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Table des matières

TABLE DES MATIÈRES....................................................................................................................3

INTRODUCTION................................................................................................................................6

Une porte d’entrée sur le genre 6


Le retour aux textes 7
Quelques perspectives et choix initiaux 9
Un préalable nécessaire 10

CHAPITRE 1 : EXPOSITION..........................................................................................................11

50 ANS DE SUPER-HÉROS.............................................................................................................................12
Les origines 12
L’explosion 16
Extinction 19
Réactivation 22
Années 70 et 80 25
Une dernière définition 28
En quelques mots 29
THE DARK KNIGHT RETURNS ET WATCHMEN, DOUBLE COUP D’ARRÊT..........................................................31
The Dark Knight Returns (DC Comics, 1986) 32
Watchmen (DC Comics, 1986-87) 44
Conséquences 54
REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES ET CONSTITUTION DU CORPUS............................................................................57
Bilan des données disponibles 57
Du bon usage des bornes 59
La question structurelle 60
Du continu au discret 61
Sélection des œuvres individuelles 63

CHAPITRE 2 : L’HÉRITAGE PARTAGÉ (1986 – 1991)..............................................................65

................................................................................................................................................................65
MARSHAL LAW ET LA PISTE VIOLENTE.........................................................................................................66
Grim and gritty 66
-3-
Judge Dredd et l’école anglaise 68
Marshall Law (Epic, 1987-89) 70
De la marge au centre, l’exemple de The Punisher 78
Jusqu’aux classiques 82
Violence et héroïsme 83
En quelques mots 86
ARKHAM ASYLUM, DE LA BANDE DESSINÉE À L’ŒUVRE D’ART........................................................................87
Arkham Asylum, A Serious House on Serious Earth (DC Comics, 1989) 90
Impossible compromis 108
Continuité et expérience isolée 109
En quelques mots 112

CHAPITRE 3 : DE L’EXCÈS AU NÉOCLASSICISME (1992 – 1998).......................................113

..............................................................................................................................................................113
IMAGE ET LA SOLUTION DU TOUT GRAPHIQUE..............................................................................................114
La création d’Image 115
Spawn n°1 à 36 (Image comics, 1992-1995) 116
Escalade des ventes 132
La crise et ses causes possibles 134
En quelques mots 135
KINGDOM COME ET LA RÉACTION NÉO-CLASSIQUE......................................................................................137
La série animée Batman 138
Kingdom Come (DC Comics, 1996) 140
Un mouvement global 148
Alan Moore, la reconstruction après la déconstruction 150
Viser le centre pour se différencier de la marge 155
En quelques mots 159

CHAPITRE 4 : OUVERTURE........................................................................................................160

THE AUTHORITY, UNE STRUCTURE RENOUVELÉE.........................................................................................161


Marvel Knights et la piste Wildstorm 161
The Authority n°1 à 12 (Wildstorm Productions, 1999-2000) 163
Une suite et un contexte 179
Ouverture et hypothèses sur un redressement 181

CONCLUSION.................................................................................................................................183

-4-
Une réponse 183
D’autres champs d’études 184
Les auteurs, la méthodologie et un constat 185
Une question irrésolue 186

ANNEXE : LE COMICS CODE.....................................................................................................188

Standards of the Comics Code Authority for editorial matter (1971) 188
Comics Magazine Association of America Comics Code (1989) 190

BIBLIOGRAPHIE...........................................................................................................................193

Bandes dessinées 193


Sur les super-héros et la bande dessinée 193
Ressources générales (culture de masse, notion de genre, etc.) 197

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Introduction

Une porte d’entrée sur le genre

Tout le monde connaît Superman, sa cape rouge, ses collants bleus, le « S » sur sa poitrine et ses
super-pouvoirs. Le personnage fait partie de notre environnement quotidien, et se trouve décliné en
produits dérivés ou pastiché à l’infini, qu’il s’agisse de promouvoir un crédit bancaire ou de
caricaturer un homme politique. Cette popularité est d’autant plus surprenante que les aventures du
personnage n’ont jamais été réellement disponibles en France (quelques publications marginales à la
fin des années 70, des rééditions coûteuses chez Futuropolis), et que la série de films qui lui a été
consacrée s’est interrompue en 1987. A l’exception peut-être de la Lolita de Nabokov, il est difficile
de songer à d’autres personnages de fiction du vingtième siècle si bien intégrés à la culture populaire
(ou dans l’inconscient collectif, pour qui n’est pas rebuté par la référence jungienne) qu’ils existent
désormais indépendamment des oeuvres qui les ont suscités. Si on ajoute que la popularité de
Superman excède largement dans son pays d’origine, les Etats-Unis, ce qu’elle peut atteindre en
France, il est facile de comprendre pourquoi le terme de « mythe » revient si souvent dans les textes
critiques qui l’évoquent. Le héros venu de la planète Krypton dans son costume aux couleurs du
drapeau américain constitue un phénomène culturel remarquable. Umberto Eco affirme s’y être
intéressé essentiellement par goût de la provocation1, mais son étude fondatrice consacrée au
personnage est légitimée à posteriori par la pérennité du personnage et de son importance.
Cependant, Superman n’est pas seulement cette figure « mythique », puisque son apparition
inaugure également le genre le plus populaire et le plus durable à avoir été traité dans la bande
dessinée américains : les aventures de super-héros. En dépit de périodes de récession, voir de quasi-
disparition, ces héros costumés sont en effet parvenus à survivre de 1938 jusqu’à aujourd’hui, et
continuent à représenter l’essentiel du marché dans leur pays d’origine. Genre cantonné
essentiellement à un seul médium, les super-héros sont intimement liés aux comic books, nés quatre
ans avant eux. Ces petits fascicules (une feuille de quotidien pliée en deux) consacrés uniquement à la
bande dessinée, s’opposent aux comic strips2 publiés dans les journaux et qui représentent en quelque
sorte la forme canonique de la bande dessinée aux Etats-Unis, tant par leur organisation que par leur
lectorat3. Par ailleurs, les super-héros constituent un phénomène cantonné exclusivement à l’Amérique

1
Umberto Eco, De Superman au surhomme (Paris : Grasset, 1993), 9
2
Bande de deux, trois ou quatre vignettes, constituant une séquence ou un gag. Peanuts, de Schulz est sans doute
le représentant le plus connu.
3
Même si les premiers comic books étaient des remontages de strips, il serait aisé de démontrer que
l’organisation narrative, rythmique et spatiale des deux formes diffère radicalement.
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du Nord, en dépit d’infructueuses tentatives d’acculturations dans les différents pays où ont été
traduites les séries d’origines. Cette dernière spécificité a particulièrement retenu l’attention des
critiques, notamment en raison de l’utilisation massive des super-héros à fin de propagande au cours
de la seconde guerre mondiale. Difficile en effet d’appliquer un personnage aussi typé que Captain
America, « super soldat » vêtu du drapeau américain une analyse ne tenant pas compte de sa fonction
idéologique dans les années 40. Difficile, et pourtant nécessaire.

Le retour aux textes

Considérer les super-héros comme de simples reflets de l’époque de leur apparition, la seconde guerre
mondiale, est en effet à la fois simpliste et voué à l’échec. D’abord parce que le genre commence,
nous l’avons dit, en 1938, mais aussi et surtout parce qu’il perdure bien au-delà de cette époque. Ces
récits ne se laissent donc pas réduire à leur simple fonction symbolique ou de propagande, même si
celle-ci est indéniable. Si d’autres évènements ont pu marquer le genre au fil de ses soixante-cinq ans
d’existence (Captain America, encore lui, renonce ainsi temporairement à son rôle après le Watergate),
ces bandes dessinées mènent une existence qui n’est pas celle de simples reflets de la société
contemporaine. Ils s’élaborent en réalité au gré de trois influences distinctes ; les bouleversements
sociaux ne sont qu’une d’entre elles. Ces récits possèdent également des règles de fonctionnent
interne, un système de codes et de principes, des contraintes dont l’arbitraire manifeste vient
contredire la thèse des préoccupations socio-politique comme unique force structurante. Enfin, il faut
également mentionner un phénomène de stabilisation par accumulation, né de la volonté d’inscrire
chaque récit dans la continuité directe de tous ceux qui l’ont précédé. Cette tâche, rendue laborieuse
par la longueur des séries en question, impose de sérieuses contraintes dans l’élaboration de ces objets
littéraires. Objets littéraires, donc, et non simples récits portés par une forme neutre, puisque les récits
ainsi élaborés apparaissent comme les résultats de ces contraintes multiples mais aussi d’une
intervention auteuriale discernable. L’essai d’Umberto Eco, « Le mythe de Superman », déjà cité, mais
aussi le travail fondateur de l’universitaire Richard Reynolds, Super-Heroes : A Modern Mythology
prennent tous deux ce parti de considérer leurs objets d’études comme des textes et non des artefacts
culturels surdéterminés. Ils rompent avec une double tradition, celles des ouvrages d’amateurs du
genre dépourvus de distance critique et celle d’approches universitaires peu intéressées par les textes
proprement dits. S’ils ne sont pas exempts de reproches, sur lesquels nous aurons l’occasion de
revenir, ces deux essais constituent donc un socle théorique cohérent, car unifié par un même postulat.
C’est d’ailleurs dans la continuité de ce corpus critique que s’inscrit la présente étude, en
cherchant à décrire et comprendre les évolutions du genre au cours des quinze dernières années. Le
choix de cet intervalle n’est pas simplement le résultat d’une volonté de segmentation, mais répond à
un événement précis : l’introduction, en 1986, d’une thématique post-moderne au sein des aventures

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des héros costumés. Il est légitime de se méfier d’une telle étiquette, mais dans le cas qui nous occupe,
elle résume efficacement la démarche mise en œuvre dans The Dark Knight Returns par Frank Miller
et dans Watchmen par Alan Moore (scénariste) et Dave Gibbons (dessinateur). Ces deux séries,
publiées par un des deux grands éditeurs américains, portent en effet un regard explicitement critique
et analytique sur le genre auquel ils appartiennent. La remise en cause de ces conventions, cette
distance ré-instaurée entre le lecteur et le récit d’un genre populaire, n’est bien sûr pas un phénomène
neuf, mais prend une résonance très particulière dans le cadre de la naïveté supposée de textes super-
héroïques. La perception généralement admise de ceux-ci se résume en effet généralement au cri de
guerre de Benjamin Grimm, dans les Fantastic Four, « ça va cogner !»4. Des personnages en collants
colorés affrontant dans des combats stylisés d’autres personnages en collants colorés, voilà qui incite à
une certaine méfiance, d’ailleurs justifiée par la médiocrité de certaines séries. Le genre ne se réduit
pas à cette vision simpliste, comme le démontre Reynolds, mais même ses manifestations les plus
élaborées ne parviennent pas à évacuer totalement l’absurdité du postulat de base. Par l’ambiton qu’ils
affichent, The Dark Knight Returns et Watchmen ne se contentent donc pas d’introduire un
questionnement des codes à l’intérieur du genre, mais apparaissent également comme des manifestes
en faveur d’une réévaluation esthétique et intellectuelle de celui-ci. La démarche est d’autant plus
signifiante qu’elle prend la forme de séries largement diffusées, chez l’éditeur détenteur des droits de
Superman, et rencontre un véritable succès public.
Si un article élogieux dans Rolling Stones inaugure de façon très positive l’accueil critique de
The Dark Knight Returns5, il devient vite évident que toutes les réactions ne seront pas aussi
enthousiastes. L’idée même d’une bande dessinée de super-héros traitant des questions philosophiques
ou politiques, en adoptant pour ce faire une forme ambitieuse, provoque la défiance chez des critiques
peu préparés à ce retournement. L’écrivain Mordecai Richler se livre ainsi à une attaque violente
contre l’ouvrage dans les colonnes du New York Times Book Review, dénonçant pêle-mêle son
positionnement politique, ses aspirations artistiques, sa complexité, sa noirceur ou sa verbosité6. Une
telle position souligne nettement l’inconfort que peut susciter le traitement de problèmatiques
complexes au travers d’une forme supposée naïve et dépourvue de légitimité. Parallèlement à ces
réactions extérieures et parfois mal informées (Mordecai cite ainsi son fils en tant qu’ « expert de ces
questions »), l’impact de The Dark Knight Returns et de Watchmen se fait également sentir au sein du
genre dont il se réclame. Est-il encore possible de perpétuer des formules héritées de la fin des années
60, lorsque deux ouvrages à succès les ont publiquement mises à mal ? C’est précisément à cette
question que nous allons nous efforcer de répondre au cours des pages qui vont suivre.

4
« It’s clobberin’ time ! », formule due à Stan Lee.
5
Mikal Gilmore, « Comic Genius », Rolling Stones n°470 (Mars 1986), 56-58
6
« The stories are convoluted, difficult to follow and crammed with far too much text. The drawings offer a
grotesquely muscle-bound Batman and Superman, not the lovable champions of old. » Mordecai Richler,
« Batman At Midlife: Or The Funnies Grow Up », New York Times Book Review n°92 (3 mai 1987), 35
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Quelques perspectives et choix initiaux

Plus exactement, notre objectif sera de parvenir à une compréhension des évolutions du genre à partir
de ce point de départ, tout en tenant compte d’autres facteurs influençant ces évolutions. Il ne s’agira
pas ici d’aborder frontalement la place et le fonctionnement des comics 7 dans la culture populaire
américaine au cours des quinze dernières années. L’objectif poursuivi est plus modeste, puisqu’il
s’agit de s’intéresser avant tout aux textes, et à leurs mécanismes internes, sans pour autant considérer
ceux-ci comme existant de manière indépendante de l’industrie qui les génère. Une telle attitude
toucherait au contresens puisque les bandes dessinées de super-héros n’existent que grâce à leur
potentiel commercial. Cependant, il est possible de montrer que le succès d’une œuvre ne se déduit pas
directement des tactiques de séduction du public employées lors de son élaboration. En d’autres
termes, au-delà des stratégies de marketing, le texte subsiste et détermine non seulement le succès
initial d’une bande dessinée de super-héros, mais aussi son impact et sa renommée à plus long terme.
Voici donc l’esquisse des critères qui nous permettrons de sélectionner un corpus de taille raisonnable
pour mener notre étude. Sans anticiper sur notre présentation méthodologique, il est déjà possible de
constater que le choix de se focaliser sur les textes impose une réflexion préalable sur la
représentativité de ceux-ci par rapport à la globalité du phénomène étudié. Eluder ce questionnement
ne peut que déboucher sur un article comme celui d’Abraham Kawa, paru dans la revue critique de
bande dessinée 9e Art8. L’auteur s’y propose de résumer l’évolution thématique des comics de super-
héros dans la décennie 1990-2000, mais appuie sa démonstration quasi-exclusivement sur les travaux
du scénariste Grant Morrison. Or, si celui-ci est bien une figure marquante de la période, sa production
est singulière et ne peut passer pour typique du genre. Il n’est alors pas surprenant que l’analyse ne
possède qu’un champ de pertinence limité.

7
Employé au pluriel, le terme renvoie à la bande dessinée américaine en générale (et plus rarement le format
comic book).
8
Abraham Kawa, « Et si l’Apocalypse n’avait pas eu lieu. Le scénario évolutif dans les nouveaux comic-books
de super-héros », 9e Art n°5 (2000)
-9-
Un préalable nécessaire

Avant d’aborder ce qui constituera le corps de notre étude, il nous a semblé nécessaire de dresser un
bilan historique et critique du genre avant 1986, et la parution des deux textes déjà mentionnés. Seule
une compréhension de la forme canonique du genre permet en effet de saisir la portée de la plupart des
modifications survenues après cette date. L’expérience prouve en effet que les super-héros sont le plus
souvent perçus par le biais d’un ensemble de clichés et de généralisations nuisant à la compréhension
du phénomène. Ainsi, on peut lire la définition suivante sur un panneau « Super Héros » du Musée
Imaginaire d’Ethnologie, au Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image (CNBDI)
d’Angoulême, pourtant censé « déstabiliser avec humour [les] idées reçues »9 :

Il a pour mission de défendre la faible humanité contre les forces du mal. Doué de super-pouvoirs, il
est vêtu d’un costume toujours reconnaissable, possède une identité secrète, vit une double vie et ne
meurt jamais. C’est un avatar moderne des héros de la littérature française du 19 e siècle, tels Edmond
Dantes, Fantomas ou du Zorro américain des années 20.10

Visiblement inspirée par le texte d’Umberto Eco, cette courte présentation illustre bien les
limites d’un résumé de cette taille. Identité secrète, super-pouvoirs et vie éternelle ne sont en effet pas
les caractéristiques des super-héros en général, mais celles de Superman (encore celui-ci sembla-t-il
mourir pour un temps dans les années 90). C’est précisément pour échapper à ce type de raccourci que
nous ouvrons notre recherche sur une perspective critique et historique détaillée. Cette présentation
visant à familiariser le lecteur avec les super-héros, elle contient bon nombre de données non
strictement nécessaires à la compréhension des chapitres suivants. Cette approche peu discriminante
vise ici à donner au lecteur une image globale du genre, un cadre permettant l’instauration d’une
distance critique, plutôt qu’une structure ne servant qu’à soutenir les analyses ultérieures. Nous
prendrons également le temps de nous intéresser aux œuvres grâce auxquelles s’effectue le
basculement entre cette époque et celle qui nous concernera plus directement. Watchmen et The Dark
Knight Returns méritent en effet que l’on revienne sur leur construction et sur l’écart que celle-ci
représente par rapport à la norme jusque là établie. A l’issue de cette prise de repères, il nous sera
possible d’élaborer une méthodologie pour répondre à notre question initiale. La parution et le succès
des deux œuvres précitées ont-ils orienté le genre super-héroïque dans la direction suggérée par ces
textes ? Les justiciers en costumes moulants et bariolés ont-ils profité de l’expérience pour se doter
d’une nouvelle profondeur, d’un point de vue structurel, narratif ou même philosophique ? Peut-on
considérer que la bande dessinée de super-héros soit parvenue à son âge adulte ?

9
« Les musées Imaginaires de la Bande Dessinée au CNBDI », brochure anonyme (2003)
10
Les Musées imaginaires de la bande dessinée (Musée d’Ethnologie), conservateur Gaby Scaon, CNBDI,
Angoulême.
- 10 -
Chapitre 1 : Exposition

- 11 -
50 ans de super-héros

Officiellement, l’histoire des super-héros commence en 1938, avec la publication des origines de
Superman, dans le premier numéro de Action Comics. Composé de strips précédemment rejetés par la
plupart des journaux de l’époque, et redécoupés à la hâte pour les adapter au format pleine page, ces
quelques cases maladroitement dessinées allaient définir le genre le plus populaire de la bande
dessinée américaine jusqu’à aujourd’hui. Frank Miller, dessinateur et scénariste, décrivait il y a
quelques années cette histoire comme un demi-siècle d’inepties (« 50 years of crap »), et s’étonnait au
passage de l’affection générale pour cet héritage (« people talk as if we had an heritage behind us. »)11.
Si ce jugement mérite d’être nuancé, pour tenir compte de certaines réussites largement reconnues, il
permet néanmoins de compenser la tendance nostalgique encouragée par les différents éditeurs, et bien
illustrée par le qualificatif d’ « âge d’or » dont est parée la période 1940-1950. Cette vision mythique
d’un passé idéal semble aussi naïve que son pendant, l’idée d’un progrès constant à l’intérieur du
genre. Pour s’éloigner de ces deux lectures schématiques, autant que pour fournir un arrière-plan
cohérent à l’étude de la période qui nous intéresse plus particulièrement, il est nécessaire d’esquisser
une description des 48 années séparant Action comics n°1 de Watchmen.

Les origines

Superman

A en croire le récit de 1938, Superman est un bébé arrivé sur Terre après la destruction de sa planète
d’origine (qui sera nommée Krypton dans des récits postérieurs). Dans l’orphelinat où il est recueilli et
reçoit le nom de Clark Kent, on découvre qu’il est doté d’une force extraordinaire, laquelle ira encore
en augmentant jusqu’à l’âge adulte. Il est alors capable de sauter par-dessus des immeubles de vingt
étages (le pouvoir de voler lui sera, là encore, attribué plus tard), de soulever des masses prodigieuses
(une poutrelle métallique, par exemple) ou encore de courir plus vite qu’un train. Il est également doté
d’une résistance telle que seul un obus pourrait le blesser. Un panneau nous informe de l’orientation
fondamentale que prendra la série : Clark décide de mettre sa force titanesque au service de
l’humanité, devenant ainsi … Superman. Vêtu de collants bleus, d’une cape rouge, portant sur son
torse un « S » inscrit dans un triangle, il lutte contre des ennemis aussi divers que les maris violents ou
les politiciens corrompus du Congrès américain.

11
Cité par Gary Groth, « Harlan Ellison's Flamboyant Philistinism for the '80s », Comics Journal n°126 (1989)
- 12 -
Action Comics n°1, 1 (1938)

- 13 -
Parallèlement aux premiers exploits de Superman, Clark Kent devient journaliste au Daily Star
(plus tard le Daily Planet), dissimulant derrière une paire de lunettes (!) son identité de héros costumé.
Toujours dans ce premier numéro, on découvre Loïs Lane, collègue journaliste de Clark qui méprise
ce dernier tout en étant fascinée par Superman. La plupart des enjeux dramatiques qui animeront la
série sont en place, et resteront globalement les mêmes jusqu’en 1986, en dépit de nombreuses re-
créations. Ces évènements, narrés en treize pages, créent le genre des super-héros.

Une première définition


Mike Reynolds, professeur à l’université de Batsford, est l’auteur de Super Heroes, A modern
mythology, un des rares essais tentant de rendre compte de l’intégralité du genre. En utilisant les
éléments présents dans ces premières planches d’Action Comics, il élabore une définition qu’il qualifie
lui-même de provisoire de ce qui constitue un récit de super-héros :

1. The hero is marked out from society. He often reaches maturity without having a relationship
with his parents.
2. At least some of the superheroes will be like earthbound gods in their level of powers. Other
superheroes of lesser powers will consort easily with these earthbound deities.
3. The hero's devotion to justice overrides even his devotion to the law.
4. The extraordinary nature of the superhero will be contrasted with the ordinariness of his
surroundings.
5. Likewise, the extraordinary nature of the hero will be contrasted with the mundane nature of his
alter-ego. Certain taboos will govern the actions of these alter-egos.
6. Although ultimately above the law, superheroes can be capable of considerable patriotism and
moral loyalty to the state, though not necessarily to the letter of its laws.
7. The stories are mythical and use science and magic indiscriminately to create a sense of wonder.12

Bien que plus structurée que la définition courante de tout genre, que l’on pourrait résumer par
« le genre super-héroïque est constitué de tous les récits publiés sous cette étiquette », l’approche de
Reynolds n’est pas exempte de défauts. A la lecture du reste de l’ouvrage, elle semble en effet avoir
été conçue rétrospectivement pour justifier la thèse centrale de celui-ci, l’existence de liens entre les
récits de super-héros et les mythologies classiques. Dès lors, il est possible d’affiner cette définition,
en particulier en se débarrassant du deuxième point, qui sans rien apporter à la compréhension du
genre présuppose de manière anachronique un « univers » super-héroïque, permettant une interaction
et donc une comparaison entre les différents héros costumés13, alors même que cette notion ne se
développe qu’à partir des années 60. On peut également s’interroger sur l’absence de toute remarque
d’ordre graphique dans ces différents points, alors même que le costume est souvent considéré comme
un élément définitoire du genre. Il est d’ors et déjà possible de préciser que le super-héros possède une

12
Richard Reynolds, Super Heroes: a Modern Mythology (Jackson : University Press of Mississipi, 1992) 9
13
Remarque due à Christian Pyle dans sa critique de l’ouvrage de Reynolds. Christian Pyle, « The Super Hero
Meets the Culture Critic », Postmodern Culture v5 n°1 (1994), http://jefferson.village.virginia.edu/pmc/text-
only/issue.994/review-6.994 [pour les ressources internet, la date indiquée est celle de la redaction de l’article; la
date de dernière visite est mai 2003 dans tous les cas]
- 14 -
identité graphique très fortement marquée (le plus souvent par le biais d’un costume aux couleurs
caractéristiques) ainsi qu’un nom ou surnom dénotant sa condition d’être en marge de l’humanité
(lequel sera opposé au patronyme distinctement humain de son alter-ego).

Une origine conventionnelle

Le choix de Superman comme origine officielle du


genre ne va pas de soi. Cependant, retenir ce personnage
emblématique permet de fixer une limite iconique et
encore compréhensible pour un public moderne, tout en
minimisant simultanément l’influence des précurseurs. Or,
on sait que ceux-ci furent nombreux, héros de pulps ou de
la littérature populaire européenne, et sans pour autant
chercher comme Umberto Eco une filiation lointaine entre
le Comte de Monte-Cristo et Superman14, on peut
s’interroger sur ce qui sépare des personnages comme The
The phantom, par Lee Falk et Ray Moore
Shadow (1931), Doc Savage (1933) et plus
particulièrement le Fantôme du Bengale (Moore et Falk, 1936) du concept de super-héros inauguré par
l’ « homme d’acier ». Si Doc Savage ne bénéficie pas d’un costume ou uniforme facilement
reconnaissable, les deux autres sont en revanche des figures masquées, énigmatiques et récurrentes. Ils
ne possèdent pas de super-pouvoirs à proprement parler, mais ce point ne constitue pas un critère
déterminant d’exclusion. D’ailleurs, à bien y regarder, le Superman original est « seulement » doté
d’une force surhumaine, et ne possède pas de caractéristique véritablement surnaturelle (voir le
panneau établissant un parallèle avec les insectes, pour affirmer la plausibilité de telles prouesses
physiques). La différence la plus significative se trouve dans le fait que ni le Fantôme, ni The Shadow
ne possèdent d’identité secrète, d’alter ego humain comme l’est Clark Kent pour Superman. Là
encore, certains super-héros ont su s’affranchir de cette contrainte depuis 1938, mais il est indéniable
qu’il s’agit d’une des caractéristiques unificatrices de toute la première génération de personnages du
genre.
En dépit de cette réserve, ces quelques exemples illustrent le fait que Superman n’est pas une
création isolée, mais plutôt l’aboutissement d’un processus d’élaboration d’une figure archétypale du
héros populaire : le vengeur masqué. Il ne s’agit même pas de la première manifestation de cette figure
emblématique en bande dessinée, puisque si la plupart de ses ancêtres sont des personnages de
romans, le Fantôme est un précurseur publié dès l’origine sous forme de comic-strip. Choisir
Superman pour point de départ n’est plus dès lors qu’une convention qui permet d’en faire l’ancêtre
commun de tous les vengeurs costumés, en négligeant toutes les influences antérieures. Celles-ci se

14
« Introduction », De Superman au surhomme
- 15 -
voient effacées, rendues obsolètes par ce personnage de l’ « homme d’acier », promu au rang d’origine
et effaçant toutes ses sources d’inspirations : le fait que Batman soit finalement beaucoup plus proche
de The Shadow ou du Fantôme que de Superman, identité secrète exceptée, peut ainsi être passé sous
silence. Il convient d’ailleurs d’ajouter que les deux grandes maisons d’éditions, DC et Marvel
Comics, sont les seules à posséder des archives importantes couvrant les années 40, tandis que les
séries populaires de la décennie précédente sont quasiment inaccessibles. Entre la récupération du
papier pour les besoins de la guerre et le statut d’objet éphémère de la plupart des comic books,
l’essentiel de la production de cette époque a en effet été détruit. Ce monopole sur les documents
constitue un atout de poids dans la tentative de maîtrise de l’histoire du genre à laquelle se livrent ces
deux éditeurs de manière plus ou moins explicite15.

