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Mathieu SCHNEIDER

CONTRE LA RUSSIE, POUR L’ALLEMAGNE

Un article inédit d'Octave Mirbeau paru dans la presse autrichienne

Octave Mirbeau est connu, outre la renommée que lui valurent ses talents d’écrivain, pour sa
longue activité de critique et de chroniqueur dans différents journaux parisiens (La France, Le
Gaulois, Le Matin, Gil Blas, L’Écho de Paris, Le Journal…). Que ce soit dans ses textes littéraires
ou dans ceux destinés à la presse, Mirbeau prit toujours position face aux problèmes de son époque
et de son pays. Il s’engagea aux côtés de Zola dans la défense de Dreyfus, il combattit la morale
bourgeoise de la Troisième République, flirtant même au début des années 1890 avec les courants
anarchistes, il dénonça les politiques coloniales et critiqua vivement le bellicisme ambiant. Ses
convictions politiques recoupaient la plupart du temps un militantisme esthétique qui l’amena à
prendre la défense de Monet et de Rodin, ou à soutenir Camille Claudel et Aristide Maillol. Il
entretint d’ailleurs une relation personnelle avec plusieurs de ces artistes, français ou étrangers,
comme l’attestent ses échanges épistolaires avec Auguste Rodin ou avec Émile Zola1. Dans une
époque marquée par un nationalisme croissant, parfois radical, et par une montée généralisée du
patriotisme en Europe, Mirbeau apparaît comme une personnalité en marge des courants de pensée
dominants. Convaincu de l’intérêt de préserver la paix en Europe, persuadé de l’avantage que
tirerait la France à sortir d’une haine entretenue avec l’Allemagne et conscient des dangers que
représentaient les complexes systèmes d’alliance qui ont progressivement lié entre elles les
différentes puissances militaires européennes, Mirbeau œuvra constamment, dans ses chroniques et
dans ses livres, pour l’entente entre les peuples et la tolérance.
En cette année 1907, où parut l’article de la Neue Freie Presse traduit ci-après, le chroniqueur
français préparait la publication de son roman La 628-E8, dont le propos principal était de
relativiser le jugement que les Français portaient sur les Allemands, en présentant ces derniers sous
un jour moins hostile et moins rustre. La même idée fut développée parallèlement dans une critique
musicale rédigée à la mi-mai sur Salomé de Richard Strauss2. Rappelons ici que l’opéra de Strauss
fut très dignement accueilli à Paris, et ce malgré son écriture indéniablement wagnérienne : en effet,
la direction de l’Opéra fit l’insigne honneur au compositeur de le laisser représenter son œuvre en
allemand, avec des artistes allemands3, sous les yeux intéressés des représentants des pouvoirs
publics, y compris sous ceux du Président de la République de l’époque, Armand Fallières. Dans sa
critique, Mirbeau se félicita de ces plaisantes circonstances et du silence « des vieux grognards du
patriotisme4 ». Pour lui, une nouvelle ère, marquée par des relations plus fraternelles et plus
cordiales entre l’Allemagne et la France, était sur le point de s’ouvrir. S’il n’était toutefois ce satané
intérêt de la France et des Français pour la Russie…
En effet, en cette année 1907, Mirbeau semblait ne concevoir – à juste titre, d’ailleurs – les
relations franco-allemandes qu’à travers la question russe. Il n’y a qu’à lire la critique de Salomé
pour s’en convaincre. Mirbeau termine son propos en insistant sur la complémentarité de
l’Allemagne et de la France : la France dispose de richesses minières, agricoles et financières dont
l’Allemagne pourrait tirer le meilleur profit, car ses investissements en outillage et en équipements
divers ont fragilisé sa santé financière. Mais « pourquoi cet argent, que [les Français] donnent aux
policiers de Russie, cet argent sur qui poisse le sang de tous les massacres, ne le donneraient-ils
pas à un peuple entreprenant, probe, qui en a besoin pour édifier la plus grande œuvre de progrès
