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La religion des Européens

à l’aube du 21e siècle


Gaston Wagner

La religion des Européens


à l’aube du 21e siècle
Essai sur le système imaginaire d’une civilisation

Présentation et mise au point du texte


par Bernard REYMOND

InLibroVeritas
La religion des Européens à l’aube du 21e siècle 4

Table des matières

Présentation.............................................................7
1. Qu’est-ce que la religion ? ...............................17
Un concept polémique ....................................19
Des raisons génétiques....................................23
Des raisons christologiques ............................27
Des raisons théologiques ................................29
Des raisons philosophiques.............................35
La Réforme du 16e siècle prépare la
sécularisation...................................................37
L’Etat...............................................................43
L’économie......................................................47
La laïcité ..........................................................49
Un concept vide...............................................54
2. Jalons littéraires................................................65
Marsile Ficin ...................................................65
Jean Calvin ......................................................70
Nicolas Machiavel...........................................71
Thomas More ..................................................76
Un nouveau concept de religion .....................80
Emile Durkheim ..............................................82
Socialité et sacralité : Marcel Mauss et Henri
Hubert ..............................................................85
Henri Bergson .................................................86
Un phénomène limité à l’Europe....................92
3. La signification de la religion dans l’histoire
spirituelle de l’Europe...............................96
Les quatre critères du domaine religieux .......99
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 5

Une fille de la connaissance imaginative .....102


A titre d’exemple: l’Internationale ..............105
Un facteur de polarisation.............................110
Le système religieux des Européens.............115
4. L’imaginaire....................................................119
Les phénomènes spécifiquement sociaux ....119
La connaissance imaginative ........................125
Les trois modes de la connaissance ..............132
Les groupes humains.....................................139
5. L’imaginaire et la réalité ...............................142
Le principe de complémentarité ...................142
Le danger de l’idéologie ...............................144
Les mathématiques et la réalité ....................145
Le sujet de la connaissance...........................149
Religion et réalité ..........................................151
La falsification des représentations ..............153
Les fondements mythiques et théologiques de
l’idée d’empire ..............................................154
Christus vincit, Christus regnat, Christus
imperat...........................................................160
L’apparition du nationalisme........................161
6. Les quatre critères à l’épreuve de cas
concrets ................................................................165
Encore l’Internationale..................................166
Les manifestations antinucléaires.................171
Mystique et religion ......................................183
La musique ....................................................196
7. Les Européens, leur religion et leurs dieux .205
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 6

Le christianisme n’est pas la religion des


Européens ......................................................205
La religion en dehors de l’Europe ................209
Le caractère périodique de la religion ..........211
Religion et raison ..........................................213
Mythe et histoire ...........................................215
Religion et transcendance .............................219
Les dieux des Européens...............................222
Des dieux aux noms nouveaux .....................226
D’anciens dieux sous de nouveaux oripeaux
.......................................................................230
8. Vers une nouvelle science de la religion.......234
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 7

Présentation
« La civilisation européenne est une religion.
Aucune ne lui résiste.1 » Gaston Wagner a
reproduit cette citation d’Henri Michaux en
exergue à plusieurs de ses écrits. Lui aurait-elle
donné l’idée de sa grande et longue étude sur La
religion des Européens ? Elle indique en tout cas
fort bien l’intention dominante de son entreprise.
Lui-même l’a située en ces termes dans un texte
qui n’était pas destiné à l’édition :
« Mes recherches concernant la religion des
Européens sont très directement liées à l’exercice
du ministère pastoral et, en particulier, à la
découverte d’une vie spirituelle très intense chez
les populations européennes qu’il m’a été donné
de servir en Angleterre, au Liban et en Suisse.
J’ai conscience de contredire les clichés habituels
du discours majoritaire qui parle du matérialisme
des Européens, de leur indifférence en face des
valeurs morales et même de leur perte du sens de
l’humain. Je crois venu le temps de procéder à
une nouvelle appréciation de la spiritualité des
Européens. Si l’on ne trouve pas de religion en
Europe, c’est parce qu’on ne la recherche pas ou
qu’on la recherche mal. »
Gaston Wagner est mort d’une crise cardiaque en
octobre 2006, alors qu’il travaillait assidûment
depuis des années à cette entreprise. Né à

1
Un barbare en Asie, Paris 1967.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 8

Lausanne en 1932, il avait suivi une scolarité de


type scientifique, avant d’entreprendre des études
de théologie, ce qui impliquait l’apprentissage à
marche forcée du latin, du grec et de l’hébreu. Ces
quatre années d’études nous avaient donné, à lui et
à moi, l’occasion, après avoir été camarades de
catéchisme, de nous adonner à de nombreuses
discussions, tournant parfois à la controverse, sur
toutes sortes de sujets en lien parfois étroit, parfois
très distendu avec les cours que nous suivions.
L’horizon théologique de ces années-là était
dominé par l’influence de Karl Barth, mais nous
étions l’un et l’autre en quête d’autres références,
d’autres courants de pensée2. Gaston Wagner, déjà,
s’intéressait vivement à l’histoire des religions
– cette « histoire » que ses représentants préfèrent
comme lui-même qualifier aujourd’hui de
« science ». Les circonstances allaient lui donner
l’occasion de s’y adonner de manière plus suivie et
compétente.
Une fois ses études terminées et consacré au
ministère pastoral, Gaston Wagner a d’abord
exercé brièvement son ministère à Brighton (U.K.),
puis à Beyrouth de 1959 à 1964, avant de regagner
la Suisse romande pour des postes à La Chaux-de-
Fonds, à Neuchâtel, à Montreux et dans les

2
J’ai tenté de rendre compte de ces tâtonnements, du moins des miens
dans Sur la trace des théologies libérales, un demi-siècle de
rencontre, de lectures et de réflexions (Paris, van Dieren, 2002), mais
sans savoir que mon ami Gaston Wagner avait poussé aussi loin son
étude sur La religion des Européens.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 9

hôpitaux de la Riviera lémanique. Le séjour à


Beyrouth a constitué une étape décisive dans
l’évolution de sa pensée. Il y a rencontré et
fréquenté non seulement les représentants d’autres
confessions chrétiennes que le protestantisme
réformé de ses origines, mais aussi et surtout
l’islam dans toutes ses dimensions de religion et de
civilisation. Esprit toujours en alerte, il a vite
compris la nécessité d’ajouter à sa connaissance de
l’hébreu (qu’il préférait au grec), celle de l’arabe.
Cette double connaissance linguistique l’a conduit
à soutenir en 1977, à l’Université de Lausanne, une
thèse de doctorat remarquable et qui mérite d’être
remarquée sur La justice dans l'Ancien Testament
et le Coran aux niveaux des mariages et des
échanges de biens3. Ce grade académique lui a
permis par la suite de donner à la Faculté de
théologie de cette même Université un cours libre4
sur, justement, « la religion des Européens ».
Gaston Wagner m’avait évidemment parlé de ses
recherches sur ce thème et avait donné quelques
articles à son propos5. Mais j’étais loin d’imaginer
qu’il allait laisser derrière lui les matériaux encore
en chantier d’une œuvre aussi étendue, originale et
audacieuse que je l’ai découvert après son décès.
L’ordinateur sur lequel il travaillait contenait le

3
Neuchâtel, Baconnière, 1977.
4
Cours de « privat-docent » dans le langage des Universités de Suisse
romande, marqué à cet égard par la tradition universitaire allemande.
5
En particulier dans le mensuel romand Le Protestant.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 10

texte de quatre « livres6 » au moins : sur le concept


de religion, sur la nature humaine, sur la théorie
de la connaissance et sur le mythe européen. Il
envisageait également des volumes, déjà
partiellement rédigés, sur la cosmologie, sur
l’écologie et sur les rapports des Européens avec
la mort et l’au-delà. Le volume sur la cosmologie
aurait compris une étude sur la Table des peuples
de Genèse 10, dans la Bible ; tandis que la plupart
des exégètes n’y voient qu’une longue énumération
de 70 peuples, sans plus, Gaston Wagner a repéré
et démontré qu’il s’agit en fait d’une vaste
cosmographie antique, soigneusement organisée.
Un volume sur la théologie devait apparemment
conclure cette vaste entreprise ; mais rien, dans ses
textes, ne permet de repérer avec exactitude l’angle
sous lequel Gaston Wagner entendait aborder cet
aspect-là du système de représentations que
constitue la « religion des Européens ». Voulait-il,
dans un dernier effort de synthèse, montrer
comment cette religion implicite qui nous habite
forme malgré tout, c’est-à-dire malgré ses
nombreux non-dits et ses approximations, un
système théologique susceptible d’être confronté à
un autre, en l’occurrence celui d’une foi chrétienne
droitement comprise ? Un très bref essai, de la
dimension d’un article, sur « Jésus et la monnaie »
permet de le supposer, mais c’est pure hypothèse
de ma part. Un fait doit en tout cas être très présent

6
L’expression est de lui.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 11

à notre esprit : quand Gaston Wagner parle de « la


religion des Européens », il ne le fait pas dans le
sens des tout derniers papes et de tous ceux qui
entretiennent avec eux la nostalgie et surtout
l’illusion d’une « Europe chrétienne ». Pour lui au
contraire, cette religion, « phénomène limité à
l’Europe », n’est justement pas le christianisme,
mais un ensemble de comportements, de mythes et
de représentations envers lesquels l’évangile de
Jésus, le Christ, incite à avoir une attitude critique,
voire résolument réprobatrice. C’est d’ailleurs
contre cette religion non chrétienne des Européens
que s’insurgent aujourd’hui de larges pans du
monde musulman, sans être pour autant intégristes
ou islamistes. Le problème est en fait d’autant plus
complexe que l’héritage chrétien, plus exactement
celui des Eglises et de leurs enseignements, fait
partie de cette religion non spécifiquement
évangélique des Européens. Qui plus est, les
Européens effectivement chrétiens ne peuvent
jamais se déprendre tout à fait de la religion
ancestrale et souterraine qui leur colle à l’âme,
qu’ils le veuillent ou non. Dommage que la
perspicacité du théologien Wagner, doublée de
toute son expérience pastorale à même le terrain,
ne soit pas venue compléter dans un dernier
volume la lucidité solidement informée de ses
recherches en science des religions.
Mais qu’entend-on par théologie, et qu’entend-on
par histoire ou science des religions, voire de la
religion ? Il y a aujourd’hui tout un débat entre les
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 12

tenants de ces disciplines. Sommairement dit, les


uns s’attachent à examiner de la manière la plus
« scientifique » ou objective possible les rituels, les
textes et les comportements d’une religion
donnée ; les autres partent de l’idée que les
différentes religions procèdent d’une sorte de fond
commun ancestral et d’une certaine posture des
êtres humains qui serait « la religion », au sens
générique de cette expression. Les tenants de la
seconde possibilité n’excluent évidemment la
première, tandis qu’inversement les tenants de la
première se méfient volontiers de la
seconde.Visiblement marqué par la lecture de
Mircea Eliade, mais aussi de représentants de la
Comparative Religion, Gaston Wagner a toujours
cherché à conserver un point de vue général sur le
fait religieux, en particulier quand ses recherches
l’ont conduit à mettre en évidence le caractère
spécifiquement européen, voire carrément
polémique, du concept même de religion. En
même temps il a étudié de près, en plus du
christianisme qu’il connaissait de l’intérieur, non
seulement l’islam, mais aussi plusieurs autres
religions du bassin méditerranéen, de l’antiquité et,
pour autant qu’on puisse en savoir quelque chose,
de la préhistoire. Ajoutons-y de nombreuses et
savantes lectures, d’un œil à la fois critique et
intéressé, sur les origines du monde et sur celles de
l’humanité, sur l’évolution des espèces, sur les
sciences cognitives, sur l’économie, sur l’histoire
des sociétés et des institutions, sur celle des siences
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 13

et des mathématiques, en philosophie et en


psychologie, en sociologie et en ethnographie –
nous comprendrons que la recherche de Gaston
Wagner a revêtu un caractère éminemment
transdisciplinaire, alors même que, ces dernières
années, il a paradoxalement travaillé en solitaire.
Mais c’est aussi tout l’intérêt, toute l’audace et
toute l’originalité d’une entreprise qui, pour être
essayiste, n’en est pas moins solidement fondée.
Du fait de son intérêt dominant pour « la
religion », la recherche de Gaston Wagner
s’inscrirait-elle alors dans la mouvance de ce que
l’on est convenu d’appeler le « retour du
religieux » en particulier en Europe ? Un livre de
Georges Corm sur La question religieuse du XXIe
siècle7 oblige à côté d’autres à se poser la question.
Ce Libanais d’origine croit pouvoir dénoncer dans
l’importance que plusieurs historiens
contemporains accordent au facteur religieux dans
l’évolution récente de la société occidentale et plus
précisément française une manifestation de « la
pensée antirévolutionnaire postmoderne », en
d’autres termes une tentative d’en revenir à un
point de vue antérieur à celui des Lumières et de
leur universalisme non religieux. En fait, cet auteur
qui a manifestement très mal compris ce qu’est le
protestantisme, ne cesse de confondre la religion
avec l’existence ou l’influence d’une Eglise, en
l’occurrence l’Eglise catholique romaine, sur

7
Paris 2006.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 14

laquelle il juge nécessaire de faire prévaloir


absolument le principe de laïcité. Mais s’il pouvait
lire les travaux de Gaston Wagner, il devrait
reconnaître que la laïcité chère aux Lumières, du
moins dans la forme que lui prête le prêt-à-porter
de larges milieux intellectuels en France, n’est en
fait qu’une manifestation de plus, et même
particulièrement éloquente, de la « religion des
Européens » telle que notre ami s’est attaché à la
décrypter. C’est dire l’actualité de son entreprise.
Les textes que Gaston Wagner a laissés derrière
lui, souvent sous forme de morceaux épars, m’ont
d’emblée séduit par la qualité de leur réflexion
aussi bien que par celle de leur écriture. Leur
auteur avait l’art de rendre clair et compréhensible,
mais sans en affaiblir la portée, ce que d’autres se
complaisent trop souvent à exprimer en des termes
inutilement compliqués. Mais qu’est-ce qui, dans
son esprit, était prêt pour l’impression et qu’est-ce
qui ne l’était pas ? Certains chapitres n’appellent
guère de retouches ; d’autres attendaient
manifestement une relecture attentive pour corriger
d’inévitables coquilles (quel auteur n’en a jamais
laissé traîner dans les textes livrés à un éditeur ?),
quelques maladresses de style comme on en
commet toujours lors d’un premier jet, ou de rares
erreurs de syntaxe aisées à repérer et à corriger. En
d’autres termes, les textes même les plus achevés
exigent un dernier toilettage et quelques
adaptations formelles pour l’édition, en tout
respect pour la pensée de l’auteur. Le système des
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 15

notes a été fortement simplifié, d’autant qu’il est


maintenant facile de retrouver la trace d’un
ouvrage via Internet ; les références sont celles que
l’auteur avait indiquées, sans plus8. Quant au titre
général de son œuvre, Gaston Wagner en était resté
à celui qui lui était venu à l’esprit probablement à
la fin des années 1970 : La religion des Européens
à la fin du 20e siècle ; mais au dernier moment, il
aurait de toute évidence modifié le libellé de la
deuxième partie de ce titre : à l’aube du 21e siècle.
Cette correction va tellement de soi qu’elle
n’appelle aucune justification.
Quelle partie de son œuvre fallait-il éditer
d’abord ? Après quelques hésitations, je me suis
rallié à la solution la plus simple : le volume que
Gaston Wagner a désigné lui-même comme étant
le premier de la série qu’il avait à l’esprit.
L’accueil qui lui sera réservé déterminera l’ordre
de parution des suivants.
Je remercie Jocelyne, sa veuve, et ses trois filles de
la confiance qu’elles m’ont témoignée en
sollicitant mon aide pour ce travail de mise au net.
Je leur sais particulièrement gré de l’occasion
qu’elles m’ont ainsi été donnée de perpétuer la
mémoire et surtout la pensée d’un ami dont
l’originalité et les audaces intellectuelles n’auront
jamais laissé de me surprendre et me réjouir.

8
Elles sont parfois lacunaires, par exemple quand manquent les
références de page. Je n’ai pas cherché à les compléter, n’ayant trop
souvent pas sous la main les ouvrages auxquels Gaston Wagner se
référait.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 16

Bernard Reymond

Abréviations bibliographiques
ETG = Ethnologie générale de La Pléiade
EU = Encyclopaedia Universalis
HPP = Histoire de la philosophie de La Pléiade
HRP = Histoire des religions de La Pléiade
HUP = Histoire universelle de La Pléiade
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 17

1. Qu’est-ce que la religion ?


La méthode scientifique veut que nous définissions
rigoureusement l’objet de notre recherche ; c’est
une exigence aisément compréhensible : comment,
en effet, parler valablement d’un objet qui resterait
indéterminé ? Le fondateur de la Théorie de
l’information, Léon Brillouin, écrit fort justement
que « la science commence là où la signification
des mots est étroitement précisée. » Il ajoute :
« L’unicité de la signification d’un mot est
caractéristique de la méthode scientifique.9 »
Dans la vie de tous les jours, nous utilisons
constamment des mots ambigus, sources de toutes
sortes de malentendus. Ces mots sont presque
toujours importants, voire indispensables, car ils
reflètent l’immense complexité des rapports
humains. C’est à cette catégorie qu’appartient le
mot religion. Faut-il pour autant le bannir de la
recherche scientifique ? La réponse serait
affirmative si l’on disposait d’un terme équivalent
mais doué de cette caractéristique scientifique,
l’unicité de la signification. Tout se passerait alors
comme avec les lieues, les aunes, les pieds, les
pouces, etc. qui, par la loi du 19 Frimaire de l’an
VII (22 juin 1779) furent mis hors d’usage et
remplacés par les unités du système métrique, un

9
La science et la théorie de l’information, Paris 1959.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 18

système rigoureux dédié à tous les temps et à tous


les peuples.
Parmi les mots voisins de religion et qui seraient
susceptibles de prendre sa place, le Dictionnaire
Quillet de la langue française (1948) donne les
termes suivants : religiosité, superstition, foi,
mysticisme, dévotion, croyance, culte, dogme,
liturgie. En parcourant cette liste de mots, on se
rend compte aisément qu’aucun des termes cités ne
peut prétendre remplacer celui de religion. Certains
d’entre eux (religiosité, superstition, mysticisme)
sont aussi ambigus que lui et les autres (foi, culte,
dogme, liturgie), plus précis il est vrai, sont trop
spécialisés.
Nous sommes donc dans l’obligation de conserver
le mot religion tel qu’il apparaît dans l’usage
courant, tout en sachant qu’il ne répond pas au
critère fondamental de la méthode scientifique.
Mais, second inconvénient lié au premier, tout ou
presque peut être qualifié de religieux :
• une guerre,
• une loi, un commandement, une interdiction,
• une alliance, un mariage, une fête, un repas,
• un chant, un poème, une danse,
• une maladie, un remède, une technique de
soins,
• la sexualité, la conception d’un enfant,
• la naissance et la mort,
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 19

– et même la prostitution, comme le chante Pindare


dans sa XIIIe Olympique, une ode destinée au riche
Corinthien Xénophon qui avait fait vœu, s’il était
vainqueur aux Jeux Isthmiques, d’offrir à
Aphrodite une troupe d’hétaïres :
« Jeunes filles très hospitalières, servantes de
Peithô dans l’opulente Corinthe, qui faites fumer
sur l’autel les larmes blondes de l’encens pâle,
tandis que souvent votre pensée s’envole vers la
mère céleste des amours, vers Aphrodite, et
Aphrodite vous permet sans blâme, ô enfants, de
cueillir dans votre aimable couche, le fruit de
votre tendre jeunesse. Quand la nécessité le veut,
tout est bien…
O souveraine de Chypre, voici qu’en ton
sanctuaire Xénophon a conduit une troupe de
jeunes femmes, cinquante corps voués à ton
service, en sa joie d’avoir vu se réaliser tous ses
vœux »10.
Nous voici donc en présence d’un mot du langage
courant qui exprime une réalité certainement
importante, mais qui paraît rebelle à tout essai de
définition. N’est-ce pas paradoxal ? Se pourrait-il que
notre recherche d’une définition du mot religion se
heurtât à quelque écueil secret ?

Un concept polémique
L’ethnologue Luc de Heusch éclaire notre
recherche en remarquant que la culture scientifique
occidentale se trouve dans une position singulière

10
Pindare, tome IV, Isthmiques et Fragments, Paris 1961. Peithô est
la déesse de la persuasion ou de l’éloquence.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 20

par rapport au système magico-religieux dont elle


s’est affranchie après de vives résistances : elle n’a
pas encore réussi à faire la théorie du phénomène
qu’elle dut combattre violemment pour se
constituer elle-même comme pratique autonome11.
Ce qui ressort le plus clairement de ce texte est une
opposition – réelle ou supposée – entre culture
scientifique occidentale d’une part, et système
magico-religieux d’autre part. La religion étant de
toute évidence inclue dans le système magico-
religieux, elle se trouve en contradiction avec cette
culture scientifique occidentale qui n’aurait pas
encore réussi à en présenter une théorie cohérente,
faute d’une terminologie assez précise. Marcel
Mauss, au début du 20e siècle, remarquait déjà que
la science des religions a vécu sur un bagage
d’idées indécises, en particulier en ce qui concerne
son vocabulaire : « Les mots de religion et de
magie, de prière et d’incantation, de sacrifice et
d’offrande, de mythe et de légende, de dieu et
d’esprit, etc., sont employés indifféremment les
uns pour les autres. La science des religions n’a
pas encore de nomenclature. Elle a tout bénéfice à
commencer par en arrêter une.12 »
Ce défaut de nomenclature n’explique pourtant pas
toute l’opposition entre religion et science en

11
«Introduction à une ritologie générale», in : L’unité de l’homme,
vol. 3, Pour une anthropologie fondamentale, Paris 1974.
12
M. MAUSS et H. HUBERT, «Esquisse d’une théorie générale de la
magie», Année sociologique, 1902-1903; repris dans Sociologie et
anthropologie, Paris 1980.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 21

Occident. Un autre anthropologue, anglais cette


fois-ci, avec un humour tout britannique, fait
avancer la recherche en remarquant que beaucoup
des termes en usage dans la science encore très
imparfaite de la religion ne font rien d’autre
qu’obscurcir la compréhension du comportement
humain parce qu’ils renvoient à une vision
ethnocentrique de l’homme – une vision qui fait
une distinction tranchée entre les hommes cultivés
et rationnels que nous sommes et les primitifs, les
sauvages dont l’irrationalité est avérée : à nous la
science, à eux la religion13.
Ces remarques vont au cœur de notre sujet. Elles
nous font comprendre qu’un grand nombre de
problèmes relatifs à la religion, jusqu’à la difficulté
d’en donner une définition satisfaisante,
proviennent des préjugés dénoncés avec une
tonifiante impertinence par J. Goody. Elles font
apparaître que le concept de religion est avant tout
un concept de combat : vague quant à son contenu,
il convient parfaitement à l’usage polémique que
l’on en fait dans un Kulturkampf européen qui est
loin d’être dépassé. Ce climat particulier nous
donne à entendre que le problème qu’il faut
essayer de résoudre n’est pas : Qu’est-ce que la
religion ? dans l’absolu, mais : Pourquoi la culture
européenne a-t-elle eu besoin de forger un tel
concept à un moment précis de son histoire ? La
charge polémique associée au terme de religion

13
«Against Ritual», in : Secular Ritual, Amsterdam 1977.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 22

dans la culture occidentale rend-elle l’usage du


mot impossible ? Au contraire, elle nous apprend
quelque chose d’important sur son sens.
Le concept de religion paraît renvoyer à une
fracture qui se serait produite autrefois dans notre
histoire. Cette idée d’une fracture n’est peut-être
pas sans rapport avec la théologie chrétienne de
l’histoire qui oppose une ancienne alliance, avant
la venue de Jésus-Christ, et une nouvelle alliance,
après elle. Si l’on applique ce schéma au problème
qui nous occupe, les Européens auraient eu, du
point de vue culturel cette fois, leur ancienne
alliance, celle de l’ordre sacré, de la hiérarchie, de
l’inégalité, des communautés fermées, du mythe et
de la religion, et leur nouvelle alliance, celle de
l’ordre sécularisé, de la démocratie, de l’égalité,
des communautés ouvertes, de l’individualisme,
des droits de l’homme, de la raison et de la science.
A la suite de cette fracture, les Européens auraient
éprouvé le besoin de distinguer un aspect
particulier de la vie sociale et individuelle de tous
les autres et l’auraient appelé : religion. Qu’est-ce
qui a pu les conduire à adopter une attitude aussi
singulière et aussi contraire à la tradition
jusqu’alors unanime qui faisait de la religion une
partie si intégrante de la vie qu’il ne convenait pas
de la distinguer de toutes les autres ?
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 23

Des raisons génétiques


Dans une étude sur « La religion grecque à
l’époque archaïque et classique », Francis Vian
remarque que « les Hellènes ont transformé
radicalement l’esprit de la religion. Les Minoens
vivent dans un contact permanent avec le divin,
d’où le caractère mystique, extatique, orgiastique
de leur culte. Les Grecs, héritiers en cela des Indo-
Européens, séparent le profane du sacré.14 » C’est
là l’indice d’une première distinction entre la
religion et les autres aspects de l’existence, la
véritable pierre de touche de toute conception
religieuse du monde selon Roger Caillois15. Cette
transformation n’entraîne pourtant pas que les
devoirs religieux soient considérés comme
secondaires, ainsi que le relèvent G. Sissa et M.
Detienne : « La vie en commun qui a pour fin le
bien vivre, selon la tradition aristotélicienne de la
cité grecque, exige du citoyen qu’il se soucie des
dieux, qu’il veille attentivement sur leurs affaires,
lesquelles relèvent au sens strict des affaires
communes.16 »

14
HRP I.
15
L’homme et le sacré, Paris 1950. «Chacun doit admettre que
l’homme religieux est avant tout celui pour lequel existent deux
milieux complémentaires : l’un où il peut agir sans angoisse ni
tremblement, mais où son action n’engage que sa personne
superficielle, l’autre où un sentiment de dépendance intime retient,
contient, dirige chacun de ses élans et où il se voit compromis sans
réserve.»
16
Giulia SISSA et Marcel DETIENNE , La vie quotidienne des dieux
grecs, Paris 1989.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 24

Les Grecs distinguent donc, dans les affaires


publiques, entre la sphère des dieux et celle des
hommes, entre les choses sacrées – en grec ta hiera
– et les choses civiles – ta hosia. Nous tenons peut-
être ici une première forme de la distinction qui
nous est chère entre le sacré et le profane. Mais à y
regarder de plus près, ta hosia désigne ce qui est
prescrit ou permis par les dieux dans le domaine
des rapports humains et n’est donc pas moins sacré
que ce qui est désigné par ta hiera. L’idée d’un
domaine de l’existence humaine qui échapperait
totalement aux lois divines est sans doute étrangère
aux Grecs qui ne possèdent pas de terme pour
désigner ce que nous nommons nous-mêmes
religion.
Les Romains, de leur côté, font bien une
distinction entre le droit divin, fas, et le droit
humain, jus. Mais là encore les choses ne sont pas
simples. Comparant le jus romain au *yaus indo-
iranien, Georges Dumézil se demande si ce sont les
Romains qui ont « laïcisé » cette notion ou les
Indo-Iraniens qui l’ont « mysticisée » et constate
que l’un et l’autre sont vrais, les génies de chacune
de ces deux sociétés ayant sans doute divergé dans
ces deux directions. Mais, ajoute-t-il, « il faut se
garder de considérer a priori l’état védique comme
prolongeant fidèlement l’état indo-européen. On
essayera plutôt d’imaginer un *yeu(e)s encore
nébuleux, où ne se séparaient pas encore ces deux
choses : la plénitude générale du sacré ou de bien-
être souhaitée par les hommes pour eux-mêmes ou
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 25

pour les objets du culte et mise en eux par les


dieux ou par les prêtres [d’une part, et] l’aire
d’action maxima reconnue, dans chaque
circonstance, à chaque individu et dite soit par la
tradition, soit par un arbitre qualifié [d’autre
part].17 »
Georges Dumézil remarque encore que la
laïcisation du jus latin n’a pas été définitive et que
le christianisme a renversé cette tendance : «
Même si l’évident bienfait des règles observées,
par opposition au désordre et à l’outrance des
usages barbares, a développé secondairement à
l’égard du jus, du vir justus, de la justitia, un
sentiment de respect, de vénération, de piété, il
faudra attendre le christianisme pour voir l’adjectif
justus tout au moins se charger de valeurs
proprement religieuses, qu’il doit d’ailleurs, à
travers le grec, à l’hébreu, mais qui, de temps à
autre, rejoignent des aspects de l’iranien yaos,
sinon du védique yoh.18 »
En conclusion, il n’est donc pas impossible que la
culture gréco-latine ait pressenti la séparation
nécessaire des domaines respectifs du sacré et du
profane. Mais on ne saurait accorder trop
d’attention aux judicieuses remarques d’Emile
Benveniste constatant qu’il n’y a pas de terme
indo-européen commun pour religion : « Encore à
date historique, plusieurs des langues indo-

17
Idées romaines, Paris 1980.
18
Idées romaines.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 26

européennes en sont dépourvues, ce qui ne doit pas


surprendre […] S’il est vrai que la religion est une
institution, cette institution n’est pas nettement
séparée des autres, ni posée hors d’elles. » Pour
que l’idée de religion soit clairement conçue et
dénommée comme telle, il faut donc qu’elle soit
bien délimitée, qu’elle ait un domaine distinct
permettant de savoir ce qui lui appartient et ce qui
lui est étranger. Or dans les civilisations en
question, « tout est imbu de religion, tout est signe
ou jeu ou reflet des forces divines.19»
Ainsi, le latin religio ne signifie pas religion, mais
scrupule, crainte des dieux, superstition, culte, rite.
Georges Dumézil explique la signification générale
de ce terme par le sens aigu que les Romains
avaient de la valeur des mots dans les rapports
conventionnels entre les hommes, et entre eux et
les dieux. « Ce n’est pas un hasard, écrit-il, si le
nom même qui a fini par désigner l’ensemble de
ces rapports, religiones, religio, désigne d’abord
une attitude réservée, un scrupule, une interdiction,
le contraire d’un élan ou d’une action.20 »
L’étymologie n’est pas à même d’éclairer notre
recherche sur le contenu du concept de religion. Si
elle nous est de quelque utilité, c’est négativement,
en nous apprenant que ce que nous distinguons si
fortement aujourd’hui, le religieux et le séculier,

19
Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 2, Paris
1969.
20
Les dieux des Indo-Européens, Paris1952.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 27

est longtemps resté indivis dans notre propre


culture.

Des raisons christologiques


Parmi toutes les raisons qui peuvent avoir poussé les
Européens à distinguer le domaine religieux de tous les
autres, il convient de ne pas éliminer a priori les raisons
théologiques. Il n’est pas interdit de penser que les
Européens ont été poussés à créer le concept de religion
parce que les théologiens chrétiens leur imposaient cette
distinction que d’autres cultures ne sentaient pas la
nécessité de faire.
L’exemple et l’enseignement de Jésus-Christ
comportent incontestablement des aspects nettement
asociaux. Jésus exige des ruptures radicales avec la vie
sociale qui ne sont pas restées sans effet sur l’imaginaire
des Européens. Une comparaison entre la personne de
Jean-Baptiste et celle de Jésus nous paraît, à ce point de
vue, éclairante : Jean-Baptiste a passé la plus grande
partie de sa vie en marge de la société, dans le désert ou
en prison. Pourtant il n’a jamais cessé de s’adresser à
cette société et à ses chefs pour leur rappeler les
exigences de la justice telle qu’elle est voulue par Dieu.
Jésus, lui, passe une part importante de sa vie publique
au milieu des gens ; il participe à des noces et à des
banquets ; il se mêle à la vie de ses concitoyens.
Pourtant, il conteste la société d’une manière bien plus
radicale que ne l’a jamais fait Jean-Baptiste.
Jésus est un enfant sans père et, par-là, il est bien plus
en marge de son peuple qu’un Jean-Baptiste au fond de
sa prison. Il n’est donc pas étonnant que Jésus adopte
vis-à-vis de la famille et de la société patriarcale de son
époque une attitude extrêmement critique : le rôle et
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 28

l’importance de la parenté sont contestés ;


l’omnipotence et les prérogatives du père de famille
sont brisées par l’interdiction du divorce ; l’enfant reçoit
un statut privilégié ; la famille est une structure
provisoire, liée aux conditions de vie et de mort qui sont
les nôtres en ce monde ; dans le Royaume des Cieux, il
n’y aura plus de mariage. La fidélité à Jésus et à son
message conduit à l’éclatement des réseaux familiaux et
parentaux.
Jésus ne s’intéresse pas non plus à ce que nous appelons
la justice sociale ; on le voit bien dans la fameuse scène
de l’onction de Béthanie : aux yeux des disciples, ce
parfum de grand prix aurait pu être mieux utilisé qu’en
étant répandu sur la tête du Maître. Mais la réponse de
Jésus, « Vous avez toujours les pauvres avec vous21 »,
montre qu’il n’est pas venu établir la justice sociale ni
promouvoir la répartition égalitaire des richesses.
Dans le domaine politique, le dialogue entre Jésus et
Pilate est décisif22  : représentant de Rome en Palestine,
investi des pouvoirs politique, judiciaire et militaire,
Pilate utilise avec Jésus le seul langage qu’il connaisse,
lui Pilate – le langage politique : « Tu es le roi des
Juifs ? » Jésus lui répond lui aussi en termes politiques,
mais c’est pour mieux rompre avec toute politique :
« Mon royaume n’est pas de ce monde. » Jésus ne se
dresse pas contre César et il ne conteste pas son
pouvoir, mais s’il ne cherche pas à établir son autorité
sur un peuple déterminé et pour un temps déterminé,
c’est pour mieux revendiquer l’autorité permanente de
Dieu sur la conscience des hommes de tous les peuples
et de tous les temps. L’action de Jésus n’a pas pour

21
Matthieu 26,11.
22
Jean 18,28-38.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 29

critère la justice, encore moins l’ordre ou le pouvoir,


mais la vérité ! La société n’intéresse pas Jésus ; ce qu’il
est venu annoncer, c’est une épreuve de vérité, celle du
Royaume des Cieux qui remet fondamentalement en
cause nos certitudes les mieux établies. Jésus provoque
un formidable tremblement de terre que Pilate pressent
peut-être et que les autorités impériales ne mettront pas
longtemps à saisir. Les persécutions constituent la
première forme de rupture entre le christianisme et
l’empire, entre l’Eglise et la société politique et, par
conséquent, entre le sacré et le profane tels que les
chrétiens, du moins, les conçoivent.
« Le développement de l’Eglise chrétienne, écrit George
H. Sabine, en tant qu’institution distincte appelée à
gouverner les intérêts spirituels de l’humanité,
indépendamment de l’Etat, peut être compris comme
l’événement le plus révolutionnaire dans l’histoire de
l’Europe occidentale en ce qui concerne et la politique
et la philosophie politique.23 » Cette remarque nous
conduit à accorder quelque attention à la doctrine
politique de l’Eglise et là, les choses vont se préciser
davantage.

Des raisons théologiques


L’antiquité a ignoré la séparation entre le politique
et le religieux ; c’est le christianisme qui va
l’introduire en enseignant que les chrétiens
doivent, certes, «rendre à César ce qui est à
César », c’est à dire l’obéissance civique, mais
surtout qu’ils doivent « rendre à Dieu ce qui est à
Dieu », c’est-à-dire l’adoration et l’obéissance qui

23
A History of Political Theory. New York 1961.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 30

naît de la foi24. Lorsque ces deux devoirs entrent en


conflit, l’obéissance due à Dieu l’emporte sur
l’obéissance due à l’empereur. Le principe selon
lequel tout homme est citoyen de deux patries est
déjà ancien25, mais c’est son application qui change
avec le christianisme dans la mesure où, « pour le
chrétien, la patrie la plus importante n’est pas la
famille humaine mais un royaume spirituel, un
véritable royaume de Dieu, dans lequel l’homme
devient l’héritier de la vie éternelle et d’une
destinée sans commune mesure avec la vie qu’un
royaume terrestre peut lui offrir.26 »
« La religion chrétienne, écrit de son côté Georges
de Lagarde, prétend dicter la conduite morale de
l’homme et elle impose à la vie religieuse les
cadres d’une véritable société distincte et
indépendante de la communauté politique. Ainsi
dans le double domaine moral et social, le
christianisme revendique un partage dont l’Etat
antique ne pouvait même pas concevoir l’idée. 27 »
Lentement, les théologiens vont ériger en théorie
l’indépendance de l’Eglise par rapport au pouvoir
politique. Cette position apparaît clairement à la fin
du 5e siècle dans les décisions et les écrits du pape

24
Cf. Matthieu 22,21 ; Marc 12,7 ; Luc 20,25.
25
Les stoïciens enseignaient que chaque homme est membre de deux
communautés, l’Etat dont il est le sujet, et le plus grand Etat qui est
formé de tous les êtres raisonnables et auquel il appartient par la seule
vertu de son humanité.
26
G.H. SABINE, op.cit.
27
Georges DE LAGARDE, La naissance de l’esprit laïque au déclin du
Moyen Age, vol. I, Paris 1956.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 31

Gélase (492-496) qui, suivi en cela par ses


successeurs immédiats, réunit les premières
collections des canons conciliaires dotant ainsi la
société religieuse des éléments fondamentaux de
son armature juridique :
« Avant le Christ, par une sorte de préfiguration
du Sauveur, il s’est trouvé pour présider aux
destinées charnelles, des rois qui furent en même
temps des prêtres, tel Melchisédech dont
l’histoire sacrée nous a transmis la figure. Le
démon de son côté a imité cet exemple, dans son
souci perpétuel de tourner au profit de sa
domination tyrannique le culte que l’humanité
rend à son Dieu ; et les empereurs païens ont
réuni sur leur tête la couronne des Césars et le
bandeau des pontifes. Mais depuis l’avènement
de celui qui, seul, aurait pu se dire à la fois vrai
roi et vrai prêtre, il n’appartient plus à aucun
empereur de prendre le titre de pontife et à aucun
pontife de revendiquer la pourpre royale […] Le
Christ en effet, conscient de la fragilité humaine,
a voulu que les autorités chargées de pourvoir au
salut des fidèles fussent équilibrées dans une
prudente ordonnance. Il a donc distingué les
devoirs de chaque puissance. Il leur a assigné à
chacune leur rôle propre et leur dignité spéciale.
Il a opposé ainsi le remède salutaire de l’humilité
à tout retour de l’humain orgueil. Pour satisfaire
à son vœu, les empereurs chrétiens s’adresseront
aux pontifes lorsque la vie éternelle sera en jeu et
les pontifes useront de la protection des
empereurs dans le cours de la vie temporelle.28 »

28
Cité ibid.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 32

Cette théorie de l’indépendance de l’Eglise ne


passa toutefois que lentement et très
imparfaitement dans les faits. Les premiers
empereurs chrétiens l’ignorèrent et s’immiscèrent
sans scrupule dans les affaires intérieures de
l’Eglise : les sept premiers conciles furent tous
convoqués par des empereurs ou par une
impératrice. En Occident, le césaro-papisme fut
combattu par des évêques et des papes
exceptionnels et la faiblesse des derniers
empereurs les empêcha de revendiquer une autorité
directe dans les affaires ecclésiastiques.
La chute de l’empire romain d’Occident et les
invasions barbares obligèrent l’Eglise à défendre
son identité face aux empiètements du pouvoir
politique. Les princes francs, lombards, wisigoths,
voulaient posséder chacun son église ou sa
chapelle, parfois même son monastère, et ils
étaient portés à considérer les prêtres desservants
comme les successeurs des anciens sacrificateurs
chargés d’apaiser les puissances divines. Leur
véritable religion restait la fidélité à la tribu, la foi
au chef et le culte des ancêtres. Inversement,
certains papes durent suppléer à la faiblesse des
empereurs et organiser eux-mêmes la vie politique
et la défense militaire des peuples dont ils avaient
la charge. Les papes et les évêques intervinrent
souvent dans l’élection ou la déposition des rois et
des empereurs.
A la fin du 11e siècle, la papauté se donne pour but
de « réformer l’Eglise, c’est à dire de purifier la
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 33

société tout entière. Il s’agit de préparer les


hommes à affronter les tribulations que l’on attend,
la fin du monde, de les ramener bon gré mal gré au
bien.29 » Cette réforme commence par l’épuration
du corps ecclésiastique et se poursuit par
l’imposition aux laïcs, y compris aux princes, aux
rois et à l’empereur lui-même, d’une manière de
vivre que les prêtres disent qu’elle plaît à Dieu. Le
concile de Clermont, convoqué par le pape Urbain
II, en 1095, décide non seulement d’organiser une
croisade, la première du genre, pour délivrer
Jérusalem, mais aussi d’interdire l’investiture30 des
abbés et des évêques par les princes, les rois et les
empereurs et la consommation de la viande du
mercredi des Cendres à Pâques. Ces décisions qui
peuvent paraître hétéroclites visent en fait toutes le
même but : permettre au pape « d’agir en guide

29
Georges DUBY , Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage
dans la France féodale, Paris 1981.
30
L’empereur, les rois et les princes s’étaient arrogé le droit d’investir
un abbé ou un évêque, après son élection, par la remise de l’anneau et
de la crosse, non sans avoir reçu de lui, avant sa consécration,
l’hommage, c’est à dire sa soumission au pouvoir temporel. Cette
pratique fut condamnée en 1059 par le pape Nicolas II, condamnation
répétée par Grégoire VII en 1075, 1076, 1078 et 1080, ce qui montre
assez les résistances que la décision pontificale, d’une portée politique
considérable, suscita dans la société laïque de l’époque. Un accord fut
conclu en 1122, à Worms, entre le pape Calixte II et l’empereur Henry
V, accord confirmé par le 2e concile de Latran en 1123. L’Eglise
pouvait choisir librement ses évêques ; la remise de l’anneau et de la
crosse symbolisant la juridiction ecclésiastique était associée à la
consécration. L’empereur obtenait que les élections des évêques soient
faites en sa présence ; il gardait le droit d’intervenir en cas de litige et
d’accorder l’investiture temporelle par la remise du sceptre.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 34

suprême, d’occuper la place de l’empereur au faîte


de toute souveraineté terrestre.31 »
La volonté de l’Eglise d’affirmer son indépendance
par rapport au pouvoir politique ne faiblit pas au
cours des siècles. Le canoniste Etienne de Tournai
(12e siècle) fait plus que distinguer la société civile
et la société religieuse ; il les sépare :
« Dans la même cité, sous le même roi, il y a
deux peuples et pour l’un et l’autre peuples deux
vies distinctes, pour l’une et l’autre vies deux
gouvernements, pour l’un et l’autre
gouvernements une double juridiction. La cité est
l’Eglise, le roi en est le Christ. Les deux peuples
sont les deux ordres des clercs et des laïques, les
deux vies sont la spirituelle et la charnelle, les
deux gouvernements le sacerdoce et l’empire, la
double juridiction le droit divin et humain :
rendez à chacun ce qui lui revient et tout
l’ensemble sera équilibré.32 »
Ce texte constitue l’aboutissement de siècles de
discussions théologiques et juridiques, et montre
bien que l’une des sources du concept de religion
est manifestement ecclésiastique. Si l’on peut dire,
avec G. de Lagarde, que l’esprit laïque ne peut
naître qu’au sein d’une société faisant la distinction
entre le spirituel et le temporel, à plus forte raison
cette distinction est-elle nécessaire à l’apparition
du concept de religion. Si pour Etienne de Tournai
clercs et laïques sont encore membres d’une même
cité, assavoir l’Eglise, la création du concept de
31
G. DUBY, op. cit.
32
G. DE LAGARDE, op. cit.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 35

religion fait éclater cette vision unitaire : la cité des


hommes peut exister pour elle-même, sans
référence obligée à la cité de Dieu.