L’explosion

En gardant à l’esprit ces réserves initiales, l’apparition de Superman reste un repère important. Le strip
original fut refusé pendant trois ans par de nombreux éditeurs, notamment en raison de sa pauvreté
graphique. Il trouva finalement sa place dans le premier numéro d’une revue nommée Action Comics,
éditée par le National Group (qui allait devenir DC), qui en fit sa couverture. A la maladresse du
dessin, cette première apparition ajoutait les errements d’une mise en page créée en découpant et
recomposant le strip, pour l’adapter au format comic book. En dépit de ces défauts, Jerome Siegel et
Joseph Shuster, respectivement scénariste et dessinateur de la série, eurent rapidement l’occasion de
mesurer l’ampleur du succès de leur création. Il ne fallut qu’un an avant que Superman se voie doté
d’un magazine dédié, tout en continuant à occuper une bonne partie des pages d’Action Comics. Dans
la foulée, le fameux strip si souvent rejeté commença également à être diffusé dans de nombreux
journaux.
Plus encore que par le succès du personnage, cependant, les années 1939 et 1940 furent
marquées par la multiplication des imitateurs, profitant de la popularité de la série et n’hésitant pas à
en reprendre les traits les plus distinctifs. Cape, costume bariolé à base de couleurs primaires (choisies,
d’après Shuster, parce qu’elles étaient les plus éclatantes qui leur soient venues à l’esprit), identité
secrète, vocation à défendre l’humanité contre le mal, particulièrement si celui-ci prend la forme de
petits criminels.

15
Ainsi, certains ouvrages « de référence » s’apparentent plus à des panégeriques ; voir par exemple celui
consacré à Marvel Comics par l’historien de la bande dessinée Les Daniels, Marvel : Five Faboulous Decades of
the World’s Greatest Comics (New York: Harry N. Abrams, 1991)
- 16 -
Une horde d’imitateurs

Si le National Group s’était contenté de racheter leur création à Siegel et Shuster dans le cas de
Superman16, l’apparition de son principal rival résulte d’une commande de l’éditeur. Batman apparaît
en 1939 dans le numéro 27 de Detective Comics, revue jusqu’alors consacrée à des bandes policières
classiques, après que la vogue des super-héros a convaincu ses responsables qu’une nouvelle direction
était nécessaire. Batman est en réalité Bruce Wayne, un richissime play boy qui décide de s’habiller en
chauve-souris pour venger le meurtre de ses parents, abattus sous ses yeux par un voleur lorsqu’il était
enfant. Contrairement à Superman, Batman est masqué, vêtu de couleurs plus sombres, et ne possède
pas de super-pouvoirs. A l’exception du costume (collant, cape), il est plus apparenté aux héros de
pulps qu’à cette vision de science-fiction naïve qu’est Superman. En fait, le personnage serait même
lointainement inspiré par une création de Murray Leinster pour Black Bat Detective Mysteries, un pulp
policier de 193417. Néanmoins, cette unité graphique créée par le costume suffit à identifier ce nouveau
personnage à celui de Siegel et Shuster, et par contrecoup contribue à définir le genre super-héroïque :
la présence d’un surhomme bariolé y est un trait unificateur aussi important que le registre choisi.
D’emblée, le super-héros est donc placé sous le signe du visuel, produit d’une esthétique autant que
d’une thématique. Le critique Scott McCloud, auteur du très influent ouvrage de vulgarisation
Understanding Comics, va plus loin en suggérant que l’essence de ces premiers super-héros se
résumait aux couleurs de leur costumes : celles-ci, maintenues constantes par les techniques
d’impression, conféraient aux personnages une identité que la faible qualité des dessins n’aurait pas
suffi à créer18. De manière moins polémique, une confirmation de la nature essentiellement visuelle du
genre nous est fournie par l’absence de succès des personnages super-héroïques en dehors des supports
axés sur l’image.
Une fois posé ce principe, on voit à quel point il pouvait être tentant pour les autres éditeurs de
l’époque de produire à leur tour des histoires relevant d’un genre peu novateur dans le fond et
caractérisé par une forme facile à imiter. Le public, lui, semblait prêt à assurer le succès d’un nombre
croissant de héros du genre, en dépit de leurs évidentes ressemblances. On vit ainsi apparaître en 1939
Captain Marvel, dans Whiz Comics (Fawcett Publications) ; Billy Batson y est un adolescent capable
de se transformer en être divin lorsqu’il prononce le mot « Shazam », composé des initiales de
Salomon, Hercules, Atlas, Zeus, Achille et Mercure. Le Captain Marvel porte, comme ses camarades,
un costume moulant et une cape, mais la série prouva que le genre super-héroïque était assez souple
pour s’accommoder d’une touche de fantastique féérique (c’est un vieux magicien qui enseigne son
secret à Batson) et d’humour (un tigre parlant tiré à quatre épingles est un personnage secondaire
récurrent)19. Captain Marvel retient l’attention en raison de son succès, les ventes du comic book qui
16
Ce qui donnera lieu à un procès retentissant sur la question des droits d’auteurs, procès perdu par DC qui dut
verser un substantiel arriéré aux deux créateurs pour les avoir privés des bénéfices de leur création.
17
Brian Ash (éditeur). « La bande dessinée », Encyclopédie visuelle de la science-fiction, (Paris : Albin Michel,
1979) 326
18
Scott McCloud, Understanding Comics, the Invisible Art (New York: Kitchen Sink Press, 1993) 188
19
Christophe Lebourdais, « C’est un oiseau ? », Scarce n°56 (1999), 41-43
- 17 -
lui était consacré dépassèrent temporairement celle de Superman en frôlant le million d’exemplaires
vendus, ce qui conduisit d’ailleurs les auteurs de ce dernier à altérer leur personnage pour le
rapprocher de son imitateur20. Superman cessa ainsi de faire des bonds pour se mettre à voler
librement, et se vit confronté à des menaces nettement moins sérieuses que lors de ses premières
aventures.

Deux personnages notables

En 1941 et 1942 respectivement


apparaissent deux personnages emblématiques du
genre, Captain America et Wonder Woman. Parés
d’un drapeau américain en guise de costume, ils
sont créés à une période où la guerre constitue le
quotidien de la population américaine. Captain
America est ainsi le résultat du programme
« super soldat » et passera la majeure partie de ses
premières années à combattre les ennemis de
l’Amérique21. Wonder Woman, pour sa part, est
un personnage excessivement caricatural dans sa
version originale : une amazone ligotant les Wonder woman et Rita Hayworth, au-delà de la
ressemblance, une fonction similaire
hommes en les abreuvant d’un discours pseudo-
féministe outrancier. Ecrite par un homme, la série inaugurait une longue tradition de représentation
excessivement misogyne des personnages féminins. Sans s’attarder sur le contenu des récits proposés,
sinon pour signaler que l’héroïne s’y trouve régulièrement ligotée et réduite à l’impuissance, l’aspect
graphique du personnage mérite d’être relevé : là où ses comparses masculins sont vêtus de collants
moulants et de cape, Wonder Woman n’a droit qu’à un bustier et une mini-jupe aux couleurs de la
bannière étoilée22. Richard Reynolds souligne la parenté implicite entre cette tenue, ainsi que les
cordes qui la complète, et l’esthétique « pornographique » également présente de manière sous-jacente
chez les autres « gentilles filles » (« good girls ») de l’époque, depuis les pin-ups de Vargas jusqu’à
des actrices comme Rita Hayworth23. Pour Reynolds, l’assimilation de ces héroïnes positives et de ce
message socialement réprouvé qu’est la pornographie, se comprend comme un phénomène général, ne
se limitant pas au seul domaine super-héroïque. Bien qu’il n’emploie pas le terme, on peut discerner la
figure de l’anima jungienne dans la description de la catégorie ambivalente ainsi créée, un archétype
récurrent de la culture populaire, ici réduit à une interprétation caricaturale et sexiste. Wonder Woman

20
Ce qui n’empêcha pas DC d’intenter un procès à Fawcett pour plagiat en 1941.
21
Du moins sur les couvertures, les récits proposés tenant plus de l’enquête fantastico-policière.
22
Laquelle ira d’ailleurs en se rétrécissant jusqu’à devenir un short moulant vers 1946.
23
Super Heroes: A Modern Mythology, 34 - 36
- 18 -
constitue néanmoins une manifestation particulièrement cynique de cette esthétique. La profession de
foi de son créateur permet d’ailleurs de mieux mesurer l’orientation philosophique de celle qui reste la
plus populaire des super-héroïnes : « Donnez leur une femme attirante, plus forte qu’eux, et ils seront
fiers d’être ses esclaves consentants ! »24 Cette popularité lui permet d’être un des trois personnages de
cette première vague de super-héros dont les aventures n’ont jamais cessé d’être éditées, les deux
autres étant Superman et Batman. Si cette endurance remet en question la validité de l’analyse de
Reynolds quant son statut en tant qu’épiphénomène d’un mouvement de société des années 40, elle
n’enlève rien à la pertinence de son analyse sur le fond. Tout comme le super-héros s’efforce de
réconcilier le surhomme et l’Américain moyen, la super-héroïne semble destinée à permettre à la fois
l’identification et le désir du lecteur mâle. On ne peut qu’être d’accord avec Reynolds lorsqu’il note
que la « transformation » en super-héroïne devient alors une forme hypocrite et incomplète de strip-
tease, tant fonctionnellement que visuellement.

Extinction

Cet inventaire n’est pas exhaustif, puisque les années 40 virent également apparaître Flash, Hawkman,
le Spectre, Black Canary, le Sandman, Namor, la Torche humaine, Green lantern, Aquaman ou encore
the Atom, pour ne citer que quelques-uns uns de ceux ayant été ressuscités depuis25. On mesure sans
doute mieux le nombre réel de super-héros en existence durant cette décennie en réalisant que Captain
America suscita à lui seul plus d’une trentaine d’imitations directement liables à leur modèle, et
probablement autant de dérivés un peu plus lointains26. « Il en venait de partout, chaque firme avait les
siens, qui rivalisaient d’une invention toute cumulative quant à l’aspect de leur costume, les
circonstances de leurs origines et, par voie de conséquence, ou presque, la nature de leurs pouvoirs. »27
Dans ces conditions, l’extinction foudroyante de la quasi-totalité du genre, au début des années 50
paraît assez compréhensible, et liée à une lassitude pour un genre surexploité. Celle-ci paraît
cependant avoir été renforcée par le changement profond de contexte à la fin des années 40. Il est
tentant de lier cette désaffection au début de la guerre froide, et à l’altération de la perception du
monde qui en résulta. Les super-héros avaient en effet tous servi pendant la guerre, combattant les
nazis et les saboteurs, et bon nombre d’entre eux apparaissent avec le recul comme des symboles
grossiers de la puissance et de l’optimisme américain à cette époque. Paradoxalement, l’engagement
des super-héros dans la guerre permettait peut-être d’exacerber leur irréalité confinant au fantastique,
puisque les efforts déployés par ceux-ci dans le cadre réaliste des opérations militaires ne pouvaient

24
« Give them an alluring woman stronger than themselves to submit to and they’ll be proud to be her willing
slaves ! » cité par Reynolds, 34-36.
25
Riche et Eizykman, La bande dessinée de science-fiction américaine (Paris : Albin Michel, 1976) 66
26
La bande dessinée de science-fiction américaine, 67
27
La bande dessinée de science-fiction américaine, 62
- 19 -
pas se traduire par un changement effectif de la situation. Cet ancrage dans une réalité clairement
définie renforçait donc, par contraste, la valeur symbolique et décalée des justiciers en costume. Le
brouillage des valeurs entraîné par les débuts de la guerre froide se prêtait mal à cette idéalisation
manichéenne. De plus, le thème de l’identité secrète, un des fondements du genre à l’origine, se voyait
confronté à une lecture alternative aux connotations excessivement négatives dans le cadre d’une peur
généralisée de l’espionnage. Usure et changement social semblent donc constituer les deux facteurs
principaux de cette disparition.
Parallèlement, les premières prises de positions associant les comics à la délinquance juvénile
apparaissent sensiblement à cette époque, et visent d’emblée les super-héros, accusés entre autres de
populariser la violence. Cependant, en 1954, lorsque ce mouvement atteint son apogée avec la
publication de Seduction of the Innocent, ouvrage analtyique très critique dûr au Dr Wertham, les
super-héros ont quasiment tous disparus. Seuls Batman, Superman et Wonder Woman, chez DC, ont
survécu à la fin de ce qui est régulièrement qualifié d’ « âge d’or » du genre, de 1938 à 1949.

Seduction of the Innocent et le Comics Code

Pendant quasiment une décennie, d’autres genres prospèrent en lieu


et place des justiciers costumés, employant souvent certains des créateurs
les plus marquants du genre. Jack Kirby, créateur de Captain America,
devient ainsi une des figures essentielle du développement des comics
sentimentaux. Cependant, ces histoires à l’eau de rose ne constituent pas la
véritable nouveauté des années 50. Le genre qui focalise l’attention des
lecteurs aussi bien que celui des critiques est en effet la bande dessinée
d’horreur, tel que représenté par la firme Entertainment Comics (E.C.). Ce
sont ces bandes dessinées qui subirent les plus virulentes attaques de la part
Le Dr. Wertham
du docteur Wertham lors de la fameuse commission d’enquête du congrès
américain en 1954, en raison de leur « immoralité » supposée et d’une complaisance notoire à l’égard
des représentations morbides. Pour se prémunir d’éventuelles actions de censure, les principaux
éditeurs du secteur s’inspirèrent alors des mesures prises par les studios de cinémas lorsqu’ils furent
confrontés à une crise similaire, dans les années 30. Ils élaborèrent une charte de bonne conduite qui
prit le nom de Comics Code et interdit toute représentation pouvant être perçue comme subversive
(voir en annexe pour plus de détails).
Les attaques outrancières de Wertham, soutenues par les organes gouvernementaux, jetèrent le
discrédit sur l’industrie des comics toute entière, et l’instauration du Code mit fin à une tradition de
libéralisation des représentations de la violence ou du sexe initiée durant la guerre28. L’industrie des
comic books choisit donc à cette époque d’instituer comme ligne de conduite officielle ce qui avait

28
Des séries comme Male Call, destinée aux GIs, et interrompue en 1946.
- 20 -
pourtant été un objet de critique constante à l’égard du médium : l’infantilisme et la naïveté des
situations. Pour citer Will Eisner, un des principaux innovateurs et théoriciens du médium : « Entre
1940 et le début des années 60, l’industrie adopta comme profil type du lecteur de bandes dessinées un
enfant de dix ans originaire de l’Iowa. Chez les adultes, la lecture de bandes dessinées était considérée
comme le signe d’une intelligence réduite. »29

Du point de vue des intellectuels

A cette époque, les intellectuels américains ne s’intéressent que très peu à la bande dessinée,
sinon pour mesurer son impact social. Alors même que la méfiance bien enracinée envers le cinéma
subissait une nécessaire réévaluation, les comics ne bénéficiaient pas d’une telle remise en question.
Les différentes études les concernant, à de très rares exceptions près, les analysaient ainsi en fonction
de leur rôle en tant que médium de masse, mais sans tenter de comprendre le fonctionnement du
médium. Ils étaient donc perçus comme répondant à des besoins précis (volonté d’évasion du
quotidien en particulier, un thème sans doute suggéré par le contraste entre informations et comic
strips dans les quotidiens) sans pour autant posséder une valeur intrinsèque. Sur le sujet, il est sans
doute intéressant de lire l’article de Robert Warshow critiquant les positions de Wertham30. Dans ce
texte, l’auteur se livre à une critique pointue des différents thèmes abordés par le psychanalyste. En
s’appuyant sur l’exemple de son fils Paul, lecteur assidu de bandes dessinées, il parvient à réfuter la
plupart des arguments officiels visant à diaboliser le médium en exagérant son influence. S’il ne
dissimule pas son malaise face à la violence des représentations macabres des productions E.C.,
Warshow n’hésite pas non plus à mettre en lumière la qualité de certaines publications (Mad magazine
en particuliers), auxquelles il avoue prendre lui-même un plaisir ambigu (« a kind of irritated
pleasure »). Cependant, dans la suite de l’article, cet aveu initial est sans cesse remis en question,
jusqu’à être explicitement nié :

I don’t like the comic books – not even Mad, whatever I may have unguardedly allowed myself to say
– and I would prefer it if Paul did not read them.31

Cette contradiction flagrante trouve son explication un peu plus loin dans le texte, lorsque
Warshow explique que pour le plus grand nombre, il semble impossible d’imaginer ce que pourrait
être une « bonne » bande dessinée. Le problème ne provient donc pas d’une œuvre précise, mais du
médium lui-même, que l’auteur n’hésite pas à opposer en conclusion aux monuments de la culture
classique.

29
Will Eisner, Comics and Sequential Art (Tamarac : Poorhouse Press, 1985) 138
30
Robert Warshow, « Paul, the Horror Comics, and Dr. Wertham », dans Rosenberg et White (éditeurs), Mass
Culture, ThePpopular Arts in America (Glencoe: The Free Press, 1957) 199
31
« Paul, the Horror Comics, and Dr. Wertham », 204
- 21 -
To say that the comic books do not contribute to [social problems in the U.S.] would be like denying
the importance of the children’s classics and the Great English and European novels in the
development of an educated man.32

Cette opposition est une des tactiques couramment utilisées dans les différentes études portant
sur la culture populaire, et le choix de Warshow de la mobiliser ici suggère une difficulté à aller au
bout de son argumentation. Confronté à des manifestations précises dont il ne peut contester les
qualités, il ne peut réconcilier cette constatation avec la perception communément admise du médium,
et conclut par la réaffirmation d’une division fondamentale, qu’il ne démontre pas. Il n’est pas interdit
de voir dans ce texte de 1954 l’amorce d’un changement d’attitude de la part des intellectuels : les
attaques de la droite envers les comics ayant fait de ceux-ci un sujet d’étude légitime, ils pouvaient dès
lors être analysés avec un œil nouveau. Un autre texte, « The Middle Against Both Ends » par Leslie
A. Fielder33, publié l’année suivante et côtoyant l’article de Warshaw dans le recueil de Rosenberg et
White illustre ce changement. Fielder suggère en effet qu’une critique des comics ne peut faire
l’économie d’une étude approfondie des codes et des spécificités du médium, sans se borner à
constater ses effets sur les lecteurs. Il légitime donc l’étude des comics en tant que production ayant
une valeur intrinsèque et non plus seulement une portée commerciale ou sociale. Cette étape initiale le
conduit à voir dans les bandes dessinées le pendant des « arts nobles » (« high arts ») : une forme de
culture incompréhensible et menaçante pour la bourgeoisie (alternativement « petty bourgeois » et
« middlebrow » dans le texte) qui la condamne au nom d’une supposée vulgarité. Si on peut contester
les conclusions de cet article arc-bouté sur la notion de classe sociale, il est indéniable que son
argument initial marque l’amorce d’une reconnaissance intellectuelle des comics en tant que textes.
Cependant, cette réflexion arrivait avec quelques années de retard, puisque le Comic Code était déjà
entré en vigueur, apaisant les critiques les plus virulentes mais bridant simultanément la créativité des
créateurs à l’œuvre dans le médium.

Réactivation

Le retour des super-héros, à partir de 1956, se fit donc dans un contexte radicalement différent de celui
qui avait vu leur création. Si les pulps, souvent sombres et violents avaient donné au genre son
orientation initiale, celui-ci ressurgissait à une époque nettement plus aseptisée, privé en amont de
toute possibilité d’exploration thématique du médium. En théorie, au moins. De même qu’aucune
explication consensuelle n’existe pour expliquer la chute de popularité des justiciers en costume vers
1949, les raisons de leur retour restent mal connues. Celui-ci est d’ailleurs d’autant plus étonnant qu’il
s’effectue essentiellement sous la forme d’un recyclage de personnages déjà existants et dont les titres

32
« Paul, the Horror Comics, and Dr. Wertham », 210
33
Leslie A. Fielder. « The Middle against Both Ends », Mass culture, The popular arts in America, 537
- 22 -
avaient périclité. Contrairement à ce qui est parfois écrit, les super-héros n’avaient cependant pas
disparu complètement de la culture populaire durant ces quelques années : Warshow et Fielder citent
ainsi Superman à de nombreuses reprises, n’hésitant pas à l’occasion à en faire une synecdoque des
comics en général.
La première résurrection réussie marque le début de l’ « âge d’argent » du genre, et se produit
en 1956 avec le retour de Flash34, héros capable de courir à des vitesses phénoménales. Le costume a
changé, l’identité secrète aussi, mais il s’agit bien du même personnage, qui ne tardera d’ailleurs pas à
rencontrer son prédécesseur. Incidemment, on a là un bon résumé de ce qui fait l’essence du super-
héros : un nom et des pouvoirs ; tout le reste est interchangeable à loisir. A la suite de Flash, d’autres
héros de l’âge d’or refont leur apparition à la fin des années 50. Compression du marché et disparitions
des éditeurs d’origine obligent, nombre d’entre eux sont désormais propriété intellectuelle de DC, qui
n’hésite pas à les intégrer à l’univers dans lequel évoluent ses propres personnages phares.

Un nouveau protagoniste
Exploitant des recettes connues, sans innovation autre que
graphique, cette résurgence des super-héros n’aurait sans doute pas
duré plus longtemps que leur période de succès initial sans les
efforts des auteurs de Marvel Comics. Cette maison d’édition, déjà
en activité durant l’ « âge d’or » sous le nom de Timely Records,
avait abandonné le genre durant les années 50 pour mieux y revenir
en 1961, avec Stan Lee à sa tête. Celui-ci devint rapidement une
figure emblématique en créant des personnages imparfaits, en butte
à des problèmes humains, dans des histoires non dépourvues
d’ironie. Ainsi, les Fantastic Four (Quatre Fantastiques en français)
forment un groupe de super-héros aux pouvoirs assez classiques. En
contrepartie, leurs incessantes disputes et leurs relations quasi-
familiales assurèrent le succès de la série, en touchant un lectorat lassé des personnages monolithiques
proposés jusque là. Le dessin de Jack Kirby, dynamique et nettement plus abouti techniquement que
ses productions des années 40, n’était certainement pas non plus étranger à cet engouement. Ce style
très personnel eut un tel impact qu’il constitua une source d’inspiration majeure pour les illustrateurs
de comics mainstream américains durant plus de vingt ans35 !
En 1962, avec Steve Dikto au dessin, Stan Lee imagine le personnage de Spider-man, un des
rares super-héros capables de rivaliser avec Superman en terme de popularité. Peter Parker est un
étudiant banal qui se voit doté de super pouvoirs après avoir été piqué par une araignée radioactive.
34
Marvel avait tenté de faire revivre la Torche Humaine, le Sub-Mariner et Captain America en 1954, mais sans
succès, puisque les séries n’avaient pas dépassé six numéros.
35
Understanding Comics : the Invisible Art, 74
- 23 -
Comme tant d’autres personnages du genre, il décide alors de porter un costume pour dissimuler son
identité, et de combattre le mal. A l’instar des Fantastic Four, le succès viendra de la tension entre les
problèmes quotidiens de Parker, traités sur un mode « réaliste » et la démesure des situations dans
lesquelles le personnage se trouve entraîné en tant que Spider-man. Cette dualité est d’ailleurs
affirmée par le personnage lui-même, en couverture pour sa première apparition : « Le monde peut se
moquer de Peter Parker, l’adolescent timide, il sera bientôt stupéfait par la puissance extraordinaire de
Spider-man ! » Malgré tout, une analyse rapide montre qu’il est possible d’appliquer à Spider-man les
six critères que nous avons retenus de la définition de Reynolds. Ses parents sont morts, il rend justice
bien qu’étant lui-même souvent soupçonné d’être un criminel, il évolue dans un New-York
identifiable et tout à fait ordinaire, son alter-ego est timide et complexé, et enfin, science et magie sont
indéniablement interchangeables dans ce monde où les savants fous deviennent le plus souvent des
créatures fantastiques (le bouffon vert) ou des hybrides monstrueux (le scorpion, le vautour…). Dès
lors, l’ampleur des « transgressions » de Lee paraît minime, puisque son héros est analysable selon une
grille formulée pour décrire le tout premier numéro du tout premier super-héros. Notons au passage
que Spider-man vérifie également les deux autres critères que nous avons introduit : une identité
visuelle immanquable ainsi qu’un surnom renvoyant à ses pouvoirs et s’opposant à la banalité du
patronyme de son alter-ego.
Avec ces deux séries, mais aussi bon nombre d’autres héros suivant la même formule (X-men,
The Silver Surfer…), Marvel parvint à étendre le lectorat des comics à une classe d’âge qui y était
jusque-là peu sensible, les adolescents et les étudiants. Ce renouveau d’inspiration servi par des
graphistes talentueux valut à l’éditeur le surnom de « maison des idées », mais ne lui assura pas pour
autant une victoire commerciale sur le grand concurrent, DC : en 1969, Batman ou Superman étaient
présents dans neuf des dix comics les plus vendus aux Etats-Unis. La différence de qualité objective
entre les deux maisons était en effet compensée en terme de popularité par l’existence d’une série
télévisée à succès centrée sur Batman36, dont les accents auto-parodiques (onomatopées en
surimpression sur l’écran, scénarios délirants…) altérèrent l’image du genre pour le grand public37. Par
ricochet, cette série influença d’ailleurs les comics eux-mêmes, dont les scénaristes tentèrent de
recréer l’esprit de dérision apparemment si apprécié.

L’essoufflement du système Marvel


En outre, la créativité de Stan Lee et de ses pairs finit par montrer ses limites, quelques dix ans
après leur succès initial. Il s’avéra en effet que l’ajout d’une problématique personnelle au genre ne
constituait pas en soi une révolution de celui-ci, mais plutôt un ajustement, vite transformé en formule.
Une des conséquences de cette approche aurait en effet été d’accorder aux héros de droit de vieillir,
36
Série réalisée par William Dozizer, avec George West (Batman) et Burt Wad (Robin), diffusée de 1966 à 1968
sur ABC (120 épisodes et un film directement adapté)
37
Super Heroes: A Modern Mythology, 9
- 24 -
d’évoluer, bref de devenir des personnages de fiction à part entière. Ce fut d’ailleurs le cas durant
quelques années, avec en particulier le mariage de deux des protagonistes des Fantastic Four et la
naissance de leur fils. Cependant, celui-ci cessa rapidement de grandir avec les années (il est encore
enfant dans les numéros parus récemment), et devint le symbole aisément identifiable d’un refus de
développement, attribuable essentiellement à la volonté de continuer indéfiniment à exploiter les
mêmes personnages. Le départ de Jack Kirby est lui aussi emblématique de cette évolution d’une
attitude créatrice vers une simple gestion de ce capital initial : ayant fait du Thor de la mythologie
scandinave un personnage de comics, il souhaitait terminer la série par l’avènement de Ragnarok,
avant l’apparition d’une nouvelle génération de dieux. Devant le refus de Lee, Kirby abandonna la
maison d’édition dont il était un des symboles et rejoignit DC pour y créer New Gods, adaptation à
peine voilée de ce projet avorté, avec un succès critique et public durable38. Si certains ont loué la
« démesure » des comics Marvel de cette période, y voyant un des arguments du succès de l’éditeur 39,
le rôle de celle-ci apparaît bien limité dès lors qu’elle est érigée en système, et se « cristallise » en un
univers familier des lecteurs. La pratique du « cross-over » (histoire dans laquelle plusieurs super-
héros issus de séries différentes se rencontrent) et la volonté de ne refuser aux personnages toute
évoltuon notable condamne en effet l’action à réinvestir des lieux déjà visités, à répéter des situations
ayant déjà fait leur preuve. La « démesure » ne peut être que le corollaire d’une réinvention
permanente, incompatible dans les faits avec la notion de série basée sur des codes fixes.