1
Cf. Octave MIRBEAU, « Lettres à Émile Zola », Cahiers naturalistes, 67 (1990), pp. 7-34.
2
Cf. Octave MIRBEAU, « Notes sur Salomé », dans : Chroniques musicales, éd. Pierre Michel et Jean-François
Nivet, Paris, Séguier, 2001, pp. 237-247.
3
Ceci est contraire à la tradition de l’Opéra de Paris, qui voulait que tous les opéras fussent donnés en langue
française.
4
O. MIRBEAU, « Notes sur Salomé », op. cit., p. 240.
qui soit en Europe ? », s’étonne Mirbeau5. Autrement dit, plutôt que de sceller une alliance avec la
Russie et d’y envoyer de grosses quantités d’argent au gré des nombreux emprunts levés par la
France depuis la fin des années 1880, les Français auraient mieux fait d’investir dans une relation
plus profitable et plus constructive avec leurs voisins allemands.
Plaider la cause d’un rapprochement franco-allemand revenait pour Mirbeau à contrer
l’alliance franco-russe, signée en 1894, et à fustiger les investissements français en Russie
commencés en 1887. Cette vision des choses, de surcroît historiquement fondée, est clairement
exposée par Mirbeau dans un article de presse, en allemand, qu’il publia le 14 juillet 1907 dans le
grand quotidien viennois, la Neue Freie Presse. Quoi de plus significatif que de faire paraître, le
jour de la fête nationale française, une analyse ouvertement russophobe des relations entre Paris et
Saint-Pétersbourg, dans un pays qui avait, depuis 1888, rompu son alliance avec la Russie 6 ? Quoi
de plus significatif que de rédiger un pareil pamphlet quelques mois seulement après que la Russie
eut essuyé une sévère défaite face au Japon et après que la révolution de 1905 eut été matée en
partie par l’argent des emprunts français ? Mirbeau se savait en terrain conquis à Vienne. Non pas
que les Autrichiens eussent nécessairement vu d’un bon œil un rapprochement entre l’Allemagne et
la France (de cela, il n’est pas directement question dans l’article de Mirbeau), mais il est évident
que, dans le contexte tendu des relations russo-autrichiennes et à quelques années seulement des
guerres balkaniques, Mirbeau était certain de trouver à Vienne un auditoire acquis à la dénonciation
d’un partenariat avec la Russie. En cherchant à se faire l’ennemi du tsar, il espérait probablement
gagner la sympathie des Autrichiens et renforcer ainsi un peu plus la future entente entre Français et
Allemands. Il savait assurément que la solidarité germanique entre Vienne et Berlin pourrait jouer
en sa faveur.
Et pourtant, dans cet article, jamais il n’est ouvertement question de l’Allemagne, ni même de
l’Autriche. Probablement Mirbeau voulait-il simplement livrer aux Autrichiens un point de vue
français, engagé certes, mais suffisamment informé pour être crédible, sur la question russe et sur
les rapports entre Paris et Saint-Pétersbourg. Charge ensuite aux Autrichiens de lire entre les lignes
et d’interpréter les propos de Mirbeau comme un appel du pied à soutenir, même de loin, le possible
– et malheureusement illusoire – rapprochement entre France et Allemagne.
Qu’en était-il au juste, en 1907, de l’alliance franco-russe dont Mirbeau parle si longuement
dans son article7 ? Il faut au préalable rappeler qu’au début des années 1880, une telle alliance eût
été impensable. Alexandre II était en effet très attaché à son cousin Guillaume Ier et admirait la
culture allemande. La Russie n’avait alors d’yeux que pour le nouvel empire allemand. Son fils,
Alexandre III, qui lui succéda en 1881, mena d’emblée une politique bien plus frileuse envers
l’Allemagne, tout d’abord par conviction personnelle8, mais aussi en raison de son mariage avec la
princesse Dagmar du Danemark, pays qui avait dû se séparer du Schleswig-Holstein au profit de la
Prusse en 1866. À cela s’ajouta, au milieu des années 1885, l’essor du mouvement slavophile en
Russie qui provoqua un rejet massif de la culture germanique.