Des raisons philosophiques


La recherche d’autres traces de cette distinction
entre le religieux et le séculier conduit à une
décision ecclésiastique – encore une : celle
d’Etienne Tempier, évêque de Paris, condamnant,
en 1277, deux cent dix-neuf propositions
enseignées à la Faculté des Arts. Il leur reproche
d’établir l’existence de deux vérités distinctes, la
vérité philosophique fondée sur la raison et la
vérité théologique fondée sur la foi, « comme s’il y
avait deux vérités contraires et comme s’il y avait,
opposée à la vérité de l’Ecriture sacrée, une vérité
dans ce que disent les païens damnés33 » – termes
peu aimables qui visent les philosophes grecs et
arabes au premier rang desquels figurent Aristote
et ses commentateurs.
Au milieu du 13e siècle, l’œuvre entière d’Aristote
est enfin devenue accessible en traduction latine. Il
devient possible de l’intégrer à l’enseignement
dispensé dans les universités. Cela ne va pas sans
mal : « Les œuvres de ce païen [Aristote],
progressivement traduites et accompagnées de
celles de ses commentateurs arabes, contenaient
des thèses bien étrangères aux dogmes de la foi
chrétienne », écrit encore J. Jolivet. Les

33
Cité par Jean JOLIVET, HPP I.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 36

condamnations se suivent en 1210, 1215, 1228,


1231, 1245, etc. Les universités ne sont pourtant
pas unanimes : Aristote est condamné à Paris, mais
il ne l’est ni à Oxford ni à Toulouse. Au milieu du
siècle, Albert le Grand commence la composition
d’une vaste encyclopédie qui prend en compte les
œuvres d’Aristote. Thomas d’Aquin le suivra dans
cette voie et acceptera l’ontologie et la théorie de
la connaissance aristotéliciennes, mais en leur
donnant un sens nouveau.
L’œuvre d’Averroës, auteur de nombreux
commentaires d’Aristote, commence à être connue
à Paris à partir de 1230. Elle inspire à des maîtres
de la faculté des Arts l’enseignement d’une
philosophie pure qui ne se soucie pas des avis de la
faculté de théologie. Cet enseignement va donner
naissance à ce que l’on appelle, depuis Renan,
l’averroïsme latin qui défend les thèses suivantes :
le monde est éternel et l’espèce humaine avec lui ;
il n’y a qu’un seul intellect pour tous les hommes ;
la volonté humaine n’est pas libre dans ses choix ;
Dieu ne connaît rien d’autre que soi, ce qui
entraîne la négation de la providence.
En condamnant ces thèses, l’évêque de Paris a-t-il
correctement compris les problèmes en cause ou
n’a-t-il fait que pressentir les ruptures
épistémologiques qui se préparent ? C’est difficile
à dire. Ce qui est sûr, c’est que les philosophes du
Moyen Age ont appris à travers les œuvres
d’Aristote et de ses commentateurs que la raison
est la clef qui ouvre la porte à la connaissance du
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 37

monde naturel. Dans le domaine temporel, si


sensible aux problèmes de ses relations avec les
autorités ecclésiastiques, la philosophie
aristotélicienne enseigne que la société est
assimilable à un phénomène naturel dans
l’explication duquel il n’est pas nécessaire de faire
intervenir des causes théologiques. La société
possède la qualité de l’autarkia, elle se suffit à
elle-même, elle atteint seule et par elle-même la fin
qui lui est assignée et qui consiste à permettre aux
hommes non seulement de vivre, mais de bien
vivre selon la vertu. Cette conception prépare, elle
aussi, la sécularisation de la vie sociale et
politique.

La Réforme du 16e siècle prépare la


sécularisation
Luther, dans son célèbre appel à La noblesse
chrétienne de la nation allemande sur
l’amendement de l’état chrétien (1520), incite
l’empereur Charles Quint à réformer lui-même
l’Eglise. Il y discute d’une manière approfondie ce
qu’il nomme le premier mur derrière lequel se
retranchent les papes et qui n’est rien d’autre que
la théorie de l’indépendance de l’Eglise examinée
ci-dessus. Pour lui, la distinction entre l’état
ecclésiastique et l’état laïque est « une fine subtilité
et une belle hypocrisie ». Elle repose sur la
confusion entre une distinction de fonction et une
distinction de nature. Du fait de leur baptême, tous
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 38

les chrétiens appartiennent vraiment à l’état


ecclésiastique ; il n’existe entre eux aucune
différence si ce n’est celle de fonction. Prenant
l’exact contre-pied des positions d’un Etienne de
Tournai, Luther écrit : « Le Christ n’a pas deux
corps ni deux espèces de corps, l’un laïque et
l’autre ecclésiastique ; il est une tête et il a un
corps.34 »
Calvin reconnaît l’existence d’un « double régime
en l’homme, l’un spirituel, par lequel la conscience
est instruite et enseignée des choses de Dieu et de
ce qui appartient à la piété, l’autre politique et
civil, par lequel l’homme est enseigné des offices
d’humanité et civilité qu’il faut garder entre les
hommes. Vulgairement, ajoute-t-il, on a coutume
de les appeler juridiction spirituelle et juridiction
temporelle. Ce sont là noms assez propres, par
lesquels il est signifié que la première espèce de
régime appartient à la vie de l’âme et que la
seconde sert à cette présente vie […] pour
constituer certaines lois, selon lesquelles les
hommes puissent vivre honnêtement et justement
les uns avec les autres ». Ces deux juridictions
n’établissent pourtant pas une séparation entre
deux genres de vie, mais elles s’exercent en chaque
être humain, « car il y a comme deux mondes en
l’homme, qui se peuvent gouverner et par divers
rois et par diverses lois.35 »

34
Trad. de Maurice GRAVIER, 1944.
35
Institution III,XIX,15.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 39

La distinction entre les deux domaines, celui du


spirituel et celui du temporel, subsiste donc chez
Luther, mais elle est réduite à n’être plus qu’une
différence de fonction ; chez Calvin, elle prend une
nuance psychologique, chacun appartenant à l’un
et à l’autre domaines quel que soit son état. A cela
s’ajoute la reconnaissance du fait que l’Etat, tout
comme l’Eglise, est d’institution divine. Luther
l’affirme dans de nombreux textes dès 1525. Qu’on
ne s’étonne donc pas si à cet Etat directement
autorisé par Dieu, Luther remet des droits de plus
en plus étendus : celui de veiller à la pureté et à la
sainteté intérieure de l’Eglise en contrôlant son
enseignement, en s’assurant de son orthodoxie, en
expulsant les hérétiques. En vérité, il avait le droit
d’écrire en 1533 : « Depuis les temps apostoliques,
pas un docteur, pas un écrivain, pas un théologien,
pas un juriste n’a, avec autant de maîtrise et de
clarté que, par la grâce de Dieu, je l’ai fait, assis
sur ses fondements, instruit ses droits, rendu
pleinement confiante en soi la conscience de
l’ordre séculier. 36 »
De son côté, Calvin considère les magistrats
comme des vicaires de Dieu qui tiennent leur
autorité de lui et qui le représentent ; ils sont les
tuteurs et les gardiens de l’Eglise. La théorie de
l’indépendance de l’Eglise par rapport au pouvoir
temporel n’existe donc pas chez les Réformateurs.
Magistrats et pasteurs ne s’opposent pas, mais

36
Cité par Lucien FEBVRE, Un destin, Martin Luther, Paris 1952.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 40

doivent coopérer : «Comme le magistrat en


punissant les mauvais actuellement doit purifier
l’Eglise des scandales, ainsi le ministre de la
Parole doit de son côté aider le magistrat pour qu’il
n‘y ait pas tant de malfaiteurs. Voilà comment
leurs administrations doivent être conjointes, que
l’une soit pour soulager l’autre et non pas pour
l’empêcher37. »
Convoqué par les autorités politiques, l’Avoyer, le
Petit et le Grand Conseil, et conduit par Capiton, le
réformateur de Strasbourg de passage dans la cité
des bords de l’Aar, le synode de Berne de 1532
précise clairement la doctrine réformée des
rapports entre l’autorité civile et l’Eglise :
« Il n’est guère possible à l’ensemble des
pasteurs et ministres de la Parole du Dieu éternel,
gracieux et chers Seigneurs, de rien entreprendre
de fécond ni de le maintenir par le moyen
d’ordonnances extérieures, si l’autorité civile
n’intervient pour les appuyer. Car le cœur
humain est corrompu, enclin par ses propres
désirs aux fausses entreprises ; c’est le cas aussi
bien chez les pasteurs que dans le commun du
peuple ; et cela parce que nos cœurs ont encore
bien peu de l’Esprit et de la puissance de Dieu.
Or il convient à l’autorité qui veut être chrétienne
et exercer un gouvernement qui plaise à Dieu, de
tout faire pour mettre sa puissance au service de
Dieu et pour maintenir parmi ses sujets la
doctrine et la vie évangéliques, pour autant qu’il
s’agisse d’une intervention qui ne peut être

37
Institution IV,XI,3.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 41

qu’extérieure. C’est de quoi elle aura à répondre


devant le redoutable tribunal où Dieu jugera et
condamnera le monde par le Christ.
Mais si l’autorité civile doit, dans les choses
extérieures, favoriser les voies de la grâce, leur
commencement intérieur par contre et leur
progrès ne dépendent pas du pouvoir des
hommes ; ils ne ressortissent à aucune autorité
civile ni à aucune créature, car les choses
spirituelles et célestes sont trop élevées ; elles
sont au-dessus de tout pouvoir temporel. Aussi
aucune autorité ne doit-elle s’ingérer dans les
consciences, ni, du dehors, promulguer des
prescriptions ou des défenses qui auraient pour
effet d’opprimer les consciences droites et de
mettre des limites au Saint-Esprit. Car Jésus-
Christ, notre Seigneur, auquel Dieu a donné toute
puissance et la promesse du Saint-Esprit, est seul
maître des consciences.38 »
Tout en rejetant la doctrine de l’indépendance de
l’Eglise par rapport au pouvoir temporel, la
Réforme ne confond pas le domaine religieux et le
domaine séculier. Dans les pays protestants,
l’opposition entre le pouvoir politique et le pouvoir
ecclésiastique n’existe plus puisque l’Eglise a
renoncé à tout pouvoir et dépend presque
entièrement des pouvoirs publics pour tout ce qui
touche à son existence matérielle, à la formation de
ses ministres dans les facultés de théologie, à leur
salaire et parfois même à leur logement. Il faut
attendre le 19e siècle et le développement de

38
Le synode de Berne de 1532, Lausanne 1936.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 42

l’idéologie individualiste pour qu’apparaissent des


idées de séparation de la société religieuse et de la
société civile, séparation qui n’est toujours pas
réalisée dans de nombreux pays protestants,
comme la Suisse, où une initiative populaire
exigeant la séparation de l’Eglise et de l’Etat a été
rejetée par le peuple en 1980.
Les sociétés européennes, comme beaucoup
d’autres, sont parties d’un état d’indivision entre
les différents domaines de la vie sociale. Mais très
tôt dans leur histoire apparaît une volonté de
distinguer les choses sacrées des choses civiles,
sans que cette distinction entraîne l’apparition d’un
domaine de l’existence humaine qui échapperait
totalement aux forces divines. Pendant très
longtemps, les peuples européens n’ont pas senti la
nécessité de disposer d’un mot particulier pour
désigner le domaine des choses divines. Le
christianisme introduisit en Europe la volonté de
distinguer plus nettement entre la société civile et
la société religieuse. Cette distinction devait
aboutir à l’idée d’une indépendance de l’Eglise par
rapport au pouvoir politique. La Réforme
protestante reconnaît l’autarcie de la société civile,
qui doit pourtant être fondée sur l’évangile ; elle
fait du pouvoir civil le tuteur et le protecteur de
l’Eglise. Les magistrats sont les vicaires de Dieu ;
ils le représentent et tiennent de lui leur autorité.
C’est dans ce contexte très large qu’apparaît, au
début du 16e siècle, dans la littérature européenne,
le terme de religion, avec un sens nouveau et de
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 43

plus en plus polémique. Ce terme laisse entendre


qu’il existe dans la vie sociale et dans l’expérience
humaine un domaine, celui de la foi, qui est
distinct de tous les autres où règne la raison, et que
la société civile a le droit de s’organiser par elle-
même, sans souffrir l’intervention de quelque
système théologique que ce soit. Un nouveau
concept de cette importance ne survient jamais seul
et ne prend tout son sens qu’en association avec
d’autres concepts. Dans le cas de la religion, il
s’agit des concepts d’Etat, d’économie et de
laïcité.

L’Etat
Jusqu’au 16e siècle, les estats représentent la
multiplicité des groupes ou conditions sociales qui
ont obtenu la définition juridique de leurs libertés
et de leurs prérogatives. Dans un sens plus
restreint, ce terme désigne les groupes politiques et
sociaux qui se partagent la domination effective
d’un pays. Ce sens apparaît encore souvent chez
les juristes du 16e siècle. Ce que nous désignons
aujourd’hui par Etat est alors appelé respublica.
Dans un article consacré à La notion d’Etat en
France, du 16e au 18e siècle, J.P. Brancourt cite
l’exemple intéressant d’une même phrase où le
mot apparaît une fois dans son sens moderne et une
autre fois dans son sens ancien : « Le but de l’Etat
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 44

et de la police, c’est d’entretenir les états, chacun


en ses libertés, privilèges et louables coutumes.39 »
La rupture de l’unité spirituelle de l’Europe
consécutive à la Réforme va renforcer la tendance
à la sécularisation, un mouvement qui a pour effet
de marginaliser et de déprécier les structures
ecclésiastiques par rapport aux autres structures
sociales. La sécularisation laisse une place vide
que l’Etat ne va pas tarder à occuper. « La
tendance, née au 15e siècle, écrit J. P. Brancourt,
qui consistait à considérer le corps politique
comme indépendant de toute doctrine religieuse,
était condamnée à n’avoir aucune conséquence
pratique dans la mesure où, en réalité, la société
religieuse et la société populaire se confondaient,
même si leur gouvernement était distinct. Dès lors
que les guerres de religion rompirent l’unité de foi
du royaume, la situation fut bouleversée et
l’apparition de la notion d’Etat fut accélérée. »
Henri III (1551-1589) et Henri IV (1589-1610)
vont utiliser de plus en plus fréquemment le mot
Etat dans son sens moderne. En 1602, Henri IV
repousse la grâce du Maréchal de Biron40 en ces
termes : « S’il n’y allait que de mon intérêt
particulier, je lui pardonnerais comme je lui
pardonne de bon cœur, mais il y va de mon Etat
auquel je dois beaucoup et de mes enfants ». Au
16e siècle déjà, le groupe des juristes auquel Jean

39
Article de Revue d’histoire diplomatique, Paris 1975.
40
Charles, baron de Biron, maréchal de France, duc et pair, conspira
avec l’Espagne contre Henri IV et fut décapité.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 45

Bodin, l’auteur des Six livres de la république, se


rattache, voyait dans le pouvoir royal le seul
moyen efficace de maintenir la paix et l’ordre à
l’intérieur du Royaume, au moment précis où les
guerres de religion le conduisaient à sa ruine. Ces
hommes furent les premiers à accepter l’idée que
plusieurs religions pouvaient coexister à l’intérieur
d’un même pays. Cette position fut jugée impie par
leurs adversaires qui leur reprochèrent de préférer
un royaume en paix, mais sans Dieu, plutôt qu’un
royaume en guerre, avec lui41.
Les conclusions de l’article de J. P. Brancourt sont
de deux ordres : du point de vue politique tout
d’abord, sous le règne de Louis XIV, la notion
d’Etat est devenue tout à fait claire. L’Etat
s’identifie au principe abstrait de la souveraineté.
Du point de vue spirituel ensuite, la nouvelle
mentalité de la doctrine politique s’accompagne
d’une déchristianisation de la vision du monde.
Les juristes qui sont au service du Roi-Soleil ne
font plus que des références de style à la piété; ce
qui les intéresse, c’est le principe de la
souveraineté. La laïcisation de la pensée politique
se marque jusque dans les termes : la royauté n’est
plus une vocation ou une grâce, elle est devenue un
métier !
Plus que tout autre penseur politique, c’est
Machiavel qui donne au terme d’Etat son sens
moderne, ainsi que le remarque G.H. Sabine :

41
G.H. SABINE, op.cit.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 46

« Le mot lui-même, en tant qu’il désigne un


corps politique souverain, s’est imposé dans les
langues modernes grâce à ses écrits. L’Etat, force
organisée, sans égal sur son propre territoire et
poursuivant une politique consciente
d’agrandissement dans ses relations avec
d’autres Etats, devint non seulement l’institution
politique moderne la plus typique mais,
progressivement, l’institution la plus puissante
dans la société moderne. C’est à l’Etat
qu’incomba de plus en plus le droit et
l’obligation d’imposer des règles à toutes les
autres institutions sociales, de les contrôler et de
les diriger dans un sens conforme aux intérêts de
l’Etat lui-même. Le rôle que l’Etat ainsi conçu
joue dans la politique moderne constitue le signe
de la sagacité avec laquelle Machiavel a su
prévoir l’orientation de toute l’évolution
politique en Europe.42 »
« Les Etats bien régis et les Princes sages, écrit
Machiavel, ont toujours donné tous leurs soins et
mis leur esprit à ne point faire tomber les grands en
désespoir et de satisfaire le peuple et le rendre
content, à raison que c’est une des plus importantes
affaires qu’ait le prince. Le Royaume de France est
un des bien ordonnés et gouvernés que l’on sache
de notre temps. On y trouve infinies bonnes
institutions dont dépend la liberté et sûreté du Roi.
» L’une de ces remarquables institutions est le
Parlement, c’est à dire le pouvoir judiciaire auquel
le roi a abandonné les jugements afin de ne pas «

42
G.H. SABINE, op.cit.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 47

concentrer sur lui-même la rancune qu’il pourrait


avoir avec les grands seigneurs, en soulevant le
menu peuple ou avec celui-ci en favorisant les
gentilshommes.43 » Il est frappant de constater que
l’un des créateurs du sens moderne du mot Etat est
aussi l’un des inspirateurs du sens moderne du mot
religion ainsi que nous le verrons dans le chapitre
suivant. Ce n’est sans doute pas un hasard !

L’économie
Le développement de l’économie en tant
qu’activité autonome est un autre aspect de la
sécularisation de la société européenne. Cette
véritable révolution se prépare dès le 12e siècle par
le développement rapide des villes. L’économie
monétaire, mercantile et capitaliste l’emporte sur
l’économie domaniale, patriarcale et terrienne, qui
était une économie vieillie et peu dynamique.
« La caractéristique essentielle de la civilisation de
l’Europe occidentale au 15e siècle, écrit Jacques
Pirenne, c’est qu’elle marque le triomphe de la
conception individualiste, tant sur le plan
économique que sur les plans social et intellectuel.
L’émancipation économique et sociale, en effaçant
la notion de dépendance hiérarchique, ouvrait le
champ à l’émancipation de la conscience préparée
par le mysticisme. Et dès lors reparut la pensée
libre.44 » Louis Dumont, de son côté, a également

43
Le Prince, in : Œuvres complètes, Paris 1952.
44
Les grands courants de l’histoire universelle II, 1959.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 48

démontré que l’émancipation de l’économie était


liée à celle de l’individu : « Nous sommes séparés
des sociétés traditionnelles par une révolution dans
les valeurs qui semble s’être produite au long des
siècles dans l’Occident chrétien. La plupart des
sociétés font passer l’intérêt général avant les
intérêts particuliers. Les sociétés européennes
prennent le contre-pied de cette orientation en
valorisant l’individu et en considérant chaque être
humain comme une incarnation de l’humanité tout
entière.45 »
Les clercs ont fort bien perçu cette évolution des
idées et des pratiques et n’ont pas manqué de la
condamner. Ils ont vivement dénoncé le goût du
luxe, l’orgueil et l’avarice des nouveaux riches et,
en cela, ils pouvaient s’appuyer sur une très longue
tradition anti-mercantiliste qui court à travers toute
la Bible46. Des motifs moins honorables ou en tout
cas moins théologiques les poussaient dans cette
voie. L’Eglise, grand propriétaire terrien, avait tout
à craindre des nouvelles structures économiques.
La multiplication des conflits d’intérêt entre
bourgeois et clercs le prouve. Dans les villes
allemandes par exemple, les bourgeois
considérèrent les propriétés de l’Eglise comme des
biens communaux et cherchèrent à transformer les
activités caritatives, jusqu’ici entièrement à la

45
Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie
économique, Paris 1977.
46
Cf. G. WAGNER , La justice dans l’Ancien Testament et le Coran,
Neuchâtel, La Baconnière, 1977.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 49

charge de l’Eglise, en fonctions communales, sous


la responsabilité des laïcs47. Il n’en reste pas moins
que les détenteurs du pouvoir économique, rois et
hommes d’affaires, restaient très attachés à la foi
chrétienne. Le développement de l’Etat et de
l’économie monétaire va pourtant entraîner une
sévère perte d’influence pour l’Eglise et pour les
clercs.

La laïcité
Si l’on accepte le schéma proposé par Georges
Dumézil, les Indo-Européens auraient fondé leur
théologie et leur vie en société sur la collaboration
harmonieuse et hiérarchique de trois formes ou
moyens d’action : ce qui relève de l’esprit, ce qui
met en jeu la force physique pour la défense ou
pour l’attaque, et ce qui assure la durée, le
ravitaillement, la sexualité, etc. D’autres
civilisations ont organisé les choses sur un modèle
binaire, comme les Chinois qui opposent le ciel et
tout le reste, le yin et le yang. Les Sémites
paraissent appartenir à ce dernier groupe et les
auteurs bibliques avec eux. La division binaire
entre clercs et laïcs remonte en effet à la Bible.
Le livre du Deutéronome établit une distinction de
statut entre la tribu de Lévi et les onze autres. Cette
différence tient au fait que cette tribu ne possède
pas de territoire propre pour s’y installer et assurer
sa subsistance. Les lévites « vivront des mets

47
Cf., G. DE LAGARDE, op. cit.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 50

offerts à Yahvé et de son patrimoine48 » – en


d’autres termes des sacrifices offerts par les onze
autres tribus dans les différents sanctuaires. En
contrepartie, les lévites ont des charges très
précises : ils représentent le peuple d’Israël tout
entier devant Yahvé, célèbrent en son nom la
liturgie, procèdent aux offrandes et aux sacrifices
et bénissent le peuple au nom de son Dieu. A ces
tâches sacerdotales s’ajoutent l’enseignement de la
Loi et le droit de rendre la justice49. L’Ancien
Testament répartit clairement les rôles entre les
lévites et les membres des autres tribus, et en tire
les conséquences économiques. Cette distinction
est à la base de celle que nous avons rencontrée
entre clercs et laïcs.
Le Nouveau Testament adopte une position très
différente à propos du sacerdoce. Cela tient
vraisemblablement au fait que Jésus de Nazareth
appartient à la tribu de Juda. Il est reconnu et
acclamé comme fils de David ; il n’est donc pas un
prêtre mais un laïc. Le Nouveau Testament a
renoncé à l’idée d’une prêtrise de type lévitique
attachée à une famille ou à un clan. Les ministères
ne concernent que des individus. Et lorsque
l’apôtre Paul, un laïc lui aussi puisque membre de
la tribu de Benjamin, parle de la rétribution des
ministres de la Nouvelle Alliance, il ne cite pas les
textes du Deutéronome qui viennent d’être

48
Cf. Deutéronome 10,8 s. et 18,1-8.
49
Cf. Deutéronome 17,8-11.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 51

rappelés, bien qu’ils soient explicites, mais un


autre passage de ce livre : « Tu n’enmuselleras pas
le bœuf qui foule le grain.50 » Que Paul ait préféré
comparer les ministres de l’Eglise aux bœufs plutôt
qu’aux lévites démontre qu’il ne voyait pas en eux
les successeurs des prêtres de l’Ancienne Alliance.
Pour l’apôtre Paul, la Loi de Moïse avec toutes ses
prescriptions et ses ordonnances et, par
conséquent, avec ses sacrifices et ses sacrificateurs
s’est révélée inefficace. Or, lorsque les sacrifices
sont inopérants, les sacrificateurs deviennent
inutiles. Tout baptisé est réconcilié avec Dieu et,
par l’Esprit, il a accès auprès du Père. Il n’a donc
nul besoin de sacrifices d’animaux pour être en
paix avec Dieu, ni de prêtres pour le représenter.
Le passage des principes aux faits est toujours lent
et difficile, car il est beaucoup plus aisé d’adopter
des idées nouvelles que de renoncer aux anciennes.
La nouveauté des positions chrétiennes sur la
question des ministères apparaît dans le fait que le
grec hiéreus, qui veut dire prêtre, n’est pas utilisé
pour désigner les ministres chrétiens, mais
seulement les prêtres juifs et les prêtres païens. Le
poids des habitudes reparaît toutefois en ceci que le
mot presbyteros, littéralement plus vieux, ancien,
par lequel le Nouveau Testament désigne ces
ministres est à l’origine du mot français prêtre. En
définitive, le mot a changé mais non la chose, et

50
Cf. 1 Corinthiens 9.9 et 1 Timothée 5.18 qui renvoient tous deux à
Deutéronome 25,4.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 52

l’Eglise s’est retrouvée avec des prêtres et des


laïcs.
La langue grecque connaît un terme laïkos, « qui
concerne le peuple », que les auteurs chrétiens vont
opposer à klêrikos, prêtre. Laos lui-même s’oppose
à dêmos, agglomération politique, et désigne le
peuple en tant que foule ou que masse, dans un
sens légèrement péjoratif. Laos désigne aussi les
soldats, par opposition aux officiers, les fantassins
par opposition aux cavaliers et aux conducteurs de
chars, ou encore la masse du peuple, les paysans et
les artisans, par opposition aux guerriers. Chaque
fois, il s’agit, avec des nuances différentes, d’une
opposition entre la masse et l’élite. Dans la
traduction grecque de l’Ancien Testament et chez
les auteurs chrétiens, le mot laos désigne les
hommes par opposition aux femmes, les juifs et,
plus tard, les chrétiens par opposition aux païens,
ou encore le peuple par opposition aux prêtres.
C’est en définitive cette opposition-là que les
théologiens et les autorités de l’Eglise vont
imposer aux Européens.
Dès le 15e siècle, les Européens vont retourner
cette opposition contre ses inventeurs pour les
marginaliser et les discréditer. Dans l’histoire
politique de l’Europe, la laïcité en est venue à
postuler l’élimination du clergé de la sphère du
pouvoir politique et économique, mais dans la
sphère spirituelle, elle a pris une signification plus
radicale encore. Elle a exprimé la volonté des
Européens de reprendre la responsabilité de la
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 53

totalité de leur destinée, y compris dans le domaine


éthique, en définissant eux-mêmes leurs propres
valeurs fondamentales.
« Contre les clercs, écrit encore G. de Lagarde, il
reste [à la fin du Moyen Age] tout un patrimoine
spirituel à conquérir et, dans ce domaine, les
laïques prétendent régner en maîtres. Ils ne
tolèrent ni contrôle, ni partage. Ainsi le mot
laïque, après avoir exprimé la volonté de l’Etat
de revendiquer tous les droits qui lui étaient
dévolus dans un monde spécifiquement chrétien,
traduit une opposition directe à une
compromission quelconque du politique et du
social avec le religieux ; après avoir désigné un
état d’une société religieuse hiérarchisée, il
exprime désormais le désir de reconstruire le
spirituel de la nation en dehors de toute influence
positive d’une Eglise ou d’un clergé.51 »
Développant la même idée, le philosophe E.
Voegelin remarque que le rejet de la religion dans
la sphère privée a eu pour conséquence de laisser
le champ libre pour une spiritualisation nouvelle de
la sphère publique à partir d’autres sources, sous
forme de nationalisme, d’humanitarisme,
d’économisme – libéral ou socialiste – de
biologisme et de psychologisme52. L’Eglise avait
peu à peu abandonné son leadership spirituel en
laissant l’homme post-médiéval sans direction
dans ses tentatives de donner sens à une
civilisation nouvelle et plus complexe que celle

51
La naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Age, I.
52
From Enlightenment to Revolution, Durham 1975.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 54

que l’Eglise avait assimilée et pénétrée autrefois. Il


lui fallait agir par lui-même. L’attention portée à la
recherche d’un véritable sens spirituel de l’action
politique, la volonté de fonder en conscience
l’exercice du pouvoir et la vie des peuples
caractérisent une laïcité qui assume toutes les
exigences d’une vie spirituelle authentique.

Un concept vide
L’utilité du concept de religion est toute pratique ; elle
consiste à maintenir les clercs et les Eglises en dehors
du jeu politique, économique et juridique dans lequel ils
furent longtemps dominants. De ce point de vue, ce
concept est d’une indéniable efficacité et il constitue
une source de clarification et de progrès sur le plan
intellectuel et sur le plan théologique. Il n’en reste pas
moins un concept vide en ce sens qu’il ne propose
aucune définition positive de son contenu, supposé
connu de tous : la religion n’est pas la politique, soit ;
elle est distincte de l’économie, du droit, de la
philosophie, de la science. Mais qu’est-elle au juste ?
Les Européens ont donné à croire que la religion, dans
sa totalité, était comme rassemblée dans un domaine
déterminé de l’existence sociale et individuelle, et
qu’elle ne se trouvait nulle part ailleurs. Etait-ce bien
raisonnable ? L’historien de la religion a pour fonction
critique de s’interroger sur la réalité de cette
concentration de la religion dans un domaine unique et
distinct ou, dans un autre sens, de la réalité de son
exclusion de tous les domaines de l’existence à
l’exception d’un seul. N’y a-t-il plus rien de mythique
dans la vie politique, plus d’actes de foi dans
l’économie, plus de rituel dans le droit ? N’existe-t-il
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 55

plus aucun pôle capable de structurer la vie des


Européens, dans l’espace et dans le temps, comme le
faisaient autrefois les divinités antiques ou le Dieu des
chrétiens ?
Les lignes suivantes de Mircea Eliade peuvent servir de
programme général à la recherche de l’historien de la
religion à l’aube du 21e siècle :
« Il nous faut entreprendre une démystification à
rebours ; autrement dit, il nous faut démystifier
les univers et les langages apparemment profanes
de la littérature, de la peinture, du cinéma et
montrer tout ce qu’ils comportent de sacré,
évidemment d’un sacré ignoré, camouflé ou
dégradé. Certes, dans un monde désacralisé
comme le nôtre, le sacré est surtout présent et
actif dans les univers imaginaires. Mais on
commence à se rendre compte que les
expériences imaginaires sont constitutives de
l’être humain au même titre que son expérience
diurne.53»
L’utilité de cette démarche de démystification est
évidente. Le premier exemple susceptible de le
démontrer est pris intentionnellement dans le
domaine politique et dans l’histoire contemporaine
de la France, l’un des Etats européens le plus
attachés à la laïcité. Au mois de septembre 1986, la
ville de Paris est prise pour cible par des
organisations terroristes basées, croit-on, au Proche
Orient. Des attentats commis dans des lieux
publics, à des heures de grande affluence, font des
morts, de nombreux blessés et des dégâts matériels

53
La nostalgie des origines, Paris 1971.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 56

importants. La majorité des Français estime, en


accord avec le gouvernement, que le terrorisme est
un acte de guerre qui met en péril le
fonctionnement de l’Etat. Dans un éditorial du
Figaro, Alain Peyrefitte commente cette prise de
conscience nationale de la manière suivante :
« Le Premier ministre [Jacques Chirac] a bien
senti qu’un attentat était incomparablement plus
grave qu’un accident de la route, bien que le
résultat soit le même. A travers les cinq morts de
la rue de Rennes54, c’est le pays qui est atteint.
Ce que ressentent les Français, c’est moins la
peur que l’indignation. Devant la violence
volontaire et aveugle, ils ne se résignent pas. Ce
qui est en cause, c’est plus que des vies
individuelles. C’est quelque chose d’infiniment
précieux et fragile : le sens de la vie en commun.
Le terrorisme est ressenti comme un crime de
lèse-nation. 55 »
Cette dernière expression fait clairement apparaître
que l’Etat menacé dans son fonctionnement, la vie
en commun mise en péril, la nation bafouée, loin
d’être des réalités neutres, relevant d’une logique
sécularisée et rationalisée, sont au contraire des
réalités sacrées sur lesquelles on ne peut porter la
main qu’avec crainte et tremblement. Rien n’est
plus révélateur du caractère sacré de la nation que

54
Le 17 septembre 1986, une bombe jetée dans une poubelle devant le
magasin Tati, à 17 heures, rue de Rennes, explosait et tuait cinq
personnes, en blessait gravement onze et plus légèrement quarante-
deux.
55
Le Figaro du 19.09.1986.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 57

l’expression crime de lèse-nation, qui fait écho au


crime de lèse-majesté par lequel est désigné un
attentat contre la personne du prince ou contre son
autorité, un crime punissable de mort. Ainsi des
réalités ordinaires, apparemment sans rapport avec
le domaine religieux stricto sensu, comme la
nation, l’Etat, la vie en commun, ont conservé dans
l’imaginaire d’un peuple par ailleurs acquis à la
laïcité une valeur sentimentale irrationnelle et
retrouvé, à l’occasion d’une crise ou d’un
cataclysme social, ce caractère sacré dont on les
croyait dépourvus ou purgés depuis longtemps.
Seize ans après ces tragiques événements, le 11
mai 2002, Jacques Chirac qui vient d’être réélu
président de la République, se trouve au Stade de
France pour la finale de la Coupe de football qui
oppose les clubs de Bastia et de Lorient. C’est là
une vieille compétition marquée du sceau de la
tradition, qui veut que la Marseillaise soit jouée
avant le début du match. Dès les premières
mesures de l’hymne national, des sifflets fusent
dans les rangs des supporters corses. Alors,
martial, la main levée en signe de fermeté, Jacques
Chirac décide de quitter la tribune officielle. Dans
le salon d’honneur du stade, le président explique
son geste : « Je ne tolérerai pas que soit porté
atteinte aux valeurs essentielles de la République et
à ceux qui les représentent. » Avant de reprendre
sa place et de permettre au match de commencer,
Jacques Chirac exige que la président de la
Fédération française de football présente des
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 58

excuses. Les arbitres ordonnent aux deux équipes


de regagner les vestiaires et le président de la
Fédération apparaît sur les deux écrans géants du
stade:  « La Fédération française de football
présente ses excuses à la France parce qu’on a
sifflé la Marseillaise. C’est l’hymne national et tout
le monde doit le respecter. Le match ne reprendra
que dans la sportivité car nous sommes des
sportifs. »
« La Nation, écrit Jean-Jacques Roth dans un
éditorial du Temps consacré à cet événement, est
un titre en hausse dans toute l’Europe, poussée par
l’ampleur des votes d’extrême droite et la
popularité de ses tribuns. La Nation, fondée sur des
valeurs, n’est pas l’Etat, fondé sur un contrat. Il n’y
est pas question de projets de loi, mais de règles du
jeu. On ne demande pas d’équilibre budgétaire à la
Nation, on lui réclame un sens.56 » La Nation,
même dans la France laïque de ce début du 21e
siècle, n’est toujours pas sortie du domaine
religieux.
Un autre exemple concerne un aspect crucial de
l’histoire politique européenne au 20e siècle : la
constitution des Etats totalitaires. Analysant ce
concept, Tzvetan Todorov assimile les doctrines
totalitaires qui servent de fondement à ce type
d’Etat aux utopies, « ce qui revient à dire, précise-
t-il, qu’elles relèvent – comme tout autre doctrine