Années 70 et 80

Rétrospectivement, on peut estimer que le départ de Kirby marque la fin d’une période de dix ans
d’exploration des thématiques du genre40. Sans pour autant adhérer à l’enthousiasme des historiens de
bande dessinée Claude Moliterni et Philippe Mellot, qui voient en Spider-man « plus une réflexion sur
le concept de super-héros qu’un véritable super-héros »41, il faut constater que l’épaississement des
personnages introduit par Lee et ses suiveurs contribua nettement à enrichir le genre, avec en
particulier l’introduction de personnages moins monolithiques. Au cours des années 70, DC adopta
d’ailleurs en partie ce nouveau modèle, tout en cherchant à préserver la dimension iconique de ses
personnages phares. Cet enrichissement reste pourtant relatif, particulièrement lorsque se pose la
question du traitement de problèmes de sociétés. Nombreux sont les auteurs qui ont ainsi relevé que la
position affichée par Marvel (à propos de la guerre du Viet-Nam par exemple) restait d’un
conservatisme désarmant, ce que la présence normalisatrice du Comics Code ne suffit pas à expliquer.
38
Légende accompagnant une planche de New Gods dans Understanding Comics : « even within the strict
confines of often limited genres, artists would emerge with compelling visions of comics potential power »
39
La bande dessinée de science fiction américaine, 90
40
Daniel Riche la situe pour leur part un peu plus tôt, en 1968, avec la parution du Surfer d’Argent (La bande
dessinée de science fiction américaine, 86)
41
Claude Moliterni et Philippe Mellot, Les aventures de la BD (Paris : Gallimard, 1996) 66
- 25 -
Une fois les velléités de renouveler le genre disparues, et quelle que soit la date choisie pour cet
événement, il va de soi que cette recherche du statu quo devint une composante inhérente du médium
redéfini.

Un œil sur la bande dessinée alternative

A titre de comparaison, la bande dessinée


underground américaine avait déjà pris forme en 1967,
avec le magazine Zap Comix créé par Crumb et son
épouse, attestant si besoin était des possibilités subversives
de la bande dessinée, ainsi que de l’efficacité relative d’un
Comics Code n’affectant que les grands éditeurs. Plus
frappant encore, Art Spiegelman publie les premières
planches de ce qui deviendra Maus en 1972, quasiment à
l’époque du départ de Kirby. A l’aune de ces deux
exemples, il faut réaffirmer la timidité des tentatives
d’ouverture vers des sujets de société plus controversés au
sein du genre. Ainsi, dans les n°96 à 98 de Spider-man, les
responsables de Marvel passèrent outre les objections de la
Comics Code Authority et confrontèrent l’homme- Batman par Neal Adams, Batman n°251 (1973)
42
araignée à une affaire de drogue , sans pour autant tenter de transformer cette relative liberté en
élément récurrent. Cependant, se limiter aux aspects thématiques du genre serait oublier que la bande
dessinée est avant tout un art graphique43, domaine dans lequel les comics de super héros n’ont que
peu de choses à envier à l’underground le plus radical. Il ne s’agit pas de prétendre que le tout venant
de la production des années 70 repoussait les frontières du médium, mais bien de ne pas minimiser
l’importance d’artistes tels que Jack Kirby, Neal Adams ou Frank Miller. La taylorisation de la
production dans les studios de Marvel ou DC contribuait certes à une normalisation de leur trait
respectif, mais sans parvenir à dissimuler la force de certains parti-pris graphiques. A l’instar de ce qui
se produit dans des comic strips humoristiques comme Peanuts, où la moindre modification d’un
décor figé prend valeur d’événement, l’originalité du graphisme est ici exacerbée par le classicisme et
la répétitivité du scénario ou des personnages. La conception graphique devient de fait un enjeu
narratif, et permet paradoxalement aux comics de super-héros de rejoindre dans certains cas les
préoccupations formelles revendiquées dans publications moins populaires.

42
Jamie Coville, « The History of Superhero Comic Books » (1996)
http://www.geocities.com/Athens/8580/Hist5.html
43
Lire à ce sujet la démonstration de la primauté de l’image en tant que vecteur du message dans Thierry
Groensteen, Système de la bande dessinée (Paris : PUF, 1999) 8-14
- 26 -
Déclin

Malgré cette recherche formelle, la fin des années 70 et le début des années 80 ne réussissent
pas vraiment aux super-héros. L’édition de comic books est alors répartie quasi-exclusivement entre
les deux grands éditeurs du genre, lesquels sont donc dépourvus de toute concurrence qui les
pousserait à se remettre en question. Si certaines séries comme les X-Men (Marvel) restent populaires,
la désaffection pour les héros costumés est notable, avec pour alternative des adaptations dessinées de
personnages venus d’autres supports : Conan, Dracula, G.I. Joe, Star Wars, Masters of the Universe…
Parallèlement, des séries d’horreur, lointaines descendantes des E.C. comics mis au pilori vingt ans
plus tôt ressurgissent également, brassant sans scrupule imagerie violente et scénarios éprouvés, voire
éculés. La réussite du Swamp Thing de Berni Wrightson, qui sera plus tard repris par Alan Moore et
Neil Gaiman, fait figure d’inévitable exception. Le succès temporaire de ces bandes, aujourd’hui pour
la plupart oubliées et non rééditées, témoigne surtout de la mauvaise santé du genre qui nous occupe
durant cette période.
La lassitude du public fut sans doute le facteur déterminant de cette nouvelle baisse de
popularité. La fixité des formules du genre n’est d’ailleurs pas seule en cause ; la diffusion d’une
bande dessinée plus adulte et souvent d’origine européenne dans le magazine Heavy Metal (adapté du
Métal Hurlant français) contribua à ce désintérêt. Les tentatives pour occuper ce nouveau marché,
avec en particulier la ligne Epic de Marvel, se soldèrent par des demi-échecs commerciaux, en dépit de
l’implication d’artistes de talents. Il convient également de mentionner l’influence grandissante de la
bande dessinée japonaise sur le genre super-héroïque, en particulier via Frank Miller. Avec les
premières traductions de manga, les dessinateurs et scénaristes n’hésitent en effet pas à tenter
d’acclimater des éléments graphiques et narratifs qui visent à transformer les protagonistes en ersatz
de samouraïs (la mini série de 1982 I am
Wolverine de Miller et Claremont en est un bon
exemple). Malheureusement, ces éléments
perdent bientôt leur statut de référence, pour
devenir un cliché du genre et brouiller encore un
peu plus l’image de ce dernier.

T.M.N.T.

Bien que les avis divergent notablement


sur le sujet, on peut situer la date de l’inévitable
remise en question aux alentours de 1984. Cette
année là, Kevin Eastman et Peter Laird
entreprennent de publier à leur compte une
parodie de groupe de super-héros, sans oublier
d’inclure les clichés japonisants mentionnés ci-

- 27 -

Teenage Mutant Ninja Turtles n°1, 6


dessus : les Teenage Mutant Ninja Turtles (Tortues ninjas en version française). Parodie réussie et
bientôt transformée en entreprise commercialement rentable, les Ninja Turtels prouvent que des
histoires de héros costumés affrontant le mal sous ses formes les plus exotiques peuvent encore attirer
le public. Simultanément, Eastman et Laird remettent en question la forme normalisée des comics de
super-héros telle que définie par les deux grandes compagnies, avec un dessin noir et blanc, mais aussi
une atmosphère plus marquée par les années 80, hip-hop, T.V. et pizzas à domicile, que par la tradition
super-héroïque. En d’autres termes, la norme patiemment établie depuis la fin des années 60 cesse
d’être perçue comme l’horizon indépassable du genre. La menace commerciale que firent peser les
Teenage Mutant Ninja Turtles sur l’industrie traditionnelle du genre, associée à cette remise en cause
de la matrice narrative et esthétique de celui-ci apparaît donc rétrospectivement comme un élément
crucial des évolutions relevées à partir de 1986.
Premier indice de ce bouleversement du côté des deux géants, DC entreprend en 1985 une mini-
série nommée Crisis on Infinite Earth, visant à simplifier l’univers dans lequel évoluent ses principaux
personnages. Le ou plutôt les univers, d’ailleurs, puisque la maison d’édition avait choisi de mettre en
place au fil des années une cosmogonie complexe, employant des univers parallèles pour disposer
simultanément de plusieurs versions de ses héros majeurs, de plusieurs fils narratifs exploitables à un
moment donné. Le système arrivant à saturation, il fut décidé de se débarrasser de cette multiplicité
d’univers, et, dans une large mesure, de repartir à zéro dans la chronologie de nombreux héros. Si la
série est quelconque, graphiquement aussi bien que scénaristiquement, elle n’en dénote pas moins
nettement l’apparition d’une nouvelle direction, au sein même de l’éditeur de référence : la volonté de
repenser le genre pour le renouveler.

Une dernière définition

A l’issue de cet historique, il est possible de faire un bilan de la recherche de définition qui l’a
parcouru. Partant de l’étude de Reynold, nous avons isolé sept critères :

1. Le héros est en marge de la société. Il parvient souvent à maturité sans avoir de relation
avec ses parents.
2. La dévotion du héros envers la justice dépasse même celle qu’il éprouve envers la loi
3. Le super-héros possède une identité visuelle clairement marquée, le plus souvent par le
biais d’un costume de couleurs vives.
4. La nature extraordinaire du héros est mise en opposition avec la banalité de ce qui
l’entoure
5. Le héros possède un surnom qui dénote sa place en marge de l’humanité

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6. L’alter ego du héros, s’il existe, renforcera encore cette dichotomie entre l’ordinaire et
le surhumain. Les actions de cet alter ego seront influencées par certains tabous (d’ordre
sexuel en particulier)
7. Les récits de super-héros utilisent indifféremment science et magie pour susciter
l’émerveillement.

Cette définition est fonctionnelle en ceci qu’elle permet de valider par simple énumération
l’appartenance d’un récit donné au genre super-héroïque. Elle permet ainsi d’écarter les aventures de
Tintin (non congruence en 4,5 et 6), Valérian (3,5), Conan (4,6,7) ou Ranxerox44 (2,7), pour ne
prendre que quelques exemples, tout en incluant la vaste majorité des récits généralement considérés
comme appartenant au genre. A condition d’omettre le deuxième point, elle est également utile pour
qualifier les « super-vilains »45, adversaires traditionnels (depuis les années 40) des justiciers en
costumes ainsi que les anti-héros dont les premiers prototypes apparaissent au sein du genre à la fin de
la période que nous venons de traiter. Son principal défaut, mais nous y reviendrons, est de juxtaposer
des éléments d’identification appartenant à des domaines ostensiblement différents, touchant au
fonctionnement interne des récits d’une part et aux caractéristiques extérieures de ceux-ci d’autre part.

En quelques mots

Ce survol de l’histoire des bandes dessinées de super-héros permet surtout de percevoir l’extrême
plasticité du genre. Celui-ci fonctionne indéniablement par grands cycles, commençant par une
période d’innovation, laquelle est suivie d’une large diffusion des préoccupations ainsi révélées,
jusqu’à l’épuisement de cette approche. Après une période de stagnation, durant laquelle le genre
passe à l’arrière-plan, des auteurs livrent une nouvelle vision, et le cycle peut recommencer.
Contrairement à ce que laissent entendre les termes usuels (« âge d’or »…), il est donc difficile de
discerner une quelconque régression dans la chronologie que nous venons d’esquisser. A l’inverse, cet
historique ne laisse pas non plus apercevoir une progression linéaire, mais bien une évolution hachée,
discontinue. Ces avancées sont d’ailleurs avant tout imputables à la vision de certains auteurs,
soutenus par des mouvements plus vastes de l’industrie des comics, mais permettant par leur talent
propre de cristalliser ces phénomènes plus vastes. Pour s’en convaincre, il suffira de comparer la
résurrection manquée des personnages de Marvel en 1954 et leur retour triomphal à peine sept ans plus
tard, sous la houlette de Stan Lee et Jack Kirby. 1986 correspond bien à la fin d’une longue période de
déclin, entamée au milieu des années 70. Les signes avant-coureurs que nous avons relevés permettent
de déceler une volonté de repartir de l’avant de la part de DC (Marvel, pour sa part, pouvait compter
44
Tintin, Valérian et Ranxerox sont des créations respectives de Hergé, Christin et Mézières, Liberatore et
Tamburini.
45
Traduction approximative mais consacrée de l’expression anglo-américaine « super-villains ».
- 29 -
sur le succès stable des X-Men depuis près de dix ans). The Dark Knight Returns et Watchmen, sur
lesquels nous allons à présent nous attarder, peuvent dès lors apparaître comme les œuvres innovantes
nécessaires pour confirmer cette nouvelle direction.

- 30 -
The Dark Knight Returns et Watchmen, double coup d’arrêt

En 1986, en marge de son vaste projet de rénovation de son univers, DC lance successivement deux
projets d’ampleur, confiés aux mains de talents parmi les plus pointus du monde du comic book
américain. Frank Miller, qui a assuré à lui seul une bonne part de l’originalité de Marvel au début des
années 80, à défaut de ses meilleures ventes, est ainsi chargé de donner sa vision d’un Batman
vieillissant. Bien que travaillant théoriquement sur un futur hypothétique, un « what if », il fournit un
véritable épilogue aux aventures du deuxième héros le plus populaire du groupe. Le résulat se nomme
The Dark Knight Returns. Alan Moore, scénariste anglais déjà reconnu pour son approche plus adulte
du genre super-héroïque, travaille quant à lui sur un projet visant à ressusciter les héros de Charlton,
une firme alors récemment rachetée et intégrée par DC. Avec Dave Gibbons au dessin, il élabore une
fresque en douze épisodes se concluant sur la mort ou la mise en retraite de la plupart des personnages.
Peu désireuse de sacrifier ainsi une propriété intellectuelle récemment acquise, la firme leur suggère
alors de retravailler les différents protagonistes, pour en faire des personnages originaux. C’est ainsi
que Watchmen se détache de son modèle et devient un projet appartenant en propre aux deux auteurs46.
Il s’agit dans les deux cas de « mini-séries », c’est à dire des récits prévus pour connaître leur
dénouement en un nombre donné de numéros, quitte à se transformer par la suite en séries mensuelles
régulières, en cas de succès. Les deux histoires ont également en commun d’être situées en dehors de
la continuité habituelle de la firme, en dehors du canon des récits intégrés à l’histoire « officielle » de
l’univers DC. Dans les deux cas, ces mesures relèvent d’une volonté de confinement de ces
expérimentations à l’intérieur d’un cadre parfaitement étanche. La volonté éditoriale n’était de toute
évidence pas de confronter le lecteur habituel de Superman à une remise en cause de son comic book
favori, mais bien de tester le potentiel commercial et narratif de telles expérimentations. Le procédé
n’est d’ailleurs pas complètement nouveau, puisque Marvel que DC avaient fait usage depuis les
années 40 de ces récits basées sur le concept du « What if ». Souvent cantonnées à un seul numéro, ils
se caractérisaient notamment par une propension à explorer des aspects volontairement écartés des
séries régulières, en particulier ceux ayant trait à une modification durable du statut des personnages :
les nombreux mariages de Lois Lane et Superman en sont l’exemple le plus frappant. Le projet de DC
n’avait donc rien de totalement novateur dans le fond. La principale nouveauté tenait dans l’ampleur
des deux entreprises, ainsi que dans la relative indépendance des équipes éditoriales vis à vis des
contraintes habituelles des studios. Par bien des aspects, le dispositif mis en place (histoire complète,
prestige des auteurs, indépendance narrative et artistique…) évoque celui déjà connu dans la bande
dessinée européenne. Aux Etats-Unis, il prend le nom de « graphic novel », appellation dont Will
Eisner semble être à l’origine et qui connote très précisément l’ambition de ce mode de publication par
46
Intellectuellement au moins, car l’éditeur conservait la propriété commerciale des personnages et du récit.
- 31 -
opposition tant aux comic books qu’au strips. Le terme recouvre une double réalité : un format et un
contenu, supposé d’une densité comparable à un roman en matière de psychologie des personnages
notamment. Si on peut sourire de cette référence et certainement en contester l’utilité, l’appellation
reste intéressante en ceci qu’elle ne se contente pas de dénoter une forme, mais affirme simultanément
la validité artistique de ce qu’elle recouvre. Par définition, un « graphic novel » est une œuvre.
Le grand public se voit d’ailleurs averti de cette mutation par l’enthousiasme critique qui
accompagne la parution de Maus, cette même année 1986. Art Spiegelman, dessinateur et rédacteur en
chef de la revue de bande dessinée expérimentale Raw, y retrace l’histoire de son père juif durant la
seconde guerre mondiale. Rendue facile d’accès par un traitement graphique récupérant un des codes
les plus reconnus de la bande dessinée pour enfants, les animaux anthropomorphes, Maus sera
récompensée par un prix Pulitzer « hors catégorie » en 1992. Avant tout une biographie, Maus est
enrichi par les réflexions de Spiegeleman sur la nature du médium qu’il emploie (en particulier dans le
deuxième tome) mais aussi sur ses propres motivations. L’ouvrage y gagne en profondeur, sans pour
autant que cet aspect métanarratif ne court-circuite une lecture littérale. Plus que la qualité objective de
l’œuvre, c’est son accueil qui lui vaut d’être mentionnée ici, puisque critiques et lecteurs y virent le
symboles des potentialités de la bande dessinée en tant que forme d’expression artistique. Avec
d’autant plus de force, d’ailleurs, qu’il était impossible de voir en Maus le résultat d’une stratégie
commerciale, au vu des presque quinze ans écoulés entre les premières ébauches (trois planches
publiées en 1972) et le résultat définitif. Il ne s’agit pas ici de comparer les mérites respectifs de Maus,
Dark Knight ou Watchmen, mais de constater que ces trois œuvres parues la même année,
rencontrèrent chacune un important succès public. Elles montrèrent ainsi qu’il existait un public pour
une bande dessinée adulte aux Etats-Unis, même après la retombée de la vague underground des
années 70. Dès lors, les super-héros restant le genre dominant aux Etats-Unis, c’est logiquement que
les deux grands éditeurs tentèrent d’y introduire les éléments les plus marquants de cette évolution des
attentes du lectorat.
L’influence des travaux de Moore et Miller sur la rénovation du genre ne se limite cependant
pas à ce succès fondateur. Les deux séries ne se contentèrent pas en effet de créer un contexte
favorable à ces évolutions, elles fournirent également un répertoire de préoccupations et d’innovations
qui allait être abondamment exploité au cours des années suivantes. Un descriptif du fonctionnement
des deux œuvres nous permettra d’identifier les principaux aspects de
ce processus de recréation, et par la suite d’en isoler l’influence sur
les séries que nous serons amenés à étudier.

The Dark Knight Returns (DC Comics, 1986)


par Frank Miller (scénario et dessin), Klaus Janson (encreur),
Lynn Varley (couleurs)

- 32 -
The Dark Knight Returns, le plus souvent appelé simplement Dark Knight, est un récit comportant
quatre chapitres, atteignant au total 184 pages. Publié initialement sous la forme de fascicules de 50
pages, un par chapitre, il est depuis réédité régulièrement en un seul volume. Bien que constituant des
articulations nettes du récit, les différents chapitres ne sont pas indépendants, et leur réunion constitue
un unique récit, à la conclusion ouverte.

Synopsis
L’histoire se déroule dans un futur proche (pour l’époque), puisque l’on reconnaît Ronald
Reagan dans le rôle du président des Etats-Unis. Cela fait alors dix ans que Batman a pris sa retraite.
Robin, son comparse, est mort et le commissaire Gordon, son allié consacré au sein des forces de
police, est à quelques jours de la retraite. Un gang de punks, les « mutants », hante les rues de la ville,
tandis qu’à la télévision, des psychiatres discutent de la légitimité des héros costumés. Dépressif et
hanté par les images du meurtre de ses parents, Bruce Wayne décide de revêtir de nouveau le costume
de l’homme chauve-souris lorsqu’il apprend la libération de l’hôpital psychiatrique d’un de ses
adversaires les plus emblématiques, Double-Face/Harvey Dent, un schizophrène, à moitié défiguré,
qui conçoit la vie comme une partie de pile ou face. Batman finira par l’arrêter à la fin du premier
volume, après une confrontation qui lui révèle à quel point il est proche de son vieil antagoniste.
Batman s’attaque ensuite aux « mutants », avec l’aide d’un nouveau Robin, une jeune fille qui a
décidé de revêtir le costume bariolé du « boy wonder » après avoir appris par la télévision le retour de
l’homme chauve-souris et avoir été personnellement secourue par Batman lors d’une agression. Tandis
que le commissaire Gordon est remplacé par une jeune femme bien décidée à ne pas laisser un
justicier masqué imposer sa propre loi dans les rues, Batman affronte le chef des mutants en combat
singulier et finit par l’abattre, après avoir perdu une première confrontation. Superman et le Joker sont
entraperçus. Le chapitre s’achève sur le départ définitif de Gordon et le changement d’orientation des
« mutants », qui se font désormais appeler les « fils de Batman » et promettent d’agir contre les
criminels. Psychiatre, politiques, commentateurs et autorités religieuses expriment à la télévision des
sentiments mitigés sur les derniers évènements.
L’histoire se concentre alors sur le Joker, probablement l’adversaire le plus connu de Batman,
un psychopathe dont le visage évoque celui d’un clown triste, connu pour ses plaisanteries morbides.
Remis en liberté par le même psychiatre que Double-Face, il massacre systématiquement le public du
talk-show auquel il est convié pour fêter la fin de son internement. Lui-même poursuivi par la police.
Batman parvient à acculer le Joker dans une fête foraine. Leur confrontation les laisse tous deux
blessés, au bord de l’évanouissement, et le Joker reproche au justicier de ne pas avoir le cran de le
tuer. Il choisit de se donner la mort, en sachant que la police interprétera l’événement comme un
meurtre. Le chapitre est également marqué par la présence de Superman, officiellement disparu mais

- 33 -
servant en réalité de super-agent du gouvernement américain. En toile de fond, une crise nucléaire est
annoncée, contre laquelle l’ « homme d’acier » fait figure de dernier rempart. Les autres super-héros
de l’univers DC (Wonder Woman, Green Lantern…) ont pris leur retraite ou ont quitté ce monde,
rejetés par le public et leurs gouvernants.
Dans le dernier chapitre Batman parvient à s’échapper de la fête foraine. Dans le même temps,
la crise internationale devient critique, et les Soviétiques emploient l’arme atomique. Superman
parvient à éviter que la Bombe ne frappe une zone habitée, mais manque de mourir sous l’impact.
Gotham est privée d’électricité par le choc magnétique, et c’est Batman, aidé des ex-mutants qui
empêche l’anarchie et les émeutes de s’installer, au prix d’un contrôle sévère et violent. Le pire est
évité, mais les retombées laissent le pays dans une nuit totale pour une semaine. Le président
américain ne peut tolérer qu’un symbole d’autorité alternatif s’impose, et charge Superman de mettre
un terme à la situation. A l’issue de leur confrontation, Batman fait comprendre à l’ « homme d’acier »
qu’il aurait pu le vaincre, kryptonite et gadgets technologiques aidant. Puis son cœur s’arrête. Ce n’est
qu’après l’enterrement qu’il s’avère que cette mort n’était qu’une mise en scène nécessaire. La
dernière planche montre un Bruce Wayne débarrassé de son costume, mettant en place une nouvelle
organisation, pour « apporter du sens à un monde harcelé ».

Le décalage de signes connus


Le scénario de Dark Knight permet d’entrevoir sa richesse thématique, mais ne prend bien sûr
son sens que dans sa matérialisation graphique. Le trait de Miller renvoie en effet à une esthétique
« grim and gritty », proche du film noir, qui ne fait que de brèves mais frappantes concessions aux
couleurs primaires en vigueur dans les classiques du genre. Il joue également des changements
d’échelle en échappant volontairement aux conventions régissant le nombre de cases par planche : là
où un épisode des X-Men des années 80 offre cinq à dix cases par planche, Miller n’hésite pas à
transformer sa page en une grille compacte, juxtaposant jusqu’à seize cases sur une seule page. On a là
un refus singulier de l’identité visuelle des super-héros en général, encore renforcé par le recours
massif à des écrans de télévisions venant commenter l’action. Paradoxalement, la représentation
choisie par Miller, où ledit écran surplombe la retranscription des paroles échangées sans qu’il y ait
interpénétration (illustration DK 1, page suivante) renvoie aussi bien à la télévision qu’aux premières
bandes-dessinées, avant l’invention du phylactère. L’aspect visuel de Dark Knight est donc une
tentative de maintenir un équilibre entre la préservation des éléments familiers du genre et une
singulière neutralisation de certains de ces éléments. La grille serrée, les longs passages quasi
monochromes, mais aussi la désintégration des traits des personnages, réduits à des lignes brisées et ne
prétendant pas au « réalisme » (illustration DK 2) sont autant d’éléments qui dénotent une bande
dessinée « sérieuse », à l’opposé d’un simple divertissement.

- 34 -
Cependant, ce qui fait le prix de Dark Knight n’est pas seulement la richesse de son graphisme
(il faudrait d’ailleurs également parler du travail de Lynn Varley, coloriste de l’ouvrage), mais bien la
synthèse entre cette représentation et le récit lui-même. Pour illustrer cette interaction, il est tentant de
s’appuyer sur les commentaires Richard Reynolds, à propos de la série :

One of the intentions of Dark Knight […] is to take all the familiar ingredients of the Batman
continuity – Robin, the Batmobile, commissioner Gordon – and situate them in a text that radically
restructure their meaning. So, Robin becomes a thirteen-year old girl and Batman is accused of child
endangerment; the Batmobile is transformed into a massive armoured personnel carrier,
Commissioner Gordon is displaced by a much younger policewoman who proceeds to put out a
warrant for Batman’s arrest.47

47
Super Heroes: a Modern Mythology, 100
- 35 -
- 36 -
- 37 -
Cette analyse recoupe ce que nous avions constaté d’un strict point de vue graphique.
Thématiquement et visuellement, le procédé utilisé est donc une reprise décalée d’éléments connus,
une re-formulation dont le but avoué est de réinitialiser, de dé-familiariser des personnages et des
situations neutralisés par l’habitude. La nécessité d’une telle révision (on est tenté de parler de
« changement de paradigme ») semble également être une partie intégrante du message délivré par la
série, si on accepte de voir dans la menace d’apocalypse nucléaire qui sous-tend le récit, et n’est
finalement évitée que de justesse, une métaphore de l’avenir du genre super-héroïque tout entier.