5
Ibid., p. 244. Rappelons que ce fut en 1906 que le plus gros emprunt russe fut levé en France : près de deux
millions et demi de francs servirent à soutenir la mise en place, par le gouvernement de S. Witte, de la première Douma.
Mais la situation politique se dégrada à un tel point que les successeurs de Witte, I. Goremykine et P. Stolypine, durent
utiliser une partie de l’argent français pour tenir les révolutionnaires à l’écart et ramener le pays à la stabilité.
6
La conférence de Berlin de 1878, qui liait entre eux les trois empereurs (François-Joseph, Guillaume Ier et
Alexandre II), fut remise en cause par Alexandre III, dont la politique extérieure était bien plus hostile à l’Allemagne et
à l’Autriche. En raison des liens de sang qui l’unissaient à Guillaume, le tsar n’avait pas dénoncé son accord avec
l’Allemagne. En revanche, il n’avait pas jugé nécessaire de maintenir une alliance avec l’Autriche, car la question des
Balkans restait une pomme de discorde entre les deux empires.
7
Sur cette question, nous renvoyons le lecteur aux ouvrages suivants (ici classés par ordre alphabétique) : René
Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie 1887-1914, Paris, A. Colin, 1973 ; Anne Hogenhuis-
Seliverstoff, Une alliance franco-russe. La France, la Russie et l’Europe au tournant du siècle dernier, Bruxelles,
Bruylant, 1997 ; Paul Mourousy, Alexandre III et la France, Paris, France-Empire, 1990 ; Pierre Renouvin, Les
engagements de l’Alliance franco-russe : leur évolution de 1891 à 1914, Paris, Costes, 1934.
8
Rappelons que, déjà en 1871, le futur tsar avait accepté, sous la férule paternelle, de porter un toast au sacre de
Guillaume Ier, avant de briser aussitôt sa coupe afin qu’elle ne resservît plus (cf. A. Hogenhuis-Seliverstoff, op. cit.,
pp. 36-37).
À la même époque, en France, le boulangisme eut pour conséquence d’exacerber la
germanophobie, déjà bien vivace depuis 1871, si bien qu’il ne manquait plus que l’interdiction
donnée par Guillaume Ier à la Reichsbank de payer des avances sur les titres russes pour que soit
levé en France le premier emprunt russe. Le premier nœud des relations franco-russes se tissa donc
en 1887, dans un climat où convergeaient de part et d’autre les sentiments anti-allemands. Certes,
Alexandre III se garda bien de se fâcher avec Berlin, mais une distance fut prise, que les Français se
chargèrent d’occuper.
L’exposition universelle de 1889 à Paris – à laquelle furent présents de nombreux artistes
russes –, l’arrivée sur le trône de Guillaume II et la mise à l’écart de Bismarck, qui avait toujours
ardemment œuvré pour le maintien de l’axe Berlin/Saint-Pétersbourg depuis la victoire des Russes
sur les Ottomans en 1878, ainsi que l’efficace coopération des forces de l’ordre françaises dans
l’arrestation des nihilistes russes à Paris en 1890 furent autant de catalyseurs d’un rapprochement
toujours plus grand entre la Troisième République et le régime du tsar. D’intenses campagnes de
presse, menées par Juliette Adam et par Mikhaïl Katkov, permirent de sensibiliser les opinions
publiques à la nécessité d’une alliance. Celle-ci fut signée en janvier 1894, soit une année à peine
avant le décès d’Alexandre III. Elle consacrait tout d’abord une collaboration financière de plus en
plus intense entre les deux nations, puisque pas moins de six emprunts avaient été levés en France
entre 1888 et 1894 – notamment pour aider la Russie à faire face à la famine de 1891 et pour
encourager le développement d’infrastructures et d’équipements. Elle scellait aussi – ce que peu de
gens savaient à l’époque – les destinées militaires des cosignataires, en prévoyant notamment une
prise en tenaille de l’Allemagne, par l’Ouest et par l’Est, en cas d’agression de l’une ou l’autre des
parties. On sait malheureusement de nos jours les désastreuses conséquences qu’eurent les alliances
contractées entre les grandes nations européennes (France, Russie et Angleterre d’un côté,
Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie de l’autre), lors du déclenchement des hostilités en 1914.
La mort d’Alexandre III en 1894 ne changea rien à l’alliance. Nicolas II, son successeur, n’en
modifia en effet absolument pas l’esprit9. Toutefois, animé par le désir de créer la paix plutôt que
par celui de parer une éventuelle offensive allemande, il n’accorda que peu d’intérêt à ce texte et
continua à user de l’amitié franco-russe pour lever de nombreux emprunts en France. La guerre
russo-japonaise de 1904-1905 ainsi que les troubles de la révolution d’octobre n’avaient
évidemment rendu les besoins des Russes en liquidités que plus criants.
Au moment où Mirbeau rédigea son article, les relations franco-russes avaient donc atteint un
rythme de croisière : l’alliance perdurait, de nouveaux emprunts étaient régulièrement faits, et tout
cela alors que la France avait conclu un accord militaire avec l’Angleterre en 190410, alors que les
tentatives d’expansion russe en Extrême Orient s’étaient soldées par de cuisants échecs et alors que
le tsar avait dû céder devant la pression populaire en créant le premier parlement russe. Investir
dans un pays aussi instable politiquement, s’allier militairement et diplomatiquement à une armée
suffisamment mal organisée pour avoir perdu la guerre contre le Japon, voilà qui pouvait relever du
paradoxe. C’est de ce contexte particulier que Mirbeau essaya de se servir en 1907 pour gagner
l’opinion internationale à la cause d’un rapprochement avec l’Allemagne et de la paix en Europe,
que ce soit directement (dans sa critique de Salomé ou dans La 628-E8), ou indirectement, dans
l’article de la Neue Freie Presse. Il relayait ainsi d’autres voix, issues de la gauche notamment (J.
Jaurès ou J. Guesde), qui avaient fustigé dès 1906 les emprunts russes, cette fois-ci au nom des
moyens répressifs qu’elle permettait au tsar de mettre en œuvre contre la démocratisation de son
pays.
Ces quelques rappels historiques devraient permettre au lecteur de resituer les propos de
Mirbeau dans le contexte politique général, mais aussi dans celui de ses fortes convictions
germanophiles qui sont, à bien le lire, sous-jacentes à l’ensemble de son propos. La traduction que
nous livrons ici est bien modeste, en regard de la verve avec laquelle Mirbeau aimait écrire. Ne
disposant pas du texte original français que Mirbeau envoya au quotidien viennois, nous avons dû