56
Le Temps (Genève) du 13.05.2002.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 59

du salut – du champ de la religion.57 » L’Etat


totalitaire impose aux individus des croyances, des
goûts, des amitiés et, pourrait-on ajouter, des
aspirations, des espérances parce que son
programme contient une promesse de plénitude, de
vie harmonieuse et de bonheur. Il est vrai que cette
promesse n’est pas tenue, mais cela ne fait que
rapprocher un peu plus totalitarisme et religion qui,
l’un et l’autre, affirment, avec saint Paul, « nous
cheminons par la foi, non par la vue.58 »
N’y a-t-il que les Etats totalitaires dont les
fondements relèvent du champ de la religion ? Par
quel miracle, les démocraties seraient-elles
parfaitement sécularisées et exemptes de tout
caractère religieux ? Dans une émission de France-
Culture consacrée aux élections américaines du 2
novembre 2004, Jacques Julliard reconnaissait que
le concept de laïcité à la française devait être
repensé parce que l’une de ses faiblesses est
d’avoir évacué complètement tout ce qui relève de
l’ordre de l’intellectuel et du spirituel. « Je ne suis
pas, disait-il, pour réintroduire les phénomènes
religieux à l’intérieur des programmes politiques,
mais il y a un constat de carence de la pensée
progressiste à l’égard des phénomènes spirituels et
religieux. » La question du rôle des idées et des
sentiments dans une démocratie doit être repensée ;
trop longtemps, marxistes et libéraux européens

57
Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris
2000.
58
II Corinthiens 5,7.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 60

ont considéré que la politique pouvait être fondée


exclusivement sur les intérêts en oubliant le rôle
des passions et des sentiments. « Ce à quoi nous
assistons, ajoutait Jacques Julliard, c’est à un
retour du refoulé à la fois affectif et religieux à
l’intérieur de l’univers politique. 59 » Refoulé,
certes, mais pas absent.
L’expression de la volonté démocratique n’est pas
un absolu ; quelque chose se trouve au-dessus
d’elle qui n’est pourtant pas la volonté de Dieu,
mais l’idée de justice – une justice non écrite qui
met la politique au service du peuple. C’est là une
idée fort ancienne que l’on peut qualifier de
mythique en ce sens qu’elle s’impose
préalablement à toute réflexion, et constitue le
fondement des droits de l’homme. Parlant de la
société nord-africaine, Pierre Bourdieu écrit :
« Le fondement de la justice n’est pas un code
formel, rationnel et explicite, mais le sens de
l’honneur et de l’équité. L’essentiel demeure
implicite parce qu’indiscuté et indiscutable ;
l’essentiel, c’est à dire l’ensemble des valeurs et
des principes que la communauté affirme par son
existence même et qui fondent les actes de la
jurisprudence.60 »
Il est aisé de passer des principes et des valeurs que
la communauté affirme par son existence, aux
principes et aux valeurs que l’humanité affirme, de
son côté, par son existence propre en tant que

59
Emission du 3.11.2004.
60
Esquisse d’une théorie de la pratique, 1972.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 61

totalité organique et solidaire. Même si on les


considère comme totalement laïcisés, les droits de
l’homme sont inséparables d’un certain nombre
d’actes de foi. Jacques Maritain, qui a rassemblé et
résumé les principes généraux qui constituent les
fondements des droits de l’homme, reconnaît qu’ils
exigent ce qu’il appelle une foi séculière
démocratique. Cette foi est aussi requise pour
admettre que la volonté générale, en toutes
circonstances, concourt au bien commun.
La définition et la reconnaissance de l’individu
relèvent, elles aussi, du domaine religieux sans
lequel elles n’auraient pu apparaître. C’est surtout
l’action du christianisme qui fut déterminante en ce
domaine. Ce ne sont donc pas seulement les Etats
totalitaires qui relèvent, en partie, du domaine
religieux ; les démocraties libérales modernes ne
sont pas totalement laïcisées, elles non plus, mais
reposent sur des mythes, exigent des actes de foi61
et déterminent l’existence de nombreux lieux
saints, en commençant par l’isoloir qui permet au
citoyen de voter, pour finir par les Parlements qui
permettent aux représentants du peuple de
légiférer, en passant par les écoles, les universités,
les tribunaux, les ministères qui sont autant de

61
Si T.Todorov a raison d’écrire que «le scientisme exige un acte de
foi (la foi en la raison, disait Renan) et que c’est en cela qu’il
appartient non à la famille des sciences, mais à celle des religions»,
cela est encore plus vrai des démocraties libérales qui, elles, exigent
beaucoup plus qu’un seul acte de foi.» Mémoire du mal, tentation du
bien, op. cit.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 62

lieux sacrés que l’on ne foule pas sans précautions


particulières.
La religion, telle que nous la définirons dans cet
essai, n’est pas toujours aussi dramatique que le
laisse entendre le premier exemple ci-dessus, ni
aussi intellectuelle et hautement éthique que le
christianisme en donne trop souvent l’image.
Plusieurs pays d’Europe ont gardé un rapport au
domaine religieux beaucoup plus direct, simple et
vivant. C’est le cas de la cité italienne de San
Martino in Pensilis qui est partagée depuis toujours
en deux clans, celui des Giovanni et celui des
Giovanotti. Chaque année, une grande fête est
organisée, le 30 avril ; elle culmine dans une
procession où les habitants promènent dans les
rues de la ville la statue du saint patron. Toute la
question est de savoir qui aura l’honneur de
convoyer la statue du saint, les Giovanni ou les
Giovanotti ? Pour le savoir, une course de chars
tirés par des bœufs est organisée. Le curé bénit les
concurrents et donne le signal du départ. La
religion tient ici de la fête populaire et de l’épreuve
sportive, mais on pressent, par l’importance que
revêt ce rituel pour les deux clans en présence, que
l’honneur d’offrir au saint son char et ses bœufs est
riche de conséquences sociales concrètes, de
prestige, de prospérité, de fécondité peut-être.
Au fond d’eux-mêmes, les Européens ont gardé
des convictions, des pratiques, des comportements
venus d’un lointain passé pré-chrétien. L’historien
de la religion doit rendre compte non pas des
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 63

croyances officielles extérieures et imposées, mais


de ces convictions intimes qui résultent
d’incessants métissages entre paganisme et
christianisme, entre traditions populaires et
enseignement théologique. C’est cela qui engage
vraiment les Européens, cela pour quoi ils sont
prêts à donner leur vie et leurs biens, cela qui
constitue la religion des Européens.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 64
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 65

2. Jalons littéraires
Marsile Ficin
Dans la préface de sa Théologie platonicienne
(1482)62, dédiée à Laurent de Médicis, le
philosophe florentin Marsile Ficin (1433-1499) ne
cache pas son admiration pour Platon. Ce n’était
pas sans risques : en 1468, le pape Paul II avait
dissous l’Académie romaine et déclaré hérétique
quiconque prendrait le nom d’académicien. Il y
avait donc quelque audace à parler de Platon et
surtout de théologie plutôt que de philosophie
platonicienne. M. Ficin renvoie ses détracteurs
potentiels à saint Augustin qui, dans son De vera
religione, admet qu’il faudrait peu de choses pour
que les platoniciens soient reconnus comme de
véritables chrétiens. Si l’on peut parler d’une
théologie platonicienne, c’est que « Platon ne traite
de morale, de dialectique, de mathématique ou de
physique, sans immédiatement ramener tout, dans
un sentiment de profonde piété, à la contemplation
et au culte de Dieu. »
La référence à Platon répond encore à une autre
intention : les esprits dépravés, par quoi il faut
entendre ceux qui refusent de se soumettre à la loi
divine, seront sans doute sensibles aux arguments
platoniciens qui « appuient solidement la religion »

62
Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, Paris 1964
(Tomes I et II) et 1970 (tome III).
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 66

puisqu’en effet il n’est pas possible de séparer la


sainte religion de l’étude de la philosophie. Ces
deux premiers emplois de religion ont le mérite de
situer le terme dans une problématique très précise,
celle des rapports entre la doctrine chrétienne et la
sagesse antique de nature à la fois philosophique et
théologique. C’est justement le concept de religion
qui permet à M. Ficin de les unir, car pour lui,
selon Marcel de Gandillac, « le mérite
exceptionnel du platonisme tel qu’il l’entend –
héritier d’une sagesse plusieurs fois millénaire –
est d’enseigner aux hommes le genre même de la
religion, les préparant ainsi à recevoir l’espèce la
meilleure à l’intérieur du genre.63 »
Le point de départ de l’analyse ficinienne est l’idée
de la supériorité de l’homme sur l’animal64. En
quoi consiste cette supériorité, se demande le
philosophe ? Tout d’abord en ceci que l’homme «
excelle par le génie des arts et du gouvernement »,
et décide lui-même de la finalité de ses œuvres. Il
n’agit pas comme « un instrument au service d’un
autre ouvrier », à la manière des animaux qui
servent « d’instruments à l’habileté de la nature
plutôt qu’ils ne possèdent la maîtrise de l’art
même ». Pourtant les bêtes ne sont pas totalement
dépourvues de cette habileté. Cette première
réponse n’est donc pas entièrement satisfaisante.
« Il faut que l’espèce humaine, puisqu’elle est

63
HPP II.
64
Livre 14, ch. IX.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 67

distincte de celle des animaux, possède une


perfection distincte et propre qui ne soit le partage
d’aucune bête en aucune manière. Sera-ce la
parole ? Mais les bêtes imitent la parole par le
geste, le cri et le chant. La raison ? Oui, mais pas
toute opération de la raison. Car il y a aussi chez
les bêtes des traces de raison pratique qui sont des
indices d’art et de gouvernement. » Les bêtes sont
capables d’observer les phénomènes naturels et
d’en tirer les conséquences : « elles guérissent
leurs maladies par le choix de leur nourriture et de
certains remèdes ». Ce qui manifeste la supériorité
de l’homme sur l’animal, c’est la contemplation du
divin. La qualité qui le distingue des animaux, celle
qu’il possède en propre, c’est la religion : Ea
religio est. Per religionem igitur est perfectissimus
– « c’est par la religion qu’il est le plus parfait. »
Cette capacité est commune à tous les hommes car
tous honorent Dieu toujours et partout en pensant à
la vie future. Les opinions, les tendances, les
coutumes varient toutes à l’exception de la
religion. M. Ficin en propose la définition
suivante :
« L’instinct commun et naturel à tous les
peuples, en vertu duquel partout et toujours une
providence, reine du monde, est conçue et
honorée.65 »
Il s’agit ici d’une définition encore traditionnelle
de la religion, ce qui permet au traducteur de
rendre le mot religio par sentiment religieux. Ce
65
Théologie platonicienne, tome II.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 68

sentiment naturel de piété a trois causes : 1o une


sagacité naturelle, infuse en l’homme; 2o des
raisons philosophiques qui permettent de remonter
du plan de l’édifice jusqu’à la prévoyance de
l’architecte; 3o les prophéties et les miracles. A
l’appui de son argumentation, Ficin rappelle que
les plus religieux de tous les hommes, assavoir les
mages de la Perse, les prêtres égyptiens, les
prophètes hébreux, les orphiques, les philosophes
pythagoriciens et les premiers théologiens
chrétiens, possédaient tous une sagesse admirable
et une incomparable sainteté : « Il y a un très grand
nombre de savants philosophes barbares, grecs,
latins, ajoute-t-il, qui sans exceller autant que ceux
que je viens de rappeler […] ont eu néanmoins
pendant leur vie une conduite irréprochable et
n’ont pas hésité à se montrer favorables aux
religions. » Le pluriel se retrouve quelques lignes
plus bas lorsque Ficin cite l’exemple des
philosophes de l’antiquité qui, tout impies qu’ils
aient été, ont parfois été « forcés sur le plan naturel
d’approuver les religions sur certains points. »
Faut-il entendre le pluriel religions comme nous
utilisons ce mot aujourd’hui en parlant par
exemple des grandes religions ? Ce n’est pas
certain. Le mot pourrait renvoyer aux cérémonies
et aux rites qui varient d’un culte à l’autre :
« En aucun lieu et à aucune époque, la religion
n’a connu d’interruption, bien que, selon les
temps et les lieux, Dieu ait été honoré d’une
manière différente. Cette diversité des
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 69

intelligences humaines résulte des opinions […].


L’intelligence humaine étant divine par sa
nature, est portée à connaître Dieu, à l’honorer et
à le craindre, comme elle est portée de sa nature
à aimer le bien et à éviter le mal. Toutefois, par
le libre choix de sa délibération, elle varie les
rites du culte divin, comme elle se dirige vers le
bien par divers sentiers selon son choix.66 »
Le philosophe conclut ses développements sur la
religion en montrant que l’amour de l’homme pour
Dieu l’emporte sur la connaissance humaine de
Dieu « parce que personne ne connaît
véritablement Dieu » et que l’amour « unit
l’intelligence à la divinité d’une manière plus
rapide, plus profonde et plus solide que la
connaissance ». La connaissance sépare alors que
l’amour réunit. C’est pourquoi la religion qui
consiste tout entière dans l’amour est plus éloignée
de l’erreur que toutes les autres sciences humaines
et elle l’est d’autant plus qu’elle unit les hommes à
Dieu, la souveraine vérité. Cette conception de la
religion n’est pas propre au christianisme : les
platoniciens la connaissaient déjà. Selon Ficin cette
citation du De abstinentia animalium de Porphyre
le démontre : « L’âme devient pure en cherchant
Dieu ; en aimant Dieu, elle devient Dieu. »

66
Ibid. p.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 70

Jean Calvin
La première édition latine de l’œuvre maîtresse de
Jean Calvin, publiée en 1536 à Bâle, porte le titre
de Institutio Religionis Christianae. Cinq ans plus
tard, elle paraît en français, à Genève, avec un titre
identique : Institution de la religion chrétienne. Le
terme de religion apparaît donc en bonne place.
Son sens est proche de celui que lui a donné
Marsile Ficin : « Puisque donc, dès le
commencement du monde, il n’y a eu ni pays, ni
ville, ni maison qui se soit pu passer de religion, en
cela on voit que tout le genre humain a confessé
qu’il y avait quelque sentiment de divinité engravé
en leurs cœurs.67 » Pour Calvin, la religion est donc
ce sentiment de divinité gravé au cœur de tout
homme. Mais ce qui compte par-dessus tout pour
le Réformateur, c’est la vraie et pure religion dont
il donne la définition suivante : « La foi conjointe
avec une vive crainte de Dieu, en sorte que la
crainte comprenne sous soi une révérence
volontaire et tire avec soi un service tel qu’il
appartient et tel que Dieu même l’ordonne en sa
loi. »68
Mais la religion n’est pas un domaine particulier de
l’existence humaine qu’il faudrait distinguer de
tous les autres car « tout ce que nous entreprenons
et faisons se doit rapporter à Dieu. » De même,
l’idée qu’il puisse exister plusieurs religions est

67
Institution de la religion chrétienne I,3,1.
68
Inst. I,2,2.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 71

étrangère à Calvin pour lequel « la vraie


connaissance de Dieu ne peut subsister sans Jésus-
Christ » ; en dehors de lui, il n’y a que «
connaissance ombrageuse, superstitions lourdes et
énormes.69 »

Nicolas Machiavel
La fin du Moyen Age voit apparaître une
séparation progressive et une particularisation du
domaine religieux par rapport à tous les autres
domaines de la vie sociale. On pourrait considérer
toute l’œuvre de Nicolas Machiavel (1469-1527)
comme une illustration de ce mouvement, en Italie,
à la fin du 15e et au début du 16e siècle. Il est vrai
que, dans ce pays, cette distinction ne s’opère pas
seulement dans les esprits, mais qu’elle s’inscrit au
niveau territorial par l’opposition entre les
principautés civiles et les principautés
ecclésiastiques. Elles ne sont pas de même nature,
tant il est vrai que les secondes sont « soutenues
par la grande ancienneté qui est dans les
institutions de la religion. » C’est un premier
indice intéressant du concept de religion tel qu’il
est utilisé par Machiavel : la religion est une
structure sociale qui bénéficie d’une longue durée
et qui échappe en partie à la précarité et au
changement dont pâtissent nécessairement toutes
les autres structures de la société :

69
Inst. II,2,6.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 72

« [Les principautés ecclésiastiques] sont


soutenues par la grande ancienneté qui est dans
les institutions de la religion, lesquelles sont si
puissantes et de telle nature que leurs princes
restent en place, de quelque sorte qu’ils se
comportent et qu’ils vivent. Ceux-là seulement
ont des territoires et ne les défendent point, ils
ont des sujets et ne les gouvernent point ; et leurs
Etats ont beau n’être pas défendus, on ne les leur
ôte point, et leurs sujets ont beau n’être pas
gouvernés, ils ne s’en soucient point, ni ne
pensent ni ne peuvent se soustraire à leur
gouvernement. Seules donc ces Principautés sont
sûres et heureuses. Mais comme elles sont
gouvernées par raison supérieure à quoi l’esprit
humain ne peut atteindre, je laisserai d’en parler ;
car étant élevées et maintenues par Dieu, ce
serait un tour d’homme présomptueux et
téméraire d’en discourir.70 »
Machiavel admet que la religion puisse être un
ciment social très efficace et il reconnaît ce fait
alors même que l’influence de l’Eglise romaine
faiblit en Italie, dans les esprits comme dans les
institutions. C’est justement ce qui lui permet
d’envisager le fait religieux du dehors. Si le
christianisme avait correctement fonctionné dans le
jeu politique italien, comme l’ancienne religion
romaine l’avait fait pendant des siècles avant lui,
personne ne se serait enhardi à le considérer de
cette manière. C’est sa décadence qui l’a mis hors
jeu, alors qu’au temps des croisades les sentiments

70
Le Prince, p. 322.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 73

étaient très différents : « Beaucoup de rois et de


peuples y contribuèrent de leur argent et plusieurs
particuliers firent cette guerre sans recevoir aucune
rétribution, tant était grand alors le pouvoir de la
religion sur l’esprit des hommes.71 »
A ces idées de structure politique et de ciment
social, Machiavel en ajoute une nouvelle fort
intéressante : celle de système. Analysant la
religion des Romains, Machiavel remarque que la
religion constitue un système cohérent de
croyances et de rites. C’est la raison pour laquelle
« les princes ou les républiques qui veulent se
maintenir à l’abri de toute corruption doivent, sur
toutes choses, conserver dans toute sa pureté la
religion et ses cérémonies, et entretenir le respect
dû à leur sainteté, parce qu’il n’y a pas de signe
plus assuré de la ruine d’un Etat que le mépris du
culte divin. Cela est facile à comprendre quand
on connaît la base sur laquelle est fondée la
religion d’un pays. En effet, toute religion a un
point principal sur lequel est appuyé tout son
système. La religion des gentils était fondée sur
les réponses des oracles, et sur la secte des
augures et des aruspices ; toutes leurs autres
cérémonies, sacrifices, rites, en dépendaient
uniquement. Ils croyaient facilement que le dieu
qui pouvait prédire ou le bien ou le mal avait
encore le pouvoir de l’opérer. De là les temples,
les sacrifices, les supplications et les cérémonies,
employés pour honorer les dieux, par quoi,
l’oracle de Délos, le temple de Jupiter Ammon,

71
Histoires florentines, in : Œuvres complètes p. 971
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 74

d’autres oracles aussi fameux, remplissaient le


monde d’étonnement et de dévotion. Mais quand
ceux-ci eurent appris à ne parler que
conformément aux désirs des princes, et que leur
fraude fut découverte, les hommes devinrent
incrédules et dès lors capables de troubler tout
bon ordre établi.72 »
Machiavel applique ce critère au christianisme et
reproche à l’Eglise romaine de ne pas avoir
maintenu en leur pureté les principes de son
fondateur : « Quiconque examinera les principes
sur lesquels [la religion chrétienne] est fondée et
combien la pratique qu’on en fait en est éloignée
jugera que l’heure est sans doute proche ou de sa
chute ou du fléau. » C’est dire que Machiavel
envisage froidement ou la fin du christianisme ou
son jugement par Dieu lui-même73.
Machiavel est très critique envers la papauté qu’il
accuse d’être à l’origine des malheurs de l’Italie,
car elle n’a pas eu suffisamment de puissance
politique pour unifier le pays, mais assez pour
empêcher tout autre d’y parvenir. C’est la cour
pontificale qui a « détruit en Italie tout sentiment
de piété et de religion. De là des dérèglements, des
désordres à l’infini. » C’est pourquoi Machiavel
souhaite, lui aussi, une réforme de l’Eglise, moins
par souci de la pureté de la foi que par intérêt
politique. Pour rendre son crédit au christianisme,

72
Discours sur la première Décade de Tite-Live, in : Œ u v r e s
complètes, p. 414.
73
Ibid. p. 415.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 75

il est nécessaire de le ramener à ses principes,


comme l’ont fait « saint François et saint
Dominique. Ceux-ci, par la pauvreté dont ils firent
profession, et par l’exemple du Christ qu’ils
prêchèrent, ravivèrent [la religion chrétienne] dans
les cœurs où elle était déjà bien éteinte.74 » Peu
importe, pour Machiavel, qu’une religion soit vraie
ou fausse ; seul compte le fait qu’elle garde son
efficacité et c’est aux princes d’y veiller :
« Ainsi donc, il est du devoir des princes et des
chefs d’une république de maintenir sur ses
fondements la religion qu’on y professe ; car,
alors rien de plus facile que de conserver son
peuple religieux, et par conséquent bon et uni.
Aussi tout ce qui tend à favoriser la religion doit-
il être bienvenu, quand même on en reconnaîtrait
la fausseté ; et on le doit d’autant plus qu’on a
plus de sagesse et de connaissance de la nature
humaine.75»
Machiavel nous entraîne loin du sentiment de
divinité gravé au cœur des hommes ; il sécularise
la religion dont l’utilité réelle, indépendante de sa
vérité ou de son erreur, est de garder le peuple
d’une cité bon et uni pour autant que les
fondements de cette religion et sa cohérence soient
respectés et assurés, ce qui est le devoir premier du
prince.

74
Ibid. p. 610.
75
Ibid. p. 415.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 76

Thomas More
Au moment même où Machiavel est contraint aux
loisirs forcés qui lui permettent d’écrire le Prince
et le Discours sur la première Décade de Tite-Live,
en Angleterre un humaniste et un diplomate,
Thomas More, résume ses convictions et tire parti
de ses expériences politiques dans son Utopie,
publiée en 1516. Ses hautes fonctions politiques lui
ont donné accès à des sources d’information
privilégiées qui lui ont permis de mesurer toute
l’importance des découvertes faites par les grands
navigateurs. Le héros de l’Utopie est justement
l’un de ces Portugais « dévorés par la passion de
courir le monde », un compagnon de fortune du
navigateur florentin Amerigo Vespucci (1454-
1512) qu’il n’a pas quitté un instant « pendant les
trois derniers des quatre voyages dont on lit partout
la relation. » L’Utopie démontre que son auteur est
non seulement informé de la diversité des langues,
des cultures et des croyances, mais qu’il a su tirer
les conséquences théologiques et politiques des
informations dont il disposait : l’Utopie est la
charte de la société pluraliste !
La règle, en Utopie, c’est la diversité des
religions ; elles « varient non seulement d’une
province à l’autre, mais encore dans les murs de
chaque ville. » Retenons une première opposition
entre superstition et religion. La seconde l’emporte
sur la première par sa rationalité ; sa vérité ne peut
que s’imposer par elle-même et de manière
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 77

pacifique : « Le fondateur de l’empire ne proscrivit


pas le prosélytisme qui propage la foi au moyen du
raisonnement, avec douceur et modestie ; qui ne
cherche pas à détruire par la force brutale la
religion contraire, s’il ne réussit pas à persuader ;
qui enfin n’emploie ni la violence ni l’injure.76 »
L’intolérance et le fanatisme furent au contraire
punis de l’exil ou de l’esclavage, car lorsque les
passions se donnent libre cours et conduisent à la
controverse et au tumulte des armes, « il arrive que
la meilleure et la plus sainte religion finisse par
être enterrée sous une foule de superstitions vaines,
ainsi qu’une belle moisson sous les ronces et les
broussailles. » Avec un humour féroce, More
donne en exemple l’intolérance d’un converti
chrétien :
« Récemment baptisé, il prêchait en public,
malgré nos conseils, avec plus de zèle que de
prudence. Entraîné par sa bouillante ferveur, il ne
se contentait pas d’élever au premier rang la
religion chrétienne, il damnait incontinent toutes
les autres, vociférant contre leurs mystères qu’il
traitait de profanes, contre leurs sectateurs qu’il
maudissait comme des impies et des sacrilèges
dignes de l’enfer. Ce néophyte, après avoir
déclamé longtemps sur ce ton-là, fut arrêté, non
pas sous la prévention d’outrage au culte, mais
comme ayant excité du tumulte parmi le
peuple.77 »

76
L’Utopie, Paris 1965, p. 162.
77
Ibid. p. 161.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 78

Avant l’arrivée du fondateur de l’empire, les


indigènes étaient en guerre continuelle au sujet de
la religion et leurs divisions facilitèrent
grandement sa victoire. Pour ramener la sécurité et
la paix, ce fondateur appliqua le seul véritable
remède : la liberté religieuse. La religion, pour T.
More comme pour Machiavel, est une nécessité
sociale. Celui qui pense que l’âme meurt avec le
corps ou qu’il n’existe aucune providence dégrade
la nature humaine :
« [Les Utopiens] ne donnent pas le nom
d’homme à celui qui nie ces vérités et qui ravale
la nature sublime de son âme à la vile condition
d’un corps de bête ; à plus forte raison, ne
l’honorent-ils pas du titre de citoyen, persuadés
que, s’il n’était pas enchaîné par la crainte, il
foulerait aux pieds, comme un flocon de neige,
les mœurs et les institutions sociales. Qui peut
douter en effet qu’un individu qui n’a d’autre
frein que le code pénal, d’autre espérance que la
matière et le néant, ne se fasse un jeu d’éluder
adroitement et en secret les lois de son pays ou
de les violer par la force, pourvu qu’il contente
sa passion et son égoïsme ? A ces matérialistes,
on ne rend aucun honneur, on ne communique
aucune magistrature, aucune fonction publique.
On les méprise comme des êtres d’une nature
inerte et impuissante.78 »
Pour T. More, la vérité de la religion n’est ni
évidente ni assurée. On peut imaginer que toutes
les religions soient fausses, à l’exception d’une

78
Ibid. p. 163
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 79

seule, mais c’est seulement avec de la douceur et


de la raison que sa vérité finira par apparaître, se
dégageant elle-même lumineuse et triomphante de
la nuit de l’erreur. Il se pourrait même que la
diversité des religions soit voulue par Dieu :
« Utopus, en décrétant la liberté religieuse, n’avait
pas seulement en vue le maintien de la paix que
troublaient naguère des combats continuels et des
haines implacables, il pensait encore que l’intérêt
de la religion elle-même commandait une pareille
mesure. Jamais il n’osa rien affirmer
témérairement en matière de foi, incertain si Dieu
n’inspirait pas lui-même aux hommes des
croyances diverses afin d’éprouver, pour ainsi dire,
cette grande multitude de cultes variés.79 »
La faveur de T. More en matière de religion paraît
aller au déisme le moins dogmatique :
« La plus grande partie des habitants, qui est
aussi la plus sage, reconnaît un seul Dieu,
éternel, immense, inconnu, inexplicable, au-
dessus des perceptions de l’esprit humain,
remplissant le monde entier de sa toute-puissance
et non de son étendue corporelle. Ce Dieu, ils
l’appellent Père ; c’est à lui qu’ils rapportent les
origines, les accroissements, les progrès, les
révolutions et les fins de toutes choses. C’est à
lui seul qu’ils rendent les honneurs divins. Au
reste, malgré la diversité de leurs croyances, tous
les Utopiens conviennent de ceci : qu’il existe un
être suprême, à la fois Créateur et Providence.

79
Ibid. p. 162.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 80

[…] Quelle que soit la forme que chacun affecte


à son Dieu, chacun adore sous cette forme la
nature majestueuse et puissante, à qui seule
appartient, du consentement général des peuples,
le souverain empire de toutes choses.80 »
Pour T. More, la religion chrétienne est une
religion parmi d’autres. Elle est peut-être cette
seule religion véritable que le temps, la douceur et
la raison viendront confirmer, mais cela n’est
jamais formellement affirmé dans l’Utopie. Ce qui
inspira aux Utopiens un vif intérêt pour le
christianisme, ce fut « le récit de la vie des
premiers apôtres, si chère à Jésus-Christ, et
actuellement encore en usage dans les sociétés des
vrais et parfaits chrétiens.81 » Rien d’étonnant pour
un homme qui a critiqué son siècle « où l’argent
est le dieu et la mesure universelle82 » et qui a
inspiré la célèbre formule à chacun selon ses
besoins 83.

Un nouveau concept de religion


Un nouveau concept de religion ressort des
œuvres de Machiavel et de Thomas More. Il
comprend les éléments suivants :

80
Ibid. pp. 159 s.
81
Ibid. p. 161.
82
Ibid. p. 91.
83
«Chaque père de famille va chercher au marché ce dont il a besoin
pour lui et pour les siens. Il emporte ce qu’il demande, sans qu’on
exige de lui ni argent, ni échange» (L’Utopie, p. 97).
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 81

1. La religion est une structure sociale parmi


d’autres ; elle est nécessaire à la vie
politique car elle assure la cohésion du
groupe humain, mais à la condition de rester
fidèle à ses principes fondateurs.
2. La religion se caractérise par son
universalité et son ancienneté.
3. L’efficacité de la religion l’emporte sur sa
vérité, car celle-ci ne peut pas être
démontrée sinon par ses effets sur les
mœurs.
4. La religion a un caractère rationnel qui lui
permet de constituer un système cohérent de
croyances et de rites.
5. Il existe une multiplicité de religions ;
aucune ne peut prétendre être plus vraie que
les autres.
6. Pour More, la forme la plus convaincante
de la religion est le déisme qui tend à
identifier Dieu à la Nature majestueuse et
puissante à qui seule appartiennent l’empire
et la souveraineté sur tous les êtres.
Des œuvres de Machiavel et de T. More, le
concept de religion sort dégagé de sa gangue
métaphysique, et même tautologique, car dire que
la religion est un instinct commun et naturel ou
qu’elle naît d’un sentiment de divinité gravé dans
le cœur humain, c’est tenir pour acquis ce qu’il
faudrait justement démontrer. Mais ces deux
auteurs ne nous renseignent pas sur l’origine de la
religion ni sur les causes de son pouvoir sur l’esprit
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 82

humain. L’ancienneté n’explique pas tout :


beaucoup de connaissances dont l’ancienneté ne
fait aucun doute apparaissent au contraire vieillies,
insatisfaisantes et inefficaces. Si nos deux auteurs
constatent l’un et l’autre la multiplicité des
religions et l’admettent comme un fait établi, ils ne
disent rien des causes de ces variations infinies.
Ces réserves étant faites, convenons que Machiavel
et T. More ont contribué à introduire en Occident
la possibilité de considérer la religion du dehors,
c’est à dire avec une certaine objectivité. Beaucoup
de leurs remarques, profondes et judicieuses, ne
cesseront pas d’être reprises, développées et
commentées au cours des siècles. En sécularisant
la religion, ils en ont permis une étude plus
rationnelle et ont ouvert la voie à la formation
d’une véritable science de la religion.

Emile Durkheim
Les sociologues ont retenu l’idée que la religion
forme un système. Ainsi Emile Durkheim pour
lequel la religion est « un système plus ou moins
complexe de mythes, de dogmes, de rites, de
cérémonies. » L’existence d’un point principal
autour duquel est organisé tout le système est
également reprise : « chaque groupe homogène de
choses sacrées ou même chaque chose sacrée de
quelque importance constitue un centre
d’organisation autour duquel gravite un groupe de
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 83

croyances et de rites.84 » Mais le prolongement le


plus frappant des idées de Machiavel est de
considérer la religion comme un phénomène
social. Analysant le totémisme australien, E.
Durkheim perçoit que le totem est un symbole et il
se demande ce qu’il symbolise exactement.
« D’une part, il [le totem] est la forme extérieure
et sensible de ce que nous avons appelé le
principe ou le dieu totémique. Mais d’un autre
côté, il est aussi le symbole de cette société
déterminée qu’on appelle le clan. C’en est le
drapeau ; c’est le signe par lequel chaque clan se
distingue des autres, la marque visible de sa
personnalité, marque que porte tout ce qui fait
partie du clan à un titre quelconque, hommes,
bêtes et choses. Si donc il est, à la fois, le
symbole du dieu et de la société, n’est-ce pas que
le dieu et la société ne font qu’un ? Comment
l’emblème du groupe aurait pu devenir la figure
de cette quasi divinité, si le groupe et la divinité
étaient deux réalités distinctes ? Le dieu du clan,
le principe totémique, ne peut donc être autre
chose que le clan lui-même, mais hypostasié et
représenté aux imaginations sous les espèces
sensibles du végétal ou de l’animal qui sert de
totem.85 »
Il n’est pas exact, estime encore E. Durkheim, que
les hommes aient attendu de la religion une
représentation correcte de l’univers physique. Si tel
avait été le cas, on ne comprendrait pas qu’elle se

84
Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris 1968, pp. 49, 57.
85
Ibid. pp. 294 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 84

soit maintenue pendant des millénaires puisque,


sous ce rapport, elle n’est qu’un tissu d’erreurs. A
vrai dire, la religion répond à une tout autre
attente :
« Elle est avant tout un système de notions au
moyen desquelles les individus se représentent la
société dont ils sont membres, et les rapports,
obscurs mais intimes, qu’ils soutiennent avec
elle. Tel est son rôle primordial ; et, pour être
métaphorique et symbolique, cette représentation
n’est pourtant pas infidèle. Elle traduit, au
contraire, tout ce qu’il y a d’essentiel dans les
relations qu’il s’agit d’exprimer : car il est vrai
d’une vérité éternelle qu’il existe en dehors de
nous quelque chose de plus grand que nous, et
avec quoi nous communiquons.86 »
Durkheim retrouve plus directement encore
l’enseignement de Machiavel lorsqu’il parle de
l’efficacité des rites :
« On peut être assuré par avance que les
pratiques du culte, quelles qu’elles puissent être,
sont autre chose que des mouvements sans portée
et des gestes sans efficacité. Par cela seul
qu’elles ont pour fonction apparente de resserrer
les liens qui attachent le fidèle à son dieu, du
même coup elles resserrent réellement les liens
qui unissent l’individu à la société dont il est
membre, puisque le dieu n’est que l’expression
figurée de la société.87»

86
Ibid. p. 323.
87
Ibid.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 85

Socialité et sacralité : Marcel Mauss et


Henri Hubert
Dans une introduction à « L’analyse de quelques
phénomènes religieux », Henri Hubert et Marcel
Mauss énoncent en ces termes  la thèse centrale de
l’école sociologique française :
« Aussi bien disions-nous que les choses sacrées
sont choses sociales. Même nous allons
maintenant plus loin. A notre avis est conçu
comme sacré tout ce qui, pour le groupe et ses
membres, qualifie la société. Si les dieux chacun
à leur heure sortent du temple et deviennent
profanes, nous voyons par contre des choses
humaines, mais sociales, la patrie, la propriété, le
travail, la personne humaine y entrer l’une après
l’autre.88 »
Nous reviendrons sur cette profonde remarque
dans la suite de nos recherches mais, pour l’instant,
contentons-nous de signaler que si l’on peut
admettre, dans une première approximation, que la
religion soit coextensive au social, ce n’est pas vrai
de toute la religion, comme ce ne l’est pas non plus
de tout le social. D’importants domaines spirituels
sont étrangers au social et parfois même
directement en contradiction avec lui, tout comme
une infinie variété d’actes sociaux n’ont aucun
caractère sacré ou religieux. Il faut donc introduire
dans notre analyse une contrainte qui pousse la
société à sécréter de la religion, comme le corps est

88
Préface aux Mélanges d’histoire des religions, Paris 1909.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 86

poussé, dans certaines circonstances, à sécréter de


l’adrénaline ; dans l’un et l’autre cas, il s’agit de ce
que nous appelons vulgairement le stress.
Durkheim l’avait bien pressenti comme le
montrent les lignes suivantes :
« En même temps qu’une discipline spirituelle,
toute religion est une sorte de technique qui
permet à l’homme d’affronter le monde avec
plus de confiance. Même pour le chrétien, Dieu
le Père n’est-il pas le gardien de l’ordre
physique, aussi bien que le législateur et le juge
de la conduite humaine ?89 »

Henri Bergson
Permettre aux Européens d’affronter le monde
avec confiance, tel est sans doute le but suprême de
leur religion. Henri Bergson, dans son analyse de
La religion statique admet lui, aussi comme faits
établis, qu’il n’y a jamais eu de société sans
religion et que l’animal ignore la superstition :
« Force nous est donc d’en prendre notre parti.
L’homo sapiens, seul doué de raison, est le seul
aussi qui puisse suspendre son existence à des
choses déraisonnables. 90 » Mettre la superstition au
compte d’une mentalité primitive n’est pas une
solution satisfaisante car elle laisse sans réponse «
la question de savoir comment des croyances ou
des pratiques aussi peu raisonnables ont pu et

89
Les formes élémentaires de la vie religieuse, pp. 271 s.
90
Les deux sources de la morale et de la religion, Paris 1932, pp. 105-
222.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 87

peuvent encore être acceptées par des êtres


intelligents » :
« La structure de l’esprit restant la même,
l’expérience acquise par les générations
successives, déposée dans le milieu social et
restituée par ce milieu à chacun de nous, doit
suffire à expliquer pourquoi nous ne pensons pas
comme le non-civilisé, pourquoi l’homme
d’autrefois différait de l’homme actuel. L’esprit
fonctionne de même dans les deux cas, mais il ne
s’applique peut-être pas à la même matière,
probablement parce que la société n’a pas, ici et
là les mêmes besoins.91 »
Bergson admet volontiers l’existence de
représentations collectives déposées dans les
institutions, le langage et les mœurs, telles que les
ont décrites Marcel Mauss et Paul Fauconnet dans
leur article de la Grande Encyclopédie de 1901,
mais il ne croit pas que l’intelligence sociale
qu’elles constituent toutes ensemble puisse
s’opposer en quoi que ce soit à l’intelligence
individuelle : « Comment la nature, en faisant de
l’homme un animal politique, aurait-elle disposé
les intelligences humaines de telle manière qu’elles
se sentent dépaysées quand elles pensent
politiquement ? […] Le bon sens, qu’on pourrait
appeler le sens social, est donc inné à l’homme
normal, comme la faculté de parler, qui implique
également l’existence de la société et qui n’en est

91
Ibid. p. 107.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 88

pas moins dessinée dans les organismes


individuels. »
Selon Bergson, les superstitions sont engendrées
par l’imagination et, plus particulièrement, par la
fabulation ou la fiction :
« Considérons alors, dans le domaine vaguement
et sans doute artificiellement délimité de
l’imagination, la découpure naturelle que nous
avons appelée fabulation, et voyons à quoi elle
peut bien s’employer naturellement. De cette
fonction relèvent le roman, le drame, la
mythologie avec tout ce qui la précéda. Mais il
n’y a pas toujours eu des romanciers et des
dramaturges, tandis que l’humanité ne s’est
jamais passée de religion. Il est donc
vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout
genre sont venus par surcroît, profitant de ce que
l’esprit savait faire des fables, mais que la
religion était la raison d’être de la fonction
fabulatrice : par rapport à la religion, cette
faculté serait effet et non pas cause. Un besoin,
peut-être individuel, en tout cas social, a dû
exiger de l’esprit ce genre d’activité.
Demandons-nous quel était le besoin.92 »
Ce besoin était que l’intelligence, représentant un
danger pour les individus et pour l’espèce, il fallait
la retenir sur une pente dangereuse par le moyen le
plus adéquat qui était justement la fiction, seule
capable d’imiter suffisamment la réalité pour
modifier l’action : « Une expérience
systématiquement fausse, se dressant devant

92
Ibid. p. 112.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 89

l’intelligence, pourra l’arrêter au moment où elle


irait trop loin dans les conséquences qu’elle tire de
l’expérience vraie. » Cela expliquerait que seuls
des êtres intelligents puissent être superstitieux !
Ce développement conduit Bergson à une première
définition de la religion :
« La religion est une réaction défensive de la
nature contre le pouvoir dissolvant de
l’intelligence.93 »
Dans les sociétés primitives qui ne disposent pas
de lois et de codes, mais seulement de coutumes, la
cohésion sociale sera établie par le respect des
usages : « Tout ce qui est habituel aux membres du
groupe, tout ce que la société attend des individus,
devra donc prendre un caractère religieux, s’il est
vrai que par l’observation de la coutume et par elle
seulement, l’homme est attaché aux autres hommes
et détaché ainsi de lui-même. » Ainsi la religion
aurait commencé par être « une précaution contre
le danger que l’on court, dès qu’on pense, de ne
penser qu’à soi. »
L’homme, doué d’intelligence, a « la faculté
d’observer sans utilité immédiate, de comparer
entre elles des observations provisoirement
désintéressées, enfin d’induire et de généraliser. »
Or, ce qu’il apprend par l’observation des êtres qui
l’entourent, c’est que tout est promis à la mort.
Cette découverte pourrait ralentir chez l’homme le
mouvement de la vie, ce qui aurait pour effet de