DK 2 – Le réalisme s’efface au profit d’une


représentation stylisée (Dark Knight n°3, 23)

- 38 -
DK 1 – The Dark Knigt Returns n°1, 2

- 39 -
Le super-héros en question

Dark Knight interroge également la figure du super-héros lui-même, telle qu’établie depuis
Action Comics n°1. La volonté de Batman de transformer son action de justicier solitaire en un moteur
de rénovation sociale, de s’attaquer aux causes et non aux symptômes, en d’autres termes d’ajouter
d’une dimension ouvertement politique à son action va à l’encontre d’une des constantes les mieux
établies du genre. Fort logiquement, Superman lui-même est chargé de le remettre à la raison, en tant
qu’incarnation officielle du statu quo ; son : « Nous ne devons pas leur rappeler que des géants
marchent sur cette terre » (illustration DK 2), renvoie aux accents messianiques du Ainsi parlait
Zarathoustra de Nietzsche, et permet d’identifier un des aspects cruciaux du récit : la réconciliation du
super-héros et du surhomme.
Une analyse précise de l’élaboration de
la notion de héros dans Dark Knight
déborderait du cadre de cette présentation, mais
il est possible de décrire la méthode utilisée.
Miller opère au fil de la série une dissociation
des différentes composantes du personnage de
Batman, les donne à voir au lecteur avant d’en
sélectionner certaines et des les réagencer. Le
premier chapitre nous offre un bon exemple du
procédé, avec le flashback sur la mort des
parents de Bruce Wayne48. Ceux-ci ont été
abattus par un voleur, alors qu’ils sortaient du
cinéma où ils étaient allés voir Zorro. Ce drame
conditionnera le développement psychologique
du jeune garçon et le poussera à devenir un
justicier. L’enseigne lumineuse du cinéma,
seule tâche jaune dans une double page à
dominante bleu-gris est explicitement donné
comme une des clés de cette séquence. Or, c’est
précisément en parvenant à exorciser ce
souvenir et le traumatisme associé que Wayne
DK 3 – The Dark Knight Returns n°1, 13
se décide à reprendre le costume de Batman. Ce
premier chapitre est donc l’histoire d’une renaissance, celle d’un Batman débarrassé de cet épisode
traumatique et de cette référence obligée à Zorro, au justicier masqué naïf et destiné aux enfants. Le
processus s’accomplit par un retour à son « origine », convoquée pour être enfin dépassée. Le texte de
la page 16, monologue intérieur de Wayne que les mécanismes de la bande dessinée permettent aussi
48
The Dark Knight Returns n° 1, 13-14
- 40 -
d’attribuer au narrateur, vient encore soutenir la pertinence de cette lecture. Le thème du dépassement
y est renforcé par l’allusion au phœnix, tandis que la « coquille vide » mentionnée figure à la fois le
personnage traditionnel de Batman et les codes du genre super-héroïque :

« You are puny, you are small… » (case 2)


« You are nothing… a hollow shell, a rusty trap that cannot hold me… » (case 3)
« Smoldering, I burn you… Burning you I flare hot and bright and fierce and beautiful… » (case 5)49

L’étape suivante de la recréation du personnage se déroule à la page suivante (illustration


DK 4). Wayne écoute des messages sur son répondeur (case 1 à 6), tous laissés par des personnages
appartenant à l’univers super-héroïques, mais qui se présentent ici sous leur identité civile, « Harvey
Dent » (Double-face), « Clark » Kent (Superman) et « Selina » Kyle (Catwoman). Dans le premier
strip, le corps vieillissant de Wayne nous est montré sous tous les plans, écrasé par une vue en
plongée ; devant lui, une baie vitrée se transforme graphiquement en grille évoquant celle d’une prison
(cases 1 et 4 en particulier). Les huit cases suivantes présentent une alternance entre une fenêtre, dont
le cadre se réduit à une croix, et le visage de Wayne barré par l’ombre de la croix en question. Enfin,
le dernier strip est entièrement occupé par l’image d’une chauve-souris fracassant la vitre, et avec elle,
la grille serrée qui régissait le reste de la page, avec ses douze cases parfaitement isomorphes. Il s’agit
là d’un moment décisif dans la série, et Miller accorde une attention particulière à son traitement. La
grille de la bande dessinée fait ainsi écho au cadre de la baie vitrée : d’abord prison elle se transforme
en croix, avant de voler en éclat. A un symbolisme christique sommairement mobilisé, avec la croix
projetée sur le visage de Wayne, Miller surimpose des allusions plus discrètes à l’imagerie du film
noir. La première case, en particulier évoque une des motifs visuels récurrentes de ce courant
cinématographique50 : la prison dont les barreaux projettent leurs ombres sur les murs ou le sol, que
l’on retrouve par exemple dans Fury, de Fritz Lang. Le leitmotiv de la croix et l’ombre qui occupe le
centre de la planche évoque quant à lui avec insistance la présence de ce même motif dans le Scarface
de Hawks, film dont l’esthétique anticipe sur le courant « noir ». Ce dernier rapprochement apparaît
d’autant moins fortuit que l’ensemble de ce chapitre est centré sur le personnage de Harvey Dent,
« Two-Face », bandit à moitié défiguré et n’oubliant jamais sa pièce balafrée (« scarred » en anglais).
Enfin, la quasi-monochromie de la planche renvoie au noir et blanc des séries B des années 40…
précisément la période durant laquelle le Batman original s’est développé.

49
The Dark Knight Returns n°1, 16
50
En dépit de l’artificialité manifeste de la notion de « film noir », elle reste suffisamment utile pour être
mobilisée ici sans entrer dans le détail des polémiques à son sujet. Ce qui importe ici est le renvoi à une notion
connue, à une esthétique et à un corpus, plus que l’étiquette donnée à celui-ci.
- 41 -
DK 4 – The Dark Knight Returns n°1, 17

- 42 -
Un système de références altéré
L’ensemble de cette séquence (pages 13 à 17) correspond donc à un moment de recomposition,
au cours duquel une influence est évacuée au profit d’une autre. Ici, Zorro est remplacé par Sam
Spade, le héros des romans de Hammet. Loin d’être innocente, cette substitution altère la nature du
message délivré, un glissement du consensus incarné par Zorro aux accusations d’amoralité dont
Scarface à fait l’objet. Il est possible, au prix d’une certaine simplification, de considérer ces cinq
pages comme la matrice de la plupart des substitutions effectuées dans les éléments constitutifs du
genre au fil de Dark Knight. Le remplacement de la Batmobile par un tank démesuré, par exemple, est
une autre occurrence de disparition d’un élément naïf, enfantin, au profit d’une approche plus âpre et
utilitariste ; son enjeu n’échappe d’ailleurs pas à Miller, qui fait dire à son héros : « La Batmobile…
c’est comme ça que tu l’appelais, Dick. Le genre de nom qu’un gosse sait inventer »51. Dans les deux
cas, toutefois, Miller prend garde à éviter de substituer un récit « réaliste » aux conventions
précédemment existantes. Ni la référence au film noir ni la nouvelle version de la Batmobile, vite
transformée en une sorte de monstre de métal52 ne visent en effet à importer des éléments narratifs
provenant d’autres sources que la culture populaire. Miller s’interdit au contraire de puiser dans des
catégories artistiques plus « nobles ». L’usage répété de dialogues réalistes et employant donc une
langue théoriquement incorrecte (« Oh man, oh man, start already ! »)contribue à cet ancrage dans le
quotidien et le trivial, qui affecte aussi bien le contenu du récit que sa forme.
Cette courte approche de Dark Knight ne fait qu’effleurer un des principaux mécanismes mis en
place dans l’œuvre. Pour être complet, il faudrait encore mentionner, entre autres, le questionnement
des implications de la double identité des super-héros, qui parcourt les chapitres un et trois. Richard
Reynolds offre une analyse pertinente de ce thème, basée sur une étude de la dernière planche du
premier chapitre, au cours de laquelle Batman est confronté à la schizophrénie irréconciliable de Dent,
qui ne peut que renvoyer à la sienne.

In a Gotham City overdetermined by signs, where consensus is no longer available, Batman and Two-
Face are able to decode a certain meaning in each other’s opposition. Without super-villains, there
would be no Batman, or at any rate, no meaningful existence for Batman.53

La conclusion du récit mériterait également une attention soutenue, puisqu’elle semble affirmer
que le costume de super-héros doit être abandonné avant que ne puisse être élaboré un projet de
société. Le passage peut être lu aussi bien comme une condamnation du genre que comme une
justification du statu quo à l’intérieur de celui-ci, voire comme l’affirmation de la nécessité structurelle
de ce statu quo. Il est bien sûr également loisible de refuser de faire de cette conclusion un
commentaire sur le genre dans son ensemble, si tentante que puisse être cette piste. Miller lui-même

51
The Dark Knight Returns n° 2, 18
52
The Dark Knight Returns n° 2, 19
53
Super Heroes: a Modern Mythology, 103
- 43 -
préfère voir son travail comme une réflexion sur la notion de héros ou un hommage au Batman des
années 30 et 40 que comme une fable sur le genre super-héroïque en général.54

Watchmen (DC Comics, 1986-87)


Par Alan Moore (scénario), Dave Gibbons (dessin) et John Higgins (couleurs)

Complémentaire de Dark Knight dans le processus de rénovation du


genre super-héroïque, Watchmen est également une œuvre plus
ambitieuse que la précédente. Une simple comparaison quantitative
l’atteste d’ailleurs, puisque la série de douze épisodes atteint une taille
totale de 384 pages, dont une soixantaine non occupée par la bande
dessinée proprement dite, mais par des documents de natures diverses.
La forme même de Watchmen lors de sa publication originale
témoignait de la volonté de ses auteurs de créer une forme personnelle,
en s’attaquant aux conventions régissant le genre jusqu’à cette époque,
même lorsque celles-ci ne relevaient pas du texte proprement dit.
Ainsi, le travail effectué sur les couvertures : traditionnellement,
celles-ci étaient consacrées à un résumé sur-dramatisé des évènements
de l’épisode du mois, mais dans Watchmen, elles constituent bel et bien la première case de cet
épisode. De même, sur les 32 pages d’un comic-book, six étaient souvent consacrées au courrier des
lecteurs ou à diverses publicités, dont celles vantant la fameuse méthode Charles Atlas, capable de
faire d’un avorton un homme en moins d’une semaine. Moore détourne également cette convention à
son profit en insérant dans cet espace « hors bande dessinée » et théoriquement coupé de la diégèse les
documents déjà mentionnés plus haut. L’ironie se fait flagrante lorsque l’un de ces documents s’avère
être un extrait de la « méthode Veidt », destinée à fournir à ses lecteurs un corps et un intellect de rêve.
Autre indice présent dès la couverture : une petite horloge dont les aiguilles progressent vers minuit.
Simple renvoi au titre de l’œuvre ? A un de ses thèmes ? En réalité, cette horloge est une allusion à
celle qui orne la couverture du très sérieux Bulletin of the Atomic Scientist et annonce
métaphoriquement la proximité de l’apocalypse nucléaire telle que perçue par les responsables de la
publication55. Ainsi, c’est la forme même des comic-books de super-héros qui se voit attaquée,
perturbée par des influences extérieures avant même le début du récit.

54
Christopher Sharret, « Batman and the Twilight of the Idols: An Interview with Frank Miller », The Many
Lives of The Batman: Critical Approaches to a Superhero and his Media ( Londres: BFI Publishing, 1991)
55
Nombre des détails dans cette partie sont attribuables au travail minutieux de Doug Atkinson , The Annotated
Watchmen (1995) http://www.capnwacky.com/rj/watchmen/universal.html
- 44 -
Synopsis

Avec son abondance de flashbacks, ses multiples narrateurs et les différents récits qui s’y
imbriquent en se faisant écho, la structure de Watchmen décourage le résumé. Le récit se déroule dans
un univers alternatif, dans lequel des gens normaux ont décidé de revêtir des costumes pour combattre
le crime, après la publication de la première vague de comics de super-héros. Supplanté par son
incarnation grandeur nature, le genre a périclité, et Superman n’est plus dans ce monde qu’un
personnage oublié56. Cependant, c’est en 1959 qu’apparaît la différence la plus marquante avec notre
univers : une expérience hasardeuse transforme le Dr Jon Osterman en un être quasiment tout puissant,
qui sera surnommé le Dr Manhattan. Sa décision de servir le gouvernement américain bouleverse
radicalement l’équilibre mondial tel que nous le connaissons. Au moment où Watchmen débute, les
Etats-Unis sont gouvernés par un Richard Nixon, qui achève son quatrième mandat. La guerre du
Viet-Nam s’est terminée par une victoire, et la présence du Dr Manhattan a également eu des
répercussions sur la vie quotidienne, puisqu’il a permis la mise au point de voitures électriques
fonctionnelles, tandis que des ballons dirigeables survolent les toits de New York.
La série s’ouvre sur la mort du Comédien, retrouvé au pied de son immeuble, après avoir été
projeté par la fenêtre. De son vrai nom Edward Blake, le Comédien était devenu un agent
gouvernemental après la loi Keene de 1977 interdisant les activités des héros costumés, et est proche
du stéréotype du super-héros patriote, à la Captain America ou Nick Fury57. La trame de Watchmen
s’élabore autour de l’enquête que mène Rorschach, un autre super-héros ayant continué ses activités,
mais en marge de la loi, qui s’interroge sur l’existence d’un possible « tueur de masques ». Rorschach
doit son nom au masque qu’il porte, dont les tâches mouvantes et symétriques rappellent le test
psychologique éponyme, et se nomme en réalité Walter Kovachs. Loin du glamour des super-héros
traditionnels, il agit froidement, implacablement et se révèle même franchement réactionnaire à
mesure que le récit progresse. Au cours de son enquête, Rorschach/Kovachs est amené à rencontrer
d’anciens super-héros ayant renoncé à leur activité masquée. « Le Hibou », Dan Dreidberg, est ainsi
un équivalent de Batman, raisonnablement riche et se reposant sur un arsenal de gadgets pour
combattre le crime. Laurie Jupiter/Juspeczyk vit désormais avec le Dr Manhattan dans les locaux du
gouvernement. Ozymandias, l’ « homme le plus intelligent du monde » a repris son nom d’Adrian
Veidt pour fonder un empire commercial extrêmement profitable. C’est d’ailleurs sur lui que se porte
la deuxième attaque du tueur, une tentative de meurtre via un homme de main, que Veidt parvient à
déjouer. L’hypothèse d’une conspiration est renforcée par la campagne médiatique dont est victime le
Dr Manhattan, accusé d’avoir provoqué de multiples cancers dans son entourage, ce qui le pousse à
s’exiler temporairement sur Mars pour méditer. Rorschach lui-même est finalement arrêté et incarcéré,
après être tombé dans un piège. Pendant ce temps, l’absence du Dr Manhattan bouleverse le délicat
56
Watchmen n°1, 32
57
Tous deux publiés par Marvel, mais DC et les autres éditeurs possèdent des personnages équivalents, quoi que
moins connus.
- 45 -
équilibre militaire entre les Etats-Unis et l’URSS, qui envahit l’Afghanistan. Les gros titres des
journaux annoncent une guerre imminente. Le récit s’attarde sur les micro-évènements se déroulant
autour d’un kiosque à journaux de Manhattan, près duquel se croisent la plupart des personnages
principaux. Un jeune noir y lit en permanence une bande dessinée de pirate (le genre le plus populaire
dans le monde de Watchmen) nommée The Black Freighter, dont les évènements font écho au récit
principal. Après le départ de Jon pour Mars, Laurie « Jupiter » est forcée de quitter les locaux du
gouvernement et emménage temporairement chez Dreidberg. Evoquant leurs vieux souvenirs, ils
finissent par éprouver le besoin de revêtir leur costume, et interviennent ensemble lors d’un incendie.
Ils font l’amour en s’interrogeant sur le rôle des costumes dans leur excitation respective.

- Did the costumes make it good ? Dan ?


- Yeah. Yeah, I guess the costumes had something to do with it. It just feels strange, you know ? To
come out and admit that to somebody. To come out of the closet.58

Ils décident ensuite d’aller délivrer Rorschach, décidés à reprendre des rôles auxquels ils ne
peuvent pas renoncer. Après l’évasion réussie, Jon réapparaît et emmène Laurie sur Mars avec lui. Il
lui annonce que l’humanité est condamnée, et qu’il ne compte pas intervenir. Elle parvient à le faire
changer d’avis. Sur Terre, le Hibou et Rorschach découvrent que Veidt est responsable des derniers
évènements, depuis la mort du Comédien jusqu’à la campagne de diffamation du Dr Manhattan, et
partent pour sa retraite dans l’antarctique. Une fois sur place, et mis en échec par Veidt, ils découvrent
que le plan de celui-ci était de lancer une attaque sur New York en faisant croire à une attaque extra-
terrestre, pour désamorcer définitivement les risques de conflagration nucléaire. Le Comédien a été tué
parce qu’il avait découvert par hasard une partie du projet. Le plan semble réussir. Les millions de
morts en évitent des milliards d’autres. Même le Dr Manhattan consent à ne rien révéler du complot.
Seul Rorschach décide de rester fidèle à sa ligne de conduite, et est tué pour préserver le résultat
obtenu. Le Dr Manhattan s’éloigne, désormais débarrassé de toute allégeance à l’humanité, en laissant
Laurie et Adam endormis dans les bras l’un de l’autre.

58
Watchmen n°7, 28
- 46 -
WM 1 - La fameuse ouverture de Watchmen, avec déjà la grille en 3 par 3 et la tentative faire de l’espace un substitut de
l’écoulement du temps (Watchmen n°1, 1)

- 47 -
Conception graphique et récit

Le premier contact avec Watchmen rebute. Là où le graphisme de Dark Knight attire


immédiatement l’œil, le trait de Gibbons et les couleurs de Higgins, mauve, rose, bleu pâle, marron et
jaune délavé, ne laissent qu’une sensation de confusion, et pour tout dire, de laideur. Cette sensation
nauséeuse, renforcée par la violence du propos, ne dure cependant que le temps des quatre premières
pages de la série, avant d’être remplacée par une certaine indifférence envers l’aspect graphique de
l’œuvre. Il a été écrit que le style de Gibbons était un hommage conscient aux bandes dessinées de
l’ « âge d’or » ou de l’ « âge d’argent »59, tandis qu’à l’inverse, d’autres ont pu se demander comment
Alan Moore avait accepté de collaborer avec « un dessinateur aussi fade, aussi limité, aussi insipide et
qui aime si passionnément les flots de sauce tomate» 60. Les deux affirmations ne sont d’ailleurs pas
tout à fait irréconciliables, en ceci qu’elles soulignent à leur manière le manque de personnalité des
dessins de Gibbons. Les critiques s’accordent ainsi à voir dans la série une création sophistiquée,
imputable entièrement à l’intellect de Moore, lequel aurait imprimé sa marque jusque dans les choix
graphiques de son dessinateur. En réalité, le classicisme du trait de Gibbons prend un sens très
particulier lorsqu’il est lu comme un élément étroitement dépendant de la vision globale de la série.
Ainsi, il est frappant de constater le refus de deux conventions du genre : les onomatopées et les traits
de déplacement, deux moyens éprouvés et suremployés dans le domaine super-héroïque pour
dynamiser une représentation graphique. Plus surprenant encore, ces traits font leur réapparition dans
une scène précise, un flashback pointant vers l’ « âge d’or », dominé par des teintes sépia61. Ce refus
de recourir à un artifice de recréation du mouvement est d’autant plus frappant que la série utilise
abondamment un autre procédé spatio-temporel, un « zoom » arrière simulé par une séquence de cases
sur une planche unique (le plus célèbre d’entre eux ouvre d’ailleurs le récit, illustration WM 1). Cet
exemple montre donc bien que le graphisme de la série ne se réduit pas une simple illustration, mais
complète la narration, en explorant lui aussi les implications de certaines conventions.
On peut alors s’interroger sur le sens de ce refus d’inscrire l’écoulement du temps à l’intérieur
de la case, et de déplacer cette progression à l’échelle de la séquence uniquement. La réponse semble
être fournie par le chapitre 4, « Watchmaker », centré sur ce personnage essentiel qu’est le Dr
Manhattan. Celui-ci nous est montré comme possédant une conscience simultanée de tous les
évènements survenus ou à survenir au cours de son existence, ce qui, ajouté à son pouvoir de
téléportation, implique un temps vécu uniquement comme une collection de lieux. Or, c’est
précisément ce que récréent les choix de représentation que nous avons notés : dans Watchmen le
temps ne s’écoule pas, mais prend la forme de lieux, de cases distinctes, existant dans leur simultanéité
(voir les effets de damier) autant que dans leur séquentialité. Il n’est pas innocent que la seule
occurrence d’inscription d’un écoulement temporel à l’intérieur d’une case, via les traits de
59
Gregory Golda, « The Rise of the Post-Modern Graphic Novel » (1997),
http://www.psu.edu/dept/inart10_110/inart10/cmbk9pmgn.html
60
Jérôme Blanc, « Guerre aux idoles », Scarce n°32 (1992), 19
61
Watchmen n° 8, 27
- 48 -
mouvement, évoque une période antérieure à la transformation d’Osterman en Dr Manhattan.
L’apparition du personnage n’a donc pas seulement transformé la société qu’il habite, mais aussi la
représentation de celle-ci à l’intérieur du récit. On pourrait multiplier à l’envie les exemples de cette
complexe organisation spatio-temporelle. Le chapitre 5, « Fearful symmetry » possède ainsi la
caractéristique d’être organisé autour d’une symétrie centrale, autour des pages 14-15 (illustration
WM 2). Le procédé, loin d’être un « gadget »62 renvoie directement à une des obsessions du Dr
Manhattan (voir sa structure sur la lune au chapitre 4 ou encore ses recherches sur la « théorie
supersymétrique » au chapitre 1), mais aussi aux rapports des héros costumés avec leurs adversaires
(ch. 5, page 2, case 1, par exemple), ou encore à la thématique de la double identité (ch. 5, page 18,
case 7, à rapprocher de page 28, case 7).
Il est sans doute nécessaire, également, d’ébaucher une analyse du fonctionnement de la mise en
page très particulière de la série. Au premier contact, celle-ci surprend et déroute par l’usage quasi-
systématique d’une « grille » de trois cases par trois, dans laquelle ne sont ménagées des respirations

WM 2 - Le chapitre 5, « Fearful symmetry » est entièrement construit sur une symétrie centrale, avec cette double planche
comme axe visible (Watchmen n°5, 14-15)
ponctuelles et d’occasionnels resserrements, aux moments clés du récit. A ce stade de l’analyse il
apparaît que ce choix d’organisation fait écho aux grands thèmes déjà évoqués : non seulement le

62
« Guerre aux idoles », 19
- 49 -
maintien de l’ordre à tout prix (voir les dérives réactionnaires de Rorschach ou du Comédien) mais
encore le déterminisme du monde tel que le perçoit le Dr Manhattan. La grille n’est donc pas qu’un
élément graphique, mais un véritable outil de structuration du récit63.
La démonstration de cette fonction nous est fournie par la manière dont la bande dessinée de
pirate, The Black Freighter, est intégrée dans la trame principale pour en fournir le contrepoint (WM
3). La première nous propose un aperçu du comics que lit le jeune noir, et dont l’organisation spatiale
diffère totalement de celle de Watchmen. Par la suite, cependant, une des cases de The Black Freighter
a été recadrée pour se conformer à la forme du récit principal : dès cet instant, les deux réalités
graphiques se confondent, les phylactères commentant la trame de Watchmen (« He’s a survivor »)
sont applicables également à l’homme échoué tiré de l’histoire de pirates. L’inscription dans la grille a
donc intégré entièrement un élément extérieur dans la « réalité » du récit.

WM 3 – Watchmen n°3, 2

Un texte prétentieux ?

Cette trop brève description ne vise qu’à donner un aperçu de la complexité de la structure
narrative élaborée par Moore et Gibbons. Les critiques classiques quant à l’infantilisme supposé du
médium résistent mal à cet exposé qui, une nouvelle fois, ne fait qu’effleurer la spécificité de l’œuvre.
C’est d’ailleurs sur cette complexité revendiquée que se sont focalisés la plupart des détracteurs de
Watchmen, fustigeant l’œuvre pour son intellectualisme triomphant. Il y a là un véritable renversement
de valeurs, illustré par exemple par cet article critique de Scarce déjà cité:

63
Pour une analyse plus précise du rôle d’une telle mise en page, voir « Le système spatio-topique », dans Le
sytème de la bande dessinée, 57-61
- 50 -
L’impression de froideur qui se dégage de Watchmen et le manque de sympathie qu’on éprouve à
l’égard des personnages provient […] de cet afflux d’intellectualisme. Watchmen est une BD
« pensée » plutôt que ressentie, le type même de création réservée à une élite (sociale bien sûr, pas
artistique) et dont la classe populaire est automatiquement exclue.64

Cette condamnation retient l’attention, puisqu’elle revient à reprocher à Watchmen de ne pas se


contenter d’être une manifestation de culture populaire.Plus que la complexité objective de l’œuvre,
c’est bien le conflit entre celle-ci et le statut supposé des comics qui est stigmatisé ici. Dans un autre
registre, Thierry Groensteen, qui parle de « chef d’œuvre » à propos de la série, y perçoit cependant
une soumission du dessin à un « récit presque sur-écrit et minutieusement agencé »65. Il est vrai que
l’on peut sourire de certaines références appuyées, comme le fait qu’Osterman ait voulu être horloger,
jusqu’à ce que son père l’en dissuade en apprenant l’explosion de la bombe à Hiroshima. A la limite, il
est possible d’être agacé par le fait que Moore ait choisi d’affubler un psychotique du surnom d’un
psychanalyste, par l’évidence de l’allusion christique à la page 25 du chapitre 12 ou encore par
certaines références, apparemment dénuées de motivation (le titre du journal, Nova Express, emprunté
à un roman de William Burroughs est un bon exemple). En d’autres termes, il est possible et peut-être
légitime de percevoir Watchmen comme une œuvre prétentieuse. Cette interprétation peut cependant
être renversée, en estimant que Moore a pris soin de mieux marquer la rupture avec une tradition de
comics spectaculaires en soulignant à dessein certains de ses partis pris. Fournissant ainsi autant de
points d’accès à des lecteurs peu habitués à une lecture analytique, il affaiblit quelque peu son récit
aux yeux d’un public plus exigeant. Il est aisé de montrer que ce manque parfois flagrant de subtilité
est le fruit d’une politique délibérée. Toutes les références intégrées par Watchmen ne sont en effet pas
aussi explicites que ces citations de fin de chapitre, par exemple. Pour ne citer qu’un exemple, non
relevé par les critiques précédents, on peut lire dans le chapitre 1 le récit d’une anecdote tirée de
l’enfance d’un des personnages, comprenant en particulier ce paragraphe :

The saddest thing I can think of is « The ride of the Valkyries ». Every time I hear it I get depressed
[…]. Now, I realise that nobody else on the planet has to brush away a tear when they hear that
particular stirring refrain, but that’s because they don’t know about Moe Vernon.66

La suite du récit décrit le suicide de ce Moe Vernon, qui se déroule tandis que Wagner joue en
fond. Le choix de ce passage spécifique de la tétralogie du Ring ne doit rien au hasard. Dans notre
monde, il a en effet acquis une connotation très particulière, en étant employé par Francis Ford
Coppola pour la scène dite « des hélicoptères » dans Apocalypse Now. Or, dans le monde de
Watchmen, le film ne peut exister, puisque les Etats-Unis ont remporté la guerre du Vietnam, et Hollis
Manson, à qui le texte est attribué, peut donc légitimement insister sur l’obscurité du morceau. Plus
qu’un simple renforcement de la spécificité du monde qui nous est présenté, les associations suscitées

64
« Guerre aux idoles », 19
65
Le système de la bande dessinée, 117
66
Watchmen n°1, 27
- 51 -
par cette allusion altèrent nettement le ton du premier chapitre en train de s’achever. Apocalypse Now
pourrait après tout aussi bien être le titre de Watchmen, même si le lecteur l’ignore encore à ce stade.
La discrétion du procédé prouve, par ailleurs, que la construction de la série repose sur des structures
parfois profondément enfouies, ce qui déjoue le reproche d’un intellectualisme d’emprunt. Enfin, on
jugera mieux de la distance entretenue par Moore avec son œuvre en signalant que l’intrigue
principale de Watchmen est inspirée d’un épisode de la série télévisée Outer limits. Or une télévision
diffuse précisément cet épisode, durant l’épilogue, avant d’être éteinte avec dédain. Ce traitement
marqué d’autodérision d’une source d’inspiration principale, par ailleurs clairement identifiée comme
sous-culturelle, tend à relativiser les critiques mentionnées plus haut.