9
On notera qu’une modification mineure du texte intervint en 1898, à la demande de Nicolas II qui souhaitait
que l’esprit de cette alliance soit plus de préserver la paix que d’organiser la guerre.
10
La Russie contracta pour sa part un accord avec Londres deux ans plus tard.
reconstituer l’original à partir de la traduction allemande. Nous avons pris le parti de rester le plus
fidèle possible au texte allemand, tout en nous en écartant là où la syntaxe allemande, parfois très
complexe, nous semblait contraire au style aéré et piquant de Mirbeau. Nous souhaitons ainsi offrir
aux spécialistes de Mirbeau – dont nous ne faisons hélas ! pas partie – matière à enrichir leur
compréhension de l’écrivain, du chroniqueur et de ses productions littéraires.
Mathieu SCHNEIDER
Université de Strasbourg

* * *

Octave MIRBEAU

De l’alliance franco-russe
Paris, le 11 juillet

L’alliance franco-russe a mal commencé, il semble maintenant qu’elle doive se terminer


fâcheusement. Par alliance franco-russe, j’entends d’un côté un accord dont les termes me sont
inconnus et dont, comme tout le monde, je ne sais rien de plus, sinon qu’il existe. De l’autre côté, je
vois surtout les considérations politiques qui ont permis à cet accord de voir le jour et de durer, en
Russie et – ce qui me concerne plus directement – en France. Petit à petit, certaines idées politiques
se généralisent. Et lorsqu’une idée politique devient générale, elle ne correspond bien souvent plus à
la réalité, elle est déjà vidée de son sens et morte.

