéder à une tentative de reconstruction
synecdochique d’un contexte, comme un paléontologue reconstruit un dinosaure à partir d’un os, au
risque évidemment de prendre un ptérodactyle pour un archéoptéryx). Verlaine ne précise pas le
mètre utilisé par Rimbaud, mais pour un texte de 52 vers comportant une telle « désolation », datant
en tout état de cause d’entre la fin de mai 1871 et le début de 1872, le recours à des quatrains
d’alexandrins est de loin l’option la plus vraisemblable.
Dans L’homme juste, le « maudit » oblige le « juste » à voir ce qui se passe en dehors, au lieu
de s’aveugler volontairement comme le poète frileux de Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs
(avec un rejet qui dramatise cette posture : « – volets / Clos, tentures de perse brune, – »), refusant
l’expérience visionnaire comme Musset, selon la lettre du 15 mai 1871 (« il y avait des visions
derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux »). Les Veilleurs, par son sujet, était susceptible de
déboucher sur des éléments descriptifs, portant peut-être sur le retour de la vie ancienne dans les
rues et cours de la capitale, un peu comme dans L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple. Ce ne
sont là, bien entendu, que des conjectures.
Quel que fût le poème ainsi cité, on peut se demander comment Mirbeau l’aurait connu. Les
informations que nous a fournies Pierre Michel offrent plusieurs pistes :
[Mirbeau et Forain] étaient amis à leurs débuts, comme l’atteste une lettre cosignée du 11
décembre 1880 (Correspondance générale d’Octave Mirbeau, t. I, p. 272). Ils le sont encore en
89 (II, 109). Et Mirbeau possédait alors des Danseuses de Forain. Mirbeau a aussi assez bien
connu Champsaur, semble-t-il, et celui-ci lui a consacré un article le 25 décembre 1886.
Mirbeau l’en a remercié le 28 (I, 625). Autres lettres de Mirbeau à Champsaur en 1888 (I, 845)
et en 1894 (II, 839). Mais ils n’ont jamais été intimes. (Courrier électronique du 6 juin 2008)

Pour Millanvoye, on ne possède aucune information, positive ou négative, mais P. Michel


rappelle que, pour la période d’avant 1884, on connaît toujours mal la vie de Mirbeau. La
disparition du début de L’homme juste et celle des Veilleurs constituent deux pistes intéressantes,
compte tenu de celle des Chercheuses de poux dont Champsaur a pu, vers la même époque, révéler
le contenu. Ce ne sont cependant pas les seules possibilités, de sorte que la prudence s’impose.
Verlaine n’a sans doute pas été au courant de ces citations par Mirbeau, sinon il aurait essayé de
retrouver les documents concernés. Pour l’instant, les questions que l’on peut se poser restent pour
la plupart sans réponse. Elles ont toutefois l’intérêt de rappeler que la recherche rimbaldienne
suppose aussi des enquêtes du côté de Forain, de Millanvoye, de Mirbeau. De même que Michael
Pakenham a découvert une version des Effarés en consacrant des recherches à Jean Aicard, on peut
penser que les grandes découvertes futures concernant Rimbaud se feront grâce à des recherches
concernant ses fréquentations – et leurs fréquentations…
Steve MURPHY
CELAM, Université Rennes 2

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