Le genre super-héroïque en question

Nous avons déjà eu l’occasion de souligner que certains aspects graphiques de la série
constituent une réponse aux codes en vigueur dans le genre super-héroïque. Ce type d’interaction
constitue en réalité un sous-texte privilégié de l’œuvre, dont la narration apparaît subordonnée à un
questionnement systématique des conventions et mécanismes en place depuis Action Comics n°1.
Ainsi, les personnages en viennent-ils à justifier le fait de porter un costume bariolé (fétichisme,
relation publicitaire…), le choix de leur surnom, le rôle qu’ils entendent jouer vis-à-vis des
représentants du pouvoir légal, leur conception de la justice… Rien n’est acquis dans le monde de
Watchmen, et le lecteur habitué au genre ne pourra que goûter ce décryptage des codes.
A l’origine, les héros masqués de ce monde alternatif ont calqué leur mode de vie sur le
comportement de Superman, tel que décrit dans les comic books. L’ironie provient alors du fait que les
évolutions de ces justiciers masqués suit les grandes lignes de l’histoire des bandes-dessinées de super-
héros telle que nous la connaissons. Leur période de gloire épouse ainsi les dates de l’ « âge d’or »,
avec une première disparition en 49 et une reformation en 56, entre autres points de convergences. Les
personnages de la série sont donc investis d’une fonction symbolique, encore renforcée par le fait que
tous renvoient à des héros classiques de DC ou Marvel, en plus de leur ascendance avouée parmi les
personnages de Charlton. Valeur symbolique explicite donc, qui ne les empêche pas de conserver une
personnalité bien plus affirmée que la plupart de leurs collègues du genre. Dans ce contexte, la mort
du Comédien se lit comme l’expression de la volonté de Moore de sonner le glas du genre super-
héroïque tel qu’il était conçu jusqu’alors. La fin du récit, avec la disparition ou la retraite de tous les
héros costumés vient appuyer cette thèse. Là où dans les séries classiques, la personnalité se résume à
un costume (il y a ainsi eu plusieurs Batman, plusieurs Iron-Man dans l’histoire de ces séries), Moore
met en scène la victoire de l’alter-ego humain. Même Rorschach enlève son masque (son « visage »)
avant de mourir. L’autre alternative, la transformation en véritable Dieu, se trouve également illustrée
par le personnage du Dr Manhattan, redéfini en figure christique à l’issue de la série.

- 52 -
Le paradoxe du super-héros résolu, avec la fin de son hésitation entre l’humain et le divin (Watchmen n°12, 24-25)

- 53 -
Comme le remarque justement Richard Reynolds, la conclusion de Watchmen est d’ailleurs très
similaire à celle d’un autre récit scénarisé par Moore, et publié la même année : Whatever happened to
the man of tomorrow ?67 Dans ce « What if », Superman prend sa retraite, simple banlieusard marié à
Loïs Lane, après avoir été confronté pendant une petite cinquantaine de pages à ses adversaires les
plus classiques ou les plus fantaisistes. Là encore, la conclusion met donc en scène un épuisement du
genre et peut être lue comme un aspiration à la fin de celui-ci. Umberto Eco, dans son essai consacré à
Superman, nous fournit une interprétation possible de cette démarche, en soulignant qu’un des
mécanismes essentiels de la série est son refus de la temporalité.

Superman tient en tant que mythe uniquement si le lecteur perd le contrôle des rapports temporels et
renonce à les prendre pour base de raisonnement, s’abandonnant ainsi au flux incontrôlable des
histoires qui lui sont racontées en restant dans l’illusion du présent continu.68

Superman ne doit pas être immortel, faute de quoi il devient un dieu, et l’identification avec le
lecteur n’est plus possible. Cependant, il ne peut vieillir, sans quoi la série risque de s’arrêter ou de
s’effondrer sur elle-même, sous le poids des péripéties accumulées. En effet, si Superman a une
histoire, il est absurde que le monde ne se soit pas modifié pour réagir aux cataclysmes successifs
évités de justesse chaque mois. Comme la plupart des autres super-héros, il vit donc dans une sorte de
stase, un espace-temps perpétuellement réinitialisé, sauf lorsque les impératifs du scénario renvoient à
un moment précis de son passé. Dark Knight et Watchmen refusent tous deux cette convention, et
mettent en scène la fin du récit, la fin du héros masqué.

Conséquences

Pour compléter cette présentation de la spécificité des œuvres de Moore et Miller, il serait souhaitable
de consacrer quelques pages à un traitement similaire d’une série plus classique des années 80, à titre
d’étalon. Malheureusement, outre qu’il sortirait du cadre de ce mémoire, un tel travail tournerait
rapidement à vide. La complexité thématique de Watchmen et Dark Knight est en effet en décalage
complet avec la majorité de ce que le genre pouvait produire à l’époque. Alan Moore avait certes déjà
jeté les bases d’une telle refondation, dans des séries comme Marvelman/Miracleman (Eclipse
Comics) puis Swamp thing (DC), mais il s’agissait là de productions marginales du point de vue
commercial, et donc peu susceptibles d’avoir un impact sur le genre dans son acception la plus
populaire. Les bandes dessinées de super-héros avaient bien été le théâtre d’expérimentation graphique
(voir le travail d’éclatement de la page réalisé par Neal Adams) ou d’une complexification nette des

67
Alan Moore et Curt Swan, Whatever happened to the man of tomorrow? (New-York: DC Comics, 1986)
68
« Le mythe de Superman », De superman au surhomme, 149
- 54 -
récits (les interminables récits imbriqués des X-Men), voire des dispositifs servant à la restitution de
ceux-ci (Reynolds en donne plusieurs exemples), mais il ne s’agissait pas là de remises en cause
volontaires du modèle, du genre lui-même.
Nous pouvons dès lors revenir sur la définition de celui-ci donnée précédemment, et voir dans
quelle mesure celle-ci est remise en question ou clarifiée par ces deux séries. Watchmen est
particulièrement exploitable dans cette optique, avec son jeu d’opposition constante entre les codes
identifiables des super-héros (surnoms, costumes, gadgets…) et un traitement à la fois « réaliste » et
intellectualisé des implications de ceux-ci. De manière similaire, l’imagerie de Dark Knight permet
immédiatement de l’identifier comme appartenant au genre, même si celui-ci ressort profondément
altéré du traitement qui lui est infligé au fil des quatre volumes. Ce paradoxe apparent illustre bien la
nécessité de revenir sur notre définition, et ses sept points de références. Il est désormais plus
profitable de distinguer entre les caractéristiques qui permettent d’identifier une œuvre comme
appartenant au genre, et celles qui relèvent du fonctionnement interne de celui-ci. Dans son traitement
des genres au cinéma, le sémiologue Rick Altman propose une organisation inspirée de celle de
Todorov à propos du fantastique, et qui nous semble transposable à notre sujet : le distinguo entre
éléments sémantiques et syntactiques69. Les premiers rassemblent aussi bien le contenu iconique que
les clichés et lieux communs associés au genre, tandis que l’organisation syntactique décrit l’usage qui
en est fait à l’intérieur des récits. Cette répartition a l’avantage de permettre une description plus fine
des variations pouvant survenir à l’intérieur du genre ou encore une comparaison avec des formes
narratives proches. Il faut préciser toutefois que cette approche « linguistique », est un outil, une grille
d’analyse, et ne représente pas à nos yeux la vérité du genre dans sa totalité, notamment en raison de la
rigidité de l’articulation qu’elle propose.
En reprenant nos sept points, nous pouvons en distinguer quatre qui relèvent du sémantisme du
genre, et permettent son identification immédiate. Ils ne sont pas inaltérables, mais toute modification
peut conduire à remettre en question l’appartenance d’une œuvre donnée à la classe qui nous intéresse.

- Identité visuelle clairement marquée


- Nature extraordinaire du héros contrastée avec la banalité de ce qui l’entoure
- Nom ou surnom marquant le distinguo avec les simples protagonistes
- Science et magie interchangeables

Et trois autres qui relèvent plus d’un fonctionnement interne, plus susceptible d’être remis en
cause. La question de leur obsolescence se pose dès 1986, et ne fait que se renforcer par la suite :

- Héros en marge de la société

69
Rick Altman, Film/Genre (Londres : BFI publishing, 1999) cité dans J.P Telote, Science fiction film,
(Cambridge: Cambridge University Press, 2001)
- 55 -
- Dévotion envers la justice plus encore qu’envers la loi
- Alter-ego du héros, au comportement marqué par certains tabous, qui renforce la
dichotomie entre l’ordinaire et le surhumain

Un des intérêts de cette classification est qu’elle nous permet de mieux cerner les domaines sur
lesquels s’exercent les volontés réformistes tant dans Dark Knight que dans Watchmen. Le Batman
réinventé par Miller s’appuie en effet largement sur un glissement sémantique : des signes connus sont
altérés, et perdent dès lors leur caractère d’évidence, élargissant le vocabulaire même du genre par des
emprunts à d’autres formes d’expression. On l’a dit, le travail de Moore et Gibbons est quant à lui
moins visuel, posant les signes sous leur forme canonique pour faire de ceux-ci le sujet même de
l’œuvre, remplaçant donc une syntaxe moraliste et stéréotypée par un discours visant à une véritable
déconstruction du genre, voire du médium. A elles deux, ces séries posent donc les bases d’une
rénovation de tous les aspects des récits super-héroïques.

- 56 -
Repères méthodologiques et constitution du corpus

Bilan des données disponibles

Au fil de la présentation qui vient de s’achever, nous avons eu l’occasion de mentionner un certain
nombre d’ouvrages théoriques visant à analyser et expliquer le fonctionnement du genre ou de
quelques-uns de ses aspects. Aucun de ces travaux n’est irréprochable sur un plan méthodologique. La
tentative de synthèse menée par Richard Reynolds, Super heroes, A Modern Mythology, à laquelle
nous avons emprunté nombre d’approches, souffre par exemple d’une prise en compte défaillante des
interactions entre le médium employé et les thèmes traités. S’il se livre, fort justement, à l’analyse de
planches précises (sans toutefois détailler la méthode l’ayant poussé à les choisir), il se désintéresse de
manière frappante de la nature graphique, «iconique », des personnages dont il traite. Quant à l’essai
de Eco, « Le mythe de Superman », notre autre source majeure, il sacrifie en partie l’étude de son sujet
nominal pour fournir un commentaire plus global sur la culture de masse, et constitue donc un cadre
théorique assez lâche. En outre ces deux textes négligent dans leur approche la très grande plasticité
du genre, que nous avons tenté de mettre en valeur au cours de notre survol historique, et dont
l’évolution de Superman reste l’emblème. Cette optique les conduit à oublier les repérages
chronologiques pourtant fondamentaux pour un traitement du sujet qui nous occupe. Néanmoins, nous
l’avons vu qu’au prix de quelques ajustements, les analyses de Reynolds offrent une perspective
cohérente sur le fonctionnement de certains aspects cruciaux du genre super-héroïque.
Par ailleurs, il faut s’interroger sur le bien-fondé du consensus sur la chronologie de la bande
dessinée super-héroïque, et sur les liens que cette histoire « officielle » entretient avec les visées
commerciales des grands éditeurs (voir à ce sujet notre discussion sur le choix de Superman comme
origine du genre). La difficulté d’accès aux documents authentiques, des fascicules volontairement
conçus comme éphémères, pousse en effet nombre d’auteurs à s’appuyer sur des analyses historiques
de seconde main. Le présent essai ne fait d’ailleurs pas exception, puisque l’élaboration d’une
chronologie révisée, à partir de l’étude des documents originaux, dépasserait très largement le cadre de
notre recherche. C’est donc avec vigilance et certaines réserves que nous considèrerons le genre super-
héroïque comme ayant été raisonnablement bien compris et décrit, et ce jusqu’à Dark Knight Returns
ou Watchmen. Il apparaît que la connaissance intime du genre que possèdent Alan Moore ou Frank
Miller, et qui leur permit de remettre en question certains de ses fondements, a été intégrée par les
critiques et exégètes après leur formulation dans les deux œuvres phares de 198670. La compréhension
des super-héros repose donc sur un double socle : une chronologie attestée (dans les limites énoncées
70
L’ouvrage de Reynolds présente de nombreuses occurrences de cette exploration « à rebours »
- 57 -
plus haut) et un répertoire de thèmes majeurs, dont les travaux de Moore et Miller fournissent un
inventaire exploitable.
Un mot est nécessaire sur les interprétations sociologiques ou politiques du genre. Celles-ci ne
paraissent s’accorder que sur deux points : le rôle de la notion d’identité secrète, qui permet à chaque
lecteur de se projeter dans son héros favori, et la fonction de Superman en tant que symbole de la
puissance américaine. Dans le livre qui fait suite à Understanding Comics, son essai original, Scott
McCloud note d’ailleurs avec raison que la plupart des études visant à délimiter le contenu politique
des bandes dessinées (« les super-héros, métaphore fasciste », un sujet devenu caricatural71)
considèrent celles-ci comme des « textes », omettant de prendre en considération les spécificités du
médium ou même l’existence d’un auteur. La raison pour laquelle nous ne nous sommes pas fait
l’écho de ces prises de positions dans les pages qui précèdent est qu’une telle lecture contredit le
postulat fondamental de la présente recherche. Pour citer un des auteurs les plus présents en ces
pages, Frank Miller :

Anyone who really believes that a story about a guy who wears a cape and punches out criminals is a
presentation of a political viewpoint, and a presentation of a program for how we should live our lives
under a political system, is living in a dream world.72

Bien sûr, cela ne signifie pas que les bandes dessinées, et celles de super-héros en particulier,
sont dépourvues de signification sur un plan politique. Cependant, à de très rares exceptions près (Mr
A de Ditko, une des inspirations pour le Rorschach de Watchmen vient à l’esprit), ce message ne fait
pas partie du programme de l’œuvre, au moins depuis la renaissance du genre dans les années 50. Les
récits de super-héros peuvent bien entendus contenir des commentaires et observations sur leur
époque, mais leur nature consensuelle et la jeunesse du lectorat visé désamorcent toute prise de
position radicale. En d’autres termes, leur statut de produit de la culture de masse les pousse à la
promotion du statu quo, à un certain conservatisme, mais sans que ce positionnement soit inhérent aux
textes eux-mêmes, dans la grande majorité des cas. Même ces personnages ouvertement nationalistes
que sont Captain America ou Superman ont été singulièrement « neutralisés » par rapport à leur
incarnation des années 40, et si le message de propagande patriotique n’a pas disparu de leur
fonctionnement, il a cessé d’être omniprésent. La bande dessinée, même de genre, naît d’une tension
entre l’expression personnelle, artistique, d’un auteur et un ensemble de contraintes, liées à des codes
préétablis, à des objectifs financiers ou, pourquoi pas, politiques. Elle n’est pas réductible à ce dernier
aspect. L’étude de Watchmen et de Dark Knight Returns à laquelle nous nous sommes longuement
livrés avait d’ailleurs précisément pour but de montrer que le genre super-héroïque pouvait produire
des œuvres ne relevant pas seulement de l’exploitation mécanique de goûts identifiés chez les lecteurs.
Ces deux bandes-dessinées nous renvoient bien au critère de validité d’une œuvre d’art, tel que décrit
par Eco :
71
Scott McCloud, Reinventing Comics (New York: HarperCollins, 2000) 94
72
« Batman and the Twilight of the Idols: An Interview with Frank Miller », op. cit.
- 58 -
Une forme est esthétiquement valable […] dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise
selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances sans
jamais cesser d’être elle-même.73

Il est bien sûr possible de ne les considérer que comme des exceptions, mais leur existence
même incite à se poser la question du statut des autres productions appartenant au genre.

Du bon usage des bornes

Scott McCloud est certes fondé à ironiser sur la multiplication des travaux simplistes concernant les
super-héros, mais il n’oublie pas pour autant que cette multiplication n’est que le symptôme d’un
intérêt plutôt flatteur pour le genre. On pourrait gloser sur la multiplication des adaptations filmiques
récentes (X-men 1 et 2, Blade 1 et 2, Spider-man…) ou sur l’intégration de l’imagerie du genre dans
certaines manifestations artistiques pour démontrer à l’envie que les super-héros sont aujourd’hui la
cible d’un intérêt tout particulier pour les exégètes de la culture populaire. Comment, dans ces
conditions, expliquer l’absence quasi-totale de perspective critique sur la période qui nous occupe ?
Si Watchmen et Dark Knight représentent bien, de l’avis unanime, des réussites du genre, ils
semblent surtout constituer la borne temporelle au-delà de laquelle les investigations ne se sont pas
étendues. Quelques exemples sont sans doute nécessaires pour illustrer cette tendance. On peut
comprendre que Richard Reynolds choisisse d’arrêter son étude en 1986 (à la conclusion près), même
si son ouvrage paraît en 1992. Il est plus surprenant que le catalogue de l’exposition « Héros
populaires », pourtant édité en 2001, s’arrête lui aussi à la publication des œuvres de Moore et Miller
en ce qui concerne les super-héros74. Que dire alors de cet article de Sight and Sound, en avril 200275,
consacré aux adaptations filmiques des justiciers masqués, et qui consacre à peine un paragraphe aux
séries parues après 1986, contre une pleine page (sur trois au total) pour Watchmen ? Il s’agit bien sûr
là de perceptions du genre de l’extérieur, puisque les revues dédiées tendent à suivre le mouvement
impulsé par les éditeurs, avec une remise à jour constante des centres d’intérêts, et une atrophie des
perspectives analytiques ou historiques76.
Plusieurs hypothèses permettent de rendre compte du blocage constaté. La première est le temps
de latence entre découverte critique (l’ouvrage de Reynolds) et prise de conscience par le grand public.
L’explication n’est pas dénuée de pertinence, mais le décalage constaté semble trop important pour
qu’elle soit suffisante. Une alternative serait de supposer que Watchmen et Dark Knight, représentant

73
Umberto Eco, L’œuvre ouverte (Paris : Le Seuil, 1965) 17
74
Thierry Groensteen, « Le héros dans la bande dessinée » dans le catalogue de l’exposition « Héros
populaires », Musée national des Arts et Traditions (2001), 148
75
David Thompson, « The Spider Stratagem », Sight and Sound (Avril 2002), 24-26
76
Scarce, en France, fait figure d’exception, mais sa diffusion est confidentielle. Aux Etats-Unis, les revues
critiques comme le Comics journal n’accordent volontairement qu’une attention réduite aux super-héros.
- 59 -
des aboutissements dans le genre, éclipsent toutes les tentatives ultérieures de production d’œuvres de
qualité dans un cadre similaire. On peut toutefois raisonnablement douter de la force d’un tel
consensus, particulièrement au vu des évolutions techniques ayant eu lieu dans le genre au début des
années 90, qui ont conduit à une amélioration de la qualité graphique globale des publications du
genre. Une tel progrès devrait logiquement permettre un accès plus facile à ces oeuvres, en supprimant
les couleurs primaires, souvent facteur de rejet immédiat (le premier contact avec Watchmen en
atteste). Enfin, la troisième hypothèse est celle que nous retiendrons : la période ayant suivi la
publication des deux séries a été le théâtre d’un jeu complexe d’actions-réactions successives ; cette
complexité rendant difficile toute approche globalisante, aucun véritable consensus critique n’a pu
émerger.
Ainsi, le choix de se focaliser sur la quinzaine d’années de 1986 à 2001 se trouve-t-il
doublement justifié. La période est en effet peu étudiée, globalement mal connue, en contraste notable
avec sa richesse et sa diversité. Watchmen et Dark Knight se terminent sur une image commune : le
super-héros ayant abandonné son costume, prêt à aborder un nouveau monde. Les tentatives
d’ajustements à cette conclusion lapidaire fournissent l’impulsion à une série de remises en causes
plus ou moins radicales du genre, qui s’attachent successivement à ses différents mécanismes. Cette
exploration des frontières permet bien sûr de percevoir en creux les éléments réellement constitutifs de
ce que peuvent être les bandes-dessinées de super-héros, éléments dont l’identification sera un de nos
champs d’études privilégiés.

La question structurelle

Cependant, plutôt que d’anticiper sur les résultats du travail à mener, il convient de se demander quelle
structure adopter pour rendre compte de cette période, qui ne s’est pas révélée imperméable à la
critique sans raison. Sa caractéristique la plus notable est sans doute son extrême fragmentation. Au
cours de notre perspective historique, il était possible de traiter d’intervalles relativement longs (une
dizaine ou quinzaine d’années) comme des blocs homogènes, sans verser pour autant dans une
approximation dommageable, mais cette méthode d’analyse n’est plus applicable pour la période qui
nous occupe. Au cours de celle-ci, il est possible d’identifier au moins cinq grandes tendances,
correspondant au développement d’une approche spécifique du médium ou du genre. A l’exception de
la période suivant immédiatement 1986, au cours de laquelle deux courants contradictoires
coexistent77, ces différents moments se chevauchent assez peu, et dessinent au contraire une succession
d’unités distinctes, de trois ou quatre ans chacune. Les mutations du genre s’inscrivent donc sur un axe
chronologique, lequel apparaît dès lors comme une structure appropriée pour tenter une analyse de ces
évolutions et de leur signification. Une des conséquences de ce choix est de nous pousser à nous
77
Cf. chapitre 2
- 60 -
interroger sur la nature des articulations entre deux segments temporels. Ceci devrait alors nous
permettre de mesurer le degré d’indépendance artistique dont peuvent disposer les auteurs et
dessinateurs vis-à-vis des impératifs commerciaux, puis d’évaluer la place qu’occupent les bandes
dessinées de super héros sur l’axe allant de l’œuvre d’art au produit de consommation. S’il est
nécessaire de se souvenir que l’édition des comics répond avant tout à des considérations financières,
l’effondrement du marché constaté au milieu des années 90, sur laquelle nous reviendrons
longuement, décrédibilise un modèle qui ne concevrait l’activité du secteur que comme une réponse
standardisée aux attentes du public.
Bien entendu, l’étude de ces articulations ne prend son sens que si elle s’accompagne d’une
analyse plus précise des périodes préalablement isolées et sur les facteurs permettant de les
singulariser. La signification des options graphiques ou scénaristiques choisies, sur le type de lectorat
visé, sur le rôle des influences extérieures, la pertinence des œuvres produites, leur rapport au genre et
leur succès public… autant de composantes qui nécessiteront une recherche approfondie. C’est de
cette étude de cas que nous pourrons tirer des enseignements plus généraux sur la nature du genre et
son fonctionnement.

Du continu au discret

La principale difficulté de la méthode exposée ci-dessus est qu’elle traite les différentes constituantes
de la période choisie comme des unités homogènes ; un modèle simplifié à outrance, nécessaire pour
une approche synthétique des sujets qui nous intéressent, mais impossible à appliquer directement.
Ainsi, un premier obstacle naît du fait qu’au sein des intervalles que nous avons isolés, notre
objet d’étude n’est pas monolithique, mais constitué d’un ensemble de séries indépendantes. A ceci
s’ajoute un problème plus pragmatique : une connaissance précise de l’ensemble de ces séries s’avère
impossible en raison de leur foisonnement. Pour un personnage comme Superman, de 1987 à 1991, il
serait ainsi nécessaire de rendre compte de plus de 200 numéros de 32 pages chacun, et ce à condition
de se cantonner aux parutions régulières. Le volume considéré peut paraître raisonnable (6000 pages, à
peine une vingtaine de Watchmen) mais ne prend son sens que si l’on considère que la production
super-héroïque représente environ cinquante titres par mois78. Une étude exhaustive n’est donc pas
envisageable, et doit céder le pas à une attitude hypothético-déductive. La formulation d’hypothèses
généralisantes a priori, tenues pour vraies jusqu’à ce qu’un exemple concret vienne les contredire, est
l’unique option ouverte à la recherche, en dépit des interprétations erronées qu’elle peut susciter.
Une autre contrainte de taille est inhérente au caractère éphémère des parutions étudiées : la
plupart cessent d’être disponibles quelques semaines après leur parution. Certaines peuvent être

78
Estimation basée sur un index officieux des publications tous éditeurs confondus, pour novembre 2002. « The
New Comic Book Release List », http://www.comiclist.com
- 61 -
réunies sous forme de fascicules reliés à couverture papier (« trade paperbacks »), mais cela ne
concerne que les séries les plus prestigieuses. Même pour une période relativement récente, la majeure
partie de la production du genre disparaît rapidement de l’horizon critique potentiel. Ajoutons qu’il
serait vain d’essayer de reconstituer une série à partir d’un numéro isolé. Si Eco affirme dans son essai
qu’un même schéma itératif imprègne tous les épisodes de Superman et constitue même l’essence de
la série79, il n’en est pas moins vrai que le personnage de l’ « homme d’acier » et le monde qui
l’entoure ne sont pleinement compréhensibles qu’à partir d’un nombre conséquent d’épisodes,
précisément en raison du peu de contenu informatif de chaque segment.
Le caractère éphémère des comic books est donc un facteur difficilement négligeable au
moment de définir un corpus représentatif. Sauf heureuse coïncidence, le chercheur n’a accès qu’à des
parutions ayant connu un succès public important, avec de plus une sur-représentation des « mini-
séries », c’est à dire ces titres comme Watchmen, situés en dehors de la continuité générale de
l’univers de l’éditeur, et formant une histoire complète étalée sur quelques numéros. Ces dernières
sont en effet conçues dès l’origine comme plus prestigieuses, et se prêtent facilement à une édition en
album, sur le modèle européen. Cette sur-représentation n’est pas sans conséquence pour notre étude,
et nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur les différences fondamentales entre « mini-
séries » et publications mensuelles régulières au cours du Chapitre 3.
Quant à l’éventuel problème que pourrait constituer la corrélation entre succès et accessibilité, il
oriente notre recherche sans pour autant l’entraver. Celle-ci se trouve de fait ramenée à une étude du
genre tel qu’il est perçu par le grand public ou les organes critiques spécialisés, et non pas dans ses
incarnations les plus marginales, potentiellement plus riches mais certainement moins significatives.
Comme nous l’avons vu précédemment, Watchmen inspira un renouveau du genre non pas parce qu’il
s’agissait de la première série à tenter de déconstruire les super-héros, mais bien parce qu’elle fut
publiée par DC et parce que son succès public fut (et reste) considérable.

79
De Superman au surhomme, 138
- 62 -
Sélection des œuvres individuelles

En sus des problèmes énoncés jusqu’ici, il faut ajouter que la bande dessinée, comme la plupart des
œuvres littéraires, se prête mal à la généralisation. Dans son Système de la bande dessinée, déjà cité à
plusieurs reprises, Thierry Groensteen, démontre ainsi que l’unité structurelle d’une bande dessinée est
au minimum la planche et dans la plupart des cas l’album entier (la construction de Watchmen est un
argument de poids en faveur de cette thèse). De ce fait, s’il est tentant de multiplier les sources pour
illustrer les différents aspects d’une période donnée, il est beaucoup plus fructueux d’un point de vue
théorique de se focaliser sur un nombre réduit d’œuvres, desquelles seront extraites toutes les citations
requises. La multiplication d’extraits d’une série donnée devrait en effet permettre de reconstituer dans
une certaine mesure la spécificité de l’œuvre choisie, sans réduire nos exemples à des signifiants
dépareillés. Ce principe général n’interdit pas le recours à un corpus plus vaste lorsque celui-ci est
nécessaire, mais pose pour principe la réduction maximale du nombre de sources, afin de parvenir à
une compréhension satisfaisante de celles-ci.
Concrètement, cela signifie que nous choisirons, pour chaque segment temporel, une œuvre de
référence, dont l’étude détaillée servira de base pour l’identification des thèmes prédominants de la
période en question.
Les critères que nous retiendrons pour le choix des bandes-dessinées seront les suivants :
- succès durable, attesté par la disponibilité actuelle80
- reconnaissance critique dans les revues spécialisées
- influence sur des œuvres ultérieures
- rapport clairement revendiqué ou identifiable au genre des super-héros

A ceci, il faut ajouter un critère d’évaluation plus personnel, tenant à la représentativité de


l’œuvre par rapport aux tendances que nous identifions comme propres à chaque période. Nous
tenterons également de distinguer, lorsque c’est nécessaire, entre ce qui apparaît comme le programme
initial de l’œuvre et le résultat final offert au lecteur. On notera qu’il n’est pas ici question de la
« qualité » des séries considérées, mais bien de leur rôle dans le genre. Il faut toutefois admettre que la
subjectivité nécessaire à la quantification de ces différents paramètres tend à nous faire distinguer des
œuvres singulières et se prêtant à une analyse détaillée, dans les cas où un tel choix ne va pas à
l’encontre des principes énoncés.