***

Le rapprochement entre la France et la Russie – l’une des conséquences les plus tristes du
bouleversement de 1871 – ne pouvait s’exprimer que dans les années 1890. Les sentiments de
sympathie populaire qu’on avait suscités de part et d’autre, ce théâtre raffiné dont la mise en scène
ressemblait à une farce, tout cela ne s’est révélé qu’en 1893, soit vingt ans après les événements qui
en furent la cause. Aujourd’hui encore, j’en ai la nausée.
De l’opinion publique en Russie au début du mouvement, je ne sais pour ainsi dire rien. Je ne
crois d’ailleurs même plus aujourd’hui, malgré les éphémères parlements fantoches et malgré une
liberté de presse très précaire et balbutiante, à l’existence d’une véritable opinion publique en
Russie. Mais je sais que, lorsque l’on déploie les drapeaux, lorsque le ballet de cuirasses commence,
lorsque les soldats défilent en parade, lorsque de rutilants uniformes brodés paradent à cheval ou en
véhicule de gala avec casques et panaches, en toute contrée le peuple amassé jubile, s’enivre et se
presse là où il y a à boire et où l’on tire des feux d’artifice. Je sais qu’on fait ce qu’on veut avec le
peuple, qu’il y a ce qu’on veut : du sang et de l’argent11.

***

J’imagine bien que le parti12 qui maintint le tsar sous sa coupe à la fin des années 1880 et qui
pensait, dans son animosité envers l’Allemagne, contre laquelle il cherchait un soutien économique
et militaire, aux inépuisables économies de la France, ne s’occuperait pas de préparer à une alliance
une opinion publique tout juste présente en Russie. J’imagine aussi que l’aristocratie et la

11
Le texte allemand (Gut und Blut) cite ici la fin de la deuxième strophe de l’hymne impérial autrichien, dans sa
version de 1854 (poème de Johann Gabriel Seidl), qui reprend deux fois l’acclamation : « Gut und Blut für unsern
Kaiser! Gut und Blut für unser Vaterland! ». Dans le contexte de l’hymne impérial, cette expression signifie « Nos
biens et notre sang pour l’Empereur ! Nos biens et notre sang pour la patrie ! », puisqu’il est question de l’engagement
militaire du peuple pour l’Empereur et la nation. Ici, Mirbeau détourne un peu le sens de cette phrase, en la transposant
à la situation russe et en faisant du peuple, non seulement l’initiateur, mais aussi le destinataire de cette invite. L’argent
et le sang ne doivent pas seulement contribuer à satisfaire l’Empereur, mais le peuple tout entier.
12
Il s’agit, selon toute vraisemblance, du parti slavophile (cf. supra).
bourgeoisie russes, celle qui parle et lit le français, celle qui vient déjà chez nous, préfère notre
littérature un peu légère à celle des Allemands. Les aristocrates et les bourgeois de tous horizons,
même ceux des contrées allemandes, s’accordent plutôt à dire que les Français sont pleins d’esprit
et galants, qu’ils sont de vrais boute-en-train. On reconnaît le goût parisien, on achète chez nous
toilettes et bijoux. Notre cuisine paraît toujours aussi excellente, et le service dans nos restaurants
développe un art et un sérieux, lié à ses devoirs, qui séduisent la clientèle étrangère et lui en
imposent. Les Parisiennes excellent dans le jeu de l’amour. Cela suffit pour qu’on accoure de toutes
parts chez nous. Car, si l’on sort du cercle très restreint, en Russie comme ailleurs, des intellectuels
et des hommes de goût, je ne m’explique pas autrement la sympathie des Russes pour la France. De
surcroît, cette pure attirance pour le luxe n’est qu’un phénomène de surface, qui reste marginal et
bien souvent inavoué. L’énorme masse des paysans russes, dans son ignorance crasse, sait aussi peu
des Français que des Allemands, de même qu’elle n’a pas non plus ni saisi ni réalisé sa propre
misère.