93
Ibid. p. 127.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 90

contrarier l’intention de la nature. Ces


considérations conduisent Bergson à une deuxième
définition de la religion :
« La religion est une réaction défensive de la
nature contre la représentation, par l’intelligence,
de l’inévitabilité de la mort.94 »
La mort est l’accident par excellence, mais elle
n’est pas seule à menacer la vie des individus et
des groupes : « A combien d’autres accidents la vie
humaine n’est-elle pas exposée ! » D’une manière
générale, l’intelligence permet à l’homme de
prendre conscience du risque et, généralisant ses
deux premières définitions, Bergson conclut cette
analyse de la manière suivante :
« La poussée vitale est optimiste. Toutes les
représentations religieuses qui sortent ici
directement d’elle pourraient donc se définir de
la même manière : ce sont des réactions
défensives de la nature contre la représentation,
par l’intelligence, d’une marge décourageante
d’imprévu entre l’initiative prise et l’effet
souhaité.95 »
Bergson se demande enfin d’où provient la
puissance de la fonction fabulatrice lorsqu’elle
s’exerce dans le domaine religieux. Il y a deux
raison à cela : la première est « qu’en matière
religieuse, l’adhésion de chacun se renforce de
l’adhésion de tous ». La seconde est que « la
religion renforce et discipline », qu’elle impose ces

94
Ibid. p. 137.
95
Ibid. p. 147.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 91

exercices quotidiens que sont les rites et les


cérémonies : « S’il y a des dieux, il faut leur vouer
un culte ; mais du moment qu’il y a un culte, c’est
qu’il existe des dieux. Cette solidarité du dieu et de
l’hommage qu’on lui rend fait de la vérité
religieuse une chose à part, sans commune mesure
avec la vérité spéculative.96 » Et voici la conclusion
de tout ce développement sur la religion statique :
« L’homme ne peut pas exercer sa faculté de
penser sans se représenter un avenir incertain,
qui éveille sa crainte et son espérance. Il ne peut
pas réfléchir à ce que la nature lui demande, en
tant qu’elle a fait de lui un être sociable, sans se
dire qu’il trouverait souvent son avantage à
négliger les autres, à ne se soucier que de lui-
même. Dans les deux cas, il y aurait rupture de
l’ordre normal, naturel. Et pourtant c’est la
nature qui a voulu l’intelligence, qui l’a mise au
bout de l’une des deux grandes lignes de
l’évolution animale pour faire pendant à
l’instinct le plus parfait, point terminus de
l’autre. Il est impossible qu’elle n’ait pas pris ses
précautions pour que l’ordre, à peine dérangé par
l’intelligence, tende à se rétablir
automatiquement. Par le fait, la fonction
fabulatrice, qui appartient à l’intelligence et qui
n’est pourtant pas l’intelligence pure, a
précisément cet objet. Son rôle est d’élaborer la
religion, celle que nous appelons statique et dont
nous dirions que c’est la religion naturelle, si
l’expression n’avait pris un autre sens. Nous

96
Ibid. p. 214.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 92

n’avons donc qu’à nous résumer pour définir


cette religion en termes précis. C’est une
réaction défensive de la nature contre ce qu’il
pourrait y avoir de déprimant pour l’individu et
de dissolvant dans la société, dans l’exercice de
l’intelligence.97 »

Un phénomène limité à l’Europe


Il existe manifestement depuis le 16e siècle, en
Europe, un intérêt objectif et détaché98 pour les
phénomènes religieux et cet intérêt démontre que
la religion a été progressivement distinguée de tous
les autres aspects de la vie sociale. Force nous est
pourtant d’admettre que ce phénomène de
distinction et de particularisation ne s’est pas
produit dans beaucoup d’autres cultures, sinon
dans aucune autre. Il ne faut pas considérer comme
universel un phénomène certes important, mais
limité à l’Europe. Non ! La religion au sens où
nous l’entendons aujourd’hui, à la suite d’une lente
maturation de notre propre histoire spirituelle,
n’est pas un phénomène universel et ne le sera
peut-être jamais. De plus, ce phénomène est récent
et le concept de religion doit encore gagner en
précision. Dans l’état actuel de nos connaissances,
il nous paraît hasardeux de considérer les
phénomènes religieux comme étant « le germe

97
Ibid. pp. 218 s.
98
Victor KARADY, présentation des Œuvres de Marcel Mauss.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 93

d’où tous les autres – ou, tout au moins, presque


tous les autres – sont dérivés.99 »
En contre partie, la pratique du ministère pastoral
pendant plus de quarante ans nous a convaincu
que, pour une très grande majorité d’Européens, la
religion n’est toujours que « l’hypostase de la
conscience que la société prend d’elle-même
comme entité irréductible »100 et que cela explique
l’extrême difficulté qu’il y a à transmettre les
valeurs évangéliques qui heurtent directement cette
conscience. L’école sociologique française a été
critiquée parce qu’elle défendait « une philosophie
sociale qui affirme la pérennité de la fonction
religieuse.101 » Cette critique est injustifiée tant il
est vrai que la religion est manifestement très
présente aujourd’hui dans la vie des Européens,
sous des formes certes nouvelles qu’il s’agit
précisément de repérer et de décrire. Henri Hubert
et Marcel Mauss avaient entièrement raison
d’écrire que des choses humaines, mais sociales, la
patrie, la propriété, le travail, la personne humaine
étaient entrées l’une après l’autre dans la sphère du
sacré et donc du religieux. Nous ajouterons
qu’elles y sont entrées en dehors de toute
intervention des institutions ecclésiastiques et
parfois même contre leur volonté, ce qui démontre
assez la vitalité de la religion dans l’Europe

99
Emile DURKHEIM cité par V. KARADY.
100
V. KARADY, article cité. p. XXX.
101
Ibid.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 94

actuelle et la nécessité d’une étude objective et


approfondie d’un phénomène de cette importance.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 95
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 96

3. La signification de la religion
dans l’histoire spirituelle
de l’Europe
Nous avons avancé l’hypothèse que la création du
concept de religion traduisait une intention
polémique à l’égard de l’Eglise et du pouvoir
qu’elle détenait sur la société européenne du
Moyen Age. L’apparition simultanée des concepts
d’Etat, d’économie et de laïcité est venue renforcer
cette hypothèse et nous avons vu une telle prise de
position polémique exister à coup sûr chez
Machiavel et T. More. Il nous paraît vraisemblable
que ces deux auteurs expriment un sentiment très
généralement répandu dans toute l’Europe au début
du 16e siècle.
A un moment décisif de l’histoire européenne,
l’Eglise catholique est apparue comme le garant
d’un ordre social, spirituel et politique de type
holistique – d’un ordre hiérarchique qui
subordonne le pouvoir politique au pouvoir
spirituel, le laïque au clerc, le sujet au prince, la
femme à l’homme, l’enfant à l’adulte, le païen au
chrétien. La création du concept de religion
marque la très ferme volonté des Européens de
remettre en cause cet ordre séculaire et oppressant.
Fondé probablement sur la distinction théologique
du spirituel et du temporel, mais pour la dépasser
aussitôt et la radicaliser, le concept de religion
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 97

établit une nette distinction entre les différents


domaines de la vie sociale. Le verrou représenté
par l’Eglise est éliminé. Les forces créatrices des
Européens qui se manifestent avec tant d’éclat
dans l’exploration du monde, dans l’innovation
technique, dans le renouveau intellectuel, politique,
économique et social, peuvent se donner libre
cours. La création du concept de religion répond à
ce profond besoin de liberté et de créativité qui
marque alors toute la vie des peuples en Europe.
Il serait totalement faux de penser que ces
nouveaux concepts expriment une prise de position
matérialiste. Ils traduisent plutôt une volonté
d’indépendance spirituelle, comme si les
Européens s’étaient sentis à nouveau suffisamment
sûrs de leurs moyens intellectuels et spirituels pour
prendre leurs distances par rapport à l’Eglise.
Jacques Le Goff a montré qu’à la même époque,
les Européens avaient aussi imaginé un nouveau
concept de temps. Au temps cyclique des paysans
et des théologiens, ils avaient substitué le temps
linéaire et mesurable, le temps des horlogers et des
banquiers102. Cette volonté de penser par soi-même
fut aussi l’un des thèmes fondamentaux de la
Réforme luthérienne et calviniste. Ces nouveaux
concepts exprimaient essentiellement le refus
d’une société fermée et statique. C’est pourquoi le
concept de religion est un concept clef de l’histoire
spirituelle européenne et ne doit pas être

102
Pour un autre Moyen Age, Paris 1977.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 98

abandonné. Il est lié à six garanties politiques,


sociales, intellectuelles, qui sont toutes de nature
spirituelle :
1. La garantie de l’indépendance du pouvoir
politique par rapport aux dogmes de l’Eglise
et, d’une façon plus générale, par rapport à
toute forme d’idéologie.
2. La garantie des libertés individuelles qui
s’inscriront beaucoup plus tard dans la
Déclaration des droits de l’homme.
3. La garantie de l’indépendance de
l’économie.
4. La garantie de l’indépendance de la justice
dans la recherche de normes équitables pour
régler la vie sociale – des normes qui
puissent être adaptées à des situations et à
des besoins nouveaux.
5. La garantie de la liberté de la recherche, en
particulier scientifique, et de la création
artistique.
6. La garantie de la liberté de l’information.
On peut avancer que la perte de pouvoir qui est
résulté, pour les Eglises, de la création du concept
de religion est le prix payé par la société
européenne pour obtenir ces six garanties
fondamentales. Il s’ensuit que ce concept, même
s’il n’est pas utilisable tel quel aujourd’hui, n’a
rien perdu de sa valeur. Il appartient à l’histoire de
la pensée européenne; davantage encore, il est
l’une des expressions les plus significatives de la
spiritualité des Européens. Pour lui rendre toute
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 99

son efficacité et lever les ambiguïtés qui le


desservent, il convient d’en proposer une nouvelle
définition, fondée sur de nouveaux critères.

Les quatre critères du domaine religieux


Une nouvelle définition de la religion devient
possible dès le moment où on la met en rapport
avec l’imaginaire, un terme qui sera analysé dans
le chapitre quatre. Pour l’instant, admettons que
l’imaginaire soit en étroite relation avec ce que
Marcel Mauss appelle le système des
représentations collectives, à la fois comme source
et comme expression de ce système. Un groupe
humain, quel qu’il soit, ne peut avoir conscience de
lui-même et de l’univers dans lequel il vit, sinon
par l’intermédiaire de son propre système des
représentations collectives. Ce système est en effet
actif dans tous les domaines de la connaissance,
depuis les mathématiques les plus rigoureuses
jusqu’aux expressions artistiques apparemment les
plus libres. Son influence est également
déterminante dans le domaine de la connaissance
spirituelle.
Cela nous conduit à énoncer un premier critère
permettant de définir la religion en fonction de
l’histoire spirituelle de l’Europe :
La religion des Européens est l’une des
expressions de leur imaginaire. Elle est partie
intégrante de leur système des représentations
collectives.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 100

Ce critère présente l’avantage de briser l’isolement


épistémologique de la religion qui se trouve ainsi
mise en rapport avec toutes les expressions de
l’imaginaire. Elle entre de ce fait dans un
processus dynamique d’interactions avec toutes les
autres activités de l’esprit. Ce premier critère fait
de la religion un phénomène spécifiquement
européen. On pourrait objecter que la signification
de ce concept recouvre un champ beaucoup plus
vaste que celui qui lui est reconnu ici. Ne parle-t-
on pas couramment de religion égyptienne,
romaine, juive ou musulmane, et même d’histoire
des religions ? A cette objection, on peut répondre
que les populations concernées ne faisaient pas – et
ne font parfois toujours pas – la distinction que
nous établissons entre les aspects religieux et
séculiers de leur existence. Lorsque nous
entreprenons de décrire leur religion, nous ne
devons pas perdre de vue que nous désignons par
là un aspect particulier de leur vie que notre regard
d’Européen distingue de tous les autres ; mais eux-
mêmes n’ont pas vu – ou ne voient toujours pas –
la nécessité de le distinguer de l’ensemble de leurs
structures sociales.
Une autre objection peut être formulée et va dans
le sens contraire de la précédente : ce critère n’est-
il pas beaucoup trop large ? Est-il vraiment
possible de distinguer de toutes les autres  les
expressions religieuses qu’engendre l’imaginaire
des Européens ? Ce l’est, parce que la religion naît
d’une singularité de la connaissance qui constitue
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 101

le deuxième critère de notre définition de la


religion :
Les expressions de l’imaginaire des Européens
qui constituent leur religion répondent à
l’existence d’une contrainte provenant de
l’impossibilité pratique et/ou théorique de
connaître et du besoin humain de connaître
pour échapper à la destruction et à la mort.
L’hymne national suisse103 offre un frappant
exemple de l’intérêt que présente ce critère :
Sur nos monts quand le soleil,
annonce un brillant réveil
et prédit d’un plus beau jour le retour,
les beautés de la patrie parlent à l’âme
attendrie.
Au ciel montent plus joyeux (bis)
Les accents d’un cœur pieux (bis).

Lorsqu’un doux rayon du soir


Joue encor dans le bois noir,
Le cœur se sent plus heureux près de Dieu.
Loin des vains bruits de la plaine,
L’âme en paix est plus sereine.
Au ciel montent plus joyeux (bis)
Les accents d’un cœur pieux (bis).

Lorsque dans la sombre nuit


La foudre éclate avec bruit
Notre cœur pressent encor le Dieu fort.

103
Il était initialement un chant d’église, d’où sa désignation fréquente
Cantique suisse. Paroles de Charles CHATELANAT, musique d’Albéric
ZWYSSIG.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 102

Dans l’orage et la détresse,


Il est notre forteresse.
Offrons-lui des cœurs pieux (bis),
Dieu nous bénira des cieux,
Dieu nous bénira du haut des cieux.

Par sa subtile gradation, cet hymne montre que les


sentiments religieux gagnent en intensité en même
temps que s’accroissent les défauts de la
connaissance. Plus l’incertitude est grande, plus
l’avenir du groupe et celui de l’individu paraissent
menacés, et plus l’évocation de l’Au-delà, des ses
protections et puissances propres, se précise104.

Une fille de la connaissance imaginative


L’impossibilité théorique et/ou pratique de
connaître n’entraîne toutefois pas qu’aucune
connaissance ne soit possible, ce qui conduit à
notre troisième critère de définition :
La religion est fille de la connaissance
imaginative. Elle se fonde sur des actes de foi
qui sont actifs dans la conscience individuelle.
Par le moyen des mythes et des rites propres à
un groupe humain déterminé, la religion agit
sur l’ensemble du système des représentations
collectives de ce groupe.

104
C’est peut-être la raison pour laquelle on ne chante en général que
la première strophe de cet hymne dans les cérémonies officielles.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 103

Si la religion est liée à des défauts de la


connaissance, d’où peut bien venir ce supplément
de connaissance nécessaire pour nous tirer
d’affaire ? Notre seule ressource est la
connaissance imaginative. Dans le chapitre cinq, le
travail propre de l’imagination sera analysé en
détails. La description du rôle que joue la
connaissance imaginative dans les processus
cognitifs est l’un des aspects les plus stimulants
des travaux de l’orientaliste Henry Corbin. Ses
études ont mis en évidence la nature de ce mode
particulier de connaissance – une connaissance
projective, visionnaire et anticipatrice, qui suscite
des actes de foi, procède par des sauts dans
l’inconnu et agit sur le groupe humain dans sa
totalité par les mythes et par les rites.
Le mythe n’a pas ici le sens péjoratif qu’il a pris
depuis longtemps dans la culture européenne.
Mircea Eliade105 a rappelé que le philosophe grec
Xénophane (6ème siècle avant J.C.) critiquait et
rejetait les expressions mythologiques de la
divinité qui apparaissent chez Homère et Hésiode.
A sa suite, les Grecs ont progressivement vidé le
mythe de toute sa valeur religieuse et
métaphysique. Par opposition aux termes logos et
historia, ils ont fini par utiliser le terme mythos
pour désigner tout ce qui ne peut pas réellement
exister. L’attitude des chrétiens à l’égard des
mythes est ambiguë ; si le Nouveau Testament

105
Cf. Aspects du mythe, Paris 1963.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 104

utilise lui-même un langage mythologique, les


premiers auteurs chrétiens ont refusé de voir en
Jésus-Christ un personnage mythique et dès le 2ème
siècle, ils ont défendu son caractère historique.
Les travaux des ethnologues nous ont permis de
comprendre la nature des mythes d’une façon plus
positive. Le terme grec dont on a tiré le mot mythe,
mythos, ne signifie pas récit, mais parole. C’est la
parole primordiale. « Le mythe est senti et vécu,
avant d’être intelligé et formulé. Il est la parole, la
figure, le geste qui circonscrit et traduit
l’événement humain : sexualité, maternité,
jouvence, mort, initiation. » Le mythe peut être
autre chose qu’un récit ; la formulation verbale
n’est que l’une de ses formes possibles. Les
gravures pariétales de la grotte de Lascaux, les
sculptures taillées au fronton de nos cathédrales
contiennent toutes « cette représentation
symbolique d’une réalité sociale qui est l’essence
du mythe.106 » Angelo Brelich rappelle de son côté
que, pour les groupes humains chez lesquels les
mythes sont actifs et pleins de sens, « le temps du
mythe est définitivement révolu » et du fait que ce
temps est révolu « ce qui s’est produit alors – grâce
à l’intervention d’êtres extraordinaires comme il
n’en existe plus – ne pourra plus jamais changer. »
Les mythes n’expliquent rien, mais ils racontent «

106
Maurice LEENHARDT et Jean P OIRIER, cités par Roger BASTIDE,
ETG, article «Mythologie»
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 105

les origines prodigieuses de choses qui pourraient


paraître communes et normales.107 »
Le recours aux mythes est-il pertinent pour les
sociétés européennes actuelles ? On pourrait en
douter en démontrant que les Européens n’ont
absolument pas conscience d’utiliser des mythes :
« La société moderne semble avoir définitivement
résolu le problème de sa dépendance symbolique,
elle a reconverti ses fétiches et s’est libérée de ses
tabous. Elle a apparemment réglé la question
religieuse en se déclarant première société sans
mythes dans l’histoire de l’humanité.108 » Mais
n’est-ce pas justement dans la nature des mythes de
rester dans l’ombre et d’être d’autant plus
puissants qu’ils passent pour des évidences à
propos desquelles il n’y a pas lieu de se poser de
questions ? N’est-ce pas dans la nature des choses
que toute société reste aveugle à ses propres
mythes ?

A titre d’exemple: l’Internationale


Puisque nous avons illustré le deuxième critère par
un hymne national, il n’est pas déplacé d’illustrer
le troisième par un hymne révolutionnaire,
L’Internationale :
C’est la lutte finale.
Groupons-nous et demain

107
HRP I, «Prolégomènes à une histoire des religions».
108
Fabrizio S ABELLI , «Des trous dans l’imaginaire», in : Le trou,
Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1990.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 106

L’Internationale
Sera le genre humain.

Debout l’âme du prolétaire.


Travailleurs, groupons-nous enfin.
Debout les damnés de la terre.
Debout les forçats de la faim.
Pour vaincre la misère et l’ombre,
Foule esclave, debout, debout.
C’est nous le droit, c’est nous le nombre,
Nous qui n’étions rien, soyons tout.

Il n’est pas de sauveur suprême :


Ni Dieu, ni césar, ni tribun.
Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes :
Travaillons au salut commun.
Pour que les voleurs rendent gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot,
Allumons notre grande forge,
Battons le fer quand il est chaud.

Les rois nous soûlaient de fumée,


Paix entre nous, guerre aux tyrans.
Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air et rompons les rangs.
Bandit, prince, exploiteur ou prêtre,
Qui vit de l’homme est un criminel !
Notre ennemi c’est notre maître :
Voilà le mot d’ordre éternel.

L’engrenage encore va nous tordre :


Le Capital est triomphant ;
La mitrailleuse fait de l’ordre
En hachant la femme et l’enfant.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 107

L’Usure folle en ses colères,


Sur nos cadavres calcinés,
Soudée à la grève des salaires
La grève des assassinés.

Ouvriers, paysans, nous sommes


Le grand parti des travailleurs :
La terre n’appartient qu’aux hommes.
L’oisif ira loger ailleurs.
C’est de nos chairs qu’ils se repaissent.
Si les corbeaux, si les vautours,
Un de ces matins disparaissent,
La terre tournera toujours.

Qu’enfin le passé s’engloutisse.


Qu’un genre humain transfiguré
Sous le ciel clair de la Justice
Mûrisse avec l’épi doré.
Ne crains plus les nids de chenilles
Qui gâtaient l’arbre et ses produits.
Travail étend sur nos familles
Tes rameaux tout rouges de fruits.

C’est la lutte finale.


Groupons-nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain.

La version citée est celle de 1870. Après la


capitulation de Napoléon III à Sedan et la
proclamation de la République, Eugène Pottier,
dessinateur sur étoffe, composa le poème qui fut
mis en musique en 1888 par Pierre Degeyter. « Dès
le premier Congrès général des organisations
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 108

socialistes françaises, les différentes branches du


mouvement ouvrier se reconnurent dans cet hymne
révolutionnaire. La percée de ce tube prolétarien
fut alors irréversible, jusqu’à son intronisation
suprême, d’abord par le Congrès international de
Copenhague, en septembre 1910, ensuite par son
accession à la notoriété planétaire quand il devint
l’hymne officiel soviétique, de 1917 à 1941, et
celui de l’Internationale communiste. Avant de
continuer sa carrière comme une rengaine
universelle.109 » L’Internationale doit-elle son
succès à l’utilisation de mythes ?
Lorsqu’un groupe humain se sent menacé et ne
croit plus à l’efficacité des mécanismes de défense
traditionnels, « la société tend à se restructurer
d’elle-même en transformant son désespoir en
espérance, » cela par les trois moyens que décrit
François Laplantine dans un essai sur Les trois voix
de l’imaginaire :
1. Par la prédication d’un message
eschatologique réputé purificateur et seul
capable, en effet, de réunifier le groupe
autour de nouvelles options et de créer une
solidarité parfaite comparable à celle des
premiers temps. C’est la réaction
messianique.
2. En ripostant à ce qui est vécu comme une
frustration par des conduites individuelles ou
le plus souvent collectives de rébellions

109
Le Monde du 31.07.1988.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 109

sauvages et extatiques. C’est la crise de


possession.
3. En sortant pour ainsi dire de l’histoire par la
projection fantastique d’un ailleurs dans
lequel le bonheur des hommes sera organisé
avec minutie et d’une manière parfaite. C’est
la construction des utopies. 110
Ces manifestations de l’imaginaire prennent
naissance « dans une matrice culturelle non pas
logique, mais symbolique, à partir de laquelle le
futur alternatif est en train de prendre forme » et
ceci aussi bien dans des sociétés considérées
comme primitives que dans des sociétés
économiquement avancées.
L’imagination qui s’exprime dans L’Internationale
recourt à ces trois moyens : l’aspect eschatologique
apparaît dès les premiers mots de l’hymne : C’est
la lutte finale … demain … Mais c’est surtout
dans la dernière strophe qu’il apparaît clairement
dans l’évocation d’un passé englouti. L’appel à des
rébellions sauvages et extatiques retentit à travers
L’Internationale : c’est la lutte finale… Allumons
notre grande forge, battons le fer quand il est
chaud ! André Fontaine affirme que la formule la
plus frappante que l’on peut tirer des œuvres de
Marx et de ses successeurs est la suivante :
l’histoire du monde se résume à la lutte des
classes. « Dans cette vision, précise-t-il, le

110
Les trois voix de l’imaginaire. Le messianisme, la possession et
l’utopie. Etude ethnopsychiatrique, Paris 1974,
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 110

prolétariat est appelé à jouer le rôle rédempteur de


l’humanité assigné, dans la tradition judéo-
chrétienne, au Messie.111 » L’utopie est intimement
liée à l’eschatologie : le passé englouti permet la
naissance d’un genre humain transfiguré qui, dans
la paix et l’abondance, connaîtra un nouvel Age
d’or, l’un des mythes parmi les plus anciens et les
plus actifs dans l’imaginaire des Européens depuis
plus de trois millénaires.
L’Internationale utilise manifestement des mythes
à la fois très anciens et très dynamiques. C’est ce
qui explique son succès. L’hymne révolutionnaire
va devenir lui-même un rite ; il sera chanté dans les
Congrès internationaux du socialisme, dans les
assemblées de protestation et de luttes syndicales
et dans les défilés du 1er mai, au milieu d’autres
rites, les drapeaux rouges, les poings levés, les
pancartes revendicatrice, etc.

Un facteur de polarisation
Le fait de comparer leur adhésion à une foi
religieuse agace suprêmement les communistes,
remarque encore André Fontaine. Le marxisme-
léninisme n’en est pas moins la seule doctrine
politique à prétendre fournir une explication
centrale à l’histoire – ce que les théologiens
appellent une vision des fins dernières de l’homme.
Le socialisme est de toute évidence un produit de
l’imaginaire des Européens ; il répond à une

111
Le Monde du 27.01.1990.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 111

contrainte très pressante, celle de la menace que les


aspects immoraux de l’industrialisation font peser
sur la vie de millions de travailleurs ; il recourt à
des mythes et fait naître des actes de foi et des rites
qui assurent son succès et sa cohésion. Cela suffit-
il à faire de lui l’un des aspects de la religion des
Européens à la fin du 20ème siècle ? Pour répondre à
cette question, nous devons encore examiner un
quatrième critère :
La religion entraîne nécessairement une
polarisation du temps et de l’espace.
L’histoire des religions accorde une grande
importance à la description des êtres divins, à leur
généalogie, à leurs exploits, à leurs amours et à
leurs conflits. Hésiode, dans sa Théogonie, chante
la race sacrée des Immortels ; mais parmi eux, il
cite des entités que nous hésiterions pour notre part
à qualifier de divines : Abîme, Terre, Amour, Nuit,
Ciel étoilé, etc. Il est vrai que les concepts de dieu
ou de divin sont pour le moins aussi imprécis que
celui de religion, mais il n’est sans doute pas
inutile de se demander si les Européens adorent
une divinité unique ou plusieurs, et si l’on peut dire
quelque chose de ces entités en dehors de tout
préjugé théologique ou idéologique.
Partons d’un exemple concret tiré du domaine
économique : l’ethnologue Fabrizio Sabelli estime
que la géofinance est une religion dont le dieu-
totem est le marché. Faut-il en conclure que les
Européens sont des adorateurs du dieu Marché ?
Poursuivant son analyse, cet auteur estime que le
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 112

marché financier repose sur trois piliers : 1o la


religion qui propose ou impose de nouveaux
mythes et de nouvelles croyances ; 2o le pouvoir
qui gère les flux des capitaux et contrôle les taux
d’intérêt ; 3o la culture qui détermine la perception
et la valorisation de l’espace et du temps.
L’un des mythes par lesquels l’imaginaire agit sur
les sociétés est l’existence de la dette. Sang du
corps social planétaire, la dette tient une place de
pivot dans tout système religieux. Elle rappelle que
les hommes ne sont pas à eux-mêmes leur propre
source, qu’ils sont nécessairement dépendants de
l’Univers, de la Nature, de l’Au-delà. Les hommes
sont à jamais et par essence des débiteurs
insolvables puisqu’ils sont incapables de rendre
tout ce qu’ils ont reçu, à commencer par la vie. La
conclusion de F. Sabelli s’impose d’elle-même :
« Ecrasés par une dette dont ils ne peuvent
jamais s’acquitter, les hommes sont incapables
de sauver le monde par leurs propres moyens.
C’est pourquoi ils ont dû inventer un nouveau
totem, une nouvelle divinité, le marché, pour
sauver le monde à leur place. Les primitifs
australiens vénéraient comme totems des espèces
végétales ou animales. Nous autres modernes
vénérons les espèces tout court, l’argent
immatériel, magique, simples signes affichés sur
l’écran d’un ordinateur, Le marché-totem est
l’ultime créditeur, comme l’est Dieu dans la
société chrétienne.112 »

112
«La géofinance est une religion qui a pour dieu-totem le marché»,
Le Temps stratégique, avril 1996,
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 113

Que peut-on savoir de ce dieu ? A vrai dire pas


grand-chose comme cela est de règle pour toute
divinité qui se respecte : « Pour moi, écrit F.
Sabelli, le marché, au singulier, ressemble au totem
des sociétés primitives, créature à la fois adorée et
redoutée dont personne ne connaît la vraie nature,
mais qui garantit la cohésion sociale générale. » Le
Marché détermine effectivement notre vie
quotidienne. Il suscite des adhésions qui sont des
actes de foi et des répulsions qui sont des refus de
plier le genou devant cette divinité, ces deux
attitudes permettant d’opérer un tri entre les brebis
et les boucs, pour reprendre une terminologie
biblique, entre les croyants et les incroyants. Et F.
Sabelli de conclure :
« La valeur d’un individu se fonde sur sa
crédibilité d’acheteur. La carte de crédit, devenue
plus fiable que n’importe quel document
d’identité, permet de faire le tri : ici, les gens à
qui l’on peut faire confiance, et là, ceux qui
restent prisonniers de l’économie traditionnelle,
marquées par l’argent liquide […] L’allégeance
que nous devons au pouvoir financier censé
assurer notre survie implique bien sûr que nous
l’alimentions sans cesse. »
Si le Marché est bien l’une des divinités majeures
des Européens d’aujourd’hui, comme l’étaient pour
les Européens d’autrefois l’Abîme, la Terre ou
l’Amour, cela prouverait que les dieux ne naissent
pas de l’imagination des hommes, mais qu’ils
constituent plutôt le relief de cette imagination,
comme les Alpes ou le Jura le sont dans notre
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 114

topographie. Les dieux plissent l’imaginaire


humain avec une intensité variable. C’est pourquoi
il y a de grands dieux, comme il y a des grands
sommets, et de petits dieux, comme il existe de
plus modestes hauteurs. Ces dieux qui déterminent
nos paysages intérieurs commandent aussi nos
pensées et nos actions ; ils ont par conséquent un
poids politique, économique et social indiscutable.
Le Marché pourrait bien être aujourd’hui notre
véritable Olympe.
Peter Brown, dans la Genèse de l’Antiquité tardive,
remarque que « si le monde invisible avait autant
de réalité que le monde visible » pour les riverains
de la Méditerranée de cette époque, on peut être
assuré que, pour eux, la relation avec la divinité «
ne demandait pas plus de tension émotive que la
relation avec un voisin.113 » Ces Méditerranéens
s’intéressaient davantage à la puissance divine
qu’aux personnages divins et leur souci primordial
était d’en tirer le plus grand parti possible.
Utilisé tel qu’il se présente dans le langage
courant, le concept de dieu ne ferait qu’obscurcir
notre recherche. Or ce sont les manifestations de la
puissance divine dans la vie de tous les jours qui
sont importantes. Leur irruption dans l’histoire des
hommes a pour effet de détacher un territoire ou un
temps déterminés du milieu ambiant et de les
rendre qualitativement différents, ce qui revient à
les constituer en pôles.

113
Genèse de l’Antiquité tardive, Paris 1983,
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 115

L’existence de pôles géographiques et temporels


ne dépend pas de décisions humaines. Un pôle
apparaît ou disparaît sans que l’on sache pourquoi ;
il s’impose à l’attention des hommes, même au
travers des siècles. Il peut arriver qu’un pôle
spirituel actif à l’intérieur d’un système religieux
donné soit relayé par son successeur. C’est ainsi
que des sites vénérés par les Celtes sont
précisément les lieux où les chrétiens bâtiront leurs
églises. L’exemple de Vézelay est caractéristique,
mais il en existe beaucoup d’autres à travers toute
l’Europe. Les grandes fêtes annuelles instituées par
l’Eglise, Noël, Pâques, Pentecôte, ne l’ont pas été
au hasard. Derrière les fêtes chrétiennes, avec leur
sens théologique propre, on discerne encore
aisément les fêtes juives et les fêtes païennes – ces
fêtes agraires et pastorales des plus anciennes
populations de l’Europe, jusqu’à ces civilisations
du Néolithique qui virent l’apparition de
l’agriculture et de l’élevage et dont nous sommes,
beaucoup plus directement que nous ne le pensons,
les héritiers directs.

Le système religieux des Européens


Socrate a défini, pour ses auditeurs, les deux
procédés qui permettent d’apporter ordre et clarté
dans un domaine demeuré confus : « C’est
d’abord, dit-il, d’embrasser d’une seule vue et de
ramener à une seule idée les notions éparses de
côté et d’autre, afin d’éclaircir par la définition le
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 116

sujet qu’on veut traiter.114 » Appliquant ce procédé,


nous proposons d’embrasser d’une seule vue notre
sujet par le moyen des quatre critères définis ci-
dessus :
1. La religion des Européens est l’une des
expressions de leur imaginaire. Elle est
partie intégrante de leur système des
représentations collectives.
2. Les expressions de l’imaginaire des
Européens qui constituent leur religion
répondent à l’existence d’une contrainte
provenant de l’impossibilité pratique et/ou
théorique de connaître et du besoin humain
de connaître pour échapper à la destruction
et à la mort.
3. La religion est fille de la connaissance
imaginative. Elle se fonde sur des actes de
foi qui sont actifs dans la conscience
individuelle. Par le moyen des mythes et des
rites propres à un groupe humain déterminé,
la religion agit sur l’ensemble du système
des représentations collectives de ce groupe.
4. La religion entraîne nécessairement une
polarisation de l’espace et du temps.
Après avoir ramené à une seule idée les notions
éparses, Socrate recommandait à ses auditeurs de «
diviser à nouveau l’idée en ses éléments, suivant
ses articulations naturelles, en tâchant de n’y rien
tronquer comme ferait un boucher maladroit ».

114
Phèdre 265 d.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 117

Nous appellerons donc religion des Européens un


vaste et complexe système de mythes, de rites et de
polarisations spatio-temporelles qui joue dans
notre culture un rôle préformateur. Ce système
comprend :
– une cosmologie décrivant les rapports de
l’homme et de l’univers, du microcosme avec le
macrocosme, et se déployant dans une
cosmogonie, une théogonie et une astrologie
divinatoire.
– une écologie décrivant les rapports de l’homme
avec la Nature, avec la Terre-Mère, et avec tous les
êtres vivants qui peuplent la Terre.
– une anthropologie décrivant la nature humaine,
qui se manifeste en chaque individu et qui, par-
delà les différences sexuelles, sociales et ethniques,
unit tous les humains dans une seule entité –
l’humanité.
– une sociologie décrivant les règles de la vie en
société.
– une psychologie décrivant les rapports du corps
et de l’âme.
– une gnose traitant de l’origine du mal, de la
souffrance et de la mort, établissant des rapports
entre la vie présente et la vie future, et faisant de la
mort la porte de l’Au-delà.
– une eschatologie annonçant la fin périodique du
monde dans un embrasement général et sa
régénération ultérieure.
– une théologie décrivant les polarisations
fondamentales qui structurent la vie des
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 118

Européens, dans le temps et dans l’espace, et


déterminant les rapports convenables des êtres
humains avec ces entités, sous forme de liturgies,
de sacrifices, d’attention aux signes qu’elles
envoient aux hommes, ce qui a donné naissance à
des mantiques variées, à des procédures de
décryptage et d’interprétation des signes, des
présages, des augures, des oracles prophétiques,
des rêves, etc.
– une épistémologie déterminant les règles de la
connaissance.115

115
Note de l’éditeur: Cette énumération correspond en partie aux
différents volumes que Gaston WAGNER envisageait de rédiger. Voir
la présentation du présent volume.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 119

4. L’imaginaire
La définition de la religion proposée au chapitre
trois postule l’existence de phénomènes beaucoup
plus généraux et surtout beaucoup plus durables
que tout ce qui ressortit à la sphère individuelle.
Cette définition postule également l’existence d’un
mode de connaissance qui ne soit ni seulement
pratique, ni seulement conceptuel, mais imaginatif.
Le présent chapitre a pour but de préciser la nature
des phénomènes sociaux et de montrer leurs
relations avec la connaissance imaginative.