80
Ce critère peut paraître discutable, puisqu’il introduit une notion de succès rétrospectif, et non au moment de la
parution. Malheureusement, cet expédient est rendu nécessaire par l’extrême difficulté d’obtention de chiffres de
vente fiables.
- 63 -
En tenant compte de ces critères, nous sommes amenés à retenir les bandes-dessinées
suivantes (les auteurs indiqués sont dans l’ordre dessinateur et scénariste), que nous détaillerons plus
longuement dans les chapitres et sous chapitres correspondants :

Marshal Law, Fear and Loathing, « mini-série » de Kevin O’Neill et Pat Mills (Epic, 1987-1988)
Arkham Asylum, de Dave Mc Kean et Grant Morrison (DC Comics, 1989)
Spawn, série régulière de Todd Mc Farlane (Image Comics, à partir de 1992)
Kingdom Come, « mini-série » de Alex Ross et Mark Waid (DC Comics, 1996)
The Authority, n°1 à 12, série régulière de Brian Hitch et Warren Ellis (Wildstorm Productions, 1999-
2000)

- 64 -
Chapitre 2 : L’héritage partagé (1986 – 1991)

- 65 -
Marshal Law et la piste violente

Il est difficile d’établir les limites de cette période, au cours de laquelle se font sentir les conséquences
des travaux de Moore et Miller. La publication de Watchmen s’achève en novembre 1987, fournissant
un point de départ cohérent mais peu enthousiasmant. Peu enthousiasmant, en effet, puisque The Dark
Knight Returns était alors disponible depuis près d’un an et avait indiqué d’emblée une direction au
mouvement de rénovation du genre. Les temps de fabrication étant finalement assez court dans
l’industrie des comics, ces quelques mois laissèrent donc le temps aux éditeurs de mettre en chantier
des séries marchant dans les traces de ces deux succès. Bien évidemment, l’ironie essentielle amenée
par le dénouement de Watchmen ne pouvait être prise en compte dans ces calculs éditoriaux effectués
en urgence.

Grim and gritty

Un des tabous les mieux enracinés dans les séries super-héroïques classiques concernait le rapport à la
mort. Si certains personnages pouvaient décéder au cours de leurs aventures (Jean Grey dans X-Men,
pour un exemple célèbre) il s’agissait toujours d’évènements extraordinaires, destinés à marquer
profondément une série, sinon à la conclure. Les résurrections n’étaient d’ailleurs pas rares, dans une
tradition fermement établie depuis Conan Doyle. On l’a vu, les adversaires des super-héros ne
diffèrent que superficiellement de ceux qu’ils combattent. Fort logiquement, ils se contentaient donc le
plus souvent d’agiter des menaces vides de sens ou de provoquer des catastrophes abstraites dont
aucun cadavre n’émergeait ; quelques exceptions existent là encore, mais il s’agit bien d’évènements
marquants dans les séries concernées (le meurtre de Gwen Stacy par le Bouffon vert dans Spider-man
continue ainsi à être commenté, plus de vingt ans après sa publication). Il n’était pas rare qu’un de ces
méchants succombe, mais toujours par le biais d’accidents malheureux, avec comme exemple
canonique l’effondrement du repère secret à partir duquel il espérait asservir le monde. Là encore, une
résurrection n’était pas à exclure, où à défaut une recréation indirecte (après la mort du Bouffon vert,
déjà mentionné, son fils reprendra ainsi le costume). L’hypocrisie est d’autant plus patente que le
décès d’un des personnages apparaît finalement comme la conséquence logique de l’emploi répété de
la violence, solution à laquelle recourent le plus souvent les justiciers en costumes. Du même coup, la
violence devient un acte banal, dépourvu de conséquences, et donc inefficace en tant que moteur
dramatique, un simple motif graphique. A l’instar de ce que constatait Barthes à propos du catch, « [le
public] se confie à la première vertu spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence ; ce
- 66 -
qui lui importe n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit. »81 Le combat ne pouvant avoir d’issue
définitive, il n’est plus qu’un passage obligé dans la plupart des séries. Rapidement, les prouesses
physiques et pugilistiques du héros en arrivent donc à passer au second plan, et celui-ci ne remporte la
victoire que par le biais de ce que Reynolds appelle le « dépassement » (« extra effort »82). Ce n’est
qu’en parvenant, par la force de sa volonté, à outrepasser ses limites physiques ou intellectuelles que le
héros affirme sa supériorité sur son adversaire.
Dans Dark Knight, Batman ne tue pas le Joker, contrairement à ce que croient les policiers. Le
tabou fondamental concernant la conduite du héros est donc respecté. Il n’est cependant pas difficile
de constater que le traitement de la violence ne suit pas le modèle décrit ci-dessus, et en vigueur dans
les principales séries jusqu’au milieu des années 80. Au contraire, Miller s’intéresse à cette violence, à
sa représentation, et en fait même un de ses sujets d’études.

There are seven working defenses from this position./ Three of them to disarm with minimal contact./
Three of them to kill./The other…/…hurts83

Pour illustrer cette thématisation, on peut revenir sur deux des moments clés de la « mini-
série » : les combats singuliers, entre Batman et le chef des mutants d’abord, puis entre Batman et
Superman lors du dernier volume. En apparence, on a bien là le respect de cette règle qui veut que les
problèmes les plus complexes puissent se régler à coups de poings. Néanmoins, une observation plus
attentive permet de constater que Miller construit en partie son récit sur une opposition entre les
attaques surprises et les véritables duels qui jalonnent le récit. On peut reconnaître là l’intérêt de
l’auteur pour le schéma narratif des histoires de samouraïs, déjà présent dans certaines des ses œuvres
précédentes84, mais il s’agit bien de faire de ces affrontements plus que de simples figures imposées.
Le duel reprend son sens par opposition aux affrontements de masse, créant de fait un système binaire
(dans lequel on pourrait même ajouter une troisième composante : la violence aveugle représentée par
la bombe atomique) qui informe le récit. Miller détourne même à son profit les règles du genre, dans le
quatrième volume, lors de l’affrontement entre Superman et Batman. Lorsque ce dernier est « tué », le
lecteur averti saisit immédiatement l’impossibilité du postulat, et identifie dès lors ce décès comme
une mise en scène, bien avant que le récit n’apporte cette information explicitement.
Watchmen n’est pas non plus avare de violence graphiquement explicite, puisque la série
s’ouvre sur une mare de sang, avant de narrer sur une double page une agression longuement détaillée,
durant laquelle l’hémoglobine n’est pas économisée. Cependant, plus que cet aspect visuel, c’est bien
sur un plan théorique que la rupture est nette. Rorschach est ainsi une brute dépourvue de remord, le
Comédien un violeur et un tueur (la plupart de ses victimes meurent « hors-champ », mais un meurtre

81
Roland Barthes, « Le monde où l’on catche », Mythologies (Paris : Le Seuil, 1957) 13
82
Super Heroes : A Modern Mythology, 41
83
The Dark Knight Returns, n°1, 30
84
En particulier I Am Wolverine, une mini série des X-Men, écrite par Chris Claremont (New York : Marvel
Comics, 1983)
- 67 -
au moins est avéré, celui de la Vietnamienne du chapitre 2). Quant à Ozymandias, il ne se contente pas
d’effectuer explicitement la synthèse entre les super-héros et leurs adversaires, c’est aussi un meurtrier
à grande échelle, toujours en vie et à la tête d’un empire commercial intact à l’issue à l’issue de la
série. Le récit contredit ainsi systématiquement la plupart des dispositions du Comics Code concernant
la représentation du crime85, mais aussi le tabou du meurtre qui en découlait. S’agissant de Watchmen,
on peut soupçonner cette violation des règles d’avoir été soigneusement planifiée, avec une surenchère
qu’il est tentant de lire comme ironique86. Cependant, l’intention sous-jacente importe moins ici que le
résultat offert aux lecteurs : violence et mort, qui avaient été confinées aux marges du genre durant de
nombreuses années, se voyaient réinstaurées en tant que thèmes légitimes.
Il est nécessaire de préciser que ni Watchmen ni Dark Knight ne constituaient les premières
tentatives de représentation de la violence au sein des bandes dessinées de super-héros. Le Punisher,
sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, était un bon exemple de personnage brutal et en marge de
la loi présent dans l’univers Marvel depuis les années 70. Le travail de Frank Miller sur Daredevil
s’était également accompagné d’une réévaluation de la place de la violence au sein d’un univers très
marqué par la culture japonaise. Il faudrait également citer des cas assez réguliers de hordes de
méchants anonymes décimés par certains héros, scènes dont l’impact se voyait considérablement
atténué par l’effet déréalisant et déshumanisant de leur costume ou de leur comportement.
L’importance du Comics Code avait décru depuis les années 70, avec les multiples bandes dessinées
horrifiques publiées par les grands éditeurs, et il est logique qu’une partie de cette liberté ait atteint les
franges du genre super-héroïque. Malgré tout, les exemples cités restent des cas relativement
marginaux, et surtout empreints d’une certaine timidité, d’une volonté de minimiser l’impact des
scènes représentées, loin du traitement frontal des deux mini-séries de 1986.

Judge Dredd et l’école anglaise

Avant d’être remarqué par DC Comics, Alan Moore fréquentait déjà la bande dessinée en Angleterre,
collaborant en particulier au magazine 2000 A.D. Celui-ci est à rapprocher du Métal Hurlant français
par sa date de création (en 1977, deux ans après le magazine français), mais aussi en raison de sa
volonté affichée d’offrir une représentation plus mure des grands thèmes de la science-fiction que les
magazines américains équivalents. Toutefois, là où Métal Hurlant inventait une nouvelle esthétique
pour le genre, inspirant notamment le mouvement cyberpunk87 ou la new-SF des années 80, 2000 A.D.
se focalisait plus sur une relecture sarcastique de l’imagerie traditionnelle, depuis les robots guerriers

85
Voir Annexe 1
86
Les allusions répétées aux E.C. Comics, principales victimes du Code, étayent cette hypothèse d’une
« transgression » calculée.
87
Blade Runner, de Ridley Scott (1982), un des jalons de l’esthétique cyberpunk doit ainsi beaucoup à The Long
Tomorrow, de Moebius et Dan O’Bannon, récit en bande dessinée publié à l’origine dans Métal Hurlant.
- 68 -
jusqu’aux extra-terrestres surpuissants, en passant bien sûr par les super-héros. Judge Dredd est sans
aucun doute le personnage le plus célèbre à avoir vu le jour au sein du magazine. Créé en dès la
première année du magazine par Grant Wagner et Pat Mills (Carlos Ezquerra est également crédité), il
s’agit d’une série de science-fiction située au sein d’une mégalopole tentaculaire, Megacity One, en
réalité New York reconstruite après une guerre nucléaire. Cette nouvelle société est régie par une force
armée dont les membres font à la fois office de forces de l’ordre, de juges et de bourreaux si besoin
est. Judge Dredd est l’un d’entre eux : le visage dissimulé en permanence derrière son casque, il
applique sans émotion les règles les plus absurdes et les plus cruelles, abattant par exemple un motard
pour un excès de vitesse. La série fonctionne essentiellement sur ce décalage entre le fanatisme de
Dredd vis-à-vis de sa fonction et le fait que les lois appliquées ne sont souvent que des versions
distordues ou exagérées de celles que nous connaissons.
La série entretient des liens étroits avec le
genre super-héroïque. Depuis le patronyme
« emblématique » du personnage, jusqu’à la
dissimulation de son visage, en passant par son
uniforme/costume, de nombreux signes distinctifs
y sont réemployés. Deux différences notables sont
à noter : l’arrière plan futuriste et la dévotion de
Dredd à la lettre de la loi plutôt qu’à la notion de
justice. Cependant, le premier point voit sa
pertinence entamée par le peu d’épaisseur de
l’arrière-plan en question, réinterprétation satirique
Judge Dredd par Kevin Walker
de la société contemporaine mêlée d’imagerie
science-fictionnelle éculée. Quant au deuxième aspect, il s’inscrit dans ce que nous avons décrit
comme les composantes syntactiques du genre, précisément celles qui sont remises en question en
1986. En d’autres termes, Judge Dredd, série initialement conçue comme une parodie largement
décalée du genre super-héroïque, peut être décrit comme une incarnation marginale de ce genre après
les rénovations de Moore ou Miller. On comprend aisément que ce rapprochement progressif ait attiré
l’attention des responsables éditoriaux américains. Le recrutement d’artistes issus de 2000 A.D. avait
en effet déjà jeté les bases d’une telle convergence, parfois en marge du Comics Code (un épisode de
Green Lantern scénarisé par Alan Moore et illustré par Kevin O’Neil avait ainsi été publié par DC
sans le sceau du Code), mais surtout, la revue anglaise présentait ce qu’auraient pu être les séries
américaines classiques, débarrassées de la tutelle du code et du souci de viser un jeune public. Or,
c’est précisément cette direction que DC et Marvel commençaient à explorer au milieu des années 80.
Judge Dredd devint donc, pour un temps, un des modèles adoptés par l’industrie américaine du comic-
book. Marshall Law, que nous allons étudier, est un des plus flagrants de ces emprunts, mais peut
également servir de symbole d’une certaine tendance des bandes dessinées de super-héros après 1986.
- 69 -
Marshall Law (Epic, 1987-89)

Présentation
Marshal Law est une série dessinée par Kevin O’Neill, sur un scénario de Pat Mills (un des créateurs
de Judge Dredd). Le personnage apparaît pour la première fois dans la mini-série Fear and Loathing
publiée de 1987 à 1989 par Epic, la ligne adulte de Marvel Comics, et il connaîtra par la suite de
nombreuses aventures, sous la bannière de divers éditeurs.
Le cadre des différents récits mettant en scène le personnage est atypique dans l’univers super-
héroïque en ceci qu’il représente un futur relativement lointain, 2020, tout en abandonnant New York
pour San Francisco (renommée San Futuro pour l’occasion). La ville a été dévastée par un
tremblement de terre, et est devenu un champ de batailles pour les innombrables super-héros qui y
résident. Ceux-ci sont apparus après qu’une guerre américano-soviétique en Amérique du Sud a
occasionné la création d’armées de surhommes, initiant un programme de recrutement et de formation
qui ne s’est pas interrompu depuis lors. Marshal Law est un policier masqué, lui-même doté de super-
pouvoirs, dont le rôle est de mettre fin aux débordements de certains de ses confrères désœuvrés, en
employant la manière forte si nécessaire. Par ailleurs, le Marshal possède une identité secrète, celle de
Joe Gilmore, ouvrier au chômage.
Au cours des six épisodes (32 pages chacun) de la mini-série Fear and Loathing, Marshal Law
enquête sur les activités d’un tueur en série qui se fait appeler le Marchand de sable (Sleepman) ou
encore Bactérie, et s’attaque uniquement aux femmes portant le costume de Céleste. Celle-ci est une
super-héroïne, fiancée médiatique du héros de l’Amérique triomphante, le Super Patriote (Public
Spirit). Les soupçons du Marshal se tournent vers ce dernier lorsqu’il apprend que sa fiancée
précédente, Virago, a disparu mystérieusement quelques années auparavant, probablement enceinte. Il
s’avère finalement que le tueur n’est autre que le fils caché du Super Patriote et de Virago. Celle-ci
avait été laissée pour morte par son amant, alors qu’elle portait son enfant. Quelques années de
conditionnement plus tard, ce fils était prêt à se venger. Lorsque la vérité éclate, le Super Patriote finit
par tuer effectivement Virago, après une violente dispute. Bactérie intervient, affronte son père, mais
se rend lorsque Marshal Law entre en scène à son tour, heureux de se faire exécuter en sachant que le
meurtrier de sa mère est condamné. Le dernier volume de la série est consacré à l’affrontement entre le
Super Patriote et le Marshal, entrecoupé de repères biographiques sur chacun d’entre eux et
accompagné d’une pseudo-analyse universitaire sur le rôle sociologique joué par les super-héros.
Alors que le combat est indécis, une balle tirée par un sniper du gouvernement abat le Super Patriote,
devenu gênant. La conclusion annonce la fin de l’ère du héros au profit de celle de l’anti-héros.

- 70 -
Un détournement provocateur de l’imagerie du genre

Fear and Loathing s’élabore autour d’une volonté de renverser les valeurs en vigueur dans le
système super-héroïque classique. Ainsi, le principal adversaire du Marshal, le Super Patriote, n’est
autre qu’une version à peine déguisée de Superman, devenu pour l’occasion un meurtrier. Le récit met
également en scène un clone de Batman, arrêté pour exhibition en plein vol, ainsi que des sosies de
nombreux héros classiques.
Le Marshal est essentiellement un
personnage négatif. Son costume (voir
illustration ML 1) permet de l’identifier
immédiatement comme un super-héros, de par
la juxtaposition de couleurs vives et une
conception générale ne renvoyant à aucune
nécessité pratique. Une attention plus soutenue
permet cependant de relever de nombreux
détails violant certaines règles essentielles en
matière d’apparence. L’inscription « Fear and
Loathing » (allusion à Hunter Thompson ?) sur
son buste est ainsi remarquable en ceci qu’elle
contrarie la règle de lisibilité immédiate des
costumes et induit d’emblée une distance entre
le héros et le lecteur. L’usage d’armes à feu est
également une nouveauté, puisque celles-ci
étaient jusqu’alors réservées aux hommes de
main des adversaires, les héros préférant leurs
poings/super pouvoirs ou éventuellement les
armes blanches. Cependant, c’est surtout
ML 1 – Marshal Law n°1, 32 l’origine clairement sado-masochiste de ce
costume qui étonne, les barbelés à même la peau y côtoyant un ensemble de cuir moulant bardé de
fermetures éclairs. Là encore, l’inversion est flagrante : le héros ne cherche plus à faire le bien autour
de lui, mais à se faire du mal à lui-même.
Ce système d’inversion se manifeste également dans la description des « méchants » du récit.
La plupart du temps, il s’agit de héros positifs ou neutres, qui se révèlent violents et corrompus. Au
cours du deuxième tome, cependant, Bactérie organise l’évasion de criminels officiellement reconnus
comme tels. Trois d’entre eux reçoivent une attention particulière : « Hitler Hernandez », un autre
clone de Superman, dont le costume est une réplique de celui du Super Patriote, « le Traître », qui
annonce le rôle que jouera l’adjoint de Marshal Law, et enfin « Sadomaso », qu’il est difficile de ne
pas rapprocher du personnage principal de la série. L’évasion est contenue en quelques pages de
- 71 -
combats, sans servir d’autre fin dramatique que de souligner l’ambiguïté des personnages principaux
du récit. Si le procédé renvoie à l’interchangeabilité entre les héros et leurs adversaires déjà soulignée
en particulier dans Dark Knight, sa portée est ici limitée par le typage excessif des protagonistes, là où
les recherches précédentes s’étaient au contraire efforcées de doter les personnages d’une psychologie
convaincante. On opposera ainsi le chapitre entier de Watchmen dédié à Rorschach et le simple
paragraphe au cours duquel Sadomaso est décrit comme un « paranoïaque, schizophrène » animées par
de « profondes tendances sadomasochistes dues à l’absence de perceptions normales de la douleur »88.
A une construction romanesque visant à élaborer patiemment un personnage convaincant répond une
formule lapidaire, dans laquelle conclusion et démonstration se confondent.
Pour revenir au personnage principal de la série, il serait possible d’objecter que ses
ressemblances avec Judge Dredd diminuent sa spécificité, et par la même l’importance de l’écart qu’il
représente par rapport à la norme super-héroïque. Cependant, les constatations qui précèdent
s’appuient essentiellement sur le fait que contrairement à Judge Dredd, Marshal Law est une série
explicitement ancrée dans l’univers super-héroïque. Ce changement de contexte modifie la
signification des caractéristiques communes aux deux personnages, et impose de considérer la série
comme une œuvre à part, ayant un fonctionnement distinct de celle qui lui a servi de modèle. Le
scénario de la mini-série confirme d’ailleurs l’ampleur de ce décalage. Un récit typique de Judge
Dredd prend en effet soit la forme d’une anecdote de quelques pages, soit celui d’une aventure
classique, avec son alternance d’enquêtes, de scènes d’actions et d’éléments chargés de renforcer
l’ambiance générale de la série. Le résumé de Fear and Loathing permet d’entrevoir un
fonctionnement très différent, composé de coups de théâtre successifs et de révélations tenant
beaucoup à la dramaturgie du soap opera. Cette construction est elle aussi à relier à la reprise générale
des codes super-héroïques, puisqu’elle permet de simuler le fonctionnement d’une série
feuilletonesque au sein d’un récit fini. La référence est ici la série la plus populaire des années 80, les
X-Men de Marvel, au sein de laquelle le scénariste Chris Claremont s’était fait une spécialité
d’introduire des développements interminables, concernant en particulier la filiation des différents
personnages.

La question de la représentation

Le mode de représentation n’est pas, dans la bande dessinée, dissociable des partis pris narratifs.
En dehors du cas rare des dessinateurs s’essayant à un style « réaliste », les choix graphiques effectués
correspondent en effet à une subjectivation de la réalité qu’il est tentant d’attribuer à une instance
narrative particulière. Nous avons ainsi montré que dans Watchmen, de nombreux choix esthétiques
renvoyaient directement à la vision du monde du Dr Manhattan, et ce même dans des scènes où il ne
jouait pas le rôle de focaliseur.

88
Marshal Law n°2, 25
- 72 -
Marshal Law repose cette question de la responsabilité des choix graphiques, mais là où la série
de Moore et Gibbons se caractérisait avant tout
par son découpage, c’est ici le trait et les
coloris de O’Neill qui suscitent l’interrogation.
Il faut tout d’abord préciser que ces
considérations reposent sur le postulat qu’il
s’agit bien là de choix graphiques, et non de
l’expression des limitations techniques du
dessinateur, hypothèse que confirme le reste de
la production de O’Neill. Dès la couverture du
premier numéro (illustration ML 2), son
graphisme revendique une certaine « laideur »
très travaillée, une technique qui refuse d’être
agréable à l’œil du lecteur. Les traits anguleux
du personnage, une palette composée
uniquement de couleurs délavées, salies :
autant d’éléments qui composent une
esthétique agressive, à l’unisson de la posture
du Marshal. Pour mesurer l’importance d’un
tel parti pris, il faut remonter à l’origine de
l’aspect graphique des super-héros : une
ML 2 – Une couverture en forme de programme
combinaison de couleurs et de formes
permettant d’exalter le dynamisme de l’action tout en attirant l’œil des lecteurs potentiels. Ici, la cape
est trouée, inutile, et est accrochée au tube d’un bazooka.
L’effet recherché est donc clairement de prendre le contre-pied des attentes graphiques du
lecteur, ce qui n’a de sens qu’à condition d’espérer que ce choix suscite en retour une connivence sur
un plan intellectuel. En inscrivant le nom du héros dans la silhouette simplifiée d’un pistolet, lui-même
aux couleurs du drapeau américain, O’Neill définit un programme clair pour la série, une focalisation
sur ce qui constitue l’Amérique, sur la violence, sur le fascisme. Le personnage du Marshal apparaît
alors à la fois comme l’objet et l’instrument de ce questionnement, qui vise à traiter les comics de
super-héros dans leur ensemble. Le masque et la cape sont ici censés être des éléments de la dépouille
d’un adversaire du Marshal, mais peuvent également être lus comme indiquant un dépouillement du
personnage lui-même. Sous ces deux instruments de dissimulation se révèle un être sinistre et bardé
d’insignes fascisants. Cette inscription d’un programme critique au niveau de la représentation semble
fournir une réponse à notre interrogation initiale au sujet de la focalisation du récit. Le point de vue
adopté étant celui d’une instance narratrice détachée des personnages et se servant d’eux pour fournir
un commentaire, la logique voudrait que la focalisation du récit reste à un niveau zéro, sous la
- 73 -
responsabilité du narrateur qui ne cherche pas à dissimuler sa subjectivité. Cependant, de manière
surprenante, ce parti pris est loin d’être maintenu au cours de la série, ce qui introduit par contrecoup
une certaine ambiguïté quant à ses objectifs.
Les premières planches de la série (illustration ML 3, page suivante) s’inscrivent dans la même
logique de représentation détachée que la couverture. L’action est en effet découpée de manière
clairement cinématographique (respect de la règle des 180°, exploration du décor…), avec un
commentaire en bas de page qui suggère l’utilisation d’une voix off, effet encore renforcé par
l’utilisation de guillemets. Le format des vignettes, en rectangles allongés, et l’utilisation d’une
atypique « gouttière »89 noire qui renvoie à la bordure d’un film déroulé, renforcent considérablement
l’analogie. Ce rapprochement avec le cinéma produit alors mécaniquement une impression
d’objectivité, puisque l’on sait que le médium favorise l’effacement de l’instance narrative90, d’autant
que le commentaire/voix-off se présente ici comme une analyse historique. Il y a donc bien une mise à
distance de l’expérience qui nous est relatée : la focalisation est imputable à un narrateur absent, extra-
diégétique.
Cependant, quelques pages plus tard, le récit se voit attribué pour un bref instant un autre
focaliseur, Navré le Presqu’homme, un super-héros raté qui tente d’échapper à une bande de tueurs.
Pendant une page91, il raconte son histoire en petits récitatifs92 aux bords irréguliers, tout en tentant de
fuir. Les cases sont alors des carrés parfaits, les gouttières sont blanches ; la gentillesse naïve du
personnage s’inscrit dans la structure de la page. Même le graphisme est moins rigide, avec des
couleurs un peu moins vives93. Cette interaction entre la nature de ce qui est raconté et le dispositif
narratif mis en place est confirmé à la page suivante : Navré est acculé, désorienté, et simultanément,
la planche perd sa régularité, tandis que les couleurs redeviennent plus vives. Ce qui est mis en place
avec cette rupture temporaire, c’est un système dans lequel des personnages du récit prennent
brièvement le contrôle du dispositif narratif.

89
L’espace séparant les cases
90
En dépit de quelques expériences dans cette direction, l’utilisation de plans subjectifs, qui épousent le point de
vue d’un personnage, reste rare et inexploitable en tant que dispositif narratif pour un film complet.
91
Marshal Law n°1, 9
92
Les récitatifs sont ces « cartouches enfermant un texte narratif », Système de la bande dessinée, 80
93
Ce dernier point est sans doute moins convaincant, la qualité du tirage n’étant pas irréprochable
- 74 -
ML 3 – Marshal Law n°1, page 2

- 75 -
Ce système, installé dès le premier volume, reste présent tout au long de la mini-série. Les
récitatifs attribués aux différents personnages constituent ainsi fréquemment les principales
occurrences de texte à l’intérieur d’une planche donnée. Même si le dispositif se relâche durant
certains passages, la plupart des séquences du récit sont laissés à la responsabilité des personnages
principaux (généralement Marshal Law, le Super Patriote ou Bactérie). Or, quel que soit le focaliseur,
les codes de la représentation graphiques restent inchangés. Du même coup, la valeur de commentaire
qu’ils pouvaient porter se trouve diluée : ils ne sont plus attribuables à la subjectivité du narrateur
extra-diégétique, mais apparaissent comme des éléments « objectifs » de la diégèse, faisant l’objet
d’un consensus entre les instances narratives qui se succèdent. Plus surprenant encore, le dernier
chapitre nous offre une analyse de la fonction des super-héros, assortie d’une critique des dérives
fascisantes du Marshal, mais l’attribue à un des personnages (l’amie de Gilmore). Dès lors, la lecture
de la mini-série comme une attaque du côté réactionnaire des comics super-héroïque ne constitue plus
qu’une lecture comme les autres, une voix à l’intérieur du récit au même titre que celle de Bactérie ou
du Marshal lui-même. Il est frappant de constater que la caricature du Marshal Law (illustration ML 4)
ne diffère que très peu de sa représentation au fil du récit : en intégrant celle-ci à la diégèse, Mills et
O’Neill nient son potentiel en tant que lecture privilégiée de l’œuvre.

ML 4 – Marshal Law n°6, 9

- 76 -
Satire ou variation sur un thème ?