***

Il n’en va guère mieux de la sympathie des Français pour les Russes. Loin de là. Certes, on
trouve bien chez nous, ici ou là, quelque personne qui a lu Guerre et paix ou Crime et châtiment.
On compte toutefois sur les doigts d’une main ceux qui reconnaissent qu’un Tolstoï est porteur
d’une tradition héritée de Rousseau ou de Stendhal et que le célèbre auteur de La Mort d’Ivan Ilitch
apporte une nouvelle sensibilité et une nouvelle philosophie qui ont, de leur côté, fait fructifier notre
littérature en maints aspects. Très peu de gens seulement savent qu’un auteur comme Dostoïevski a
considérablement élargi notre palette expressive et qu’il a approfondi l’étude de l’homme jusqu’à
ses abîmes les plus sombres. On ne comprend pas très bien chez nous les nouvelles vibrations et
l’embrasement de l’âme d’un Gorki. On ne comprend pas non plus, par exemple, que les Rimski-
Korsakov, Borodine, Balakirev et Moussorgski ont complètement renouvelé la musique de notre
temps.
D’ailleurs, tout cela n’est que balivernes ! Quelle importance cela a-t-il dans l’élan qui pousse
un peuple vers l’autre ?
En France, les politiques qui ont préparé l’alliance13, les naïfs promoteurs de ce
rapprochement, comme ceux qui en ont fait une machine électorale, grâce à laquelle les plus
ambitieux aspiraient à entrer dans l’histoire, ont tous spéculé sur les sentiments et les instincts les
plus bas qu’on pouvait réveiller dans ce pays.
Ces instincts, nous les avons vus se déployer sans gêne ni pudeur. Pourtant, les politiques ne
sont que les symptômes d’une maladie dont les origines sont dans l’âme même du peuple. Ils ne
sont en quelque sorte que les ferments d’une ancienne plaie. Soyons sincères ! Les sentiments et les
instincts qu’ils ont réveillés étaient – honte à nous ! – déjà présents en nous auparavant.

***

Le pire de tous est le sentiment de revanche.


Vingt ans n’avaient pas suffi pour nous remettre des douloureux événements de 1870 et 1871.
Qu’on ait besoin de cinq ou dix ans pour retrouver de nouvelles forces et se réorganiser, soit ! Mais
après vingt ans ! Si l’on avait essayé de récupérer nos milliards et nos provinces, cela eût été, quelle
qu’en pût être l’issue, un malheur. On se serait relevé de ce côté-ci du Rhin, pour qu’une nouvelle
fois on nous reprenne ce qu’on aurait regagné. Autant dire, une nouvelle série de coups du destin
pour notre civilisation et pour l’humanité. La victoire n’engendre que des hommes rustres.
Heureusement, nous avons introduit l’armée populaire. Comme tout le monde avait un
délicieux souvenir de son séjour à la caserne, le dégoût pour l’appareil militaire s’était généralisé.
13
Cette phrase démontre que, pour la majorité des gens de l’époque, l’alliance franco-russe était avant tout une
affaire politique, alors même que c’est un accord militaire, entre le général de Boisdeffre et son homologue russe
Obroutchev, qui constituait la base du texte signé entre le tsar et le président français (cf. A. Hogenhuis-Silverstoff, op.
cit., pp. 141-155).
On aurait volontiers payé une armée de quelque cent mille mercenaires pour qu’ils se laissent
descendre en Champagne ou dans le Palatinat. Mais où la trouver ? À la manière de ces petits
polissons qui, une fois giflés, vont se chercher un adulte pour les venger, on croyait – eh oui, à
l’époque, on y croyait – que le colosse russe nous porterait sur ses bras de l’autre côté du Rhin.
Toute ma vie, j’aurai à l’esprit l’image de cette foule de mes compatriotes, pleurant
d’enthousiasme à la vue des premières flottes russes, leur jetant des fleurs, se bousculant et se
précipitant pour embrasser ces jeunes gaillards grossiers et un peu éméchés que la liesse divertissait
au plus haut point. Au fond, c’était l’humiliant sentiment de sécurité que l’on avait ranimé de cette
manière. Tous les paysans de France, qui cultivaient leur champ en 1893, avaient vécu l’invasion.
Et cette alliance était une sorte de prime de sécurité contre une nouvelle invasion. On pouvait donc
continuer, en toute quiétude, à râler et à chicaner l’Allemagne. Absolument sans aucun danger !
Dégradante insouciance ! Maudits soient les peuples, aussi bien que les individus, qui perdent
haleine en osant ! On peut refuser, détester la guerre, ne pas avoir d’autre aspiration que celle d’être
laissé en paix. Je ne comprends plus rien [sic]. Mais avoir une attitude guerrière quand on se croit
en sécurité !...