Les phénomènes spécifiquement sociaux


Le mot sociologie a été créé par Auguste Comte.
Par ce néologisme, il entendait désigner et en
même temps fonder une science nouvelle, la
science des sociétés. Ni le mot, ni la science ne
furent admis sans combat. Marcel Mauss et Paul
Fauconnet ont décrit les péripéties de la lutte, en
1901, dans un article de la Grande Encyclopédie
intitulé : Sociologie116.
Certains critiques contestaient jusqu’à l’existence
des phénomènes spécifiquement sociaux et
privaient ainsi la sociologie de tout objet. A leurs
yeux, ces phénomènes n’étaient que des idées ou
des sentiments individuels se propageant par

116
Nouvelle publication dans les Œuvres de Marcel Mauss, vol. 3.,
Paris 1969, pp. 139-177.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 120

imitation. Les sociologues ne furent pas arrêtés


bien longtemps par cette objection. Ils n’eurent
aucune peine à démontrer qu’un grand nombre de
manifestations de la vie sociale, loin d’être créées
par les individus, leur étaient au contraire
imposées. L’exemple à la fois le plus frappant et le
plus indiscutable est celui du langage. Personne ne
soutiendrait l’idée qu’un individu puisse être le
créateur de son langage. Si tel était le cas,
comment se ferait-il comprendre ? Les langues
constituent un exemple parfait de phénomène qui
dépasse complètement la sphère individuelle parce
qu’il est plus général et plus durable que les
individus.
La sociologie a donc un objet. Dans la vie
économique, les règles qui président aux échanges
par dons ou par paiements, l’usage de la monnaie
et beaucoup d’autres faits relèvent de la même
classe de phénomènes. Plus étonnante est la
découverte que l’expression des sentiments au
moment d’un mariage, d’une naissance ou d’un
décès ne dépend que fort peu des individus, mais
est imposée par le groupe social. Même un
comportement comme le suicide, apparemment
strictement individuel, n’échappe pas à l’influence
du groupe comme l’a montré E. Durkheim :
«C’est la constitution morale de la société qui
fixe à chaque instant le contingent des morts
volontaires. Il existe donc pour chaque peuple
une force collective, d’une énergie déterminée,
qui pousse les hommes à se tuer. Les
mouvements que le patient accomplit et qui, au
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 121

premier abord, paraissent n’exprimer que son


tempérament personnel, sont, en réalité, la suite
et le prolongement d’un état social qu’ils
manifestent extérieurement. […]
Chaque groupe social a réellement pour cet acte
[le suicide] un penchant collectif qui lui est
propre et dont les penchants individuels dérivent,
loin qu’il procède de ces derniers. Ce qui le
constitue, ce sont ces courants d’égoïsme,
d’altruisme ou d’anomie qui travaillent la société
considérée, avec les tendances à la mélancolie
langoureuse ou au renoncement actif ou à la
lassitude exaspérée qui en sont les conséquences.
Ce sont ces tendances de la collectivité qui, en
pénétrant les individus, les déterminent à se tuer.
Quant aux événements privés qui passent
généralement pour être les causes prochaines du
suicide, ils n’ont d’autre action que celle que
leurs prêtent les dispositions morales de la
victime, écho de l’état moral de la société.117»
Les phénomènes religieux sont à l’évidence
sociaux par essence. Un individu ne pourrait à lui
seul inventer une religion et même les
individualités qui ont profondément marqué la vie
spirituelle d’un peuple ou d’un groupe étendu de
peuples. Bouddha, Zoroastre, Platon, Moïse, Jésus,
Mahomet, François d’Assise, Luther ou Calvin,
n’ont pas inventé un système religieux absolument
nouveau. Ils ont plutôt ouvert devant leurs
contemporains et devant l’humanité tout entière
des voies spirituelles nouvelles ; mais ces voies ne

117
Le suicide, Paris 1979.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 122

peuvent être comprises que par rapport aux


systèmes théologiques, aux pratiques rituelles, aux
expressions de la foi et des sentiments de piété qui
existaient avant eux. Ayant montré que les
croyances religieuses se caractérisent par leur
tournure obligatoire, E. Durkheim en tire la
conclusion qu’elles sont d’origine sociale, car tout
ce qui est obligatoire est d’origine sociale :
«C’est donc un corollaire de notre définition, que
la religion a pour origine, non des sentiments
individuels, mais des états de l’âme collective et
qu’elle varie comme ces états. Si elle était fondée
dans la constitution de l’individu, elle ne se
présenterait pas à lui sous cet aspect coercitif ;
des manières d’agir ou de penser qui sont
directement selon la pente de nos dispositions
naturelles ne sauraient nous apparaître comme
investies d’une autorité supérieure à celle que
nous nous attribuons. Par conséquent, ce n’est
pas dans la nature humaine en général qu’il faut
aller chercher la cause déterminante des
phénomènes religieux ; c’est dans la nature des
sociétés auxquelles ils se rapportent, et s’ils ont
évolué au cours de l’histoire, c’est que
l’organisation sociale elle-même s’est
transformée.118»
Les individus ne sont donc pas les seuls agents de
la vie sociale ; les groupes agissent eux aussi et le
font en tant que groupes : «La société a sa manière
d’être qui lui est propre ; donc sa manière de

118
«De la définition des phénomènes religieux», Année sociologique
1897-1898, pp. 23 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 123

penser. Elle a ses passions, ses habitudes, ses


besoins qui ne sont pas ceux des particuliers et qui
marquent de leur empreinte tout ce qu’elle
conçoit.119» C’est pourquoi les formes suivant
lesquelles se développe la vie affective,
intellectuelle, active de l’individu lui préexistent
comme elles lui survivront120.
Que sont ces formes ? Selon M. Mauss et P.
Fauconnet, elles sont des habitudes collectives qui
expriment comment le groupe a l’habitude d’agir
et comment il exige que ses membres se plient à
cette habitude. Certaines de ces habitudes sont
rigoureusement codifiées ; ce sont les règles du
droit, les préceptes moraux, les rites, les dogmes.
D’autres habitudes sont plus imprécises, mais
souvent plus actives encore que les premières. Ce
sont les coutumes, les mœurs, les superstitions.
Dans les deux cas, il s’agit pourtant de
phénomènes de la même nature, de manières
d’agir et de penser consacrées par la tradition et
que la société impose aux individus. Elles sont
instituées !121
Ces habitudes collectives, si l’on veut utiliser un
langage plus rigoureux que le langage courant,
peuvent être appelées des institutions, terme qui
désigne aussi bien les usages et les modes, les
préjugés et les superstitions, que les constitutions
politiques ou les organisations juridiques

119
Ibid. p. 25.
120
Article «Sociologie», Œuvres vol 3, p. 146.
121
Ibid. pp. 148-150.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 124

essentielles, car tous ces phénomènes sont de même


nature et ne diffèrent qu’en degré. Certaines de ces
institutions apparaissent, d’autres disparaissent et
ce sont les sentiments dont elles sont l’objet qui
font leur force ou leur faiblesse ; si elles sont fortes
et respectées, c’est que ces sentiments sont
vivaces ; si elles cèdent, c’est qu’elles ont perdu
toute autorité sur les consciences. Derrière les
institutions, leur prêtant ou leur refusant son appui,
existe donc un acteur social que nos deux auteurs
identifient comme étant l’opinion publique.
« [C’est elle] qui dicte les règles morales et qui,
directement ou indirectement, les sanctionne. Et
l’on peut même dire que tout changement dans
les institutions est au fond un changement dans
l’opinion : c’est parce que les sentiments
collectifs de pitié pour le criminel entrent en lutte
avec les sentiments collectifs réclamant la peine
que le régime pénal s’adoucit progressivement.
Tout se passe dans la sphère de l’opinion
publique.122»
Comment expliquer que l’opinion publique
possède de telles qualités ? Les deux auteurs
apportent la clef de ce mystère en montrant que
l’opinion publique n’est pas une personne
mythique, mais qu’elle est ce qu’ils appellent le
système des représentations collectives. Les
actions et les réactions des individus ne
s’effectuent donc pas d’une manière aléatoire, mais
selon des formes préétablies et c’est pourquoi leur

122
Ibid. p. 60.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 125

résultat d’ensemble est prévisible. L’opinion


publique est l’expression du système de
représentations collectives propre à un groupe
humain à un moment donné de son histoire.

La connaissance imaginative
En prélude à la deuxième édition de Corps
spirituel et Terre céleste, Henry Corbin a publié
une charte de l’imaginal dans laquelle il rassemble
le résultat de ses recherches sur un continent
perdu, le monde imaginal. Dans notre culture et
dans notre théologie existe selon lui un continent
perdu qui est l’univers mystique. Nous l’avons
perdu pour n’avoir gardé que deux sources de
connaissance : la perception sensible et les
concepts de l’entendement. Entre les perceptions
sensibles et les intuitions ou catégories de
l’intellect, la place est restée vide. C’est
l’imagination active qui aurait dû l’occuper, mais
la philosophie positiviste occidentale s’y est
refusée car, pour elle, dit-il, «l’imagination ne
sécrète que de l’imaginaire, c’est à dire de l’irréel,
du mythique, du merveilleux, de la fiction.» En
méditant les œuvres des platoniciens de Perse de la
lignée de Sohravardî (notre 12e siècle), H. Corbin
découvre un schéma des mondes contrastant
radicalement avec le dualisme rationalisant des
Occidentaux d’aujourd’hui. Ces philosophes
iraniens placent en effet un intermonde entre le
sensible et l’intelligible, ce qui permet de les
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 126

articuler l’un à l’autre. A leur suite, H. Corbin


appelle cet intermonde mundus imaginalis – monde
imaginal – renonçant ainsi au mot imaginaire qu’il
juge trop négatif dans la culture européenne en
raison de ses affinités avec l’irréel, le mythique, le
fictif.
«Un monde ne peut surgir à l’Etre et au
Connaître tant qu’il n’a pas été nommé et
dénommé. Ce terme clef, mundus imaginalis,
commande tout le réseau des notions au niveau
précis de l’Etre et du Connaître qu’il connote :
perception imaginative, connaissance
imaginative, conscience imaginative. Alors que
nous constatons, en d’autres philosophies ou
spiritualités, une défiance de l’Image, une
dégradation de tout ce qui ressortit à
l’imagination, le mundus imaginalis en est en
quelque sorte ici123 l’exaltation parce qu’il est
l’articulation en l’absence de laquelle se disloque
le schéma des mondes.»
Dans sa charte, H. Corbin ne nous propose rien
moins qu’un nouveau schéma épistémologique qui
permet de rendre compte d’une foule de
phénomènes spirituels, au sens large du mot –
phénomènes dont l’existence et l’importance ne
peuvent pas être contestées. Dans ce schéma,
l’imagination possède une fonction noétique et
cognitive propre. C’est elle qui donne accès à une
région et à une réalité de l’Etre qui, sans elles,
nous resteraient fermées et interdites. Cette

123
Ici, c’est à dire dans la philosophie iranienne.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 127

imaginatio vera, comme l’appelait Paracelse, ne


saurait être confondue avec la folle du logis
capable de tous les dévergondages ; elle est
«puissance médiane et médiatrice, de même que
l’univers auquel elle est ordonnée et auquel elle
donne accès, est un univers médian et médiateur,
un intermonde entre le sensible et l’intelligible.»
Cette analyse revêt une importance considérable
pour notre recherche. Elle permet en effet de
restituer sa place légitime et nécessaire à la
connaissance imaginative dans tous les processus
cognitifs. Elle nous invite en particulier à ne plus
définir l’être humain seulement comme homo
faber, l’homme qui agit, et comme homo sapiens,
l’homme qui connaît, ne renvoyant ainsi qu’aux
seules connaissances empirique et conceptuelle.
L’être humain est aussi l’homme qui imagine, qui
projette, qui invente. Et cela est d’autant plus
nécessaire que la connaissance imaginative
détermine les deux autres, comme Gaston
Bachelard le rappelle : «Ce qu’on imagine
commande ce qu’on perçoit.124»
Si tel est bien le cas, la connaissance sensible n’est
ni première, ni immédiate, mais elle est déterminée
par la connaissance imaginative. Pierre Thuillier en
apporte une démonstration convaincante dans un
article consacré à la découverte de la trajectoire
parabolique : «Notre manière de voir les objets est

124
Cf. L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris
1942, p. 100.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 128

conditionnée dans une large mesure par ce que


nous avons appris. Des interprétations acceptées
depuis des siècles constituent de véritables carcans
pour la perception, carcans d’autant plus durs à
briser qu’ils échappent le plus souvent à la
conscience des sujets concernés.125» Pour briser ces
carcans, l’apport des artistes est parfois décisif. P.
Thuillier en donne un exemple à propos d’une
autre découverte, celle de la perspective : au
Moyen Age, les artistes peignent un espace-
agrégat dans lequel les objets se juxtaposent sans
que leurs relations spatiales soient prises en
compte. Au 15e siècle, les Florentins peignent un
espace-système dans lequel les objets sont situés
les uns par rapport aux autres selon des lois
mathématiques précises. Ce sont les artistes «qui
ont concrètement élaboré la notion moderne
d’espace en mettant au point certaines techniques
de représentation. […] Pour Aristote, il y avait un
centre absolu du monde et des lieux différenciés,
vers lesquels tendaient respectivement l’élément
terre, l’élément feu, etc. L’espace nouveau n’est
plus qualitatif et hétérogène ; il est sans limite et
doué d’unité, antérieur aux objets qui y trouveront
place.126»
Le mode de connaissance propre aux artistes est la
connaissance imaginative, celle qui s’exprime par

125
«De l’art à la science : découverte de la trajectoire parabolique», La
Recherche, 1987, pp. 1082-1089.
126
«Espace et perspective au Quattrocento», La Recherche, 1984, pp.
1384-1398.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 129

des images. En ce qui concerne la trajectoire


parabolique, ce sont «les artistes, les artilleurs et
divers amateurs éclairés qui avaient répandu de
nouvelles images ; silencieusement, ils avaient
remis en question les interprétations des
théoriciens précédents et imposé une nouvelle
problématique.127» Les images sont partout :
«Même si les théoriciens les affinent ou leur
donnent de nouveaux contenus, elles sont installées
au cœur même du discours et donc de la pensée.
Souvent, certes, il faut lutter contre elles, éviter les
pièges qu’elles tendent. Mais, souvent aussi, elles
ont une valeur heuristique, aiguillonnent et
structurent la pensée théorique. De Kepler à
Einstein en passant par Faraday, Darwin, Kekule et
cent autres, légion sont les cas où des images ont
eu une fonction positive.» P. Thuillier cite encore
cette remarque d’Ernst Cassirer (1874-1945) : «Ce
fut la vision artistique qui, la première, fit valoir
les droits de l’abstraction scientifique et lui prépara
le terrain.128»
Il n’y a donc pas lieu d’être aussi pessimiste
qu’Henry Corbin quant à l’aptitude des Européens
à comprendre la valeur et l’utilité de l’imagination.
Depuis Bergson qui voyait dans la fonction
fabulatrice une hallucination naissante, une source
de perception illusoire129, la vision des choses a
bien changé. Ainsi, dans Le cinéma ou l’homme

127
«De l’art à la science» p. 1089.
128
Cité ibid.
129
Les deux sources de la morale et de la religion, pp. 112 et 127.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 130

imaginaire, Edgar Morin établit certes, lui aussi,


un rapport étroit entre imaginaire et fiction : «Nous
entrons dans le royaume de l’imaginaire quand les
aspirations, les désirs, et leurs négatifs, les craintes
et les terreurs, emportent et modèlent l’image pour
ordonner selon leur logique les rêves, mythes,
religions, croyances, littératures, précisément
toutes les fictions.» Mais il reconnaît aussitôt que
«l’imaginaire est le ferment du travail de soi sur
soi et sur la nature à travers lequel se construit et se
développe la réalité de l’homme. Ainsi
l’imaginaire ne peut se dissocier de la nature
humaine – de l’homme matériel. Il en est partie
intégrante et vitale. Il contribue à sa formation
pratique. Il constitue un véritable échafaudage de
projections-identifications à partir duquel, en
même temps qu’il se masque, l’homme se connaît
et se construit. La réalité de l’homme est semi-
imaginaire.130»
L’historien Jacques Le Goff affirme de son côté
que l’imaginaire est en train de devenir l’un des
nouveaux domaines de l’histoire. Les mythes eux-
mêmes ne peuvent plus être exclus de l’histoire ;
ainsi, il y a un mythe de Charlemagne et ce mythe
fait partie de l’histoire. Il y a aussi un imaginaire
du pouvoir, et sous Louis XIV l’imaginaire du roi
en monarque absolu fonde littéralement ce pouvoir
en droit et en légitimité. Charles de Gaulle
concevait la France comme une personne

130
Paris 1956, pp. 83 et 212.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 131

mythique : il «indexe son action politique à une


figure qui dépasse par fondation le champ politique
ou, plus largement, le champ historique en
général.» Pour lui, la nation est l’incarnation dans
le monde d’une figure spirituelle dont le premier
trait est d’être maternelle.131
Il n’y a donc pas lieu de forger un néologisme,
imaginal ou d’avoir recours au latin du mundus
imaginalis pour faire apparaître, constituer et
délimiter le domaine de l’esprit envisagé ici. Le
terme d’imaginaire, à condition d’être
correctement défini, peut fort bien convenir à notre
projet. L’imaginaire émarge à la fois au domaine
des phénomènes spécifiquement sociaux et à celui
de l’imagination qui ne s’exerce jamais au hasard,
mais est déterminée par un donné préformé que
nous portons en nous. Frappé par le dessin quasi
géométrique apparaissant dans une pierre, Roger
Caillois note : «L’imagination prolonge par des
sentiers personnels des voies et démarches dont
l’origine comme la fonction lui demeurent cachées.
Elle se flatte de broder à sa guise, comme la
philosophie de spéculer selon ses normes, et voici
que l’intérieur d’une pierre proclame qu’entre
rigueur et dérive, elles ne font l’une et l’autre que
besogner sur un canevas immortel, invariable.132»
131
Citations tirées d’entretiens diffusés par France-Culture, dans la
série Chemins de la Connaissance, publiés sous le titre Histoire et
imaginaire, Paris 1986.
132
Récurrence dérobée. Le champ des signes : aperçu sur l’unité et la
continuité du monde physique, intellectuel et imaginaire ou premiers
éléments d’une poétique généralisée, Paris 1978, p. 70.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 132

De tout ce qui précède, nous déduisons cette


définition de l’imaginaire: il est cette part du
système des représentations collectives d’un
groupe humain déterminé qui est constituée par
l’activité de la connaissance imaginative, système
qui, en retour, détermine le fonctionnement même
de ce mode de connaissance.

Les trois modes de la connaissance


Arrêtons-nous quelque peu sur les concept de
connaissance imaginative et de groupe humain.
Les philosophes iraniens postulent l’existence de
trois mondes distincts. Cette hypothèse ne nous
paraît pas absolument nécessaire. Pour notre part,
nous admettons plutôt l’existence d’une seule et
unique réalité dépassant tout ce que nous pouvons
et pourrons jamais connaître d’elle. Nous ne
parlerons donc pas de trois mondes, mais de trois
modes de connaissance : le mode sensible, le mode
imaginatif et le mode conceptuel. Le système des
représentations collectives récapitule et ordonne
tous les actes de la connaissance sensible par
lesquels les membres d’une groupe humain
perçoivent la réalité, les actes de la connaissance
imaginative par lesquels les membres du groupe
entrent en communication avec le mystère de cette
réalité, et les actes de la connaissance conceptuelle
par lesquels les membres du groupe représentent
les structures cachées de cette réalité.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 133

Quelle est la fonction d’une bonne théorie


scientifique ? Voici la réponde que François Jacob
donne à cette question :
«Le cerveau humain a une exigence
fondamentale, c’est d’avoir une représentation
unifiée et cohérente du monde qui l’entoure et
des forces qui animent ce monde. Les mythes
aussi bien que les théories scientifiques
répondent à cette exigence humaine. Et dans tous
les cas, et contrairement à ce que l’on croit
souvent, il s’agit d’expliquer ce que l’on voit, le
visible, par un monde qu’on ne voit pas, un
monde invisible qui est toujours le produit de
l’imagination. On peut regarder la foudre comme
le produit de la colère divine ou comme une
différence de potentiel entre les nuages et la
terre ; on peut regarder la maladie comme le
résultat d’un sort jeté à un malade ou comme le
résultat d’une infection virale mais, dans tous les
cas, ce qu’on invoque comme cause, comme
système d’explication, c’est un système cohérent
de forces invisibles qui sont censées régir le
monde.133»
Expliquer le monde visible par un monde invisible
relève du travail de l’imaginaire, même dans le
domaine scientifique. On peut s’étonner de cette
médiation obligée de l’imaginaire dans l’effort
humain pour représenter et expliquer le monde.
Elle est le résultat d’une contrainte de la
connaissance qui peut être exprimée de la manière

133
«Le point sur le darwinisme aujourd’hui», France-Culture le
15.07.1982.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 134

suivante : les faits observés ne contiennent pas en


eux-mêmes leur explication. Celle-ci doit être
découverte par un effort incessant d’imagination et
d’expérimentation. «On dit volontiers, écrit Gaston
Bachelard, que les Anciens ont pu se tromper sur
l’interprétation des faits mais que, du moins, ils ont
vu, et bien vu, les faits. Or il faut pour qu’un fait
soit défini et précisé un minimum
d’interprétation.134»
Ce minium d’interprétation est, au moins en partie,
une expression de l’imaginaire. L’homme
scientifique de notre temps croit pouvoir s’extraire
de la nature pour mieux la contempler, d’une
manière objective, et pour la maîtriser, s’octroyant
ainsi un pouvoir divin. Galilée écrivait que l’âme
humaine, créée à l’image de Dieu, «est capable
d’atteindre les vérités intelligibles qui gouvernent
le plan de la création. Elle peut donc progresser
peu à peu vers une connaissance du monde que
Dieu, quant à lui, possède de manière intuitive,
pleine et entière.135» Entre la connaissance divine
et la connaissance humaine, il n’y aurait pas une
différence de nature, mais seulement de degré. Ce
présupposé ne relève pas de la réflexion
scientifique, mais résulte du travail de l’imaginaire.
L’histoire des sciences, affirme Bernard
d’Espagnat, démontre que des progrès sont souvent
accomplis à partir de positions métaphysiques

134
La formation de l’esprit scientifique, Paris 1977, p. 44.
135
Cité par Ilya PRIGOGINE et Isabelle S TENGERS , La nouvelle
alliance. Métamorphose de la science, Paris 1979, p. 58.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 135

implicites ou parfois tout à fait explicites. Les


idées de Newton proviennent de positions
religieuses préalables. L’idée de convertibilité des
forces, chez Faraday, a sa source dans une position
métaphysique qui a été expurgée par la suite.
Heisenberg et Bohr ont été marqués par la
philosophie de Kierkegaard. «A certains moments,
conclut B. d’Espagnat, il semble que la science ne
peut avancer qu'en faisant appel à un terrain
étranger à elle-même, quitte à l'expurger
ensuite.136» Il faut bien que les scientifiques
trouvent des idées quelque part et c’est
l’imagination qui les leur fournit.
L’association des termes connaissance et
imaginatif suscite encore l’étonnement et la
critique parce que, dans notre culture,
l’imagination n’est pas reconnue comme une
authentique source de connaissance. C’est ici
pourtant le point décisif des recherches d’Henry
Corbin. La connaissance imaginative est une
connaissance d’anticipation qui nous permet de
prévoir des événements qui ne se sont pas encore
produits, des sentiments qui ne se sont pas encore
exprimés, des impressions non encore ressenties.
On dit volontiers que les poètes, les artistes d’une
manière générale, anticipent les événements. Leur
sensibilité particulière leur permet de discerner et
donc de connaître des phénomènes, des tendances,

136
«Recherches et pensée contemporaines ; physique et métaphysique,
une interprétation de l’unité de l’être», France-Culture 22.05.1982.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 136

des orientations de la société qui demeurent cachés


pour tous ses autres membres. Dans les traditions
juive, chrétienne et musulmane, cette connaissance
d’anticipation, cette prescience est souvent
reconnue aux prophètes. D’autres traditions
européennes l’ont reconnue aux devins et Platon
professait pour la mantique la plus grande
admiration : «C’est dans le délire que la
prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone
ont rendu maints éminents services à la Grèce, tant
aux Etats qu’aux particuliers.137»
Il existe d’autres moyens encore de caractériser la
connaissance imaginative : si l’on est attentif aux
moyens qu’elle utilise, il est possible de la qualifier
de connaissance onirique, du moment qu’elle
s’exprime volontiers par les rêves. Elle est
également une connaissance visionnaire ou
symbolique qui non seulement donne prise sur les
événements, mais en crée. L’existence de l’Eglise
est liée à la connaissance imaginative, en
particulier à la connaissance visionnaire du Christ
ressuscité138, à la connaissance visionnaire de Jésus
comme Fils de l’Homme participant à la gloire
divine139 et à la connaissance visionnaire de Pierre

137
Phèdre 244 b.
138
Cette connaissance fut révélée à l’apôtre Paul sur le chemin de
Damas. Voir Actes 9,1-9.
139
Connaissance transmise à Etienne quelques instants avant sa mort :
«Lui, rempli d’Esprit Saint, fixa le ciel : il vit la gloire de Dieu et
Jésus debout à la droite de Dieu» (Actes 7,55 ss).
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 137

entraînant l’abrogation de la distinction entre le pur


et l’impur140.
Le destin de l’Europe s’est aussi joué dans des
visions : par exemple celle d’un Macédonien
appelant l’apôtre Paul au secours141. Henri Rieben
n’a pas craint d’attirer l’attention sur l’importance
décisive de la puissance d’un esprit visionnaire tel
que celui de Jean Monnet : ce grand artisan de
l’unité européenne, conscient du rôle joué par la
nécessité dans tout changement, aimait à dire que
«les vrais hommes d’Etat, connus ou inconnus,
sont ceux qui, percevant cette nécessité, peuvent
hisser l’action à son niveau avec ce pouvoir
d’anticipation que possèdent les visionnaires.»
Jean Monnet aimait rappeler que «là où manque la
vision, les peuples périssent.142» L’homme d’Etat
belge Paul-Henri Spaak disait de son côté : «Quand
un homme politique déclare : la politique est l’art
du possible, en réalité il plaide les circonstances
atténuantes et cherche à expliquer pourquoi il n’a
pas réussi à réaliser quelque chose de grand.
L’homme politique qui, dans son action, ne pourra
jamais invoquer d’autre maxime ne sera jamais un
homme d’Etat, car la réalité de demain est aussi
importante que celle d’aujourd’hui et celui qui ne
rêve jamais ne construira rien de vraiment
important. Si les Européens d’hier n’avaient été

140
Cf. Actes 10,10-16.
141
Cf. Actes 16,9.
142
Des guerres européennes à l’union de l’Europe, Lausanne 1987, p.
47.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 138

que réalistes, rien de ce qui forme aujourd’hui les


éléments constitutifs de l’Europe de demain
n’existerait.143»
La connaissance imaginative peut être aussi
qualifiée de connaissance de simulation, ce dernier
terme devant être compris dans son sens moderne
relatif aux techniques de visualisation assistée par
ordinateur. La simulation permet de représenter,
d’expérimenter et de connaître non point ce qui
n’est pas réel, mais ce qui ne l’est pas encore et ne
va pas tarder à le devenir. Jacques Monod voit
dans cette fonction simulatrice l’une des propriétés
essentielles du cerveau humain :
«C’est par sa capacité de représentation adéquate
et de prévision exacte confirmée par l’expérience
concrète que le pouvoir de simulation du système
nerveux central, chez nos ancêtres, a été poussé
jusqu’à l’état atteint chez Homo sapiens. Le
simulateur subjectif n’avait pas le droit de se
tromper quand il s’agissait d’organiser une
chasse à la panthère avec les armes dont pouvait
disposer l'Australanthrope, le Pithécanthrope ou
même l’Homo sapiens de Cro-Magnon. C’est
pour cela que l’instrument logique inné, hérité de
nos ancêtres, ne nous trompe pas et nous permet
de comprendre les événements de l’univers, c’est
à dire de les décrire en langage symbolique et de
les prévoir, pourvu que les éléments
d’information nécessaires soient fourni au
simulateur.144»

143
Ibid. p. 143.
144
Le hasard et la nécessité, p. 197.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 139

Les groupes humains


Arrêtons-nous encore à cette partie de la définition
de l’imaginaire qui a trait à un groupe humain
déterminé. M. Mauss et P. Fauconnet remarquent
que «le groupe a vraiment une nature propre, qu’il
détermine chez les individus certaines manières de
sentir, de penser et d’agir et que ces individus
n’auraient ni les mêmes tendances, ni les mêmes
préjugés s’ils avaient vécu dans d’autres groupes
humains.» Dans un article consacré à la France
contemporaine, James Walsh parle de son identité
nationale qui passe par une crise de la foi dans
l’avenir et dans la destinée du pays. La France, en
tant que nation, a une âme qui peut être perdue à la
suite de la disparition d’un goût et d’une texture
propres. La France possède une orientation
particulière qui peut elle aussi être remise en
question si les Français «perdent le nord, oublient
leurs idéaux et leurs rêves.» La France aspire à
trouver un nouveau mythe national, un sens de sa
grandeur et de sa destinée parce que sa mission
civilisatrice à l’égard du reste du monde est remise
en cause aujourd’hui.145
D’une manière générale, le groupe des peuples
européens que l’on peut déterminer par la
linguistique, l’histoire, le droit, les institutions, la
géographie – ce groupe a une pensée, des
comportements, des habitudes, des mœurs, des
préjugés qui lui sont propres et qui ne se retrouvent

145
«The search of a new France», Time du 15.07.1991.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 140

pas ailleurs avec la même intensité, selon les


mêmes arrangements. Et ce sont justement ces
pensées, ces comportements, ces mœurs, ces
préjugés que l’on peut qualifier d’européens. Ce
sont eux qui constituent le domaine sur lequel
porte notre recherche. «L’histoire des nations
européennes, écrivait Jacques Freymond, qui est
celle de leurs rivalités, de leurs guerres, de leurs
révolutions, n’a jamais effacé la conscience d’une
communauté de culture qui, aujourd’hui comme
par le passé, les associe dans un destin
commun.146»

146
Propos recueillis dans l’hebdomadaire Construire du 04.12.1985.
Jacques Freymond avait dirigé le Centre d’Etudes Internationales de
Genève.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 141
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 142

5. L’imaginaire et la réalité
Le principe de complémentarité
L’objectivité, au sens classique du terme, postule
la possibilité de descrire complètement un système
tel qu’il est en lui-même, ce qui entraîne que la
réalité est totalement accessible à la connaissance,
qu’elle peut être épuisée par la connaissance
correcte. Une fois qu’elle a livré son secret, il ne
resterait plus rien à apprendre d’elle. Cette
conception de l’objectivité a été abandonnée par
les créateurs de la physique quantique. Selon le
physicien Niels Bohr (1885-1962), aucun langage
ne peut épuiser la réalité du système. Toute
propriété macroscopique est inséparable de
l’éclairage que nous choisissons de projeter sur la
réalité ; cette dernière est trop riche, trop
complexe, pour qu’un seul projecteur puisse
l’éclairer dans sa totalité. Tel est le sens du
principe de complémentarité :
«La vraie leçon du principe de complémentarité,
celle qui peut être traduite dans d’autres champs
de connaissance, comme Bohr a toute sa vie
essayé de le faire, c’est sans doute cette richesse
du réel qui déborde chaque langage, chaque
structure logique, chaque éclairage conceptuel ;
chacun peut seulement en exprimer – mais
réussit à en exprimer – une partie ; ainsi, la
musique n’est épuisée par aucune de ses
stylisations, le monde des sons est plus riche
qu’aucun des langages musicaux ne peut
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 143

l’exprimer, que ce soit celui de la musique


esquimaude, de Bach ou de Schönberg, mais
chacun d’eux constitue un choix, une exploration
élective et, en tant que tel, la possibilité d’une
plénitude.147»
Dans la perspective ouverte par le principe de
complémentarité, nous avons postulé l’existence
d’une réalité unique dépassant infiniment tout ce
que nous pouvons et pourrons jamais connaître
d’elle. Cette réalité se révèle à nous de différentes
manières selon le mode d’approche que nous
choisissons – le mode empirique, le mode
imaginatif ou le mode conceptuel. Ces hypothèses
de travail étant admises, le problème des rapports
de l’imaginaire au réel n’est pas différent de ceux
que posent les rapports des perceptions sensibles et
des concepts de l’entendement à ce même réel.
D’une manière très générale, nous sommes
conduits à nous demander à chaque instant si nos
sens et nos concepts sont, ou non, fidèles à la
réalité et nous sommes contraints de rechercher des
moyens de plus en plus fins et précis pour nous
assurer de la valeur des représentations qu’ils nous
proposent. Le problème de la vérité ou de l’erreur
de nos représentations du réel est très général et, à
ce point de vue, le problème des rapports de
l’imaginaire au réel n’a rien de particulier.

147
Ilya PRIGOGINE et Isabelle STENGERS, La nouvelle alliance, op. cit.
pp. 232 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 144

Le danger de l’idéologie
Le principe de complémentarité reste valable,
selon nous, en science de la religion. Là aussi, les
différents modes de la connaissance sont
complémentaires. Aucun d’eux ne doit être
privilégié et si tel était le cas, celui qui le serait
deviendrait producteur non plus de connaissance,
mais d’idéologie. La définition de l’idéologie est
un problème difficile ; nous la considérons comme
la production d’un mode de connaissance
travaillant pour son propre compte, sans se soucier
des deux autres. Cela est vrai pour l’imaginaire,
comme pour la connaissance pratique et la
connaissance conceptuelle. Chaque fois que nous
utilisons par exemple une technique sans nous
préoccuper de son but, nous donnons dans
l’idéologie. Gilles Dorfles parle des dangers de
l’anthropomorphisation de la voiture par son
propriétaire et remarque que l’utilisation de
techniques indépendamment d’un but clair et
précis recèle un très grand danger – celui de
fétichiser la technique employée.148
L’idéologie menace la connaissance conceptuelle
autant que les autres. Jean-Marc Lévy-Leblond l’a
très bien mis en évidence dans un article sur
«L’idéologie de/dans la physique
contemporaine.149» L’activité scientifique,
remarque-t-il, se donne souvent pour

148
Mythes et rites d’aujourd’hui, Paris 1975, pp. 35 ss.
149
Les Temps modernes, 1974, pp. 2614-2664.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 145

exemplairement a–idéologique en se réclamant du


mythe de l’objectivité scientifique. Mais cet auteur
peut aisément démontrer que l’idéologie
dominante détermine en grande partie les voies et
le rythme du développement scientifique par les
crédits attribués à la recherche et par la publicité
donnée ou refusée à ses résultats. Toute recherche
scientifique qui ignore délibérément le travail de
l’imaginaire et prétend ne s’appuyer que sur des
concepts rigoureusement définis et des faits
d’expérience irréfutables relève de l’idéologie. Le
mathématicien Morris Kline cite de son côté le trait
suivant : au congrès de mathématiques réuni en
1900, à Paris, Henri Poincaré, le plus grand
mathématicien de son temps, croyait pouvoir
affirmer: «A présent, nous pouvons dire qu’on a
atteint la rigueur parfaite !» Mais M. Kline ajoute :
«La satisfaction procurée par la perfection logique
récemment atteinte fut de courte durée.150»

Les mathématiques et la réalité


La complémentarité et l’interdépendance des trois
modes de la connaissance étant reconnues, nous
pouvons en déduire que poser le problème du
rapport de l’un de ces modes au réel revient à le
poser pour les deux autres. Cela est d’autant plus
nécessaire qu’il est pratiquement impossible de
distinguer clairement ce qui relève de chacun de

150
«Les fondements des mathématiques», La Recherche, mars 1975,
p. 202.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 146

ces modes en particulier. Nos rapports au réel ne


s’établissent en effet jamais par l’intermédiaire
d’un seul de ces modes mais, idéologie mise à part,
par les trois conjointement.
L’exemple des mathématiques le fera mieux
comprendre. Jean Piaget s’est posé la question
suivante : Comment les mathématiques sont-elles
possibles et d’où vient leur accord avec le réel ?
Plusieurs solutions ont été proposées. Chacune
éclaire certains aspects du problème et en obscurcit
d’autres :
A. Les êtres mathématiques sont de même
nature que la réalité physique. Si tel est le
cas, «on comprend bien que, tirés d’elle
par une suite d’abstractions de plus en
plus raffinées, ils continuent de s’accorder
avec elle. Mais on comprend déjà un peu
moins qu’ils puissent anticiper sur les
résultats de l’expérience. […] On ne
comprend plus qu’ils dépassent de toutes
parts cette réalité expérimentale. Et
surtout on ne comprend plus du tout
comment ils parviennent à donner prise à
des constructions déductives bien plus
rigoureuses que les constatations de fait et
sans aucune mesure avec elles quant aux
procédés de démonstration.»
B. Les êtres mathématiques sont en rapport
avec les activités du sujet. Si tel est le cas,
«on comprend bien la rigueur des
développements déductifs ainsi que,
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 147

suivant les cas, leur fécondité indéfinie,


mais le problème subsiste de l’accord
avec le réel et surtout du caractère
anticipateur des cadres formels par
rapport à un contenu expérimental les
remplissant bien après leur élaboration.»
C. Les êtres mathématiques se situent au-
delà du sujet et de la réalité physique, en
un empyrée où les idées subsistent par
elles-mêmes. Dans ce cas, «ce sont les
deux problèmes de l’accord avec
l’expérience et de l’adéquation aux
instruments déductifs du sujet qui
demeurent sans réponse.151»
Le caractère anticipateur des cadres formels
par rapport aux faits d’expérience nous apparaît
comme la signature du travail de l’imaginaire dans
les mathématiques. André Lichnerowicz, un
défenseur des mathématiques modernes, estimait
que le développement des mathématiques n’a pas
été conditionné par des applications pratiques,
mais par le libre jeu de l’imagination :
«Parmi tout l’inépuisable jeu des structures
mathématiques, auxquelles convient-il
d’attribuer un intérêt particulier ? La réponse à
cette question n’est point du tout imposée par des
considérations purement formelles. C’est d’une
part la fécondité mathématique, d’autre part des

151
«Les problèmes principaux de l’épistémologie des
mathématiques», in : Logique et connaissance scientifique, Encycl. de
La Pléiade 1967, pp. 555 ss.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 148

critères proprement esthétiques qui donnent à


certaines espèces de structures mathématiques
une importance capitale, fécondité et beauté
semblent d’ailleurs liées par des liens
mystérieux. A ce point de vue, les
mathématiques apparaissent comme un art autant
qu’une science et le mathématicien créateur se
présente comme un homme doué d’une
imagination d’un type particulier et d’une
sensibilité spéciale ; il crée et juge bien souvent à
l’aide de cette sensibilité mathématique,
analogue à la sensibilité musicale ou picturale, et
se sent bien loin de l’être uniquement logique par
lequel on voudrait parfois le caricaturer. C’est
pourquoi l’exigence qui bannit de la science le
jugement de valeur peut sembler assez scolaire et
ne pas correspondre à une expérience profonde
de ce qui est le type le plus achevé d'une science
humaine.152»
La synergie des trois modes de la connaissance est
encore mise en lumière par Jean Leray quand il
décrit l’activité créatrice du mathématicien. Il
dénombre six opérations fondamentales impliquées
dans ce processus : la documentation, la
préparation, l’incubation, l’illumination, la
vérification, la finition.
Si les deux premières opérations et les deux
dernières relèvent bien du mode de connaissance
conceptuel, l'incubation et l'illumination relèvent,
elles, du mode imaginatif. Les mathématiciens
s’interrogent d’ailleurs sur la nature véritable de

152
«Remarques sur les mathématiques et la réalité», ibid. p. 480.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 149

ces deux opérations et si certains y voient le travail


de l’inconscient, J. Leray rappelle que, pour
Leibniz, l’inconscient communique avec l’univers
entier et, pour Aristote et Fichte, avec Dieu.153

Le sujet de la connaissance
L’imagination dont il vient d’être question n’est
pas une qualité individuelle; c’est une qualité de
l’espèce. S’interrogeant sur la véritable identité du
sujet connaissant, Jean Piaget est amené à
distinguer le sujet individuel du sujet épistémique.
«Sous le sujet individuel, en sa conscience et son
idéalisation particulières, il faut considérer les
structures des coordinations d’actions communes à
tous les sujets et ce sont ces coordinations
générales, psychologiques autant que mentales,
que nous appellerons le sujet épistémique.154» La
connaissance humaine est une, parce qu’elle
résulte de la confrontation d’un seul sujet
connaissant avec une réalité unique. Le sujet
connaissant est aussi peu séparé de la réalité qu’un
poisson l’est de l’eau dans laquelle il nage. Si les
êtres mathématiques sont bien construits et donc
imaginés à partir des coordinations les plus
générales des actions du sujet, ces dernières
dépendent elles-mêmes d’autres coordinations,
nerveuses et finalement organiques, de telle sorte
que la nécessité s’impose de remonter jusqu’au

153
«L’invention en mathématiques», ibid. pp. 465-473.
154
Ibid. pp. 563 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 150

plan biophysique. A suivre Jean Piaget, on en


arrive donc à l’idée que les mathématiques
s’accordent avec le réel parce qu’elles sont
construites par un sujet qui est lui-même en accord
avec la réalité. Cette construction ne vient pas de
l’extérieur, comme le pensaient les Grecs pour qui
la théorie est contemplation, mais de l’intérieur : le
réel investit le sujet connaissant qui ne peut pas
échapper à ses contraintes, tout comme le poisson
est transparent à l’eau qui l’entoure et le pénètre
sans pouvoir échapper à sa pression, sa
température, sa pureté, ses qualités chimiques ou
nutritives, etc.
Les mathématiques constitueraient-elles un paradis
épistémologique ? Les autres domaines de la
connaissance s’accorderaient–ils moins bien ou
même pas du tout au réel ? Certes pas ! Les
mathématiques nous offrent seulement un exemple
particulièrement frappant de l’efficacité synergique
des trois modes de la connaissance. L’accord des
mathématiques avec le réel résulte du haut degré
de cohérence interne atteint par cette discipline –
une cohérence qui est assurée par la rigueur de la
formalisation propre à ce domaine, par la richesse
des échanges et la permanence des contrôles
réalisés par et entre les différents modes de la
connaissance. Les mathématiques ne jouissent
donc pas d’un avantage décisif sur les autres
domaines de la connaissance humaine où cette
synergie est moins forte, les échanges moins
abondants et les contrôles mutuels moins
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 151

rigoureux, ce qui laisse une plus large place à


l’idéologie. La responsabilité des hommes de
science est certainement d’extirper toujours mieux
l’idéologie du champ de leurs disciplines, en
comprenant que l’une de ses formes les plus
pernicieuses est justement le refus d’accorder à la
connaissance imaginative sa juste place dans
l’ensemble des processus cognitifs.
La connaissance imaginative exprime la capacité
de l’espèce humaine de prendre ses distances
envers le réel immédiat, de se dissocier de tous les
réels fermés pour se projeter en avant et au-delà
d’eux. Ce mode de la connaissance recèle à cet
égard un mystère : tandis que cette projection
pourrait fort bien n’apporter à l’homme qu’erreur
et désenchantement, elle ouvre le plus souvent
devant lui de nouveaux univers à découvrir et à
explorer.