Les constatations qui précèdent amènent donc à s’interroger sur le fonctionnement de Marshal
Law par rapport au genre super-héroïque : partie intégrante de celui-ci ou satire ? Au cours des
interviews qu’il a pu donner, Mills a toujours expliqué avoir voulu faire de la série une critique d’un
genre qu’il détestait. On peut être sceptique à ce sujet. Nous avons en effet montré que cette lecture du
texte était une des possibilités offertes au lecteur, sans pour autant recevoir un traitement privilégié du
point de vue du dispositif narratif. Le choix d’offrir cette analyse en guise de commentaire de l’action
au fil du dernier volume lui donne effectivement des accents de conclusion, mais il serait facile
d’objecter à cet argument qualitatif une vision plus quantitative, qui montrerait que les récitatifs sont
majoritairement occupés par les commentaires du Marshal Law. Par ailleurs, au moment où se
produisent les évènements de ce dernier numéro, la responsable de ce commentaire est déjà morte,
assassinée par Bactérie.
Dès lors, il semble difficile de considérer la série comme une simple satire. Mills et O’Neill se
préoccupent bien de savoir comment leur récit sera perçu, mais en intégrant ces considérations à la
diégèse, ils fournissent à leur récit une épaisseur, une structure propre. Dès lors, Marshal Law cesse de
fonctionner comme un décalage absurde et violent du genre super-héroïque, pour devenir
effectivement un représentant du genre, au même titre que Watchmen, par exemple. Nous avions déjà
relevé que le dispositif de voix narratives complexes mis en place dans le premier numéro semblait
être détourné de sa fonction par la suite. Il est vraisemblable que cela corresponde effectivement à un
changement d’objectif de la part des auteurs, un basculement d’une optique franchement satirique du
genre à une acceptation de celui-ci, sans pour autant abandonner une certaine distance ironique. Un
indice de ce revirement peut être décelé dans le peu d’importance accordée aux évènements décrits,
jusqu’à la moitié du deuxième numéro. Un faux raccord flagrant dès le début du numéro 1 (comparer
l’immeuble vivant de la planche 6 au paysage lunaire qui précède) souligne en effet à sa manière que
l’intrigue importe moins que le questionnement des codes et la mise en place du contexte (les gens
normaux regardent des super-héros idéalisés à la télévision, pendant que d’autres s’entretuent dehors).
Qu’il y ait eu ou non un changement de direction importe cependant moins que cette constatation que
la série ne fonctionne pas simplement comme un objet référentiel. Il y a bien reprise et détournements
de codes préexistants, mais la série peut fonctionner indépendamment de toute connaissance de son
modèle. Cette autosuffisance n’est certes pas totale, puisque l’humour noir omniprésent n’est
perceptible qu’à la condition de connaître la forme classique du genre super-héroïque.
Aux deux possibilités de lecture que nous venons d’évoquer (respectivement l’approche du
texte comme entité indépendante et la remise dans le contexte du genre avant 1986), nous sommes
cependant tenté d’en ajouter une troisième. Il est en effet possible de comprendre le système de
Marshal Law non plus seulement dans le contexte classique du genre, mais bien dans sa nouvelle
acception, après les innovations apportées par Dark Knight puis Watchmen. Dans ces conditions, les
multiples ruptures par rapport à la tradition (graphisme, violence, politisation du contenu, références à
- 77 -
une certaine culture underground) voient leur impact considérablement réduit, puisqu’elles sont déjà
présentes à divers degrés dans les deux autres œuvres. Si la série semble s’élaborer sur une inversion
des règles du genre, elle ne s’attaque en réalité pas à ce que nous avons identifié comme le contenu
sémantique de celui-ci. Les éléments graphiques les plus typiques restent présents et reconnaissables,
bien que marginalement altérés. Même la prolifération des super-héros, qui pourrait neutraliser un de
nos quatre critères, le contraste entre le héros et un environnement plus classique, est constamment
minimisée. La conférence de presse du Super Patriote ou encore la poursuite dans l’aéroport, au milieu
de civils,94 se chargent en effet de rétablir ce contraste entre la normalité de la population et le
caractère exceptionnel des super-pouvoirs. Il apparaît donc que le caractère satirique de l’œuvre est
neutralisé par une compréhension incomplète de ce qui fonde le genre super-héroïque. Faute d’en
comprendre le fonctionnement profond, Mills et O’Neill se livrent à un détournement de surface qui
aboutit paradoxalement à l’inscription de la satire dans le genre auquel elle s’attaque. Indirectement, la
série se retrouve donc dans un schéma très comparable à celui des œuvres de Moore et Miller, avec
une redéfinition des interactions entre les composantes du genre, sans pour autant que ces dernières
soient réellement altérées. Il n’est pas abusif de considérer que Marshal Law fait de ces exceptions
qu’étaient Watchmen et Dark Knight les fondements d’une variante désormais établie du genre. Ce
nouveau système substitue aux schémas classiques (menace sur le monde, défaite annoncée du
« méchant », etc.) une réflexion ironique sur ce schéma ou sur la notion de héros, sans pour autant
cesser complètement d’être lisible au premier degré. Or, parmi les caractéristiques communes à ces
trois séries, il faut noter d’une part la présence de personnages principaux asociaux, voire de
psychopathes, ainsi qu’une représentation décomplexée, sinon complaisante, de la violence. Dans ces
trois cas, il s’agissait à l’origine de mettre en lumière certains des tabous structurant le genre, en les
reversant. Cependant, dès lors que les séries cessent d’être séparées des autres bandes super-héroïques
pour devenir de simples variantes, ces deux caractéristiques perdent leur valeur contestatrice. La
lecture au premier degré devenant aussi valide que celle qui privilégie l’ironie et la distanciation,
phénomène déjà bien amorcé dans Marshal Law, ces deux partis pris cessent alors d’être perçus
comme partie intégrante d’un système critique. Ils deviennent des éléments narratifs, réinvestissables
dans d’autres contextes.

De la marge au centre, l’exemple de The Punisher

En réalité, établir un lien de cause à effet entre la parution de Marshal Law et l’émergence de séries
mainstream elles aussi centrées sur des héros violents et psychotiques est en partie erroné. Il faudrait
plutôt considérer la série de Mills et O’Neill comme le symptôme d’un phénomène affectant
l’ensemble du spectre des comics de super-héros, dans la foulée de Watchmen et Dark Knight. On ne
94
Respectivement dans Marshal Law n°2 et n°6
- 78 -
peut cependant négliger le fait que l’outrance de la série, dépassant largement ses deux prédécesseurs
aussi bien que ce qui pouvait se mettre en place simultanément dans des parutions plus policées, a pu
baliser de nouveaux territoires exploitables par des auteurs moins aventureux.
Un cas exemplaire est celui du Punisher, déjà mentionné. Créé en 1974 pour remplir un rôle de
personnage nocif de petite envergure, opposé à Spider-man, il s’agit en fait d’un certain Frank Castle,
vétéran du Viet-Nam devenu exécuteur sans merci après l’assassinat de sa famille par la mafia 95.
Maniant des armes de guerre, il est vêtu d’un costume noir orné d’un crâne sur la poitrine, et
correspond donc à notre définition d’un super-héros/super-vilain, bien qu’il ne possède aucun pouvoir
particulier. A l’époque, et pendant de nombreuses années, il est d’ailleurs évident qu’il appartient
plutôt à la deuxième catégorie, et Spider-man se chargera de l’envoyer en prison à de nombreuses
reprises.
Ironiquement, c’est en janvier 1986, deux mois avant le premier numéro de Dark Knight, que le
Punisher se voit intronisé personnage principal d’une mini-série éponyme. Le personnage n’a que peu
changé, et cherche toujours à se venger. Pendant que Miller
produit l’œuvre que l’on sait chez DC, les responsables
éditoriaux de Marvel constatent avec surprise que le titre est
un succès, et ce bien qu’il ait été confié à de parfaits inconnus
(Steven Grant au dessin, Mike Zeck au scénario). Fort
logiquement, vu les thèmes abordés, la série ne porte pas le
sceau du Comics Code, et le peu de promotion accordée au
titre suggère que son éditeur n’en espérait pas grand chose.
Cependant, il faut souligner qu’en dépit de leur date de
parution précoce, l’impact des aventures de Franck Castle
n’est pas comparable à celui de la série de Miller. D’abord
parce que le Punisher est un personnage mineur de Marvel, à
l’identité floue, qu’il est donc relativement facile de remodeler
pour explorer des domaines potentiellement vendeurs. Ensuite,
The Punisher (mini-série) n°3
les couvertures de la série renvoient explicitement à un
concept de héros bien différent de celui qui sera élaboré à la suite de Dark Knight et Watchmen. Frank
Castle est effectivement un personnage potentiellement proche de Rorschach ou même Marshal Law,
mais c’est bien une variante de James Bond qu’il évoque ici (la couverture reproduite ci-contre le
représente dans la position emblématique des versions cinématographiques du personnage de Ian
Flemming).
En revanche, lorsque Punisher devient une série mensuelle à partir de juillet 1987, le potentiel
commercial des héros psychotiques et torturés n’est plus à démontrer. L’équipe artistique est
entièrement renouvelée, et le nom du nouveau dessinateur, Klaus Janson, traduit de manière éloquente
95
Résumé emprunté à Patrice Allart, « La décennie des vigilantes », Scarce n°32 (1992)
- 79 -
l’influence du Dark Knight de Miller, puisque Janson avait occupé le rôle d’encreur sur cette dernière
série96. La mini-série l’opposait à une organisation criminelle de grande ampleur, mais la parution
mensuelle force les scénaristes successifs à traiter des micro-incidents, dans un contexte urbain réaliste
remarquablement dépourvu de super-personnages costumés. Rapidement, cependant, le Punisher se
voit adjoindre un compagnon de route expert en informatique, Microchip, reconstituant un couple
héros/comparse évoquant aussi bien Batman (avec Robin) que Marshal Law (avec Danny, lui aussi
informaticien), pour ne citer qu’eux. Simultanément, le personnage est amené à côtoyer d’autres héros
classiques de l’univers Marvel, sans pour autant cesser d’être considéré comme une brute par ces
derniers. Le phénomène est celui que nous décrivions plus haut : un personnage de tueur sans
scrupule, très proche de ceux mis en place par les auteurs cherchant à déconstruire les super-héros, se
voit implanté dans un contexte super-héroïque. La visée ironique clairement présente dans les œuvres
que nous avons étudiées jusqu’ici fait place à une fascination pour la violence, qui ne s’embarrasse
plus d’une réflexion sur celle-ci. S’il est possible de porter un regard critique sur la série, cette lecture
alternative n’est jamais revendiquée, et s’efface derrière l’interprétation littérale, sans doute celle de la
plupart des lecteurs.
The Punisher devient en 1987-88 un des titres les plus vendeurs de la Marvel, situation qui
perdure jusqu’au début des années 90. Deux séries parallèles sont lancées pour capitaliser sur ce
succès, d’abord The Punisher : War Journal en 1988, puis The Punisher : War Zone, en 1992. Les
scénaristes et dessinateurs se succèdent rapidement sur tous ces titres, mais leur publication ne cesse
finalement qu’en 1995. En dépit du « Approved by the Comics Code Authority », qui orne désormais
la couverture de chaque numéro, ces différentes séries illustrent bien la banalisation d’un traitement
réaliste de la violence au cours de cette période. 97 The Punisher : War Zone n°7, par exemple, met en
scène plus d’une dizaine de morts violentes dues à Frank Castle, en seulement 22 pages ! Dans ce
même numéro, un courrier de lecteur félicite les auteurs d’avoir su éviter l’écueil de la violence
gratuite (« violence for violence’s sake »), et de prendre le temps de développer leur histoire, sans se
contenter d’accumuler le sang et les balles (« filling every panel with bullets and blood »)98. Une
comparaison entre une scène de Marshal Law et une autre, très similaire, toujours dans ce même
numéro, permet de mesurer à quel point la violence a perdu de son caractère transgressif en moins de
quatre ans : le premier personnage est une caricature, le deuxième se veut sérieux, mais seul le
contexte général des deux séries permet de rétablir cette distinction (illustration page suivante).

96
Moins important que celui du dessinateur (« penciler »), le rôle de l’encreur ne se limite pas à celui de simple
exécutant, mais permet la mise en place d’un style identifiable.
97
Le Comics Code subit d’ailleurs en 1989 une révision complète allant dans le sens d’une permissivité
nettement accrue.
98
Chuck Dixon et John Romita Jr., The Punisher :War Zone n°7 (New York : Marvel Comics, 1992) 31
- 80 -
La comparaison de ces deux scènes, utilisant un ressort humoristique assez comparable, permet de mesurer le basculement
effectué entre 1989 et 1992. Les procédés d’une satire violente et ouvertement cynique sont devenus la norme du genre.
(Marshal Law n°6, 24 (1989) et Punisher War Zone n°7, 31 (1992))

- 81 -
Jusqu’aux classiques

L’article de Scarce « Justiciers années 90 », auquel nous avons déjà fait référence à plusieurs reprises,
dresse un inventaire non-exhaustif des personnages similaires au Punisher ayant fait leur apparition
aussi bien chez Marvel que chez DC entre 87 et 92, date de publication du texte. La plupart a disparu
rapidement, mais leur énumération seule permet de mesurer l’ampleur du phénomène. Peut-être plus
significatif encore est le fait que cette remise en question du tabou de la violence (et de la conception
même du héros) affecte également les séries les plus populaires et les mieux établies. Ces séries sont
en effet les moins susceptibles d’être atteintes par de simples modes, leur popularité reposant sur des
recettes éprouvées, ce qui tend à faire du moindre changement un événement en soi.
La politique éditoriale de DC en 1986, avait été brièvement
évoquée à la fin de notre aperçu historique. L’univers de l’éditeur était
alors en pleine redéfinition, avec une mini-série unificatrice, Crisis on
Infinite Earth, visant à intégrer tous les super-héros dont la société
possédait les droits au sein d’un monde unique, en lieu et place d’une
multitude de Terres parallèles. Ces ajustements cosmogoniques furent
également l’occasion de repenser les personnages eux-mêmes, et ce
jusqu’au premier d’entre eux, Superman. L’opportunité fut donnée à
John Byrne, célèbre pour son travail sur X-Men, de recréer l’homme
d’acier au cours d’une mini-série intitulée Man of Steel et publiée
quelque mois seulement après The Dark Knight Returns. Là où la
série de Miller traitait du futur hypothétique de Batman, le travail de
Byrne redéfinissait le Superman officiel, celui évoluant chaque mois
Superman n°22 (1988) dans de multiples séries. Débarrassant le personnage de ses aspects les
plus folkloriques (Supergirl, Krypto le super-chien, la Forteresse de la Solitude en Antarctique…),
Man of Steel met en place un Superman plus « réaliste » que lors de ses incarnations précédentes. Un
exemple assez représentatif des changements effectués concerne Lex Luthor, ennemi juré de
l’ « homme d’acier », qui avait jusque là été dépeint comme un savant fou et se voit recréé en
millionnaire mafieux. Dans ce nouveau contexte, Superman se ressent de sa condition d’être
exceptionnel et n’affiche plus la confiance inébranlable qui avait été la sienne depuis 1938. En octobre
1988, dans Superman n°22, il va jusqu’à exécuter de sang-froid des criminels de masse. Aucune
violence graphique dans la scène (il utilise des radiations), mais cela n’empêche pas le symbole d’être
puissant : le plus connu et un des plus naïf des super-héros s’est lui aussi affranchi du tabou du
meurtre.
Marvel n’est pas en reste, puisque la firme tire rapidement les leçons du succès du Punisher. La
firme ressuscite des anciens personnages (le Ghost Rider, un motard mort-vivant justicier) ou crée des

- 82 -
mini-séries (celle dédiée à Wolverine, un membre des X-Men, par exemple), dès lors qu’il semble
possible de reproduire le succès des aventures de Frank Castle. Lorsque le héros se prête mal à cette
nouvelle optique, comme c’est le cas pour Spider-man par exemple, il se voit adjoindre de nouveaux
adversaires auxquels le public pourra s’attacher par défaut. Ainsi, Spider-man se voit-il confronté à
Venom, un costume symbiote qui dote celui qui le porte des pouvoirs de l’homme araignée, tout en
faisant de lui un être sanguinaire. Un alter-ego, en quelque sorte, qui permet à la série de se doter d’un
anti-héros sans scrupule sans pour autant toucher à un personnage principal par trop connu. Si les X-
Men eux-mêmes sont relativement épargnés par le phénomène, la nouvelle optique est là-encore
introduite par le biais d’un double officieux : X-Force (1991). Jusqu’alors il s’agissait d’une équipe de
super-héros adolescents classiques, dans un titre sans envergure, sous le nom de New-Mutants. Une
fois redéfinie, l’équipe évoque plus un groupe paramilitaire, dont les membres arborent
d’impressionnants fusils d’assaut, sous la houlette d’un vétéran renfrogné. La nouvelle mouture atteint
rapidement un franc succès, et investit fréquemment les pages des X-Men, pour un fonctionnement
duel qui reflète celui que nous avons décrit plus haut à propos de Venom et Spider-man.

Violence et héroïsme

Jusqu’à présent, nous nous sommes concentrés sur le cheminement qui a permis de lever l’interdit
concernant la violence et en particulier la possibilité pour les super-héros de tuer leurs adversaires. Il
serait cependant erroné de ne voir dans ce processus que la renonciation à une convention datant du
milieu des années 50. Le Comics Code restait certes théoriquement en activité, mais comme l’illustre
l’approbation reçue par la série Punisher, l’institution n’avait absolument pas les moyens de s’opposer
à un changement de mentalité dans l’industrie toute entière. C’est sans doute ainsi qu’il faut
comprendre les démarches de Moore et Miller, attaquant dans leurs travaux respectifs un tabou sans
fondement. Le raisonnement aurait été sans valeur si le Code avait constitué un obstacle réel, et il est
vraisemblable que dans ce cas, DC n’aurait pas soutenu une telle contestation, mais l’assouplissement
drastique de ce dernier en 1989 prouve bien que l’obstacle n’en était un que tant qu’il était soutenu par
un consensus de la part des éditeurs.
Cependant, cette approche intellectualisée, qui suppose une perception du genre en tant que tel,
ne permet pas d’expliquer l’engouement du public pour cette violence nouvellement introduite. La
relance du Punisher en 1986 fut conçue comme une réponse à ce qui était perçu comme une percée de
la criminalité à l’époque. Au vu du succès de l’entreprise, certains ont pu affirmer que le personnage
proposait une solution efficace quoique expéditive au problème, justifiant ainsi sa popularité.

- 83 -
The United States experimented a rise in violent crime during the 1980’s and there was a public
perception that the legal system was no longer handling the problem properly. In this atmosphere of
punishment and resentment, the Punisher came into his own.99

L’explication semble simpliste. Une hausse de l’exposition médiatique de la criminalité urbaine


n’implique pas mécaniquement le souhait pour le lectorat des comics de retrouver la même
préoccupation au sein de leur loisir. Il paraît également arbitraire de supposer qu’une telle lecture
suppose une approbation, même théorique, des méthodes d’un personnage qui se plaint d’avoir sali ses
chaussures après avoir démoli le visage d’un junky. Une certaine fascination est nécessaire, mais rien
ne permet de conclure que celle-ci tient au contexte ou à l’empathie du lecteur pour le personnage. Il
est possible de souligner cette différence fondamentale en prenant l’exemple de X-Force, mentionné
un peu plus haut. Violence, usage d’armes, et discipline militaire sont autant de thèmes communs aux
deux séries, mais X-Force se déroule dans un cadre très différent du réalisme urbain de Punisher. Le
lectorat ne semble pas y voir d’inconvénient, non plus d’ailleurs qu’au dessin excessivement grossier
de Rob Liefeld. Ce qui importe, c’est donc la violence elle-même, et pas son contexte.
Parallèlement à cette question, les séries qui apparaissent à la fin des années 80 et au début des
années 90 ont en commun d’opter pour des héros plus tourmentés et incertains que leurs
prédécesseurs. Il ne s’agit pas ici des états d’âmes que connaissaient les personnages Marvel depuis les
années 60, mais d’un refus de la notion même de héros positif. Rorschach, Marshal Law, le Punisher
et les autres ne sont pas seulement violents, mais aussi névrotiques. Pour comprendre ce phénomène, il
faut revenir à ce que Reynolds et Eco suggèrent dans leur texte respectif, sans pour autant le formuler
complètement : le fonctionnement du super-héros classique repose sur une potentialité non exploitée.
Pour Eco, il s’agit d’un impératif permettant au personnage de rester figé dans un éternel présent.
Celui-ci permet à la série de continuer indéfiniment, de maintenir le personnage dans une immortalité
ambiguë, mais surtout abolit toute avancée véritable du récit, puisque toute modification d’ampleur
imposerait un avant et un après, rétablissant ainsi une chronologie identifiable100. Eco souligne le
paradoxe qui fait que Superman, « pratiquement tout puissant » se contente d’exercer son activité à
une échelle réduite, et n’entreprend rien qui puisse bouleverser les grands équilibres. En d’autres
termes, Superman existe dans un équilibre entre un potentiel énorme et l’impossibilité de mettre celui-
ci à profit ; il se définit par ce qu’il pourrait faire plus que par ce qu’il accomplit.
De son côté Reynolds isole un mécanisme propre au genre, que nous avons déjà brièvement
mentionné, mais qu’il est intéressant de rapprocher de la remarque précédente. Les récits de super-
héros ne sont pas construits autour de stricts rapports de force : la victoire revient au héros lorsqu’il
parvient à se dépasser (« extra effort ») et repousse ses limites habituelles. Là encore, ce dispositif
revient à suggérer que le super-héros dispose d’un potentiel non exploité, lequel constitue sa véritable
puissance. Il s’agit peut-être là d’un début d’analyse du lien étroit entre super-héros et bande dessinée.

99
Les Daniels, Marvel : Five Faboulous Decades of the World’s Greatest Comics, 203
100
« Le mythe de Superman », De Superman au surhomme, 140
- 84 -
Cette idée d’une puissance virtuelle, laissée à l’imagination du lecteur mais constamment suggérée
évoque le processus mental par lequel la bande dessinée reconstitue une continuité à partir de
fragments discrets. La reconstitution du héros dans sa totalité fait appel aux mêmes capacités
d’inférences que celles sollicitées par le passage d’une case à l’autre (cette importance de l’entre deux
cases est la raison pour laquelle l’essai de Scott McCloud s’intitule L’art invisible). Le caractère
lacunaire du super-héros apparaît également comme une condition nécessaire pour lui permettre de se
conformer éternellement à des préceptes qui sont ceux de la classe moyenne américaine sans jamais
chercher à les remettre en question. Le choix de la non représentation, de ne pas aller au bout des
possibilités du héros apparaît alors comme une tactique de confinement, qui permet de repousser ces
interrogations dans une zone jamais niée, mais qui ne sera pas non plus explorée. Il devient alors
possible de considérer le thème de l’identité secrète comme un moyen de remplir ce vide, à condition
de ne pas oublier que Clark Kent n’est pas Superman. La personnalité civile du super-héros ne
correspond pas seulement à un changement de costume, il s’agit bien d’un changement de personnage,
comme l’atteste par exemple le fait que le costume de Batman a été occupé par au moins trois
personnes différentes au cours des années 90. Le pendant du super-héros éternellement optimiste et
confiant des années 40 à 80 n’est donc pas son alter-ego officiel mais une part non représentée de son
existence, une potentialité.
En appliquant cette conclusion à la période qui nous intéresse, le changement fondamental que
constitue la représentation de la violence apparaît bien plus clairement. Nous avions en effet eu
l’occasion de nous étonner de l’apparente contradiction entre l’usage permanent de la force physique
par les super-héros et l’absence de blessés ou de morts qui semblait en résulter. Il nous est désormais
possible de lire dans ce phénomène une nouvelle incarnation de ce potentiel non réalisé qui structure
les bandes dessinées de super-héros. Les victimes devraient être là, mais ne seront jamais représentées,
leur existence jamais validée sans pour autant être niée explicitement. Il s’agit probablement du
moment où la stratégie d’omission propre au genre est la plus flagrante, où la « suspension de
l’incrédulité » s’avère le plus nécessaire. Le choix de représenter cette violence, de permettre au héros
de commettre un acte aussi définitif qu’un meurtre remet donc indirectement en question le système
tout entier. Le super-héros est à partir de ce moment soumis à une règle de représentation totale, qui
aboutit à une disparition de ses traits les plus caricaturaux. Débarrassé de son caractère lacunaire, le
super-héros n’est plus un personnage viable, tant ses contradictions sont apparentes. Dans son
épilogue, Reynolds évoque le phénomène en parlant d’humanisation de figures mythiques101.
L’analyse du fonctionnement du genre que nous venons d’esquisser est certes essentiellement
théorique, mais se trouve confirmée a posteriori par la diminution du rôle des alter-ego dans la période
qui nous occupe. Le Punisher, encore lui, ne prend pas la peine de dissimuler son identité. De la même
manière, la frontière entre Clark Kent et Superman ira en s’estompant après la relance de la série par
John Byrne. Ce rééquilibrage apparaît comme une conséquence logique du choix de réaliser toutes les
101
Super Heroes : A Modern Mythology, 119-124
- 85 -
potentialités du super-héros. Ayant désormais le loisir d’extérioriser ses doutes et de se remettre en
question, la voix de substitution que fournissait l’alter ego n’est plus nécessaire, et celui-ci disparaît en
même temps que le vide qu’il dissimulait.

En quelques mots

A l’issue de cette étude, il apparaît donc que les conséquences du


traitement de la violence de Watchmen et Dark Knight sont
considérables sur le genre dans son ensemble. L’intégration d’un
élément initialement destiné à la critique de celui-ci au sein de
récits sans prétention analytique se fait au prix d’un
bouleversement profond. Tant Miller que Moore ont eu
l’occasion de déplorer cette récupération sans discernement de ce
qui n’était chez eux qu’un élément d’une démarche plus vaste.
Paradoxalement, cependant, cette évolution permet de mettre en
valeur l’existence d’un véritable système régissant les récits
super-héroïques. Ainsi, il est démontré que le genre ne se réduit
pas à une étiquette, à une stratégie commerciale, mais possède Time (mars 1988)

une cohésion interne. Dès lors, puisque la plupart des récits publiés durant cette période de 1987 à
1991 sont contraints d’explorer les ajustements du système narratif que suscite la représentation de la
violence, le genre reste marqué par une auto-analyse constante. Au moment où triomphe le Batman de
Tim Burton (1989) et où Time Magazine consacre sa une à Superman (« America's favorite hero turns
50, ever changing but indestructible », 1988), la plupart des super-héros sont donc partagés entre
introspection et propension à exécuter leurs adversaires.
Cependant, il faut souligner que les ambitions des deux œuvres ayant suscité ces évolutions
n’avaient pas non plus été complètement oubliées, avec la survivance d’une veine expérimentale chez
DC ou Marvel. Celle-ci était cependant moins tournée vers l’interrogation des codes du genre,
désormais partie intégrante du mainstream.

- 86 -
Arkham Asylum, de la bande dessinée à l’œuvre d’art

La question du statut de la bande dessinée par rapport aux formes d’arts reconnues se pose depuis les
premiers travaux critiques sur le médium. Pendant une très longue période, cependant, l’absence d’un
appareil critique développé spécifiquement pour la bande dessinée ne permettait pas au débat
d’avancer de manière significative. La focalisation sur sa fonction sans tenir compte de son
fonctionnement menait à des approximations regrettables. Il n’est donc pas exactement étonnant que le
sociologue Gilbert Seldes ait pu écrire en 1950 qu’ «à la différence des autres médias de masse, les
comic books ne présentent aucun intérêt esthétique.»102 Après tout, Funnies on Parade, le premier
comic book américain fut à l’origine conçu comme supplément gratuit accompagnant un paquet de
lessive103, dès l’origine un pur produit commercial. Cependant, à la même époque et dans le même
milieu Brobdeck et White professaient une opinion différente, dans un article consacré au très
populaire comic strip Lil’Abner.