***

L’alliance devrait conduire à un spectacle hautement divertissant, si ce n’est encore plus


hideux.
Alors que l’on s’était habitué – au moment où l’enthousiasme se refroidissait – à ce que soit
saluée, dans les programmes ministériels, dans les concours agricoles, dans les cérémonies de
remise de prix, dans les parlements et dans les foires en tous genres, la nation amie et alliée, alors
que MM. Millevoye14 et Déroulède15 avaient reconnu qu’alliance ne rimait pas avec revanche, on se
mit avec mesquinerie à compter l’argent qui avait pris, depuis les premiers jours de l’idylle, le
chemin de Saint-Pétersbourg. La caricature s’en empara. Les couplets fleurissaient. On attachait une
bourse à la panse de l’ours et le cosaque, qui faisait des mamours à Marianne, plongeait sa main
dans son sac. De galanterie, il n’était plus question, ni même de finesse d’esprit ; en vérité, tout cela
était d’une certaine manière vulgaire.
Mais lorsque, pendant la guerre japonaise16, diminua la confiance insensée qu’on avait
accordée à cette armée russe, qui ne faisait plus peur qu’à elle-même, on se mit à rire jaune. Un vent
de panique souffla et tout un peuple se mit à pleurnicher : « Mon argent ! Mon argent ! Je veux mon
argent ! Rends-moi mon argent ! » Faut-il vraiment que je plaigne les pauvres possesseurs de
papiers russes ?
Je n’éprouve pas la moindre tendresse pour le patriotisme. Hormis dans les beaux discours, je
ne crois pas au patriotisme. Je ne me fais du reste pas le moindre souci pour nos patriotes qui ont
envoyé leurs milliards en Russie. Ils feront d’autres placements, si ce n’est pas déjà fait. Les
placements sont faits pour être utilisés. Que les Russes les engloutissent, ou bien les Allemands, les
Américains, les Japonais, les Suédois, les Suisses ou les Bulgares – tout cela est au fond bien
légitime !

***

J’ai pourtant quelque chose de plus sérieux sur le cœur contre cette alliance.
S’il est exact qu’une nation puisse, au sens propre du terme, se déshonorer, alors le pacte russe
nous a déshonorés.

14
Lucien Millevoye (1850-1918), député nationaliste français, qui aida Elie de Cyon, russophile parisien, à
propager ses idées dans la presse française à partir de 1887.
15
Paul Déroulède (1846-1914), poète et militant nationaliste français, qui contribua à renforcer en France le
sentiment anti-allemand.
16
Mirbeau désigne par cette expression la guerre russo-japonaise qui dura du 10 février 1904 au 5 septembre
1905.
Au moment où un si tragique réveil attendait la Russie malheureuse et vaincue, au moment où,
fatiguée, elle s’indignait d’être maltraitée, piétinée, asservie, assassinée, on laissa un Anglais, un
Campbell-Bannerman17, tirer seul son chapeau devant une révolution malheureuse. Et pour ne pas
entendre ces martyrs-là baragouiner la Marseillaise qu’on leur avait apprise, nous avons entonné à
gorge déployée le funeste et sanglant Bosche Zarja chrani18. Et nous avons nous-mêmes fondu le
plomb et trempé l’acier avec lesquels ils réprimèrent, sur les chemins et dans les villages, l’élan de
ce pays qui voulait à nouveau vivre.