Religion et réalité
Ayant défini la religion comme une expression de
l’imaginaire des Européens, il est temps de se
demander ce qu’il en est des rapports de la religion
au réel. Les phénomènes dont elle rend compte
ont-ils une part de vérité ou bien ne sont-ils
qu’illusion ? La critique qu’Emile Durkheim
adresse à la théorie animiste de la religion a le
mérite de poser le problème avec une grande
clarté :
«Si elle était vraie, il faudrait admettre que les
croyances religieuses sont autant de
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 152

représentations hallucinatoires, sans aucun


fondement objectif. On suppose en effet, qu’elles
sont toutes dérivées de la notion d’âme
puisqu’on ne voit dans les esprits et les dieux que
des âmes sublimées. Mais la notion d’âme elle-
même est construite tout entière avec les vagues
et inconsistantes images qui occupent nos esprits
pendant le sommeil ; car l’âme c’est le double, et
le double n’est que l’homme tel qu’il s’apparaît à
lui-même tandis qu’il dort. Les êtres sacrés ne
seraient donc à ce point de vue que des
conceptions imaginaires que l’homme aurait
enfantées dans une sorte de délire qui le saisit
régulièrement chaque jour et sans qu’il soit
possible de voir à quelles fins utiles elles servent
ni à quoi elles répondent dans la réalité. S’il prie,
s’il fait des sacrifices et des offrandes, s’il
s’astreint aux privations multiples que lui prescrit
le rite, c’est qu’une sorte d’aberration
constitutionnelle lui a fait prendre ses songes
pour des perceptions, la mort pour un sommeil
prolongé, les corps bruts pour des êtres vivants et
pensants. […] La religion ne serait, en définitive,
qu’un rêve systématisé et vécu, mais sans
fondement dans le réel.»
A cette critique dévastatrice, Durkheim répond ce
qui suit :
«Il est inadmissible, que des systèmes d’idées
comme les religions, qui ont tenu dans l’histoire
une place si considérable, où les peuples sont
venus, de tout temps, puiser l’énergie qui leur
était nécessaire pour vivre, ne soient que des
tissus d’illusions. On s’entend aujourd’hui pour
reconnaître que le droit, la morale, la pensée
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 153

scientifique elle-même sont nés dans la religion,


se sont, pendant longtemps confondus avec elle
et sont restés pénétrés de son esprit. Comment
une vaine fantasmagorie aurait-elle pu façonner
aussi fortement et d’une manière aussi durable
les consciences humaines ?155»

La falsification des représentations


Le philosophe des sciences Karl Popper estimait
normal et nécessaire que l’esprit humain invente,
comme par jeu, des lois qui cherchent à expliquer
les phénomènes naturels. Tout le problème, selon
lui, est de savoir si ces lois donnent une
représentation adéquate de la réalité. Pour le
savoir, il est inutile de chercher les preuves qu’une
théorie est vraie. Les véritables progrès de la
connaissance résultent toujours d’une découverte
démontrant qu’une théorie réputée correcte est
fausse parce qu’elle est démentie par les faits. Il est
donc inutile de chercher à vérifier une théorie
scientifique ; il suffit de chercher à la falsifier.
La difficulté avec les productions de la religion est
précisément qu’elles ne peuvent pas être falsifiées :
l’existence de Dieu, la réalité de l’alliance entre
Yahvé et Israël, la résurrection du Christ,
l’existence du Royaume des Cieux ou celle du
Jugement dernier échappent à toute critique du
type de celle proposée par K. Popper. Aucune
procédure expérimentale ne pouvant les falsifier,

155
Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris 1968, pp. 97-99.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 154

ces représentations n’ont, selon lui, aucune


signification pour les hommes de science. Pourtant,
si elles ne peuvent être atteintes dans leur principe,
les représentations religieuses sont elles aussi
soumises à l’épreuve des faits, c’est-à-dire de leurs
conséquences pour la vie des communautés
humaines où elles ont cours. Considérées dans
leurs effets, ces représentations ne sont pas toutes
équivalentes. En plaçant Dieu en dehors et au-
dessus de la nature, juifs, chrétiens et musulmans
ont permis à l’homme de se distancer de la nature
puisqu’elle n’est plus d’essence divine. Ces
systèmes religieux ont accordé à l’homme pouvoir
et domination sur tout ce qui existe. Contre la
nature, pourrait-on dire, l’homme a pris place du
côté de Dieu. Cette représentation a des influences
profondes et incontestables sur les relations de
l’homme et de la nature en Europe.

Les fondements mythiques et théologiques


de l’idée d’empire
Un autre exemple est l’apparition du concept
d’empire dans le Proche Orient ancien. L’idée d’un
empire universel s’enracine dans les mythologies
de l’ancienne Asie occidentale, qui est la patrie des
grands empires : empire de Sumer et d’Akkad vers
2300 avant notre ère, empire d’Our dès 2050,
empire babylonien de Hammourabi vers 1730,
empire hittite au 16e siècle, empire mitannien vers
1400, empire assyrien à partir de Téglathphalasar
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 155

III au milieu du 8e siècle.156 Les empires néo-


babylonien et mède se partagent, au début du 6e
siècle, l’héritage des Assyriens. Le premier s’étend
sur le Croissant fertile, l’Elam et le Zagros. Le
second domine les plateaux de l’Iran et s’enfonce
profondément jusqu’au cœur de l’Anatolie. En
556, Cyrus renverse le souverain mède Astyage,
puis, en 546, il annexe le royaume de Lydie ; enfin
en 539, il occupe Babylone, pacifiquement, et
fonde le plus vaste empire de l’antiquité : l’empire
perse qui s’étend, sous Darius Ier (522-486 av.
J.C.), de l’Inde à la Méditerranée. L’Egypte et,
pour la première fois, une partie de l’Europe, la
Thrace, en font partie.
La structure impériale trouve son origine dans les
cosmogonies sumériennes. Celles-ci représentent
le monde habité par les dieux et par les hommes
comme un espace ordonné, arraché au chaos par
l'action d'une divinité. Ainsi dans l’épopée le Roi
dont la lumière et l’éclat sont souverains, le pôle
chaotique est personnifié par Kur, montagne
cosmique informe, bouillonnement de forces
désordonnées et dangereuses. Le dieu ordonnateur
est Nin-urda qui vient à bout du chaos et lui
impose ses lois. Le Kur vaincu reçoit un nom
nouveau et devient un séjour habitable pour les
dieux et pour les hommes.157

156
«C’est avec lui que commence en Assyrie la suite des grands
empires universels.» G. GOOSSENS , HUP I, «L’Asie occidentale
ancienne», p. 398)
157
Cf. R. JESTIN, HRP I, «La religion sumérienne», pp. 170 ss.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 156

L’ordre cosmique qui résulte de l’action divine


doit trouver sa contrepartie dans l’ordre social
humain. L'empire a précisément pour fonction
d’établir l’ordre céleste sur la terre. La
Mésopotamie fut la terre du Droit ; par les codes,
les lois et les ordonnances, les souverains ne
visaient pas une simple réglementation de la vie
civile. Ils cherchaient à faire régner sur la terre une
justice et un ordre voulus par les dieux. Les
souverains assyriens et babyloniens, puis les
Achéménides après eux, reprirent à leur compte
cette idée maîtresse d’un dieu décidant une mise en
ordre du monde par le Droit. Ils l’exprimèrent par
une titulature qui étendait leur souveraineté à la
terre entière, par l’affirmation d’une élection
divine dont ils étaient les bénéficiaires et qui
justifiait leur pouvoir, et par un programme de
gouvernement qui avait pour but d’instaurer l’ordre
et la justice sur la terre.
Cette mythologie détermine toute la conception
politique de l’Asie occidentale ancienne. Les
successeurs d’Alexandre, empereurs romains
compris, en héritent à leur tour et ils règlent sur
elle leurs relations avec les peuples conquis. En
l’an 30 avant notre ère, Rome achève l’unification
du monde méditerranéen. A tous égards, une ère
nouvelle commence. Tite-Live, au premier livre de
son Histoire romaine (I.4), établit un parallèle
entre l’empire romain et l’empire du ciel : «Il
fallait, ce me semble, que les dieux intervinssent
dans la fondation d’une si grande ville et d’un
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 157

empire qui devait être le premier après l’empire du


ciel.» Ce rapprochement est intéressant, il montre
que l’empire n’est pas seulement une puissante
construction politique ; il est aussi une construction
spirituelle d’une ampleur cosmique ; Virgile, dans
un passage célèbre de ses Bucoliques, la quatrième
églogue, s’en fait le prophète :
«Voici venu le dernier âge de la Cuméenne
prédiction ; voici que recommence le grand ordre
des siècles. Déjà revient aussi la Vierge, revient
le règne de Saturne. Déjà une nouvelle race
descend du haut des cieux.
Cet enfant dont la naissance va clore l’âge de fer
et ramener l’âge d’or dans le monde entier,
protège-le seulement chaste Lucine : déjà règne
ton cher Apollon.
C’est sous ton consulat, Pollion, que
commencera ce siècle glorieux […] Cet enfant
aura la vie des dieux ; il verra les héros mêlés
aux dieux, ils le verront lui-même parmi eux ; et
il gouvernera l’univers pacifié par les vertus de
son père.158»
Virgile prophétise le retour de l’âge d’or qui verra
un souverain unique régner sur l’ensemble du

158
Trad. Maurice RAT , Paris 1967. La « cuméenne prédiction »
désigne un oracle de la Sibylle de Cumes. Le « grand ordre des
siècles » est une référence à la doctrine du temps cyclique. La
« Vierge » e s t la « Dikê » des Grecs : pendant l’âge d’or, elle
descendit habiter la terre, mais dans l’âge de fer, horrifiée par les
crimes des hommes, elle remonta au ciel, où elle prit place parmi les
constellations sous le nom de la Vierge. L’« enfant » dont il est
question est peut-être le fils aîné de Pollion, un ami de Virgile, consul
en 40 av. J.C. « Lucina genitalis » est la déesse qui présidait aux
naissances.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 158

globe enfin pacifié. Ici se mêlent deux


constructions mythiques : la première veut que la
perfection ne soit réalisée qu’au commencement ;
la seconde postule que le Temps est de nature
cyclique et qu’il ramène nécessairement le cosmos
et ceux qui y vivent à ce commencement de toutes
choses pour les régénérer. Le mythe de l’empire
universel assure la synthèse de ces deux postulats :
il est un nouveau commencement ; les crimes des
hommes et des sociétés humaines sont effacés ; la
terre est régénérée, elle donne ses fruits sans
culture, c’est à dire sans intervention humaine. La
violence disparaît : «Les troupeaux ne craindront
plus les lions puissants ; plus de serpents, plus
d’herbes au poison trompeur,» écrit encore Virgile,
rejoignant un oracle célèbre du prophète Esaïe159
annonçant que le loup habitera avec l’agneau, que
le veau et le lionceau seront nourris ensemble, et
qu’un petit garçon les conduira.
On comprend aisément que les théologiens
chrétiens aient cru reconnaître dans l’enfant de la
quatrième églogue la figure de Jésus-Christ venu
réconcilier la création avec le Créateur et rétablir
l’harmonie universelle. L’empire se trouve ainsi
mis en résonance avec l’évangélisation du monde
qui a pour but de rassembler, sous l’autorité du
Christ, toutes les créatures. Saint Luc, dans le
début de son récit de la nativité, est le premier à
faire jouer à l’empire romain un rôle

159
11,6-11.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 159

instrumental160. Pour lui, César Auguste est bien le


souverain providentiel prédestiné à faire régner
l’ordre dans le monde entier. Sa décision d’opérer
un recensement universel va permettre à Jésus de
naître à Bethléem, information capitale puisqu’elle
démontre qu’il est de la famille et de la
descendance de David161, ce qui valide son titre de
messie. L’idéal mésopotamien d’un univers
pacifié, mis en ordre par le Droit, sous le règne
d’un unique souverain, paraît enfin atteint.
L’idée d’empire convient particulièrement bien
aux théologiens chrétiens. La première raison de
leur intérêt est la taille de l’empire, beaucoup plus
vaste qu’un royaume. Un autre élément intéressant
pour eux tient au fait que l’autorité de l’empereur
est généralement indirecte et se superpose à celle
des rois, des princes et des Conseils sans la
supprimer. Si Dieu peut être qualifié de roi
d’Israël, parce que ce peuple lui appartient, son
autorité sur les nations, qui n’est pas moins grande,
est pourtant moins directe. Il est le Roi des rois et
le Seigneur des seigneurs, titulature qui correspond
assez exactement à l’idée impériale. C’est une
véritable titulature impériale qui apparaît dans la
grande louange du premier livre des Chroniques:
«A toi, Seigneur, la grandeur, la force, la
splendeur, la majesté et la gloire car tout ce qui
est dans les cieux et sur la terre est à toi. A toi
Seigneur la royauté et la souveraineté sur tous les

160
Luc 2,1 s.
161
Luc 2,4.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 160

êtres. La richesse et la gloire viennent de toi et


c’est toi qui domines tout. Dans ta main sont la
puissance et la force ; dans ta main, le pouvoir de
tout élever et de tout affermir.162»

Christus vincit, Christus regnat, Christus


imperat
Dans la théologie chrétienne, Jésus-Christ a lui
aussi une stature impériale. Dieu l’a fait s’asseoir à
sa droite, après sa résurrection, «bien au-dessus de
toute Autorité, Pouvoir, Puissance, Souveraineté et
de tout autre nom qui puisse être nommé.163» La
fameuse triade franque, Christus vincit, Christus
regnat, Christus imperat qui fut, durant les
croisades, le cri de guerre de l’armée chrétienne,
est manifestement impériale.
L’idée d’empire nous est donc venue de la
mythologie et de la théologie ; elle exprime à la
fois une conception théologique de la nature divine
détentrice de tous les pouvoirs, y compris de ceux
qui s’exercent légitimement dans les sociétés
humaines, et une vision de l’humanité qui, par-delà
la variété des langues, des races, des cultures, des
croyances, des cultes et des rites est une. Ce sont
de grandes et fortes idées, mais elles n’ont pas
résisté à l’épreuve des faits. Les Européens
rejetteront l’idée impériale qui veut faire l’unité
par le haut. L’Eglise elle-même, porte-parole

162
29,11-12.
163
Ephésiens 1,20 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 161

privilégié de l’idéal impérial, n’a pas su garder son


unité, ruinant en son fondement l’idée qu’elle
prétendait imposer. Elle n’a pas su ni pu s’opposer
à l’éclatement de l’Europe en un grand nombre
d’Etats nationaux farouchement attachés à leur
indépendance et trop souvent en guerre les uns
contre les autres. Machiavel le notait déjà dans ses
Histoires florentines : «Si la religion chrétienne eût
été une, et n’eût pas éprouvé de division, il en
serait résulté moins de désordres. Mais les
divisions d’alors entre l’Eglise romaine, l’Eglise
grecque et celle de Ravenne, entre les hérétiques et
les catholiques, ne firent qu’accroître les malheurs
communs.164»

L’apparition du nationalisme
La conséquence directe de ces phénomènes
politiques considérables fut une individualisation
de plus en plus profonde de ces groupes humains.
«Le nationalisme correspond à l’effort
qu’accomplit une société pour se posséder
intégralement elle-même. Il lui faut donc assumer,
dans leur totalité, les plus profondes des valeurs de
civilisation autour desquelles cette société se
définit et à partir desquelles elle se reconnaît et se
distingue des autres sociétés. De là la
préoccupation majeure dont témoigne toute
idéologie nationaliste d’exalter et de magnifier les
modes particuliers de culture et de vie collective

164
Œuvres, p. 956.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 162

propres à la communauté humaine à laquelle elle


se réfère165.»
La mort de l’idée d’empire laisse donc la place
libre à une autre structure politique, elle aussi
religieuse en son fond, celle de Nation conçue
comme un tout organique dont l’unité est assurée
par la race, la langue, la religion, la géographie, les
intérêts économiques, les nécessités militaires.
Renan ajoutait à tout cela un fondement
intellectuel et affectif : «Une nation est une âme,
un principe spirituel.166» Si l’idée d’empire fait
expressément référence à une divinité toute
puissante qui règne sur l’ensemble de l’univers, la
nation est elle-même cette divinité. Le caractère
religieux de l’unité nationale apparaît nettement
dans le fait qu’elle n’est pas seulement voulue; elle
est aussi crue, elle résulte de véritables actes de
foi. M. Mauss les a bien vus: «Une nation croit à sa
civilisation, à ses mœurs, ses arts industriels et ses
beaux-arts. Elle a le fétichisme de sa littérature, de
sa plastique, de sa science, de sa technique, de sa
morale, de sa tradition, de son caractère en un
mot.167» La Nation, qui est un clan élargi, est la
forme religieuse la plus fondamentale et la plus
naturelle si, comme le pense Emile Durkheim «le
dieu n’est que l’expression figurée de la

165
R. GIRARDET, EU art. «Nationalisme».
166
Cité par P.C. TIMBAL, EU art. «Nation».
167
«Sociologie politique. La nation et l’internationalisme», Œuvres
vol. 3
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 163

société.168» Alexis de Tocqueville remarquait déjà


que la durée, la gloire ou la prospérité d’une nation
peuvent devenir des dogmes sacrés et que la patrie
est cette véritable cité sainte pour laquelle les
citoyens sont prêts à donner leur vie.169 Les
nationalismes tendent à se présenter comme des
impératifs religieux, comme une foi de substitution
qui ne peut manquer d’entrer en conflit avec les
formes traditionnelles de la piété. «Devenu lui-
même un absolu spirituel, le nationalisme refuse de
laisser sa place aux autres absolus.170»
Il était inévitable que cette individualisation
conduise à des conflits, à des rivalités économiques
et militaires qui encouragent encore les efforts
d’indépendance, les mouvements d’unification, de
singularisation, d’opposition même d’une nation à
tout ce qui n’est pas elle. Les deux guerres
mondiales sont des conséquences directes de cette
évolution.
Les avatars de l’idée impériale et du nationalisme
démontrent qu’un lieu de rencontre, une interface
pour reprendre un terme technique en usage dans
l’informatique, existe entre les représentations de
l’imaginaire, les cadres conceptuels et les
expériences concrètes d’un groupe humain.
L’imaginaire n’est donc pas un domaine refermé
sur lui-même et sans rapports avec l’ensemble des
connaissances conceptuelles et pratiques de ce

168
Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 323.
169
De la démocratie en Amérique. Œuvres, vol. I, p. 155.
170
R. GIRARDET, art. cit.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 164

groupe. Popper aurait-il avancé ses idées sur la


falsification des théories scientifiques s’il n’y avait
pas eu avant lui toute la réflexion de l’Ecole
deutéronomiste sur le processus de falsification du
discours prophétique171 – une réflexion profonde et
méthodique qui eut pour lointaine conséquence
l’intervention de Gamaliel devant le Sanhédrin (ce
sage demandait au tribunal d’attendre une
éventuelle falsification de l’évangile de Jésus-
Christ par les faits avant de le condamner172) ?
Popper aurait-il énoncé ses principes critiques si la
pensée occidentale en était restée à la
représentation cananéenne de la réalité comme une
suite infinie de cycles récurrents ou si la distinction
entre le sacré et le profane n’avait jamais été
pensée ? Ces exemples démontrent la participation
effective de la connaissance imaginative dans toute
représentation humaine.

171
Cf. Deutéronome 13,4 ; 18,22.
172
Cf. Actes 5,38 ss.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 165

6. Les quatre critères à l’épreuve


de cas concrets173
Au chapitre 3, nous avons énoncé quatre critères
permettant de repérer ce qui, dans la «religion des
Européens», peut être considéré comme relevant
effectivement de la religion. Nous allons
maintenant les mettre à l’épreuve de quatre cas
concrets pour nous demander à propos de chacun
d’entre eux s’il s’agit ou non de manifestations
relevant de la religion telle que nous l’avons
définie. Rappelons que ces quatre critères sont les
suivants:
1. La religion des Européens est l’une des
expressions de leur imaginaire. Elle est
partie intégrante de leur système des
représentations collectives.
2. Les expressions de l’imaginaire des
Européens qui constituent leur religion
répondent à l’existence d’une contrainte
provenant de l’impossibilité pratique
et/ou théorique de connaître et du besoin
humain de connaître pour échapper à la
destruction et à la mort.
3. La religion est fille de la connaissance
imaginative. Elle se fonde sur des actes

173
Note de l’éditeur: Ce chapitre ne figurait pas dans le plan que
Gaston Wagner semble avoir prévu pour le présent volume. Nous
l’avons introduit ici pour assurer une meilleure continuité dans
l’ensemble de l’exposé.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 166

de foi qui sont actifs dans la conscience


individuelle. Par le moyen des mythes et
des rites propres à un groupe humain
déterminé, la religion agit sur l’ensemble
du système des représentations
collectives de ce groupe.
4. La religion entraîne nécessairement une
polarisation de l’espace et du temps.

Encore l’Internationale
L’hymne révolutionnaire n’est pas né
spontanément des événements tragiques qui
provoquèrent la chute du Second Empire. Il a été
longuement préparé par le mouvement des idées
qui précède la Révolution française et qui se
prolonge à travers tout le 19e siècle. Ses initiateurs
furent les philosophes français Saint-Simon (1760-
1825), Fourier (1772-1837), Proudhon (1809-
1865) qui pressentaient l’apparition d’un monde
nouveau et qui sont les créateurs du socialisme.
Les premiers, ils comprennent que la société n’est
plus figée et ils n’hésitent pas «à lever sans peur
l’ancre du passé pour aller de l’avant explorer les
continents nouveaux.» L’un des traits essentiels de
leur philosophie – il réapparaîtra dans
L’Internationale – est leur confiance en l’homme
capable de comprendre et d’orienter le
renouvellement de la société : «Ils ont rêvé d’une
métamorphose totale analogue, selon Fourier, à
celle de la hideuse chenille changée en brillant
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 167

papillon, métamorphose que la seule raison ne peut


expliquer, ni prévoir : ils ne lisaient pas l’histoire
avec les vieilles catégories de la pensée mais avec
tout leur espoir.» L’ultime message de Saint-
Simon à ses disciples est prophétique : «La religion
ne peut disparaître du monde ; elle ne fait que se
transformer […] Souvenez-vous aussi que, pour
faire de grandes choses il faut être passionné […]
L’avenir est à nous.174»
Cette confiance dans les capacités de l’homme à
créer une société nouvelle se retrouve dans
l’Internationale : Allumons notre grande forge,
battons le fer quand il est chaud. L’avenir
appartient aux damnés de la terre, aux forçats de la
faim ! La misère et l’ombre seront vaincus ; les
esclaves peuvent se libérer de leurs chaînes car ils
disposent du nombre. Eugène Pottier s’inspire
peut-être d’une formule que Fourier appliquait au
prolétariat, zéro appelé à devenir tout, pour
exprimer la formidable confiance de classe des
travailleurs: Nous qui n’étions rien, soyons tout !
Notre premier critère est donc satisfait :
l’Internationale est bien une expression de
l’imaginaire des Européens.
Qu’une terrible contrainte se soit alors imposée
aux Européens, contrainte de transformation
économique et sociale, contrainte d’adaptation à
des conditions de travail entièrement nouvelles et
jusqu’alors inconnues, nous le comprenons

174
Voir Simone DEBOUT, «Saint-Simon, Fourier, Proudhon», HPP III.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 168

d’autant mieux que la mondialisation de


l’économie nous impose aujourd’hui un
phénomène du même ordre. Le besoin humain de
connaître pour donner un sens à des conditions de
vie exécrables et surtout pour les changer, s’est
alors imposé telle une contrainte à des millions
d’Européens. Marx montre, dans les fragments
d’un travail consacré à la critique de l’économie
politique, que les sciences de la nature sont
directement et concrètement intervenues dans la
vie humaine par le biais de l’industrie : «En
transformant l’industrie, elles ont préparé
l’émancipation de l’homme, bien qu’elles aient dû
d’abord en parachever la déchéance.175»
Cette contrainte est-elle associée à l’impossibilité
pratique et/ou théorique de connaître ? Il ne le
semble pas puisque les philosophes, les partis
politiques de gauche et les organisations syndicales
ont justement pour objectif de transformer la
réalité sociale, politique et économique selon des
plans qui répondent – ou prétendent le faire – aux
problèmes posés. Ainsi le marxisme fut-il
considéré par ses adeptes comme une science des
rapports sociaux176. Les socialistes n’avaient donc
pas conscience de défauts insurmontables inhérents
à la connaissance; ils étaient plutôt à la recherche
de moyens d’action leur permettant de réaliser les

175
«Ebauche d’une critique de l’économie politique», in: Karl MARX,
Œuvres II, Paris, Pléiade, 1968, p. 86.
176
Maurice DUVERGER, Institutions politiques et droit constitutionnel,
vol. 1, Paris 1973, p. 354.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 169

réformes sociales rendues nécessaires par les


nouvelles conditions économiques. Sur ce point
précis, l’Internationale est tout à fait explicite : les
travailleurs ne font confiance à personne qu’à eux-
mêmes : Travailleurs sauvons-nous nous-mêmes…
Ils rejettent toute idée de sauveur, car c’est dans la
force de leur union, dans la fermeté de leur volonté
et dans leur sens du sacrifice que se trouve le salut
commun. Notre deuxième critère n’est donc pas
satisfait.
Le socialisme en général et L’Internationale en
particulier doivent leur force de conviction à
l’utilisation de mythes. Celui du retour d’un âge
d’abondance et de justice, celui du rôle
rédempteur du prolétariat, celui de la
transfiguration du genre humain, sont les plus
importants. Le socialisme a manifestement recours
à des mythes, il a suscité des actes de foi et créé
des rites qui ont assuré son succès et, en partie, sa
cohésion jusqu’à nous. Notre troisième critère est,
lui, satisfait.
Le temps du mythe est toujours un temps
exceptionnel où se passent des événements sans
commune mesure avec ceux qui surviennent dans
les temps ordinaires. La fin brutale et humiliante
du Second Empire a pu apparaître comme une fin
des temps et comme l’aube d’un nouvel ordre
social concrétisé par la proclamation de la IIIe
République, le 4 septembre 1870. C’est donc bien
une signification eschatologique qu’il faut donner
aux premiers mots de l’Internationale : C’est la
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 170

lutte finale ! 1870 ne constitue pourtant pas une


polarisation temporelle durable à laquelle les
socialistes peuvent donner une signification
particulière. Les événements politiques ne
répondent pas à leur attente : l’Assemblée
nationale élue en 1871 est en majorité
monarchiste ; la France vaincue perd l’Alsace et
une partie de la Lorraine ; la Commune de Paris est
écrasée dans le sang.
Les polarisations les plus fortes sont liées à
l’histoire d’un groupe humain déterminé. C’est
dans ses lieux sacrés et dans ses temps forts que le
groupe se rassemble pour affirmer ou pour ressaisir
son identité profonde. Le socialisme ne peut rien
proposer de tel parce qu’il prend position contre le
nationalisme, contre la valorisation du groupe que
représente l’Etat-nation. Le sentiment national
n’est pour lui qu’un alibi, un leurre utilisé par la
bourgeoisie pour détourner les prolétaires de leurs
véritables intérêts de classe. Ne visant pas à
structurer des groupes humains définis, mais plutôt
à les dissoudre dans un mouvement
internationaliste, le socialisme n’est pas parvenu à
créer de véritables discontinuités spatio-
temporelles. L’explosion des nationalismes dans
l’Europe de l’Est, après l’effondrement de l’Union
soviétique, a montré les limites des pouvoirs de
polarisation du socialisme. L’apparente unité des
peuples à l’intérieur de l’URSS était produite par la
contrainte et non par la conviction ; elle n’a pas
résisté à l’effondrement du communisme. Notre
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 171

quatrième critère n’est donc pas, lui non plus,


satisfait.
A tout prendre, les communistes avaient raison
d’être agacés par l’assimilation du marxisme-
léninisme à une religion, car il n’en est pas une
selon les critères que nous avons adoptés et
l’Internationale n’est pas non plus une expression
de la religion des Européens, même si elle contient
des éléments authentiquement religieux,
singulièrement des mythes.

Les manifestations antinucléaires


Partout en Europe, des foules de milliers de
personnes, jeunes pour la plupart, se mobilisent
pour protester contre les armes atomiques et pour
dénoncer les risques liés à la production
d’électricité par des centrales nucléaires. Ces
manifestations sont-elles l’expression de la religion
des Européens à la fin du 20e siècle ?
Notre premier critère exige que les phénomènes
considérés soient en rapport avec l’imaginaire des
Européens. Ces grands rassemblements, ces
marches et ces manifestations rappellent
singulièrement les grands pèlerinages religieux
d’autrefois – et d’aujourd’hui – qui jetaient – et
jettent toujours – des foules humaines sur les
routes et les rassemblaient – et les rassemblent
encore – dans des lieux consacrés afin de
demander à Dieu, au Ciel ou à tout autre divinité,
la fin d’une épidémie, d’une guerre, d’une
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 172

sécheresse ou tout simplement la santé. Les


manifestations antinucléaires peuvent être
assimilées à de véritables pèlerinages et se coulent
ainsi dans une représentation familière pour
l’imaginaire des Européens depuis des millénaires
et bien avant l’ère chrétienne. Mais ces modernes
pèlerins ont-ils conscience de véritables défauts de
la connaissance et font-ils des actes de foi ?
L’analyse de notre deuxième critère nous conduit
aux motivations les plus profondes de ces vastes
mouvements de protestation. Toute la
problématique nucléaire est en effet caractérisée
par d’importants défauts de la connaissance,
pratique et théorique, qui portent sur les terribles
dangers que représentent les armes atomiques.
Longtemps comprise comme une source
inépuisable de progrès, la science est aujourd’hui
associée au danger d’anéantissement de toute
forme de vie sur Terre par la guerre nucléaire. En
1983, des scientifiques américains et russes ont
tenté de décrire les effets biologiques d’un conflit
atomique majeur. L’explosion de deux mille à trois
mille engins nucléaires stratégiques entraînerait la
mort immédiate d’un quart de la population
mondiale et le sort des survivants serait tragique.
Des effets psychologiques importants, comparables
à ceux qui ont été observés à Hiroshima et à
Nagasaki, les conduiraient au désespoir et à la
résignation. «Dans un conflit nucléaire généralisé,
la trame socio-économique des sociétés humaines
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 173

serait très profondément bouleversée.177» Même si,


par bonheur, aucun conflit atomique n’éclatait, les
50'000 têtes nucléaires héritées de l’U.R.S.S.
pourraient bien être le danger le plus redoutable
qui guette l’humanité si les gouvernements se
montrent incapables d’entreprendre le contrôle et
l’éradication de ces armes d’une façon rapide et
efficace.
Les centrales électronucléaires sont
structurellement liées à ce vaste programme
d’armement, car les gouvernements des Grandes
puissances, conscients de l’énorme capacité de
destruction que confère aux Etats une industrie
nucléaire puissante, ont accordé à la recherche
dans ce domaine des crédits incomparablement
plus élevés qu’aux autres disciplines
scientifiques178. Produisant en abondance du
plutonium, l’une des composantes essentielles des
armes atomiques, un poison particulièrement
dangereux à cause de sa très forte radioactivité et
de sa très longue période de vie, ces centrales
représentent aussi de sérieux dangers pour la santé
des populations par les risques d’accidents graves
que leur fonctionnement peuvent provoquer. Ces
accidents sont heureusement rares, mais le risque
zéro n’existe pas comme le démontre la liste des
incidents les plus importants : Windscale, Grande-

177
P. LANGLEY -D ANYSZ , «The year after : les effets biologiques
d’une guerre nucléaire», La Recherche, 1984, pp. 542-546.
178
Cf. Rodolphe V IALLARD , HSP, «Les progrès de la science
contemporaine», pp. 1044 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 174

Bretagne, 1957, 1963 ; Browns Ferry, Etats-Unis,


1975 ; Three Mile Island, Etats-Unis, 1979 ;
Tsuruga, Japon, 1981 ; Tchernobyl, Ukraine, 1986.
La construction de centrales nucléaires de plus en
plus puissantes, sans que soit résolu le problème du
traitement des déchets qu’elles produisent, suscite
une opposition populaire de plus en plus vive. En
occupant des chantiers, les manifestants interdisent
par leur seule présence l’ouverture des travaux, ils
réclament des enquêtes jamais faites jusque-là sur
les incidences climatiques des centrales.
S’adressant aux 10'000 manifestants rassemblés
sur le chantier de Kaiseraugst (Suisse) en janvier
1975, Denis de Rougemont leur envoie un message
disant notamment :
«Aujourd’hui, ce n’est plus aux frontières qu’il
faut monter la garde pour défendre le sol de la
patrie : c’est ici où vous êtes, où vous campez !
Ce n’est pas d’un pays étranger que vient la
menace mortelle pour votre terre. Elle vient d’un
ennemi commun à vos voisins badois et alsaciens
et à vous-mêmes. Cet ennemi, c’est l’esprit de
puissance brutale, de profit matériel à court
terme, qui prétend imposer les centrales
nucléaires au mépris des droits populaires, au
mépris des devoirs d’un Etat responsable, au
mépris des paysages qui sont la chose de tous
dans l’ensemble régional et non pas d’un ou deux
propriétaires d’un morceau de sol ; et, enfin, au
mépris de la justice, à laquelle on prétend, une
fois de plus, opposer la légalité. La loi [sur
l’énergie nucléaire] qu’il a votée dans
l’ignorance, le peuple peut la rapporter demain.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 175

Mais il doit, aujourd’hui, en appeler contre elle à


l’instinct de conservation du genre humain. Vous
êtes en état de légitime défense !179»
L’accident survenu dans le 4ème réacteur de la
centrale de Tchernobyl, le 26 avril 1986, frappe
fortement les esprits puisqu’il provoque la
contamination non seulement du territoire
entourant la centrale mais, avec son nuage de
poussières radioactives, de l’Europe entière. Ce qui
a vivement impressionné les commentateurs de
l’événement, scientifiques et journalistes, ce sont
précisément les très graves défauts de la
connaissance dans un domaine où la nécessité
humaine de connaître est pourtant vitale, au sens
propre du terme ! Joël de Rosnay, se faisant le
porte-parole du sentiment populaire, écrivait à ce
propos : «Nous sommes tous concernés par la
catastrophe de Tchernobyl et le poids mondial du
nucléaire. Notre avenir est en jeu. Pas seulement en
tant qu’individus, mais en tant qu’espèce
vivante.180»
En 1994, une nouvelle loi autorise, en Allemagne,
le stockage des déchets non traités en des lieux
réputés géologiquement stables. Les transports de
ces déchets depuis les centrales jusqu’aux lieux de
stockage provoquent dès lors une très vive
opposition. Le site de Gorleben ayant été choisi
pour entrepôt, une gigantesque manifestation,
regroupant près de 30'000 personnes, s’oppose au

179
L’avenir est notre affaire, p. 284.
180
«Nous sommes tous des Ukrainiens», Paris-Match du 15.05.1986.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 176

passage du convoi, le 5 mars 1997. Le coût de sa


protection par la police est estimé à 6 millions de
marks (3 millions d’euros).
«Ce ne sont pas des criminels qui ont occupé la
rue à Gorleben, mais des citoyens : paysans,
enseignants, femmes au foyer, en un mot la
population. Ils ne se sont pas cachés dans les
bois, ils n’étaient pas munis de lance-pierres, ils
ont simplement occupé la voie d’accès au lieu de
transbordement des déchets, une nuit durant. Des
milliers de personnes se sont contentées
d’allumer des bougies ou de chanter des chants
liturgiques. Elles n’étaient pas hostiles envers les
policiers, elles ont résisté aux canons à eau, mais
elles se sont laissé déloger. Leur seule
provocation est d’avoir évité la provocation.
Cette forme de contestation n’est pas nouvelle,
elle existe depuis des années. Mais elle prend de
l’importance et, si l’on en croit les sondages, elle
a le soutien de la majorité de la population.181»
La contrainte, dans ce domaine, est donc évidente.
Provenant de très graves défauts de la
connaissance, elle est liée à des menaces très
réelles pour l’existence même de l’humanité et de
la vie sur la Terre. Notre deuxième critère est
entièrement satisfait.
Notre troisième critère nous pousse à nous
demander si les modernes pèlerins de
l’antinucléaire sont, ou non, animés par une foi et
s’ils ont recours à des mythes et à des rites. Le

181
H. P RANTL , dans Süddeutsche Zeitung, reproduit dans Courrier
international du 13. 03.1997.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 177

théologien suisse André Bieler leur prête six actes


de foi fondamentaux182 qu’un chercheur en science
de la religion peut aisément relier à des mythes
caractéristiques. Les manifestants disent :
– Oui à la vie! Cela sous-entend que la vie est un
bien, un don reçu par l’homme et par l’ensemble
des créatures, et qu’elle a un sens.
– Oui à la nature ! Cet acte de foi renvoie aux
mythes écologiques et particulièrement à ceux qui
donnent à la nature un caractère sacré.
– Oui à l’avenir ! Cet acte de foi est en rapport
avec des mythes cosmologiques et particulièrement
avec les principes anthropiques qui affirment que
l’univers a été préstructuré pour l’évolution de la
vie, mais aussi avec les mythes de mort et de
résurrection qui répètent, sous des formes
infiniment variées, le thème éternel de la victoire
de la lumière sur les ténèbres, de la vie sur la mort.
– Oui aux risques légitimes ! Cet acte de foi
s’enracine dans les mythes de séparation de
l’homme et de l’animal qui a conduit à l’apparition
de l’homo faber, dans le mythe de l’homme créé à
l’image de Dieu, des mythes qui reconnaissent tous
à l’être humain des capacités créatrices et des
pouvoirs exceptionnels avec les responsabilités
correspondantes.
– Oui à la paix ! Cet acte de foi est en résonance
avec le mythe du retour de l’âge d’or.

182
«Le choix nucléaire ou les morales en conflit. Un point de vue
chrétien», Bulletin du Service d’information de la Fédération suisse
des femmes protestantes, n° 75, 1978.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 178

– Oui à la démocratie ! Cet acte de foi renvoie aux


mythes politiques qui fondent la vie en société sur
la collaboration entre tous les hommes, mais aussi
au mythe individualiste et aux droits de l’homme.
Ces actes de foi et ces mythes s’actualisent dans
des rites, telles les grandes manifestations
antinucléaires elles-mêmes, et dans des
programmes politiques qui sont périodiquement
proposés aux suffrages des citoyens. Notre
troisième critère est donc lui aussi satisfait.
Pour que l’on puisse accorder aux manifestations
antinucléaires un caractère religieux, notre
quatrième critère exige qu’elles soient encore
polarisées. Dans une brochure destinée à présenter
et à soutenir les initiatives constitutionnelles
proposées, en 1984, au peuple suisse, intitulées,
Pour un avenir sans nouvelles centrales atomiques
et Pour un approvisionnement en énergie sûr,
économique et respectueux de l’environnement,
Denis de Rougemont examinait l’industrie
électronucléaire de trois points de vue différents :
celui de la civilisation, celui de la spiritualité, et
celui des réalités techniques et économiques en jeu.
Les polarisations que nous recherchons
apparaissent clairement dans l’analyse de la
spiritualité :
«Les grands monuments symboliques de la
civilisation du Moyen Age ont été les
cathédrales ; ceux de notre époque seront les
lourdes tours nucléaires. Les cathédrales édifiées
par la piété des communautés urbaines ont été les
sources puissantes de l’énergie spirituelle de
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 179

l’Occident. Mais de nos centrales nucléaires,


nourries du métal de Pluton, roi des Enfers,
rayonne une forme d’énergie liée par sa nature et
par ses origines aux armes que prépare
l’humanité pour se détruire elle-même et toute
vie avec elle.»
Les manifestations antinucléaires sont donc
polarisées dans l’espace. Elles le sont par les
centrales nucléaires qu’elles combattent et dont
elles exigent le démantèlement. Le paradoxe n’est
qu’apparent. L’assimilation des centrales
nucléaires à des cathédrales de notre temps est
fréquente. Dans un article consacré au
remplacement du générateur de vapeur de la
centrale française de Dampierre-en-Burly, dans le
Loiret, un journaliste décrit cet édifice comme une
véritable cathédrale technologique qui dégage une
inquiétante majesté. Le générateur de vapeur, un
énorme cylindre noir, est couché au centre de la
crypte183. Les lieux sacrés ne sont pas toujours des
lieux bénéfiques. Il est frappant de constater que
les anciens nommaient déjà ploutônia, antres de
Pluton, des grottes qu’ils tenaient pour être des
bouches des enfers. De certaines d’entre elles,
émanaient des vapeurs délétères dont on démontre
aujourd’hui encore la nocivité en sacrifiant des
oiseaux et des petits animaux. Sur l’un des ces
ploutônia, situé à Hiérapolis, en Phrygie, on
construisit un temple d’Apollon, dieu de la
divination. Cette superposition de lieux sacrés

183
Le Monde du 08.04.1990.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 180

démontre que les entrées de l’Hadès ne sont pas


tout à fait à sens unique puisqu’elles servent de
lieux oraculaires où les morts reviennent révéler
l’avenir par le biais des songes184. Les manifestants
qui les contestent tiennent nos propres ploutônia,
les centrales nucléaires, pour des sanctuaires
modernes du roi de la Mort, des sanctuaires
maudits où le plutonium peut s’accumuler et
provoquer de terribles effets.
La polarisation temporelle des manifestations
antinucléaires tient au caractère fortement
eschatologique du mouvement. Le choix de la
filière électronucléaire est contraire aux traditions
démocratiques, estime D. de Rougemont, parce
que l’usage du nucléaire favorise la centralisation
autoritaire et le recours à la police. «Les dictatures
peuvent à la limite imposer l’ordre, écrit encore H.
Prantl. Mais seule la démocratie est à même
d’assurer la paix intérieure d’un pays. Certes, s’il
le faut, un Etat peut prendre des mesures
draconiennes pour faire respecter l’ordre, mais la
paix intérieure, elle, ne s’obtient pas par la force.
Elle naît de la conviction, non de l’effroi. Jamais
aucun Etat n’a pu emporter l’adhésion des citoyens
en faisant usage de sa police et des canons à
eau.185» Le choix des énergies renouvelables, au

184
Kevin M. MILLER, «Apollo Lairbenos», Numen XXXII, 1, 1985,
pp. Cet antique lieu sacré est dégradé aujourd’hui en attraction
touristique mais, sous cette forme, il reste actif et attire toujours des
foules de curieux.
185
Article cité
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 181

contraire, renforce le renoncement à la


centralisation autoritaire et l’avènement des
régions autonomes grâce à l’appui du Ciel et de ses
longs regards sur notre Terre. Faute d’une
conversion, d’un total changement d’attitude non
seulement envers la filière électronucléaire et
envers les armements atomiques, mais plus encore
envers la vie et envers les responsabilités de
l’humanité dans ce domaine, les pèlerins de
l’antinucléaire prédisent une fin du monde, une
extinction de l’espèce humaine.
Les manifestations antinucléaires répondent donc
aux quatre critères que nous avons posés au début
de notre étude. Elles peuvent être tenues pour une
expression authentique de la religion des
Européens à la fin du 20e siècle. Elles le peuvent
d’autant plus qu’elles prolongent et actualisent des
pratiques religieuses anciennes, en relation avec les
ploutônia antiques, que le christianisme n’a pas pu
vraiment supprimer, mais qu’il a seulement
occultées.
Nous avons mentionné la pertinente remarque de
Roger Caillois concernant le travail de
l’imagination, apparemment libre, mais en fait
besognant sur un canevas immortel, invariable.
Deux applications de ce principe s’offrent à nous
dans le domaine de l’énergie nucléaire : la
première se rapporte au nom donné à l’élément
chimique de numéro atomique 94, le plutonium. La
série des actinides, éléments chimiques radioactifs
à laquelle il se rattache, commence avec le thorium
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 182

qui porte le nom du dieu germanique de la guerre,


Thor. Elle se poursuit par le protactinium et par
trois éléments aux noms mythologiques qui font
référence à des divinités latines, l’uranium, à
Uranus, le neptunium, à Neptune, et le plutonium, à
Pluton, dieu des enfers, c’est à dire dieu de la mort.
La série des actinides abandonne par la suite toute
allusion mythologique pour ne plus honorer que
des savants ou encore l’Amérique, la Californie et
l’université de Berkeley dont les laboratoires ont
fait progresser la physique nucléaire au cours de ce
siècle.
La série uranium – neptunium – plutonium fait
référence à la série planétaire
Uranus –Neptune–Pluton, 7ème, 8ème et 9ème planètes
du système solaire, découvertes entre 1781 et
1905. On peut comprendre que la très lointaine et
très obscure 9ème planète, située à une distance
moyenne de 4.2 milliards de kilomètres du soleil,
ait pu évoquer le séjour des morts. Mais il est
frappant que ce soit l’élément de numéro atomique
94 qui a reçu le nom de plutonium, ce qui le
rattache symboliquement à la mort, alors qu’à ce
moment-là on pouvait à peine pressentir son
utilisation militaire future et ses redoutables
pouvoirs de destruction. L’énergie nucléaire se
trouve ainsi symboliquement mise en rapport avec
la mort. On ne peut douter que l'imagination ait
envoyé aux Européens, par avance, un signal clair
qu’il est serait imprudent de prendre à la légère !
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 183

Mystique et religion
A côté des cultes civiques et panhelléniques, la
Grèce antique a connu d’autres pratiques
spirituelles qui répondaient au besoin de ferveur
mystique de ses habitants. Ces pratiques font-elles
partie de la religion? C’est ce qu’affirme Carl A.
Keller : «La mystique est une forme légitime, voire
fondamentale et irremplaçable, de la vie
religieuse.186» A la religion qualifiée de statique
qui «attache l’homme à la vie et par conséquent
l’individu à la société», Henri Bergson ajoute une
religion dynamique qui permet à l’âme de se sentir
pénétrée par «un être qui peut immensément plus
qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit.» Ses
effets sur l’individu sont considérables :
«Son attachement [de la religion dynamique] à la
vie serait désormais son inséparabilité de ce
principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est
qu’amour. A la société, elle se donnerait par
surcroît, mais à une société qui serait alors
l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui
en est le principe. La confiance que la religion
statique apporterait à l’homme s’en trouverait
transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plus de
retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en
vaudrait matériellement plus la peine, et
prendrait moralement une signification trop
haute. C’est maintenant d’un détachement de
chaque chose en particulier que serait fait
l’attachement à la vie en général. Mais faudrait-il

186
Approche de la mystique, vol. 1, Le Mont/Lausanne 1989, p. 29.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 184

alors parler encore de religion ? Ou fallait-il


alors, pour tout ce qui précédait, employer déjà
ce mot ? Les deux choses ne diffèrent-elles pas
au point de s’exclure, et de ne pouvoir s’appeler
du même nom ?187»
Contrairement à la religion qui, en dehors de
l’Europe, n’est pas distinguée et, à plus forte
raison, dissociée de tous les autres aspects de
l’existence, la mystique, elle, a été perçue très tôt
comme une démarche particulière, consciente
d’elle-même, comme une pratique possédant ses
objectifs propres, sa logique, sa discipline et sa
terminologie. Le mot français vient du grec
mystikos, qui concerne les mystères; mystêrion
désigne des rites secrets, tels les mystères d’Eleusis
célébrés en l’honneur de Déméter, en Grèce.
Pour être valablement considérée comme une
expression de l’imaginaire, c’est à dire du système
des représentations collectives des Européens, la
mystique doit avoir, elle aussi, un caractère
collectif, n’être pas née d’un effort individuel
exceptionnel, ne pas rester inaccessible à la très
grande majorité des Européens. Chez les Grecs, la
mystique avait ce caractère collectif. Ils
désignaient par le mot thiasos, thiase, une confrérie
célébrant un sacrifice en l’honneur d’un dieu et
parcourant les rues avec une gaieté bruyante, en
dansant, chantant et criant. Hérodote nous rapporte
le récit de la conversion d’un notable scythe, du
nom de Skylas, qui vers le milieu du 5e siècle

187
Les deux sources de la morale et de la religion, pp. 226 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 185

s’était fait initier en secret aux rites de Dionysos


Baccheios. «L’intérêt du récit, écrit Henri
Jeanmaire, c’est qu’il situe dans une lumière exacte
les exercices d’une congrégation vouée au culte du
Dionysos extatique, Baccheios. Il en résulte que les
adeptes, au cours ou à la suite de la cérémonie
(teletê) dans laquelle et par laquelle a lieu la
réception des nouveaux membres de la société,
cultivent un état convulsionnaire dont l’origine est
rapportée à la possession par le dieu et
s’accompagne d’un état mental qui, pour les
assistants ou pour les patients eux-mêmes, est
l’équivalent de la folie ou mania. Le caractère
collectif de cet état, quoiqu’il ne soit pas visé
expressément par le narrateur, ne paraît pas
douteux.188»
A l’appui de ce caractère collectif, notons que le
mysticisme ne se trouve que rarement à l’état pur ;
on le rencontre le plus souvent à l’état de dilution.
Il n’en communique pas moins sa couleur et son
parfum à la masse à laquelle il se mêle. En d’autres
termes, la mystique n’est pas un domaine réservé à
une élite ; elle est accessible à tous, selon l’intérêt
et le degré d’ouverture spirituelle de chacun. Les
mystères d’Eleusis en font la démonstration :
quiconque parle grec peut prétendre à l’initiation,
sans distinction de cité, d’âge, de sexe ou de
condition sociale.

188
Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris 1978, pp. 88 ss.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 186

Comme en témoignent les mots mêmes de


mystikos, mystêrion, thiasos, teletê et beaucoup
d’autres, en particulier les termes techniques de la
mystique que sont ekstasis, action d’être hors de
soi, à l’origine de notre extase, et enthousiasmos,
transport divin, à l’origine de notre enthousiasme,
il est certain que l’imaginaire des Européens a
connu, dès la plus haute antiquité, des pratiques
distinctes de celles des cultes de la cité. Ces
pratiques renvoient à ce que nous appelons
aujourd’hui la mystique. Notre premier critère est
donc satisfait.
La mystique répond-elle à un défaut de la
connaissance ainsi que l’exige notre deuxième
critère ? «Destinés à procurer la félicité outre-
tombe, répond F. Vian, les Mystères révélaient
plutôt la route que l’âme doit suivre après la mort.
Bienheureux qui a reçu cette Vision avant de
descendre sous terre ! s’écrie Pindare. Il connaît ce
qu’est la fin de la vie ; il en connaît le principe
donné par Zeus.189» En première approximation, on
pourrait avancer que le mystique cherche à
répondre à la contrainte fondamentale que
représente la menace de la mort, en s’adonnant à
une discipline spirituelle qui doit le conduire à une
communion directe avec la divinité – une
communion que rien ne saurait ni limiter ni
détruire, même pas la mort. H. Bergson s’arrête à
cette problématique de la vie de l’âme après la

189
HRP I.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 187

mort du corps, en mettant sous ce mot âme un


ensemble d’expériences et non pas une définition
arbitraire. Quelles sont les conditions de la survie
de l’âme ? Quelle en est la durée, pour un temps ou
pour toujours ? L’expérience de l’indépendance de
l’âme par rapport au corps conduit «à la possibilité
et même à la probabilité d’une survivance de
l’âme» écrit-il; mais l’intuition mystique permet
d’aller plus loin puisqu’elle expérimente une
participation directe à l’existence divine elle-
même, à la Vie par excellence. «L’aboutissement
du mysticisme est une prise de contact, et par
conséquence une coïncidence partielle, avec
l’effort créateur que manifeste la vie.190»
Mais il y a une contrainte plus exigeante encore
que celle de la destinée de l’âme, la contrainte de
l’amour :
«Le désir de la plénitude est, depuis la création,
inscrit dans l’essence même de l’homme. Il y a
en tout homme une blessure que l’expérience de
la Plénitude seule guérit. Les mystiques de toutes
les religions, qu’ils soient poussés par le désir de
rencontrer un être divin personnel ou de vivre un
absolu impersonnel, pourraient, en l’adaptant au
langage de leur propre système, faire leur la
prière du chrétien Augustin au début des
Confessions : Tu nous as créés en vue de Toi-
même, ô Dieu, et notre cœur est inquiet en nous
jusqu’à ce qu’il repose en Toi.191»

190
Les deux sources, pp. 235 et 283 s.
191
C. A. KELLER, Approche de la mystique, vol. 2, pp. 65 s.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 188

En d’autres termes, le mystique n’a qu’un


discours : Dieu est amour, et il est objet d’amour. Il
dit clairement que l’amour divin n’est pas quelque
chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. La
communion dans l’amour, voilà la véritable
réponse du mystique à la contrainte de la mort et à
celle du désir de plénitude. Cette réponse est tirée
d’une expérience directe de la présence de Dieu ou
de l’Ultime en soi. Elle n’est pas de nature
intellectuelle principalement, mais elle conduit à
une connaissance supérieure, à une gnose. Les
Livres hermétiques derniers monuments du
paganisme selon Louis Ménard, la connaissaient
déjà. A la question du disciple : Eclaire-moi sur la
manière dont se fait l’ascension [de l’âme après la
mort], le maître répond :
«D’abord la dissolution du corps matériel en
livre les éléments aux métamorphoses ; la forme
visible disparaît, le caractère perdant sa force est
livré au démon ; les sens retournent à leurs
sources respectives et se confondent dans les
énergies [du monde]. Les passions et les désirs
rentrent dans la nature irrationnelle ; ce qui reste
s’élève ainsi à travers l’harmonie, abandonnant à
la première zone la puissance de croître et de
décroître ; à la seconde, l’industrie du mal et la
ruse [devenue] impuissante ; à la troisième,
l’illusion [désormais] impuissante des désirs ; à
la quatrième, la vanité du commandement qui ne
peut plus être satisfaite ; à la cinquième,
l’arrogance impie et l’audace téméraire ; à la
sixième, l’attachement aux richesses
[maintenant] sans effet ; à la septième, le
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 189

mensonge insidieux. Et dépouillé ainsi de toutes


les œuvres de l’harmonie [du monde], il arrive
dans la huitième zone, ne gardant que sa
puissance propre, et chante avec les êtres des
hymnes en l’honneur du père. Ceux qui sont là se
réjouissent de sa présence et, devenu semblable à
eux, il entend la voix mélodieuse des puissances
qui sont au-dessus de la huitième nature et qui
chantent les louanges de Dieu. Et alors ils
montent en ordre vers le père et s’abandonnent
aux puissances et, devenus puissance, ils naissent
en Dieu. Tel est le bien final de ceux qui
possèdent la gnose, devenir Dieu.192»
Notre deuxième critère est donc lui aussi satisfait.
La mystique est-elle fille de l’imagination active,
comme le veut notre troisième critère et utilise-t-
elle pour s’exprimer et pour agir dans les
consciences individuelles et dans la vie collective
des mythes et des rites ? La réponse est affirmative
ainsi que le démontre C. A. Keller dans les lignes
suivantes :
«Dans un premier temps au moins, le projet
mystique nécessite le recours à l’imagination. Il
faut imaginer les mondes supérieurs, les espaces
intermédiaires qui assurent la transition du
monde phénoménal à la Réalité ultime, il faut
imaginer l’ascension, imaginer ses différents
degrés, imaginer les dangers qui guettent le
voyageur, et les jouissances qui l’attendent,
imaginer enfin la forme différenciée de l’Ultime,
et même essayer d’imaginer l’Ultime vide de

192
Louis MENARD, Hermès Trismégiste, Paris 1910, pp. 12 ss.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 190

toute image. L’imagination est centrale et sa


mise en œuvre se retrouve dans toutes les
traditions mystiques.193»
Cette imagination active n’est pas une fantaisie
débridée ; elle est contrôlée et dirigée par la
tradition spirituelle à laquelle le mystique se
rattache. Le mystique dispose donc de l’ensemble
des révélations, des enseignements, des
expériences, des mythes et des rites qui
appartiennent à sa tradition propre, «il suit
l’itinéraire que la tradition et son maître lui
prescrivent et il traverse des régions cartographiées
par d’autres, dont les compétences l’autorisent à
envisager la progression avec confiance. » Le
mystique évite les écueils de l’idéologie, telle que
nous l’avons définie, parce que sa recherche est
«une activité globale qui engage sa personne dans
sa totalité.194» Sa participation aux rites de sa
communauté est un devoir auquel seul le mystique
très avancé ose se soustraire. Notre troisième
critère est lui aussi satisfait.
Notre quatrième critère exige que les phénomènes
religieux entraînent des polarisations dans le temps
et dans l’espace. Il est aisé de démontrer que le
cheminement mystique est fortement polarisé :
«La pratique mystique s’oriente vers l’Ultime
confessé par le système religieux. A l’instar du
terme mystique, celui de l’Ultime désigne une
catégorie de phénomènes religieux. Il désigne en

193
Approche de la mystique, vol. 1, p. 157.
194
Ibid.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 191

effet la grandeur ou la dimension dernière qui


dans un système donné constitue le fondement, la
justification et l’objet principal de la pratique.
Chaque religion confesse, invoque et éprouve un
Ultime qui focalise la pratique et auquel le fidèle
accorde sa confiance.195»
La mystique, écrit encore Carl A. Keller, «est un
cheminement vers une finalité qui est donnée par la
tradition. » Cette pratique est si fortement polarisée
que le mystique ne cherche rien d’autre qu’à
s’identifier avec le pôle qui l’attire plus que tout.
La mystique est non seulement très fortement
polarisée, elle est encore polarisante : le besoin de
se sentir pénétré par un être qui peut immensément
plus que l’individu isolé ou même que le groupe
social, la recherche d’une identité nouvelle qui
dépasse entièrement les distinctions habituelles de
citoyenneté, d’âge, de sexe, de fortune, de race, le
besoin d’extase et d’enthousiasme, la nécessité de
répondre positivement à la contrainte de la mort
individuelle et, par-dessus tout, le besoin d’aimer
et d’être aimé – tout cela pousse les foules à se
rassembler en des pôles où cette recherche a plus
de chance d’aboutir qu’ailleurs parce que, dans ces
endroits précis, la rencontre avec l’Ultime s’est
déjà produite, parce que le miracle de la fusion par
l’enthousiasme a déjà eu lieu, et que tous ces
événements peuvent donc s’y reproduire plus
aisément qu’ailleurs. Ces pôles sont les lieux
saints, les lieux de pèlerinage par excellence.

195
Ibid. p. 25.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 192

Avant d’examiner ce phénomène en lui-même, il


n’est pas inutile de saisir son étonnante actualité :
en 1990, dans l’Etat d’Uttar Pradesh, au Nord-Est
de l’Inde, des dizaines de milliers d’hindouistes se
sont rassemblés près d’Ayodhya, un célèbre lieu de
pèlerinage. Leur but n’était pas de pratiquer leurs
dévotions et leurs rites traditionnels, mais de
reconquérir un lieu saint. Selon l’une des épopées
de l’hindouisme, le Ramayana, la ville d’Ayodhya
est le lieu de naissance du dieu Rama, une divinité
solaire d’une exceptionnelle popularité. Après la
conquête de l’Inde par les armées musulmanes, au
16e siècle, une mosquée fut construite sur le lieu
saint préexistant. Une mosquée étrange puisqu’elle
comprend un lieu de prière pour les musulmans et
un autre pour les hindouistes qui a conservé ses
statues de Rama – un état de fait quqe les
musulmans, en tout autre lieu, considèreraient
comme une abomination. Mais il y a plus : le 22
décembre 1949, disent certains témoins, on aperçut
une mystérieuse lumière provenant du hall central
de la mosquée et, dans cette lumière, apparut un
enfant, manifestation certaine de Rama lui-même.
Pour les croyants hindous, le miracle ne faisait
aucun doute et sa signification était claire : il fallait
démolir la mosquée et reconstruire un temple digne
du dieu. C’est alors que les difficultés
commencèrent, car les musulmans ne voulaient pas
se dessaisir d’un lieu qu’ils jugent, eux aussi, saint.
Les affrontements entre hindouistes et forces de
l’ordre ont fait plusieurs centaines de morts ; ils
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 193

menacent surtout l’ordre public dans le pays tout


entier : «Une foi peut-elle l’emporter sur la justice,
la constitution et l’Etat ?» demande le premier
ministre indien du moment, V.P. Singh. «Si l’on
accepte cela, ajoute-t-il, on pose les fondements
d’un Etat théocratique.196»
D’une manière générale, le lieu saint est un
confluent, un lieu de rencontre entre deux mondes :
le monde divin débordant d’énergie, d’amour et de
vie, et le monde humain assoiffé d’énergie,
d’amour et de vie. Que le lieu saint soit une telle
source, au sens où Jésus parle d’une source d’eau
jaillissant en vie éternelle197, montre l’importance
vitale d’un tel lieu et, du même coup, explique que
les hommes se battent pour garder cette source ou
pour en reconquérir une autre, comme cela fut le
cas à Ayodhya, en Inde, en 1990.
Un grand nombre d’Européens donnent
l’impression de vivre dans un monde entièrement
sécularisé, privé de toute présence divine,
dépourvu de points d’eau pour étancher sa soif.
Cette impression est en partie fausse, mais la
comparaison entre les deux extrémités du monde
indo-européen est à néanmoins très frappante : à
l’extrémité orientale, en Iran, les lieux saints
foisonnent. Le plus célèbre est constitué par
l’ensemble des sanctuaires de la ville de Méched,
au Nord-Est du pays, premier lieu de pèlerinage

196
E. W. DESMOND, «Unity or Chaos ?», Time du 12.11.1990.
197
Jean 4.14.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 194

mondial, avant Lourdes, La Mecque ou Bénarès,


qui a accueilli 11 millions de pèlerins dans la seule
année 1989. Méched abrite le mausolée de l’Imam
Reza, huitième descendant du prophète. La
Fondation chargée de la gestion de cet immense
complexe religieux et économique est appelée le
Seuil sacré, une expression qui indique
parfaitement sa qualité de lieu de rencontre entre
Dieu et les hommes.198
A l’autre extrémité du monde indo-européen, rien
de comparable ne peut être proposé à la dévotion
des fidèles. Certains lieux de pèlerinage sont
connus depuis le Moyen Age, tels Chartres et sa
cathédrale ou encore, en Espagne, Saint-Jacques de
Compostelle qui, entre le 12e et le 15e siècles, vit
affluer les pèlerins venus de toute l’Europe et dont
le Conseil de l’Europe a désigné l’itinéraire, en
1987, comme étant la première route de la culture
européenne. Il faudrait encore citer Lourdes, ville
de pèlerinage depuis le milieu du 19e siècle, après
que la Vierge fut apparue, dans des visions,
phénomènes mystiques par excellence, à une jeune
paysanne de 14 ans, Bernadette Soubirous.
Néanmoins, en Occident, la raréfaction des lieux
saints est indéniable. On ne peut éviter de
rapprocher ce phénomène de la tranchante
remarque du Christ à une femme de Samarie qui
lui demandait où l’on peut trouver Dieu, si c’est

198
Cf., J.P. PERONCEL-HUGOZ, «La Perse en pèlerinage», Le Monde
du 27.10.1990.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 195

sur le Mont Garizim, lieu saint des Samaritains, ou


à Jérusalem, lieu saint des juifs. Jésus lui répond
que ce n’est dans aucun de ces lieux, mais que
« les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et
en vérité.199 »
Jésus ne se contente pas de délocaliser l’adoration,
il veut encore la déritualiser, la soustraire à tout un
ensemble de rites éminemment utiles aux hommes
dont ils renforcent la cohésion sociale et l’unité
spirituelle. Jésus exige l’établissement d’une
relation nécessaire entre l’adoration et une
connaissance qui ne soit pas purement
intellectuelle, mais proprement mystique. Elle se
forme dans la conscience humaine – dans ce que la
Bible appelle le cœur de l’homme. Le lieu où se
réalise la rencontre de Dieu et de l’homme, le
véritable lieu saint, c’est le cœur de l’homme lui-
même.
La mystique nous apparaît comme une pratique
fortement polarisée et polarisante. Notre quatrième
critère est donc satisfait et nous pouvons
valablement considérer la mystique comme une
forme fondamentale de la vie religieuse, une
véritable expression de la religion des Européens à
la fin du 20e siècle. Nous allons constater qu’elle
est aussi une forme irremplaçable de cette religion,
bien que sous une forme inattendue, celle de la
musique.

199
Cf. Jean 4,20-24.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 196

La musique
L’ethnomusicologie européenne est encore à faire.
Ce que Gilbert Rouget dit des sociétés primitives et
de leur incessant besoin de musique et d’action
musicale200 s’applique aussi bien aux sociétés
européennes contemporaines :
• Les sacres, les assermentations, les
entrées en fonction des rois et des chefs
d’Etat, la remise de prix, de récompenses
et de décorations exigent des liturgies
dans lesquelles la musique tient une place
essentielle et irremplaçable.
• Les hymnes nationaux ou d’autres
productions musicales sont joués avant
les grandes manifestations sportives, ce
qui ne manque pas de créer parfois des
problèmes.201 L’ouverture des jeux
olympiques se déroule dans le cadre
d’une vaste mise en scène avec
accompagnement musical. La diffusion
des matchs de la Coupe européenne des
clubs champions de football est annoncée
et conclue par quelques mesures d’un Te
Deum.

200
G. ROUGET, ETG «L’ethnomusicologie».
201
Les deux matchs de qualification pour la coupe du monde de
football qui ont opposé la Suisse et la Turquie, en novembre 2005, ont
été marqués par des désordres graves. L’hymne national turc a été
sifflé à Berne et, en retour, l’hymne national suisse a été hué à
Istanbul.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 197

• Les clairons sonnent toujours le souvenir


des soldats tombés au champ d’honneur.
Les fanfares stimulent l’ardeur guerrière
et dictent le rythme des défilés militaires
comme celui du 14 juillet sur l’avenue
des Champs-Élysées, à Paris.
• Les cérémonies funèbres s’accompagnent
presque toujours de musique organistique
et chorale dans les églises, de fanfares en
plein air.
• La musique de film fait partie intégrante
de l’action dramatique : «La musique
entre dans la constitution d’un film au
même titre que le scénario, la réalisation,
le jeu des comédiens, la photographie et
le montage. Elle a d’ailleurs toujours été
associée aux images animées projetées
sur écran bien avant que les notions de
structure dramatique, de mise en scène,
de direction d’acteur, de traitement de la
lumière et de découpage d’une scène en
plusieurs plans apparaissent.202»
• Les temps et les lieux de rencontres entre
les individus et de formation des couples
que sont les bals populaires ou mondains,
les soirées en discothèques, etc., doivent
à la musique une bonne part de leur
succès et de leur efficacité sociale et
sentimentale.

202
Alain GAREL, EU art. «Cinéma- Musique de film».
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 198

• Les plus jeunes se rassemblent dans les


stades qui sont des lieux consacrés où ils
peuvent communier dans la musique de
leurs groupes ou chanteurs préférés.
«C’est un peu comme aller à l’église,
dans un lieu sacré d’inspiration,» affirme
Collins, l’un des membres du groupe
Fertile Ground. «La bonne musique est
une prière» ajoute-t il ; avec tous les
grands artistes de la Black Music, « nous
allons tous à la même église.203 »
• La musique fait partie des rites agraires et
rythme les activités des agriculteurs et
des éleveurs. Le célèbre Ranz des vaches
est le chant le plus orphique de la
tradition helvétique, celui qui frappe de
stupeur les foules venues célébrer, à
Vevey, la Fête des vignerons et qui fait
monter les larmes aux yeux des auditeurs
quand bien même la très grande majorité
d’entre eux n’a plus aucun contact avec
l’élevage du bétail. Le Ranz des vaches
exprime puissamment l’harmonie
universelle, la communion profonde des
éleveurs avec leur bétail. Il était interdit
de le jouer devant les mercenaires suisses
engagés dans les armées européennes par
crainte que le mal du pays ne leur enlève
tout désir de combattre.

203
Vibrations N° 71, mars 2005.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 199

•La musique des cloches rythme toujours


les journées des citadins et des
villageois ; elle les appelle au travail et
au repos, leur annonce les événements
dramatiques, guerres, incendies, décès
des personnalités, et les invite au culte et
à la messe.
A l’exemple de la religion, la musique est une
expression de l’imaginaire d’un groupe humain
considéré ; elle se situe «au carrefour des plus
puissants mouvements de l’affectivité et des
conduites sociales les plus institutionnalisées. Elle
est aussi, au même titre que le langage,
communication et, parmi toutes les formes que
celle-ci peut prendre, communion.204»
L’une des plus grandes actions jamais organisées
en faveur du Tiers Monde eut lieu le 13 juillet
1985, sous forme d’un concert universel. Dans le
stade de Wembley, ce concert de rock animé par
Bob Geldof rassemblait 70'000 fidèles et, au même
moment, à Philadelphie, Joan Baez présidait la
partie américaine de l’événement, devant 90'000
autres. Les artistes dialoguaient par dessus les
océans grâce à des écrans de télévision géants.
Retransmis dans le monde entier, ce concert fut
suivi, estime-t-on, par 1 milliard de personnes. La
participation enthousiaste de plus de 150'000
auditeurs, jeunes dans leur très grande majorité,
relève à notre sens de la mystique. Certes pas

204
Gilbert ROUGET, article cité.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 200

d’une mystique affinée, épurée et réfléchie qui est


celle des ascètes, mais d’une mystique populaire
qui peut être comparée aux exercices bruyants des
confréries du Dionysos extatique de l’antiquité.
H. Bergson avait raison d’écrire que le mysticisme
pur, fort rare, pouvait être dilué et, sous cette
forme, était encore capable de communiquer à la
masse un état d’esprit particulier. C’est bien ce qui
s’est passé dans ce concert mondial du 13 juillet
1985 où les larmes de joie et l’amour du prochain
ont donné sens à « nos terribles vies » et ont vaincu
l’indifférence et l’égoïsme.205
«Il est vrai d’une vérité éternelle, écrit E.
Durkheim, qu’il existe en dehors de nous quelque
chose de plus grand que nous et avec quoi nous
communiquons.206» Il parle en l’occurrence du
groupe social, mais ces lignes s’appliquent tout
aussi bien aux foules immenses venues communier
aux accents de la musique rock – la force la plus
formidable de la culture populaire occidentale. Se
laisser emporter par la musique, fusionner avec des
dizaines de milliers d’admirateurs, communier
avec eux dans un esprit d’amour universel, verser
des larmes de joie, sortir de soi-même, vivre une
véritable extase, renoncer à son identité étroite
pour participer à une autre, plus large, plus
dynamique, toute cette expérience relève de la
mystique.

205
Selon une publicité signée par Bob Geldof et publiée dans le
magazine Time du 06.01.1986.
206
Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 323.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 201

Pour être à peine moins spectaculaires, les Henry


Wood Promenade Concerts, familièrement appelés
Proms, ont lieu avec régularité chaque été dans le
Royal Albert Hall de Londres. La dernière nuit des
Proms n’en est pas moins sacrée. On y joue
immuablement la première marche de Pomp and
Circumstances d’Elgar, Fantasia on British Sea-
Songs de Henry Wood, Rule Britannia d’Arne, et
le Jerusalem de Parry orchestré par Elgar. Dans
une sorte de grand-messe profane, l’assemblée se
joint alors aux chœurs et à l’orchestre dans une
immense vague sonore qui n’est pas le moindre
exemple de cette propension qu’ont les Anglais à
aimer la musique et à la considérer comme une
source d’enrichissement social et
communautaire.207 L’enthousiasme des auditeurs
ne laisse pas le moindre doute sur la valeur
mystique de cette expérience d’un soir. Eux aussi
participent à quelque chose de plus grand qu’eux et
avec quoi ils communiquent par la grâce de la
musique.
Autre exemple, venu du pays de Galles cette fois-
ci, et qui mêle l’exaltation nationaliste et sportive à
celle de la musique : en 1990, quelques musiciens
proposèrent aux responsables de la Welsh Rugby
Union, de faire précéder un match contre la France,
à Cardiff, par un concert de chants consacré aux
airs gallois traditionnels et auquel participeraient
des choristes venus de tout le pays. Deux ans plus

207
Renaud MACHART, Le Monde du 31.08.1997.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 202

tard, le succès populaire est tel que les musiciens


accourent du monde entier pour y prendre part.
«Le seul dopage qui n’arrêterait pas un sportif est
celui qu’emploient les Gallois depuis des
générations : le chant. Ils sont nombreux ceux qui
savent que le point d’orgue à ces hymnes
magnifiques est la victoire.208»
D’autres formes de mystique musicale peuvent
encore être signalées : celle qui transporte
l’auditeur dans l’harmonie des sphères et qui lui
permet de communier avec l’univers, par exemple
«par les rythmes cosmiques, par les cycles liés au
mouvement des planètes et des étoiles
qu’affectionne tout particulièrement Karlheinz
Stockhausen.209» Elle remonte fort loin dans notre
imaginaire puisque Pythagore et, après lui, Platon
ont vu dans l’astronomie et la musique deux
sciences sœurs. Elles le sont en effet dans la
mesure où elles dépendent l’une et l’autre des
nombres consonants dont l’étude constitue par
excellence «la tâche utile par rapport à la recherche
du beau et du bien.210» La musique est, par
excellence, l’art de la communication. Or cette
communication ne souffre aucune limite : «Plus le
temps passe, écrit le compositeur genevois Alain
Guyonnet, et plus je trouve que le jazz est une
208
Informations tirées d’une émission de la Radio Suisse-Romande du
13.10.1997, «Les Horizons perdus».
209
«Les nouvelles aventures musicales et cosmiques de Karlheinz
Stockhausen», Propos recueillis par Pierre GERVASONI, Le Monde du
22.03.1998.
210
La République VII 530 d.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 203

musique mystique. Surtout en raison du rythme


que je ressens comme une communication avec
Dieu. C’est une histoire d’amour.211»
La dé-localisation et la dé-ritualisation de
l’adoration voulues par le Christ, au seul profit du
cœur humain, seul véritable confluent de la
rencontre entre deux mondes, celui de Dieu et celui
de l’homme, se sont en un sens imposées à
l’imaginaire des Européens puisque leurs
véritables lieux saints sont désormais les stades et
les salles de musique. « On ne doit pas prononcer
le nom de Dieu, comme il est dit dans les Ecritures,
affirme le violoniste Gidon Kremer. Pour moi,
Bach est Dieu. Il est évident que sa musique est
écrite par quelqu’un qui vient d’une autre
planète.212» La musique est l’une des formes de la
transcendance.

211
Journal de Genève et Gazette de Lausanne du 16.05.1992.
212
Le Figaro du 14.11.2005.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 204
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 205

7. Les Européens, leur religion et


leurs dieux
Le christianisme n’est pas la religion des
Européens
Il résulte de notre définition de la religion que le
christianisme, du moins dans sa forme primitive,
ne peut pas être considéré comme la religion des
Européens parce qu’il n’est pas une expression de
leur imaginaire. A l’origine, le christianisme est
l’une des religions orientales qui cherchent à
s’introduire dans l’empire romain et que les
Romains nommaient, non sans condescendance,
externa superstitio.
Cette surabondance de l’offre religieuse dans
l’empire, cette «prolifération des puissances
sacrées issues des régions et des réflexions les plus
diverses, rendaient nécessaire un processus de
groupement, d’union, de ce qu’on a appelé une
syncrèse.213» Ce sera l’œuvre de la synthèse
pagano-chrétienne ; mais avant qu’elle se réalise,
les rapports de l’Europe romaine et du
christianisme commencent de façon dramatique
par de cruelles persécutions. A la fin du règne de
Néron, vers 64, les chrétiens sont accusés d’avoir
provoqué l’incendie de Rome et même si aucune
loi n’est promulguée contre eux à cette époque, les

213
R. BLOCH, «La religion romaine», HRP I, pp. 890 s.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 206

chrétiens n’en sont pas moins considérés comme


de dangereux athées parce qu’ils refusent de
prendre part aux cérémonies officielles de la
religion d’Etat. Après les avoir confondus d’abord
avec les juifs, cette première persécution eut pour
effet de les en distinguer : « Désormais, ils furent
considérés comme des adhérents d’une secte
indépendante qui ne pouvait plus bénéficier des
privilèges consentis aux juifs. Leur propagande
religieuse et leur existence même ne pouvaient être
tolérées que tant qu’elles ne troublaient pas l’ordre
public.214 »
La situation va se compliquer avec la
multiplication du nombre des chrétiens dans
l’empire. Au 2ème siècle déjà et dans la première
moitié du 3ème, «les chrétiens sortent peu à peu de
leur ghetto intellectuel et social, osent se proclamer
héritiers de tout ce que la culture classique avait de
sain, réclament des réformes dans la société.
Autour d’eux, on s’inquiète de leurs prétentions et
on les réfute vertement. Mais on n’ose plus les
traiter par le dédain.215 » Les progrès du
christianisme provoquent en retour une réaction
des défenseurs de la tradition culturelle et des
autorités impériales. Cette réaction peut s’appuyer
sur le renouveau philosophique illustré
principalement par Plotin, Porphyre et Jamblique,
des philosophes-théologiens dont l’enseignement

214
E. TROCME, «Le christianisme, des origines au concile de Nicée»,
HRP II.
215
Ibid. p. 237.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 207

constitue une synthèse des doctrines


philosophiques et spirituelles de l’antiquité.
Après toute une série de décrets, les édits de
Dioclétien (303-304) tentent de venir à bout du
christianisme : « Les églises devaient être détruites
et les livres sacrés brûlés ; les assemblées
chrétiennes étaient interdites ; les fidèles qui
détenaient des charges ou des dignités publiques en
étaient privés ; les chrétiens perdaient le droit
d’ester en justice ; accusés, ils pourraient être
soumis à la torture quel que fut leur rang.216» La
dureté de ces édits et leurs funestes conséquences
n’atteignirent pourtant pas leur but : les Eglises,
partout affaiblies, ne disparurent pas et, en 311
déjà, Galère fut contraint de publier en son nom, en
celui de Licinius et de Constantin, un édit de
tolérance qui reconnaissait au christianisme le
statut de religio licita. En 312, Constantin se rendit
maître de l’Italie et de l’Afrique du Nord et
Licinius, son allié, s’empara du domaine réservé à
Maximin Daïa, un redoutable persécuteur de
chrétiens. Ces victoires eurent pour conséquence
de permettre l’application de l’édit de tolérance à
tout l’empire. Constantin prit l’initiative de
dépasser «le stade de l’application généreuse de
l’édit de 311 et se lança dans une politique
ecclésiastique destinée à transformer les rapports
entre les Eglises chrétiennes et l'Etat.217»

216
Ibid.
217
Ibid. p. 338 .
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 208

Ces problèmes d’incompatibilité entre le


christianisme et l’Europe s’expliquent par le fait
que le christianisme a un champ de validité sans
commune mesure avec la religion telle que nous
l’avons définie. C’est un mouvement spirituel
universel qui n’est arrêté ou limité par aucune
frontière culturelle ou politique. Si l’on donne au
christianisme son sens le plus essentiel, celui d’une
vision des rapports entre Dieu et l’humanité pour
ce temps et pour l’éternité, ce christianisme-là
garde une réelle indépendance à l’égard de ce que
les Européens ont pu comprendre de lui et de son
message. Il faut ajouter pourtant que certaines
formes du christianisme ont été fortement
marquées par la religion des Européens. En
choisissant le christianisme pour en faire la
religion de l’empire pour des raisons qui furent
avant tout politiques218, Constantin précipitait ce
qu’Etienne Trocmé appelle l’intégration du
christianisme à la société. Cette intégration allait
donner naissance à un néo-christianisme,
proprement européen et certainement pas le plus
fidèle à l’esprit de l’évangile.
A peine l’état de guerre entre cette religion
orientale qu’est encore le christianisme et les
Européens a-t-il pris fin que commence entre eux
218
Note de l’éditeur: Gaston Wagner n’a évidemment pas pu avoir
connaissance du dernier livre de Paul VEYNE, Quand notre monde est
devenu chrétien, Paris 2006, pour qui la démarche de Constantin n’a
pas été aussi vulgairement politique qu’on l’a souvent prétendu, mais
procède de sa part d’un choix personnel qui peut bel et bien être
qualifié de conversion.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 209

un formidable travail de rapprochement qui


consiste en une assimilation de l’évangile par
l’imaginaire des Européens et une assimilation de
la culture européenne par les chrétiens. Dès la fin
du 2e siècle, l’esquisse d’une synthèse pagano-
chrétienne se précise. Le judaïsme, que l’on sait
aujourd’hui avoir représenté une sérieuse
concurrence pour le christianisme, avait préparé la
voie. S’il est vrai que l’évangile de Jésus-Christ a
profondément marqué l’imaginaire des Européens,
il est tout aussi vrai que celui-ci a, en retour,
façonné la compréhension de l’évangile d’une
manière originale. Au cours des cinq derniers
siècles, l’Europe a diffusé dans le monde entier des
christianismes qui lui sont propres. Du fait de la
prééminence de la culture, de la politique et de la
science européennes, ces christianismes sont
devenus des phénomènes mondiaux et, en ce sens,
ils ont partie liée avec la religion des Européens.