***

Concrètement, le seul point commun entre la France et la Russie était leur intérêt commun à
agir contre l’Allemagne. Cette alliance, la vraie, était née à Sedan, avait grandi sur les rives de la
Loire, s’était affermie à Versailles au son du tintement des glaives des princes alliés qui placèrent le
nouvel empereur sur le trône, et avait été signée à Francfort.
Pourtant cette alliance, cette communauté d’intérêts, n’avait plus de raison d’exister, plus de
contenu réel à partir du moment où la France elle-même, bien que sans se l’avouer, avait renoncé à
la revanche. Son prestige diminua peu à peu ; à Port-Arthur19, elle subit un premier coup ; sur les
bords du Yalu20, les difficultés commencèrent et, entre Mukden et Tsushima21, elle succomba.
Si, en 1893, il n’y avait pas eu cet enthousiasme qui ne reposait sur rien, cette griserie
artificielle, la fracture de 1905 n’aurait pas été un affront. Si nous ne nous étions pas faits, en dépit
du bon sens, les complices du gouvernement tsariste, nous ne garderions pas le honteux sentiment
de continuer à soutenir la répression d’une révolution juste et nécessaire.
Mais c’est le propre des hommes politiques que de faire naître des fleuves qu’ils détournent
sitôt après avoir pris le pouvoir. Sans cesse, l’histoire se répète, sans que jamais elle réussisse à
instruire celui qui l’observe.
Quand, je me le demande, pensera-t-on enfin à sceller, au lieu de pactes trompeurs entre ceux
qui dirigent, une entente infiniment plus fructueuse et plus durable entre les hommes…
Octave Mirbeau
Neue Freie Presse, 14 juillet 1907, pages 2-3
(Traduction : Mathieu Schneider)

17
Sir Henry Campbell Bannerman (1836-1908) fut premier ministre britannique entre le 5 avril 1905 et le 3 avril
1908.
18
« Que Dieu protège le tsar ! ». Hymne national russe entre 1833 et 1917, imposé par le tsar Nicolas I er. Il fut
composé par Alexei Fiodorovitch Lwow sur un texte de Vassili Andreievitch Schukowkski.
19
Port actuellement situé en Chine (Lüshunkou), qui fut le théâtre de deux terribles événements : en novembre
1894 lorsque l’armée japonaise y massacra des civils chinois et, entre le 1 er août 1904 et le 2 janvier 1905, lorsque
l’armée japonaise assiégea la ville entre temps reprise par les Russes aux Chinois. Les Japonais utilisèrent des soldats
kamikazes pour mettre la ville à feu et à sang et forcer les Russes à capituler. C’est à cet épisode particulièrement
sanglant que Mirbeau fait référence ici.
20
Le Yalu est le fleuve qui sépare actuellement la Chine de la Corée du Nord. Il fut le décor de deux sanglantes
batailles dans les guerres sino- et russo-japonaises. Une fois de plus, Mirbeau fait allusion à la seconde, durant laquelle
les Russes, qui avaient fait l’acquisition d’une concession de bois sur les fleuves du Yalu, furent attaqués le 27 avril
1904 par les troupes japonaises. La bataille fut un désastre humain (plus de 3000 morts) et une défaite majeure pour
l’armée russe.
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Mukden (actuellement : Shenyang) fut le point de repli de l’armée russe lors de la bataille de Port-Arthur. Le
détroit de Tsushima (entre la Corée et le Japon) fut le lieu de la dernière bataille, navale, du conflit russo-japonais, à
l’issue duquel les Russes perdirent la guerre. La quasi-totalité de leur flotte y fut détruite.

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