La religion en dehors de l’Europe


En faisant dépendre la religion de l’imaginaire des
Européens, potre premier critère paraît dénier toute
signification universelle au concept même de
religion. Les musulmans, pour ne parler que d’eux,
ne font toujours pas la distinction qui nous paraît si
naturelle entre le religieux et le séculier. Cela nous
interdit-il de considérer l’islam, au moins sous
certains de ses aspects, comme une religion ?
Certes non, mais à condition de bien mesurer la
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 210

divergence de points de vue entre les musulmans et


les Européens à ce sujet.
L’influence de la culture européenne dans le
monde a introduit dans l’esprit des populations
d’Asie, d’Afrique et d’Amérique notre distinction
entre le religieux et le séculier, comme se sont
introduites chez elles des habitudes de pensée, de
travail et d’alimentation venues d’Europe. Ces
emprunts seront-ils durables ? Ce n’est pas certain.
La révolution iranienne et l’essor des mouvements
islamistes donnent à penser que l’influence
européenne s’affaiblit et pourrait entraîner le rejet
des distinctions que nous faisons entre les
différents domaines de la vie sociale.
Il reste pourtant que la définition de la religion que
nous avons proposée détermine de façon objective
tout un ensemble de phénomènes – la mystique,
par exemple – qui se retrouvent dans toutes les
cultures et dans tous les temps. A ce point de vue,
le concept de religion possède une signification qui
déborde très largement le milieu culturel et
historique qui l’a vu naître. La religion, telle que
l’entendaient Machiavel et Thomas More, ne
correspondait encore à rien de vécu par la très
grande majorité des Européens de leur époque.
C’est pourtant leur point de vue qui s’est imposé
d’une manière très générale dans l’Europe
moderne. Rien n’interdit de penser que ce concept
de religion ne gagnera pas, dans l’avenir, une
influence encore difficilement imaginable
aujourd’hui.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 211

Le caractère périodique de la religion


Si la religion, comme le veut notre deuxième
critère, est une réponse aux défauts de la
connaissance, il s’ensuit qu’elle est périodique par
nature, car même durables, ces défauts ne
s’imposent pas à la conscience d’une façon
permanente. Le rôle de la religion est justement de
les espacer dans le temps, de les rendre actifs
momentanément, pour les faire oublier ensuite
dans le cours ordinaire de l’existence. Ainsi les
groupes humains ne jouissent d’aucun privilège par
rapport aux individus en ce qui concerne la mort ;
leur disparition est certes moins rapide, mais ses
conséquences sont infiniment plus graves. Les
groupes, pas plus que les individus, ne doivent se
préoccuper en permanence de leur mort, sinon elle
deviendrait obsessionnelle et entraînerait des effets
pervers. Les groupes se soucient de leur durée à
date fixe, à intervalles réguliers, à des moments et
des lieux choisis par la tradition et selon des rites
définis. Les fêtes nationales, les jubilés, les
célébrations, les commémorations des grandes
guerres du passé et des sacrifices qu’elles ont
exigés jalonnent la vie sociale comme les saisons
et les cycles naturels rythment celle de la nature.
Dans l’intervalle, les groupes humains pensent à
autre chose et se croient éternels.
Les défauts de la connaissance concernant l’avenir
des individus et celui des groupes humains peuvent
être brutalement rappelés au souvenir de chacun
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 212

par la maladie, la mort, les crises économiques, le


terrorisme et la guerre. La religion doit s’efforcer
de répondre aux interrogations qui se pressent alors
dans les esprits et donner sens à ces événements
souvent tragiques. Elle doit, sous des formes
multiples, redonner de l’espoir et affirmer la
victoire finale de la vie sur la mort, de l’ordre sur
le chaos.
Liée aux défauts de la connaissance, la religion
doit constamment s’adapter à l’évolution des
connaissances qui apparaissent ou disparaissent
dans la culture d’un groupe humain déterminé.
Ainsi, au cours du 20e siècle, les techniques de
guérison sont devenues de plus en plus
scientifiques et rationnelles. L’évolution de la
médecine a entraîné le dépérissement des
techniques de guérison plus anciennes, telles que
l’imposition des mains, l’onction d’huile ou les
exorcismes. Mais la situation présente de la
médecine n’est pas définitive : l’explosion des
coûts de la santé, le vieillissement de la population
– effet direct des progrès des connaissances
médicales – les succès des transplantations
d’organes, les promesses des thérapies géniques,
mais aussi l’apparition de nouvelles maladies
comme le sida, donnent naissance à de nouveaux
défauts de la connaissance auxquels l’imaginaires
des Européens doit trouver des parades par le biais
de nouveaux actes de foi, de nouveaux mythes et
de nouveaux rites, par de nouvelles expressions
religieuses qui sont encore à imaginer.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 213

Religion et raison
Denys d’Hélicarnasse, historien grec du 1er siècle
avant notre ère, pensait qu’il n’y a pas de sentiment
plus élevé, plus sacré que la foi, ni dans les affaires
des Etats, ni dans les rapports entre individus. Cet
éloge n’est pas surfait : la foi est sans doute
l’indice religieux par excellence. Cette affirmation
paraît entraîner une conséquence immédiate : la
religion serait irrationnelle par principe. Pourtant,
l’opposition supposée entre religion et raison n’est
nullement nécessaire. Dans une communication
présentée au congrès des Sociétés de philosophie
de langue française en 1948, Pierre Thévenaz a
démontré le caractère paradoxal de la raison en la
comparant à l’œil : « Mon œil est pour moi un
instrument qui, tout en étant lui-même hors de ma
vue, doit voir ». De la même manière, «la raison
humaine, en tant qu’instrument de jugement et de
critère, est pour ainsi dire hors de raison et
représente, inconsciemment, un point de vue sur
les choses, un point de vue absolu. Elle situe tout
par rapport à ses propres normes, mais n'éprouve
nul besoin de se situer par rapport à rien ». Cette
situation paradoxale trouve son origine dans la
philosophie grecque pour laquelle la raison est
d’essence divine : « Lorsque les anciens ont défini
l’homme animal raisonnable, ils entendaient
précisément un animal qu’une étincelle divine, le
logos, la raison, élevait au-dessus des autres
animaux ». Pour eux, la raison était donc «un
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 214

instrument divin, une sorte de lunette qui vous


faisait voir, comme Dieu, la réalité absolue ». Nous
avons abandonné l’idée que la raison est d’origine
divine, «mais nous croyons qu’elle est encore un
instrument auquel nous pouvons recourir. Nous ne
nous apercevons pas que nous ressuscitons ainsi sa
divinité, sous une forme abâtardie, il est vrai.219 »
Saint Augustin se situe dans la ligne des
philosophes grecs, même si saint Paul, son maître,
paraît établir le principe d’une incompatibilité
radicale entre foi et raison :
«Pour saint Augustin, comme pour les Grecs, la
philosophie est recherche du souverain bien et
Dieu est le principe et la fin de cette recherche.
Mais ce qui est entièrement neuf, c’est que la
rencontre avec le Dieu de Jésus-Christ,
l’expérience de la conversion, met en question ce
Dieu de la philosophie sans que pour autant le
croyant Augustin renonce à la philosophie. C’est
la philosophie qui va se transformer : elle va
prendre son départ dans la foi – et cette foi est la
foi chrétienne – et baigner d’emblée dans la
grâce, se mouvoir entièrement – comme activité
rationnelle – à l’intérieur de la foi. La raison part
de la foi parce que la foi est la seule voie vers la
sagesse, vers le Dieu vivant. La foi n’est ni le
fondement, ni le couronnement de l’édifice
philosophique, elle en est la lumière intime. 220»

219
Communication publiée dans L’homme et sa raison, vol. 2,
Neuchâtel 1956, pp. 139-157.
220
Pierre THEVENAZ, L’homme et sa raison, vol. 1.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 215

L’acte de foi n’est donc pas nécessairement et par


nature irrationnel. Il peut fort bien conduire à une
connaissance vraie. C’est d’ailleurs pour cette
raison que l’étude des rapports de l’imaginaire et
du réel est d’une grande importance pour le
chercheur en science de la religion et que l’étude
de la connaissance constitue l’ultime domaine qu’il
doit explorer.

Mythe et histoire
«Nous parlons de thèmes, de séquences, de cycles
et non pas de dieux indo-européens. Les dieux
passent, mais les thèmes demeurent,221» écrivait G.
Dumézil en 1924. Ces thèmes, ce sont les
mythologies qui les révèlent et la remarque de G.
Dumézil met en lumière l’exceptionnelle durée des
mythes dans l’imaginaire des groupes humains.
Les mythes agissent dans les consciences selon des
voies qui échappent le plus souvent à l’attention
des individus. Aussi l’une des tâches pour qui
observe la religion des Européens est-elle de se
faire le mythographe des Européens, d’extraire de
la masse des informations sur lesquelles travaillent
les historiens, ces thèmes, ces séquences et ces
cycles qui restent vivants et actifs de générations
en générations.
Pour l’essentiel, le mythe est un récit initiatique
qui raconte les événements fondateurs sans
lesquels ni le récitant, ni les auditeurs ne seraient là

221
Le festin d’immortalité, Paris 1924.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 216

– le premier pour raconter le mythe et les autres


pour l’écouter. Le mythe ne peut donc pas être
objectif, au sens scientifique du terme, puisqu’il
détermine l’existence de ceux qui se le
transmettent et qui, ce faisant, naissent ou
renaissent à la vie dans une condition et avec des
qualités particulières que le mythe seul détermine.
Aux critiques qui l’accusaient d’adapter les faits à
son modèle théorique, G. Dumézil répondait que sa
seule tâche avait été de montrer l’ampleur de
l’antiquité, des mythes, des rituels, des formules
utilisés par les Indo-Européens. «Pour une société,
ressentir et satisfaire des besoins impérieux est une
chose ; les amener au clair de la conscience,
réfléchir sur eux, en faire une structure
intellectuelle et un moule de pensée est tout autre
chose.222» Donner aux Européens de cette fin de
siècle une conscience claire de leurs mythes est
l’une des tâches essentielles que nous nous
sommes assignées.
Les problèmes humains les plus fondamentaux,
ceux qui sont essentiels à la vie de l’humanité ne
peuvent pas apparaître à la conscience, et par
conséquent être posés et exprimés par des mots,
sans qu’un préalable mythique ait ouvert le champ
à l’exploration langagière et rationnelle. Pour
découvrir l’Amérique, il faut d’abord qu’existe,
dans l’imaginaire des Européens, le mythe du

222
Cité par W.W. BELIER, Decayed gods, Amsterdam 1991, p. 56.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 217

nouveau monde et ce mythe est d’origine


théologique.223
Pour que la génétique puisse devenir un objet de
recherche scientifique, il faut que les mythes aient
imaginé l’idée d’un message à la fois physique,
spirituel et culturel, au sens large – message
existant par lui-même et susceptible d’être transmis
de générations en générations. Le mot même de
génétique, apparu dans notre langue en 1846,
renvoie à un passé beaucoup plus lointain puisqu’il
est tiré du grec gennêtikos, qui dérive lui-même de
genos, naissance, origine, descendance. Mais il est
possible de remonter plus loin encore, grâce à
l’étymologie, puisqu’au genos grec correspond la
gens, génitif gentis, latine, ensemble de personnes
portant le même nom, le jati sanskrit, naissance, le
zantu iranien, tribu, ensemble de ceux qui sont de
même naissance. Cette famille de termes indo-
européens démontre que «les principales langues
anciennes s’accordent à poser l’appartenance à une
même naissance comme fondement du groupe
social.224» Ainsi la génétique recoupe-t-elle la
linguistique, l’organisation sociale et militaire, la
politique, l’histoire et la théologie. Elle recoupe en
particulier le récit biblique de la naissance de

223
Voir Apocalypse 21,1 qui renvoie à Esaïe 65,17 et 66,22, texte qui
parle déjà de génétique. Comme les cieux nouveaux et la terre
nouvelle seront stables, ainsi le seront, littéralement, votre semence
(sperma) et votre nom.
224
E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes.
Vol. I, 1969, pp. 258 et 294.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 218

Jésus, dans l’évangile de Luc225, récit qui renvoie


lui-même à la Table des peuples du livre de la
Genèse226, qui, partant de Joseph fils de Mattathias,
remonte jusqu’à David, fils de Jessé, à Abraham,
fils de Thara, à Eber éponyme des Hébreux, fils
d’Arphaxad, fils de Sem, fils de Noé, pour aboutir
à Enôs, fils de Seth, fils d’Adam, fils de Dieu.
Avant que la biologie moléculaire démontre l’unité
génétique de l’espèce humaine, le mythe l’avait
pressentie et annoncée.
Les espaces que les mythes ouvrent à l’exploration
rationnelle et à la conscience comportent des
risques pour l’espèce humaine. Ces risques sont le
signe de l’efficacité des mythes qui contiennent à
la fois le remède et le poison, selon l’usage qu’on
en fait. Un bon exemple de cette ambivalence nous
est donné par le mythographe islandais Snorri
Sturluson (1179-1241) dans l’explication de
l’infirmité de T_r, le manchot, un dieu de la
première fonction associé à Odin : à la naissance
du loup Fenrir qui devait dévorer les dieux dans le
combat eschatologique, Odin, qui connaissait le
danger, décida de fabriquer un lien magique
invisible, mais d’une résistance à toute épreuve.
Les dieux tentèrent de convaincre le jeune loup de
se laisser passer ce lien autour du cou pour qu’il
puisse éprouver sa force en le rompant. Méfiant, le
loup accepta à la condition que l’un des dieux mît

225
1,26-38 ; 3,23-38.
226
Note de l’éditeur: voir à ce sujet l’introduction au présent ouvrage.
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La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 219

une main, en gage, dans sa gueule. T_r accepta. Le


loup ne put se dégager, car plus il se débattait et
plus le lien magique se renforçait. Les Ases se
mirent à rire, dit Snorri, à l’exception de T_r qui
comprit qu’il allait perdre sa main dans l’aventure.
T_r, en tant que dieu du droit, se trouva donc
engagé dans une procédure frauduleuse de
garantie. Cela indique bien que les Scandinaves
avaient une vision pessimiste du droit qui ne sert
plus à résoudre les conflits, mais à tromper. Que
T_r, dans une tromperie avérée, ait prêté la main
plutôt que de la perdre, entraîne de graves
conséquences pour la tonalité générale de la
religion, comme l’écrit Georges Dumézil, parce
que plus aucun dieu «n’incarne de façon
exemplaire ces valeurs absolues qu'une société,
fût-ce hypocritement, a besoin de s’abriter sous un
haut patronage ; aucune divinité n’est plus le
refuge de l’idéal, sinon de l’espérance.227»

Religion et transcendance
L’une des conséquences de notre quatrième critère
peut être énoncée sous forme d’un principe
général : il n’y a pas de religion sans
transcendance. Ce dernier terme n’est pas utilisé
ici dans un sens théologique, mais purement
objectif : le site de Delphes ou celui de Vézelay ont
certes été aménagés par l’homme, mais ils lui

227
Georges DUMEZIL, Les dieux des Germains. Essai sur la formation
de la religion scandinave, Paris 1959.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 220

préexistent. Ce sont les singularités physiques de


ces sites qui ont attiré l’attention des hommes et
leur ont suggéré l’idée que ces lieux possédaient en
eux-mêmes un pouvoir particulier qui leur
conférait une valeur religieuse. Cette valeur a sans
doute été ajoutée par la réflexion humaine, mais la
singularité des lieux, elle, ne leur doit rien ; elle est
transcendante.
L’homme religieux pressent que la Terre, le soleil,
les étoiles, l’univers tout entier sont transcendants
par rapport à lui-même et à son expérience, qu’ils
préexistent à l’être humain qui leur doit la vie, pour
quelque raison aussi mystérieuse que le sont les
singularités de Delphes ou de Vézelay. Le face-à-
face de l’homme et de la nature n’est jamais neutre
ou strictement objectif parce que l’homme et la
nature sont transcendants l’un par rapport à l’autre.
C’est pourquoi, sans doute, Pascal pouvait écrire :
«Le silence éternel des espaces infinis m’effraie !»
Freud, dans ses leçons sur les rêves, professées en
1916, montrait que le monde extérieur n’est pas
seulement source d’enthousiasme, mais aussi de
terreur. Il constitue pour le sujet individuel un vis-
à-vis qui n’est pas indéfiniment supportable. C’est
pourquoi nous prenons régulièrement nos distances
par rapport à lui. Le rêve a justement pour fonction
d’éliminer l’excitation psychique créée par notre
immersion dans le monde :
«Le sommeil est un état dans lequel le dormeur
ne veut rien savoir du monde extérieur, dans
lequel son intérêt se trouve tout à fait détaché de
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 221

ce monde. C’est en me retirant du monde


extérieur et en me prémunissant contre les
excitations qui en viennent, que je me plonge
dans le sommeil. Je m’endors encore lorsque je
suis fatigué par ce monde et ses excitations. En
m’endormant, je dis au monde extérieur : laisse-
moi en repos, car je veux dormir. L’enfant dit au
contraire : je ne veux pas encore m’endormir, je
ne suis pas fatigué, je veux encore veiller. La
tendance biologique du repos semble donc
consister dans le délassement ; son caractère
psychologique dans l’extinction de l’intérêt pour
le monde extérieur. Par rapport à ce monde dans
lequel nous sommes venus sans le vouloir, nous
nous trouvons dans une situation telle que nous
ne pouvons pas le supporter d’une façon
ininterrompue. Aussi nous replongeons-nous de
temps à autre dans l’état où nous nous trouvions
avant de venir au monde, lors de notre existence
intra-utérine.228»
C’est pour cette raison peut-être que la cosmologie
a quelque chose du rêve éveillé. L’astronomie a
permis l’établissement des Ephémérides fort utiles
pour les navigateurs. Mais elle est aussi à la base
de l’astrologie dont la fonction est de calmer
l’angoisse que fait naître en nous le face-à-face
avec un univers menaçant et mystérieux. Par la
cosmologie, nous avons le sentiment de vivre dans
un univers ordonné qui obéit à des règles que nous
pouvons essayer de découvrir et de comprendre –
un univers qui ne risque pas à tout instant, comme

228
Introduction à la psychanalyse, Paris 1984, p. 74.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 222

le craignaient les anciens Gaulois, de nous tomber


sur la tête.
La transcendance peut naître de beaucoup d’autres
singularités encore ; en réfléchissant à ses origines,
l’homme moderne se projette dans un état et dans
un temps où l’homme n’existait pas, ce qui est une
manière de dire que l’homme n’est pas à lui-même
sa propre source. La reconnaissance d’une origine
fait nécessairement surgir la transcendance, car
avant, qu’y avait-il ? Du moment où une origine
est proposée au travail de l’imaginaire, ce dernier
répond par une polarisation qui permet de décrire
un avant et un après. C’est justement une
polarisation de ce type qu’a proposée aux
Européens du 19e siècle la théorie de l’évolution.
Le titre choisi par Charles Darwin, De l’origine
des espèces (1859), a eu pour effet de polariser les
débats et, pour une part, de les faire entrer dans le
domaine religieux. Pour la théorie de l’évolution
comme pour tous les systèmes théologiques, la vie
et l’humanité ont une origine transcendante qui
détermine leurs développements ultérieurs et qui
permet de donner une explication globale des
phénomènes impliqués.

Les dieux des Européens


Les dieux, avons-nous vu, ne sont pas les produits de
l’imagination humaine; ils en constituent le relief, au
sens géographique du terme. Les dieux plissent
l’imaginaire humain avec une intensité variable et c’est
pourquoi il y a de grands dieux, comme il y a des grands
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 223

sommets, et de petits dieux, comme il existe de plus


modestes hauteurs. Nous serons amenés, au cours de
notre recherche, à identifier ces différents sommets qui
constituent les véritables dieux des Européens.229 Mais
pour mener à bien cette recherche, il faut se défaire d’un
modèle épistémologique, le modèle occidental actuel,
qui postule l’unité indivisible et intangible de l’être ; ce
principe s’applique en théologie où il conduit à
l’affirmation de l’unicité divine230, et dans l’organisation
sociale où il donne naissance à la République une et
indivisible à la française.231 Le caractère intangible de la
divinité, identique à elle-même pour l’éternité232,
explique le prestige de l’Etat qui en est l’expression
temporelle ; ce terme renvoie, par l’intermédiaire du
latin233, aux idées de durée, de résistance, de fermeté et
d’immobilité. La représentation de la matière sous
forme de particules stables et inaltérables doit aussi
quelque chose à ce modèle selon lequel ce qui est à la
base doit être aussi stable que ce qui est au sommet :

229
Note de l’éditeur: G. Wagner fait ici allusion à un autre volume
qu’il avait en préparation et que nous espérons pouvoir éditer sur Les
mythes européens. C’est dans ce volume qu’on devrait trouver une
présentation et une analyse plus approfondies des différents mythes
auxquels il est fait allusion un peu plus loin.
230
Voir Esaïe 43,10 ; 44,6 ; 1 Corinthiens 8,4, etc.
231
Jean TULARD, EU art. «France – achèvement de l’unité»: «Contre
les Girondins partisans d’un régime fédéraliste qui morcellerait la
France, la Convention déclara en septembre 1792 que la République
française est une et indivisible.» L’unité de la République se fonde sur
l’unité de la vérité et de la loi. Georges BURDEAU, EU art. «Loi»:
«Puisque la vérité est une et indivisible comme l’affirmait
Cambacérès en 1793, la règle de droit doit présenter les mêmes
caractères, quelle que soit la province où vivent les hommes qu’elle
régit.»
232
Voir Hébreux 13,8 ; Apocalypse 1,8, etc.
233
L’étymologie du mot état est le latin status, qui renvoie au verbe
stare, être debout, immobile ; demeurer ferme, résister, durer.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 224

l’atome doit jouir d’un caractère de permanence et


d’éternité comme Dieu lui-même.
Octavio Paz, qui fut ambassadeur du Mexique aux Indes
de 1962 à 1968, propose une vision de la divinité
complètement différente de celle qui est sous-jacente à
ce modèle épistémologique occidental. Selon lui, les
divinités de l’Inde n’ont ni substance, ni autonomie, ni
être propre ; elles ne sont que la forme momentanée
d’un ensemble de relations : «Le divin est une société,
un ensemble de relations, un champ magnétique, une
phrase.234» Cela permet d’expliquer un phénomène
absolument impensable en théologie biblique, celui
d’une divinité qui changerait de sens et deviendrait
démon, ou d’un dieu suprême qui s’effacerait peu à peu
pour laisser son trône à un autre, à moins d’être renversé
par un coup d’Etat. Telle est pourtant la réalité
théologique fondamentale des Indiens, des Grecs, des
Romains, des Germains et des Scandinaves – une réalité
qu’ils ont très vraisemblablement héritée des premiers
Indo-Européens. En Inde, à partir du premier millénaire
avant J.C. et jusque dans l’hindouisme classique, les
asuras, un terme qui signifie souffles de vie, et les dévas
dont le nom dérive de la racine div- qui désigne la
lumière du ciel diurne, sont engagés dans une guerre
implacable pour le pouvoir:
«Les asuras sont de véritables démons qui
mettent en danger l’équilibre cosmique. Ainsi
Krishna, incarnation du déva Vishnu, lutte-t-il
contre les asuras. L’interprétation de cette
situation est difficile, d’autant plus que les
hymnes du Rig-Véda (la partie la plus archaïque
du Véda, du début du IIe millénaire av. J.C.)

234
Octavio PAZ, Courant alternatif, Paris 1972.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 225

conservent le souvenir du temps où les asuras


avaient le pas sur les dévas. Varuna, Mitra,
d’autres encore sont appelés asuras, avec
révérence. Mais, justement, la royauté
universelle d’Indra (le déva par excellence) est le
résultat d’une usurpation: le dieu fils a détrôné
son père (or, Varuna est constamment appelé le
Père dans les hymnes du Rig-Véda), tout comme
Zeus assura sa puissance en combattant les
Titans et son propre père. Il y a donc là un mythe
important, commun, sous des formes diverses, à
l’ensemble indo-européen.235»
Cette fondamentale impermanence des divinités
indiennes se retrouve en Grèce : dans sa
Théogonie, Hésiode rapporte le mythe d’Ouranos,
le Ciel, qui empêche ses enfants de naître et
d’arriver à la lumière jusqu’au moment où Cronos
fauche les bourses de son père et les jette au hasard
derrière lui. Le drame se répète avec Cronos qui
dévore ses enfants, craignant «qu’un autre des
altiers petits-fils du Ciel n’obtienne l’honneur royal
parmi les immortels.» Il ne peut empêcher la
naissance de Zeus qui le chasse de son trône. Zeus
lui-même peut bien être qualifié d’invincible et
d’impassible, il n’en craint pas moins d’être
renversé à son tour, ce qui explique son attitude à
l’égard de sa première épouse, Métis, qu’il avale.
Les Européens modernes n’adorent plus le grand
Zeus, la sage Métis ou l’éclatante Athéna. Mais à
vrai dire ces noms sont sans importance, seules

235
Jean VARENNE, EU art. «Asuras».
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 226

comptent les structures qu'ils révèlent. Qui se


cache derrière ces masques mythologiques ?
Répondre à cette question c’est découvrir le
véritable relief de l’imaginaire des Européens
d’aujourd’hui. La structure trifonctionnelle des
Indo-Européens possède encore quelque valeur et
quelque efficacité en ce domaine.

Des dieux aux noms nouveaux


Parmi les dieux de la première fonction, l’Everest
de l’imaginaire des Européens est à coup sûr le
Pouvoir. Les mythologies indiennes, grecques,
scandinaves ne se lassent pas de décrire
d’incessantes luttes pour le pouvoir : lutte des
dévas contre les asura ; lutte d’Indra contre
Varuna, de Cronos contre Ouranos, de Zeus contre
Cronos, des Ases contre les Vanes. Le pouvoir est
bien la divinité suprême des Européens, celle qui
les a fidèlement accompagnés tout au long de leur
histoire et qu’ils ont, non moins fidèlement,
adorée. Or la caractéristique du pouvoir est d’être
relationnel : il n’est de pouvoir que par rapport à
quelqu’un sur qui il peut s’exercer. Le chef
d’entreprise qui emploie des milliers de travailleurs
dispose d’un pouvoir réel sur eux. Mais
inversement, ces travailleurs disposent aussi d’un
pouvoir réel sur le chef de l’entreprise : pouvoir de
se mettre en grève ou pouvoir plus subtil de ne plus
s’engager dans leur travail. L’employé,
aujourd’hui, dit à l’entreprise : « Tu ne m’assures
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 227

plus de carrière, tu ne me fais pas confiance, alors


je garde mes compétences et ne livre que le
minimum.236» Si tout se passe bien entre le chef
d’entreprise et ses subordonnés, il faut encore que
les produits fabriqués ou les services offerts
trouvent preneurs : «L’entreprise citoyenne doit
s’adapter aux exigences de ses employés, clients,
actionnaires et partenaires, y compris l’Etat, dont
les valeurs évoluent. Elle doit se préoccuper des
effets de ses produits sur la santé, sur
l’environnement et plus généralement sur le
fonctionnement de la société tout entière237» –
autant de sources de pouvoirs s’exerçant sur le chef
d’entreprise.
Le Pouvoir prend des formes multiples qui sont
autant d’hypostases de la même réalité pour utiliser
un terme théologique désignant les personnes de la
Trinité. Le Pouvoir est politique, militaire,
économique, spirituel – ou tout cela à la fois. Il
peut être acquis légalement, par droit de succession
ou par des élections au suffrage universel. Il peut
être usurpé par le trucage des votes ou par la
violence, à la suite d’un coup d’Etat victorieux. Il
peut être exercé solitairement ou collégialement, il
n’en reste pas moins le Pouvoir et inspire aux
Européens d’aujourd’hui un respect sacré comme
le démontrent les rites d’assermentation et

236
Sophie TAMOOL-BOURQUIN, Le Temps du 18.02.2000.
237
Edgar BRANDT, Le Temps du 11.01.2002.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 228

d’installation des autorités élues ou les sacres


solennels des rois et des princes.
La divinité caractéristique de la deuxième fonction
est la Guerre, une structure théologique majeure à
laquelle renvoie le mythe européen : guerres
entraînant la destruction, le pillage et l’esclavage
des populations vaincues, trois objectifs qui ont dû
motiver, à maintes reprises, les expéditions
guerrières des Indo-Européens :
«Il semble que c’est la différenciation d’une
classe de guerriers, avec son statut moral
particulier, unie par une sorte d’alliance souple à
une classe également différenciée de prêtres, qui
a été l’originalité, la nouveauté des Indo-
Européens et, le cheval et la char aidant, la raison
et le moyen de leur expansion : les inscriptions
hiéroglyphiques et cunéiformes nous ont
transmis le souvenir de la terreur que causaient
aux vieilles civilisations ces spécialistes de la
guerre, aussi hardis et impitoyables que, trois
mille ans plus tard dans la Nouveau Monde, les
conquistadores ont pu le paraître aux chefs et
aux peuples des empires qu’ils écrasaient.238»
Dès la fin du 15e siècle, l’Europe domine, par la
guerre, les voies maritimes, ce qui permet aux
Portugais, aux Espagnols, aux Anglais, aux
Français et aux Hollandais, pour ne citer que les
plus importants, de se tailler d’immenses empires
sur l’ensemble de la planète – des empires qui
peuvent, pour la première fois, prétendre avec

238
G. DUMEZIL, L’idéologie tripartite des Indo-Européens, Paris
1958.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 229

quelque raison au qualificatif d’universels. Le 20e


siècle est témoin de l’aboutissement et du
dépassement de cette structure théologique, en ce
sens qu’il a vu d’une part l’apogée de l’expansion
européenne puis son déclin définitif, et d’autre part
la transformation radicale et irréversible de la
guerre qui change de nature à la suite de la
conception, de la fabrication et de l’utilisation du
feu nucléaire. La deuxième Guerre mondiale a bien
failli concrétiser une très ancienne mythologie
indo-européenne qui annonce la fin du monde sous
la forme d’un cataclysme cosmique qui accorde au
feu un rôle déterminant.
Les divinités de la troisième fonction sont
multiples : le marché, l’argent, le travail, la Terre.
Marcel Mauss a justement remarqué que les
énergies profondes qui montent de la Terre et qui
constituent la substance même de la vie religieuse,
n’ont jamais pu être neutralisées ou même
assimilées par les personnalités divines des
religions actuelles.239 Pour les Européens, la Terre-
mère, généreuse nourricière des vivants, est aussi
la Mère miséricordieuse qui recueille dans son sein
le corps de ses enfants morts pour les réengendrer
à une vie nouvelle. Et s’ils ont cru pouvoir la
dominer par leur science et leurs techniques, ils
doivent aujourd’hui admettre que la Terre se
défend mieux qu’ils ne s’y attendaient et, surtout,
que le progrès des connaissances ne fait pas

239
Cf. Marcel MAUSS, Œuvres, vol. 2, p. 239.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 230

disparaître le mystère de la nature, mais au


contraire l’accroît. Le non-respect de la nature est
une folie et la pollution, une impiété.

D’anciens dieux sous de nouveaux oripeaux


Comme dans les théogonies antiques, aucun de ces
dieux n’est intangible ; certains s’évanouissent
lentement des consciences alors que d’autres se
renforcent et imposent massivement leur poids –
un mot qui, en hébreu, est à la racine du mot gloire.
Ainsi en va-t-il aujourd’hui de l’univers : aucune
des anciennes cultures n’a pressenti la taille spatio-
temporelle de l’univers telle qu’il nous apparaît
aujourd’hui. Toute la problématique philosophique
et théologique en est profondément transformée :
l’existence de l’univers l’emporte aujourd’hui sur
son origine et les Européens sont séduits par le
mythe d’un univers qui ne serait affecté par rien
d’extérieur à lui. C’est là une expression
imaginative très dynamique, car elle permet de
considérer l’univers comme une icône ou une
émanation de la divinité – une idée déjà ancienne
mais que est les théories cosmologiques modernes
renouvellent profondément.
Une autre polarisation traditionnelle s’est
considérablement renforcée : l’homme lui-même,
non plus l’homme de chair et de sang tel qu’il est
aujourd’hui, mais un homme encore à venir – un
homme-intelligence pure dont la vocation serait de
maîtriser l’ensemble de l’univers.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 231

Les dieux de l’antiquité ne sont pas morts ; ils se


sont seulement affublés de noms nouveaux pour
régner sur la vie des groupes et des individus. Dans
la séquence, pour parler comme les biologistes, des
divinités qui déterminent directement et
intimement la vie des hommes, les Grecs ont
identifié un certain Moros dont la fonction consiste
à attribuer à chacun un lot, un sort – c’est le sens
même de son nom – fait de bonheur et de malheur
mêlés, en d’autres termes un destin.
Moros a revêtu de nouveaux habits: ADN ou code
génétique. Les êtres humains ne sont toujours pas
égaux devant lui. Des biologistes ont mis en
évidence une anomalie du chromosome 21,
transmise de façon héréditaire dans les familles où
les premiers signes de la maladie d’Alzheimer
apparaissent de façon précoce, avant 50 ans. Une
autre anomalie de ce même chromosome est
responsable du mongolisme ou trisomie 21; elle
entraîne chez les patients, à partir de 30 ans, une
dégénérescence du cerveau. Le repérage d’un
premier gène de prédisposition aux cancers du sein
et de l’ovaire date de 1990, son identification
précise de 1994. Il s’agit, cette fois, des
chromosomes 13 et 17 dont les modifications sont
à l’origine d’un risque très élevé de ce type de
cancer, modifications qui marquent toutes les
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 232

cellules de l’organisme, y compris les cellules


germinales.240
L’audacieux et élégant programme théologique
chrétien qui ne désigne à l’adoration des fidèles
«qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et vers
qui nous allons, et un seul Seigneur, Jésus-Christ,
par qui tout existe et par qui nous sommes,241» ne
correspond nullement aux faits observés dans la
vie religieuse des Européens. C’est plutôt le verset
qui précède immédiatement cette confession de foi
qui exprimerait le plus exactement la réalité : il y a
de fait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs – ces
dieux et ces seigneurs qui plissent la réalité spatio-
temporelle et structurent la vie individuelle et
collective des Européens à l’aube du 21e siècle.

240
Dominique STOPPA-L YONNET , «Cancer du sein : évaluer les
risques», La Recherche, janvier 1997.
241
I Corinthiens 8,6.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 233
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 234

8. Vers une nouvelle science de la


religion
Dans Totem et tabou, Freud écrit que les névroses
présentent des analogies frappantes et profondes
avec les grandes productions de l’art, de la religion
et de la philosophie, même si elles apparaissent
comme des déformations de ces productions. On
pourrait presque dire, commente-t-il, qu’une
hystérie est une œuvre d’art déformée, qu’une
névrose obsessionnelle est une religion déformée et
qu’une manie paranoïaque est un système
philosophique déformé.242 Ces altérations
s’expliquent par le fait que le névrosé fuit le
monde réel, qu’il s’exclut lui-même de la
communauté humaine. A l’opposé, l’artiste,
l’homme religieux et le philosophe s’intègrent à
cette communauté parce que la fonction même de
l’art, de la religion et de la philosophie est de
favoriser cette intégration et d’assurer la cohésion
sociale.
Dans la perspective qui est la nôtre, la religion
n’est pas une superbe et inaltérable construction,
toute de grandeur, de noblesse, de justice et de
pureté. Elle est au contraire une tentative
nécessairement imparfaite d’un groupe humain
pour surmonter ses angoisses face à un avenir qu’il
ignore et qu’il peut, à bon droit, juger menaçant.
242
Totem et tabou. Interprétation par la psychanalyse de la vie sociale
des peuples primitifs, Paris 1965, pp. 114 ss.
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 235

La fonction de la religion n’est pas esthétique,


mais concrète : permettre à une communauté
humaine d’échapper à la destruction et à la mort.
La religion ne cherche nullement à consoler les
hommes des difficultés et des expériences
douloureuses qui sont liées à toute confrontation
avec la réalité. Elle ne favorise pas le libre jeu de
l’imagination qui ne pourrait qu’engendrer une
idéologie creuse. La recherche de la réalité et
l’adaptation à ses contraintes sont des nécessités
vitales essentielles. Aucune espèce vivante ne peut
survivre en ignorant ou en méprisant la réalité.
Toute représentation de l’homme, de la société, de
la nature, de l’univers et de leurs multiples rapports
est nécessairement mise à l’épreuve des faits. Et
les tests constants et répétés que la réalité impose à
nos représentations provoque l’effondrement et la
disparition des représentations trop faibles, trop
étroites, trop incohérentes, trop idéologiques ou
trop peu dynamiques.
La réalité ne nous apparaît plus aujourd’hui
comme un donné absolu et intangible, mais plutôt
comme un système de possibilités ou de
probabilités. Elle est comparable à une vaste forêt
qui échappe à une description unique et globale,
mais qui se laisse parcourir et par conséquent
décrire selon divers chemins. Certains d’entre eux
entrent plus profondément que d’autres au cœur de
la forêt et de son mystère, mais aucun ne peut
conduire à une description complète, tant il est vrai
que le gain apporté à notre connaissance de
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 236

l’ensemble par l’une de ces voies d’accès est


toujours compensé par une perte par rapport à ce
que d’autres voies permettraient de découvrir.
La définition de la religion que nous avons
proposée ne doit laisser de côté aucun phénomène,
si déroutant soit-il, si éloigné qu’il paraisse de
l’idée que nous nous faisons ordinairement des
phénomènes religieux. Elle doit conduire à une
véritable science de la religion qui ne se satisfait
pas d’une minutieuse description de mythes, de
rites ou d’une histoire des divinités. La science de
la religion à laquelle nous tendons se donne pour
tâche de faire apparaître la cohérence et
l’incohérence, la fécondité ou la stérilité, les forces
et les faiblesses des représentations imaginatives
des Européens. L’analyse systématique du travail
de l’imagination devrait conduire plus loin encore :
elle devrait permettre de prévoir l’avenir d’un
système particulier de représentations religieuses,
ses transformations possibles, ses ruptures secrètes,
son évolution, ses capacités d’enrichissement et, à
plus long terme encore, son éventuelle disparition.
Alors seulement la science de la religion mériterait
son titre de science !
Au cours du 20e siècle, les Européens ont remporté
d’étonnants succès dans de multiples domaines.
Ces succès signifient sans doute que les Européens
ont su approcher, mieux que d’autres, certains
aspects fondamentaux de la réalité. Cela ne veut
pas dire qu’ils ont atteint cette réalité. Leurs succès
mêmes leur posent de nouveaux problèmes, plus
e
La religion des Européens à l’aube du 21 siècle 237

redoutables encore que ceux de la faim, de la lutte


contre les maladies et de la fécondité qui les ont
occupés si longtemps. Pour répondre aux nouveaux
défis qu’ils se sont imposés à eux-mêmes, dans le
domaine politique en particulier, ils ont besoin du
travail créateur de leur imagination. Ils ont besoin
de faire de nouveaux actes de foi, d’imaginer de
nouveaux mythes et de nouveaux rites, de lancer
de nouveaux ponts vers l’inconnu. En d’autres
termes, les Européens ont besoin d’une religion
forte, dynamique, inventive et cohérente.

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