Surely, the gulf between the higher and the popular arts is not quite so wide, and some of the elements
of « good art » are present in Capp’s comic-strip fantasies.104

Sans pour autant conduire à une reconsidération du genre, cette réflexion montre bien que même
en 1950, alors que le médium était encore mal connu et souvent mal exploité, un doute légitime était
possible quant à la possibilité de l’utiliser pour produire des œuvres d’art. En réalité, des séries
classiques illustrant bien mieux les potentialités de la bande dessinée que Lil’Abner avaient déjà été
publiées aux Etats-Unis même105, mais l’absence de réimpression ne permettait pas de fonder
précisément une étude critique. Depuis lors, la bande dessinée a acquis une certaine légitimité, en dépit
de la confusion persistante entre ses critères esthétiques propres et ceux des arts picturaux. Les
expositions consacrées aux toiles de Bilal peuvent accroître la notoriété de celui-ci en tant que
plasticien, mais ne disent rien quant à la reconnaissance du médium dans lequel il s’exprime. En
revanche, le fait que le prestigieux M.O.M.A. new-yorkais, entre autres galeries d’art, ait choisi en
1990 de présenter « High and Low », une exposition accordant une large place à la bande-dessinée en
tant que forme d’expression, dénote un réel changement de mentalité. Un entretien réunissant le
critique d’art Pierre Sterckx et le psychanalyste Serge Tisseron, publié dans le cadre d’un article sur
les rapports entre art et bande dessinée offre un résumé de l’état du débat à l’heure actuelle.
102
Gilbert Seldes, The Great Audience (1950), repris dans Mass Culture, The Popular Arts in America, 88
103
Dub « Manifeste pour les comics », Heroes n° 17 (1997), repris sur Heroes, http://heroes.chez.tiscali.fr
104
Brodbeck et White, « How to Read Li’l Abner Intelligently », Mass Culture, The Popular Arts in America,
223
105
Krazy Kat (1910) de George Herriman ou Little Nemo (1905) par Winsor McKay ont depuis reçu une
attention critique particulièrement soutenue et méritée, même s’il faut souligner que Seldes défend déjà Krazy
Kat.
- 87 -
La bande dessinée est un art. Mais comment définir un art ? Pourquoi obtient-elle si difficilement une
reconnaissance ? Pourtant, elle n’a rien à prouver des deux points de vue cruciaux : l’état d’esprit
créateur opposé à l’artisanat et le statut social (marché financier, marché de l’art). Actuellement, il y a
des auteurs qui font une œuvre manifestement personnelle […] Mais comment se fait-il que la
revendication du statut artistique soit si difficile à formuler et ce statut si difficile à obtenir ?106

Le médium est donc considéré comme propice à une véritable expression artistique, sans pour
autant que celle-ci soit validée par l’institution ou même revendiquée par ses auteurs. Si l’article en
question est postérieur à la période à laquelle
nous allons nous intéresser, de 1987 à 1992, les
préoccupations qu’il exprime reçurent une
attention critique dès 1982. C’est en effet à
cette date que Art Spiegelman, crée le
magazine Raw, dans lequel il s’efforce
d’explorer les connexions entre la bande
dessinée et les formes artistiques reconnues. La
proximité temporelle entre l’apparition du
magazine et la parution de Dark Knight puis
Watchmen ne doit rien au hasard. Raw ainsi que
le Comics Journal, créé six ans auparavant
fournissaient en effet deux angles d’approche,
respectivement les arts picturaux et la
littérature, permettant d’éclairer par
comparaison les qualités et spécificités de la
bande dessinée. Sensiblement à la même
époque, en France les essais critiques et
Le point de vue amusé d’Art Spiegelman (Maus) sur les
analytiques se multipliaient également107. Le rapports entre Art et bande dessinée (Raw, 1981)

consensus actuel sur le statut et les potentialités du médium constitue la conclusion de cette
exploration menée au cours des années 80.
Il est vraisemblable que les responsables éditoriaux des deux grands éditeurs de l’époque étaient
conscients des revendications artistiques sous-tendant le développement de cet appareil expérimental
et critique. Le choix de publier Dark Knight au format « prestige », mis en place pour l’occasion,
dénote une volonté de transformer une publication éphémère en un objet proche du livre. La démarche
suggère une quête de légitimité, l’emprunt d’une forme dénotant le sérieux, la profondeur, permettait
au médium de s’approprier ces qualités par mimétisme. Le prix supérieur de l’ouvrage qui résulte de
cette présentation soignée a également des conséquences sur le lectorat, dont l’âge moyen s’élève
106
Serge Tisseron et Pierre Sterckx, « Art et BD, une case en plus » Beaux Arts Magazine n° 212 (2002), 91
107
L’école critique actuelle, dont Thierry Groensteen est un représentant, prend forme à partir des travaux
d’Alain Rey (1978)et est généralement décrite comme « sémio-structuraliste ».
- 88 -
quasi-mécaniquement. Les textes qui scandent la fin des chapitres de Watchmen s’inscrivent
également dans cette stratégie d’emprunt temporaire de légitimité, comme si les talents d’écrivain
d’Alan Moore devaient d’abord être démontrés pour que son talent de scénariste de bande dessinée
soit reconnu. Les deux œuvres qui fondent notre corpus constituent donc chacune à leur manière une
réponse de la part de DC à cette interrogation sur le statut de la bande dessinée. Sans pour autant les
promouvoir en tant qu’œuvres d’art, l’éditeur leur concède une certaine légitimité en la matière.
Richard Reynolds note avec pertinence cette aspiration à une reconnaissance culturelle108 mais
concentre son propos sur les rééditions reliées des deux séries, sans souligner que la plupart des
éléments de cette recherche de légitimation était présent dès leur parution. Cependant, bien que
sensible à cet enjeu capital de Dark Knight et Watchmen, l’auteur se montrer plus loin peu inspiré sur
le même sujet. Ainsi, sa bibliographie comprend une notule lapidaire concernant une œuvre qui
stigmatise précisément cette hésitation à la frontière entre bande dessinée de genre et expression
artistique originale, Arkham Asylum. Là où d’autres comics ont droit à une description factuelle,
l’auteur prend une position étrangement polémique quant à ce récit complet.109 « La bande dessinée de
super-héros comme œuvre d’art. Prétentieux mais amusant. »110 Ce résumé, sommaire, laisse à penser
qu’il s’agit donc d’une manifestation isolée, et finalement sans valeur. Les éléments mentionnés plus
haut suggèrent au contraire que ce rapprochement, clairement perçu comme contre-nature par
Reynolds, constitue l’aboutissement possible d’une démarche entamée sciemment au sein des grandes
maisons d’éditions. Une analyse détaillée d’Arkham Asylum, qui satisfait aux critères méthodologiques
que nous avons retenus, permettra de mieux comprendre les contradictions qui traverse le récit, et par
là le raisonnement ayant conduit Reynolds à ce jugement lapidaire.

108
« bid for increased cultural credibility », Super Heroes : A Modern Mythology, 96
109
Traduction consacrée de « one-shot », par opposition tant aux mini-séries qu’aux séries mensuelles régulières.
110
« The superhero comic as high art. Pretentious but fun. », Super Heroes : A Modern Mythology, 126
- 89 -
Arkham Asylum, A Serious House on Serious Earth (DC Comics, 1989)

Présentation

Contrairement aux oeuvres étudiées dans les chapitres précédents, Arkham Asylum est un authentique
roman graphique111, publié dès l’origine en un seul volume cartonné, en 1989. Le scénario est du à
Grant Morrison, un britannique dont les travaux précédents avaient été réalisés pour 2000 A.D., tandis
que la partie graphique est assurée par Dave Mc Kean, britannique également, alors débutant dans le
médium.
Le récit se déroule quasi-exclusivement à l’intérieur de l’asile d’aliéné de la ville de Gotham,
cette ville hybride entre New York et Chicago dans laquelle prennent place les aventures de Batman.
Les pensionnaires, tous d’anciens adversaires de l’homme chauve-souris, ont pris le contrôle de
l’établissement psychiatrique, et font savoir par l’entremise du Joker qu’ils exécuteront leurs otages, à
moins que Batman ne vienne se rendre à eux. Lorsque celui-ci arrive sur les lieux, les otages sont bien
relâchés, à l’exception de deux psychiatres qui ont insisté pour rester et surveiller l’évolution de la
situation. Après avoir étudié les propositions de différents personnages présents, le Joker suggère
d’organiser une chasse à l’homme dans l’asile, dont Batman serait la proie. Celui-ci, déstabilisé par les
allusions récurrentes à sa santé mentale défaillante, y compris de la part des médecins restants,
accomplit une quête initiatique, qui le conduite à se remettre en question à mesure qu’il affronte ses
adversaires, un à un. Finalement, il se trouve face à face avec le directeur de l’asile, et découvre que
celui-ci est responsable de la situation. Tout remonte en fait à un traumatisme subi par le créateur de
l’établissement, auquel nous assistons via un récit à la première personne qui nous est livré par bribe
au fil des pages. Celui-ci tenait en effet une chauve-souris pour responsable de la folie de sa mère
(scène qui ouvre l’œuvre), et à sa mort, il a gravé son histoire sur le sol de pierre de l’asile. Mettant en
relation cette histoire avec l’habitude de Batman de livrer les criminels arrêtés à l’établissement,
Cavendish, le directeur actuel, a décidé de piéger le justicier de Gotham, dans lequel il voit
l’incarnation du mal et de la folie. Tandis qu’il tente d’étrangler Batman, il est égorgé au rasoir par la
psychiatre restée sur place, qu’il avait utilisée comme otage un peu plus tôt. Au cours d’une dernière
confrontation avec le Joker et Double-Face, ce dernier tire à pile ou face pour savoir si l’homme
chauve-souris doit être libéré ou exécuté, mais choisit de mentir sur le résultat. Batman peut enfin
quitter l’asile, tandis que le Joker lui rappelle qu’il y sera le bienvenu dès qu’il le souhaitera.

111
La traduction de « graphic novel » est de plus en plus employée en français
- 90 -
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- 93 -
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AA 1 – Arkham Asylum, 4-5

Un prologue en forme de manifeste


Passée la couverture, le livre ne s’ouvre pas sur une planche de bande dessinée, mais sur une
image composite : photo retouchée, textures juxtaposées, un plan de cathédrale (qui s’avèrera être
celui de l’asile) et ce texte en forme de profession de foi « The passion play/As it is played today ». La
double page suivante est une image du même type, en forme de rébus (illustration AA 1). La partie
gauche est occupée par un X, dans lequel on peut lire des échos religieux, la trace de Scarface ou
encore la balafre de la pièce fétiche de Double-Face (trois sens d’ailleurs intimement liés, comme nous
l’avions vu à propos de Dark Knight). A droite, l’empreinte d’un squelette de chauve-souris est
surplombée par son nom latin « Icaronycteris » suivi d’un énigmatique « [icon] ». Cette double page
est loin d’être univoque, mais les différentes lectures qu’il est possible d’en faire prédéterminent la
perception de ce qui va suivre. L’opacité apparente de ce qui s’offre au regard est en soi une sorte de
défi, un appel à l’imagination qui évoque les tests d’association libre, particulièrement dans une œuvre
portant un nom d’asile d’aliénés. Cette complexité manifeste suggère un objet culturellement noble,
sentiment que confirment les connotations des différents éléments présents. L’usage du latin est un
indice clair de cette aspiration à un statut artistique classique (« high art »), puisque même le recourt à

- 98 -
des mots d’origine latine tend à être considéré comme prétentieux112. La présence de ce « [icon] »,
questionnement presque trop évident du statut de la représentation de la chauve-souris (qui renvoie
elle-même directement au personnage de Batman) participe également de cette stratégie revendicative.
Les deux doubles pages suivantes tiennent lieu de générique, avec d’abord le titre, puis la liste
des personnes ayant participé à l’ouvrage, sur fond de montre déchiquetée et engluée dans un réseau
de fils113.Un effet de cette présentation est d’accorder aux noms des auteurs une importance peu
commune dans les comics de super-héros, où ceux-ci sont en général cantonnés à de petits cartouches,
passée la couverture. Ici, il y a donc bien deux auteurs, pour une œuvre. C’est en tout cas le message
que s’efforce de transmettre cette longue introduction. Celle-ci n’est d’ailleurs pas entièrement
terminée, puisque la double page suivante n’est pas encore une planche de bande dessinée, bien
qu’elle en esquisse l’organisation. Sur fond de mur de brique, on trouve en effet une citation tirée de
Alice in Wonderland, tandis que la page de gauche comporte une image difficile à déchiffrer, qui
s’avèrera être une déformation de l’illustration de la carte de la lune, dans un tarot divinatoire. Bien
qu’il ne s’agisse pas d’une vignette de bande dessinée à proprement parler, sa position à l’extrême
gauche de la double page et la rectilinéarité du cadre en font la première case du récit. Revenons un
instant sur la citation de la page de gauche, dont le rôle mérite d’être détaillé :

‘But I don’t want to go among mad people,’ Alice remarked.


‘Oh, you can’t help that,’ said the cat: ‘We’re all mad here. I’m mad, you’re mad.’
‘How do you know I’m mad,’ said Alice
‘You must be,’ said the cat, ‘or you wouldn’t have come here.’114

Une première approche serait d’y voir un commentaire ironique des évènements décrits dans le
récit, avec en particulier l’annonce des dialogues Batman/Joker (le sourire de ce dernier permettant de
l’identifier sans mal au chat du Cheshire). Plus prosaïquement, la citation peut être comprise comme
annonçant la double présence dans le récit du Mad Hatter, ennemi de longue date de Batman mais
aussi personnage central du passage d’Alice qui suit immédiatement cette citation. Enfin, l’emprunt
peut se référer au statut ambigu du roman de Carroll, à la fois classique de la littérature et livre pour
enfant, une réconciliation qui évoque un des enjeux d’Arkham Asylum, la réconciliation d’un médium
perçu comme enfantin avec une conception plus traditionnelle de l’art. Parmi les nombreuses
interprétations suggérées par l’extrait, celles-ci au moins paraissent fondées sur une connaissance
commune à la plupart des lecteurs, et permettent à l’introduction de s’achever sur une note
intertextuelle riche, qui illustre une nouvelle fois les ambitions de l’œuvre. Pour être tout à fait
complet, il faudrait mentionner une autre allusion à un auteur au statut ambigu : le nom d’Arkham est
en effet celui de la ville imaginaire qui sert de cadre à certaines des nouvelles de H.P. Lovecraft 115. S’il

112
Voir les critiques concernant le style de Nabokov, par exemple.
113
Cette image peut d’ailleurs être lue comme un clin d’œil à Watchmen, et son temps immobile.
114
Lewis Carroll, Alice in Wonderland, reproduit dans Arkham Asylum, 10
115
Ecrivain fantastique du début du 20e siècle, ce dernier a peu à peu acquis une large reconnaissance critique,
qui le place dans la lignée de Poe.
- 99 -
ne semble pas nécessaire de s’étendre sur ce point, puisque l’asile (et son nom) faisait partie de
l’univers de Batman avant le récit qui nous intéresse, ce choix d’un titre à l’héritage littéraire s’inscrit
bien dans la stratégie générale de l’introduction de Arkham Asylum. Chacun de ces éléments suscite de
multiples interprétations et renvoie aussi bien au récit lui-même qu’à des référents culturellement
reconnus.

La rupture par le graphisme

Comme dans Watchmen, le premier texte du récit proprement dit est un récitatif tiré d’un
journal intime. Comme dans Watchmen encore, les premières vignettes amorcent un travelling
arrière116 vertical. La ressemblance s’arrête là. Les choix graphiques de Dave McKean font de Arkham
Asylum une expérience visuelle sans comparaison avec la fadeur de la série précédente. Sans entrer
dans les détails techniques, la séparation des couleurs utilisée ici permet à elle seule de distinguer les
illustrations de l’ouvrage aussi bien de celles de Gibbons que de l’ensemble de la production régulière
en matière de comic-books. Pas de couleurs criardes, donc, mais une reproduction luxueuse, avec une
richesse de teintes et de dégradés encore supérieure à celle dont pouvait bénéficier Dark Knight et son
format « prestige. » La rupture avec les codes graphiques du genre tient cependant plus à la technique
de production de la partie visuelle de l’œuvre qu’à celle utilisée pour leur diffusion. En lieu et place
des crayonnés encrés puis colorisés habituellement utilisés, McKean propose en effet de véritables
toiles expressionnistes composites, réalisées en couleur directe. Les techniques utilisées au fil de
l’ouvrage incluent des peintures, des photos, des photos retouchées, des crayonnés délavés à
l’aquarelle, des compositions de textures, et la liste n’est pas exhaustive. Le point commun de ces
multiples approches est de créer des images originales, ne visant pas tant à être fonctionnelles qu’à
dérouter le lecteur en lui offrant un univers graphique instable et très personnel. Bien sûr, cette
atmosphère composite est en accord avec la trame du récit, et sert l’ambiance de celui-ci, mais par-
dessus tout, le graphisme existe de manière indépendante, œuvre d’art plus qu’illustration. Si
l’introduction convoquait de multiples références extérieures, l’originalité plastique de la bande
dessinée elle-même devient au contraire son propre objet, son propre horizon117.

116
Peut-être un zoom arrière, la perspective du décor ne permet pas de trancher. Dans les deux cas, il ne s’agit
bien sûr que d’analogies, employées pour leur aspect synthétique plus que pour leur précision.
117
Une seule citation notable, une case d’après Fritz Scholder, page 63
- 100 -
Un symptôme de cet envahissement de l’objet livresque par le graphisme est la colonisation par
ce dernier des marges de la bande dessinée. D’ordinaire, celles-ci sont soit monochromes, soit
complètement absentes. Leur rôle est donc altéré dans Arkham Asylum, puisqu’elles sont
complètement absentes dans les pages au cours desquels le récit suit une piste super-héroïque
classique (les confrontations Batman/Joker, les affrontements, illustration AA2 et AA3), mais
reprennent leur place dès lors que la santé mentale d’un des personnages devient le sujet d’une
planche. La vocation métaphorique de ce choix de mise en page est claire, d’autant que les marges en
question sont envahies par des éléments graphiques juxtaposés, difficiles à décoder, représentation
plausible de l’inconscient. L’effet produit ne se résume pas un commentaire du récit proprement dit,
mais débouche sur une bande dessinée littéralement envahie par son graphisme. Sans marge, sans
espace blanc, sans même les contours identifiables produits par un encrage classique, ce sont les
repères permettant d’identifier une bande dessinée qui disparaissent dans certaines planches. Cette
recherche plastique omniprésente, la complexité des images produites ou encore l’intégration de
planches quasi-abstraites, tout cela contribue à faire de Arkham Asylum une œuvre graphique,
quasiment autosuffisante, dans laquelle les traits constitutifs de la bande dessinée s’estompent.

AA 2,3 - Deux organisations de page radicalement différentes pour deux préoccupations distinctes
Arkham Asylum, pages 12 et 41

- 101 -
Complexité du dispositif narratif

Un des critères permettant de distinguer le roman graphique des récits en bande dessinée moins
ambitieux est le soin apporté au développement psychologique des personnages. Dans Arkham
Asylum, cet aspect devient effectivement central, puisque le récit se concentre sur une double quête
initiatique, celle de Batman confronté à ses ennemis, lesquels apparaissent ici comme autant de reflets
distordus (renforçant l’intertexte Carrollien), et celle d’Arkham, qui cherche à comprendre la folie de
sa mère. Le traitement de ces évolutions n’est bien sûr pas pris en charge par le seul texte, d’autant que
celui-ci occupe une place très réduite dans l’œuvre. L’ensemble du dispositif narratif se trouve
mobilisé pour tenter de reproduire les différentes voix structurant le récit, les différentes focalisations
et les états mentaux correspondants. Nous avons déjà mentionné la colonisation des marges par le
graphisme comme matérialisation des phénomènes inconscients des personnages. Tout aussi
intéressant est le fait que chaque protagoniste est doté d’une « voix » propre, par le biais d’une
typographie spécifique au sein des bulles qui lui sont attribuées. Le procédé, déjà présent dans
Watchmen, est une amplification de celui, plus classique, qui consiste à faire correspondre des effets
typographiques à certains tons (un cri sera ainsi représenté par des lettres majuscules en gras). De
l’écriture cursive associée à Arkham, aux textes rouge sang et libres de tout phylactère du Joker en
passant par les bulles classiques, mais en négatif (texte blanc, fond noir) qui contiennent les paroles de
Batman, le procédé fournit un équivalent graphique aux échanges et les dramatise. Les auteurs le
mettent également en œuvre de manière plus ludique, dans une séquence au cours de laquelle les
actions de Batman sont accompagnées de récitatifs attribués à Arkham. Le lecteur distrait ne peut que
se laisser piéger par ce qui constitue une entorse flagrante aux conventions du médium, et ce jusqu’à
ce que des indices plus transparents viennent lui signaler son erreur. Difficilement exportable au
roman ou au cinéma, le procédé illustre les possibilités spécifiques à la bande dessinée en matière de
traitement des voix narratives.
De manière similaire, les auteurs proposent par endroit des lectures non linéaires, soit par le
biais d’images composites occupant la totalité d’une planche, soit en offrant explicitement deux
chemins de lecture (illustration AA 4). Les conventions de lecture classique, du haut à gauche en bas à
droite, rétablissent bien une certaine hiérarchie, mais le procédé reste une nouvelle fois exemplaire de
cette volonté d’explorer les possibilités du médium pour la recréation d’états mentaux précis. Cette
recherche trouve également son expression dans les multiples mises en scène du strip, cette bande
d’image qui reste aux Etats-Unis l’unité structurale de base de la bande dessinée 118. Ainsi, dans les
scènes d’extérieur qui ouvrent et concluent le récit, la bande dessinée retrouve le noir et blanc des
parutions dans les quotidiens, et s’inscrit dans de véritables bandes (« strips », donc) verticales à la
mise en page régulière. L’intention est ici de créer un contraste entre ces clichés de bande dessinée et

118
L’histoire de la bande dessinée américaine, contrairement à ce qui s’est produit en Europe, se construit à partir
du strip publié dans les quotidiens, peu à peu étendus à des pleines pages.
- 102 -
le reste de l’album, au cours duquel le strip devient un élément plastique comme un autre, privé de son
statut conventionnel.

AA 4 – Arkham Asylum, 66-67

La déconstruction encore

Arkham Asylum est donc une bande dessinée qui interroge en permanence son propre statut, et
n’hésite pas à mettre en avant ses innovations formelles. La complexité du dispositif graphico-narratif,
pourtant initialement destiné à transmettre au lecteur le cheminement psychologique des personnages,
aboutit à une focalisation de l’attention sur ce dispositif plutôt que sur sa fonction au sein du récit.
L’angle d’approche que nous avons choisi favorise bien sûr ce biais dans la lecture, mais nous avons
montré que la question du rapport entre cette bande dessinée et le roman d’une part, la peinture d’autre
part, est effectivement inscrite dans le texte. Ces préoccupations formelles n’empêchent cependant pas
McKean et Morrison de travailler également sur la nature du genre super-héroïque auquel ils
empruntent leurs personnages. D’emblée, il est possible de déceler les influences jumelles de
Watchmen et Dark Knight dans la volonté d’éclairer d’un jour nouveau le personnage de Batman. Les
auteurs nous livrent ainsi à leur tour une version du meurtre des parents du jeune Bruce Wayne119, dont
119
Arkham Asylum, 56-57
- 103 -
le découpage est très proche de celui imaginé par Miller, et qui sert là aussi de déclencheur à une re-
création du héros en chevalier noir (« dark knight »). Les deux principaux adversaires de Batman se
retrouvent également d’un récit à l’autre, Double-Face et le Joker faisant dans les deux cas office de
doubles grotesques du héros. L’allusion à Watchmen est plus explicite encore, puisque Batman se voit
confronté au test de Rorschach, et réagit en niant l’association créée, à l’instar de Rorschach lui-même
dans une scène très similaire. Ces deux références facilement identifiables apparaissent comme une
déclaration d’intention de la part des auteurs. L’objectif est ici de continuer à explorer les mécanismes
du genre, en les confrontant à une analyse psychanalytique mais également en tentant de les
transplanter dans une atmosphère inspirée du fantastique de la fin du 19e siècle.
Ce traitement psychanalytique se heurte cependant à plusieurs obstacles de taille. En premier
lieu, le format relativement concis de l’ouvrage ne permet pas au texte de développer un argumentaire
précis, d’autant que celui-ci entraverait irrémédiablement le déroulement de l’action120. Par ailleurs, en
dépit des intentions affichées de viser un public plus âgé, il est peu probable que les instances
éditoriales aient voulu déstabiliser leur lectorat en leur présentant une analyse théorique et
inévitablement obscure au non-initié. Dès lors, la référence au syndrome de Tourette ou l’usage du test
de Rorschach ne reposent sur rien dans le récit, et se transforment en cérémoniels dépourvus de sens
mais produisant néanmoins un effet. Reynolds a d’ailleurs bien montré que ce type de décalage est
constitutif du genre super-héroïque, dans lequel la science est réduite à des phénomènes magiques. Ici,
le rapprochement est d’autant plus net que Arkham lui-même nous est présenté simultanément comme
un psychiatre et comme un magicien. Dans ce contexte, les analyses pertinentes parsemées dans le
texte perdent de leur impact, déréalisées en même temps que les rituels qui les entourent. Pour ne
prendre qu’un exemple, peu après son arrivée, Batman est soumis à une batterie de tests
psychologiques, Rorschach d’abord, puis un jeu d’association libre. Tous deux sont traités de manière
simpliste et produisent immédiatement un résultat, en ébranlant considérablement la confiance de
l’homme chauve-souris. Entre ces deux tests, le Joker et Black Mask évoquent ce qu’il convient de
faire de Batman :

[Black Mask] I say we take off his mask. / I want to see his real face.
[Joker] Oh, don’t be so predictable for Christ’s sake ! / That is his real face. / And I want to go much
deeper than that.121

La constatation n’est pas anodine : le personnage de Batman est en effet totalement dissociable
de son alter-ego, Bruce Wayne, lequel n’apparaît d’ailleurs pas du tout au cours du récit. Il s’agit donc
bien là d’un commentaire pertinent sur un aspect souvent mal compris du genre. Cependant, sa portée
est réduite par la proximité des scènes pseudo-psychanalytiques qui l’encadrent, et travestissent cette

120
Une telle lenteur a d’ailleurs été reprochée à Watchmen.
121
Arkham Asylum, 41
- 104 -
remarque méta-narrative en analyse psychologique sommaire. Aller « plus profond » n’aboutira en
effet qu’à un nouveau rituel dépourvu de sens.
Par ailleurs, le dispositif narratif se trouve ponctuellement mis en échec par les tentatives de
donner au texte un rôle prééminent, alors que le graphisme reste prépondérant dans la plupart des cas.
Certaines planches donnent ainsi lieu à une véritable concurrence entre texte et images, le plus souvent
à l’avantage de ces dernières. Le test d’association libre mentionné plus haut nous offre un exemple de
ce phénomène (illustration AA 5) et des dysfonctionnements qu’il entraîne. Si Batman affirme peu
avant qu’il ne s’agit là « que de mots », c’est une nouvelle fois le graphisme qui occupe la quasi-
totalité de la double page durant laquelle le test nous est décrit. Plus frappant encore est le fait que les
réponses de Batman sont situées après les images correspondantes dans l’ordre de lecture canonique,
et deviennent donc redondantes. Dès lors, il n’est pas surprenant que les textes les plus révélateurs
concernant les personnages soient repoussés à la fin du volume, après la bande dessinée proprement
dit, un procédé qui évoque une nouvelle fois Watchmen. L’épilogue de six pages nous offre de courts
textes attribués aux différents personnages du récit, comme autant de portraits psychologiques. S’ils
possèdent tous une graphie particulière, ces autoportraits ne sont pas pour autant illustrés. Ils
s’inscrivent en revanche tous dans un cadre, une case de bande dessinée dont le dessin aurait été
évacué, à l’exception de quelques traits et traces. Cette dissociation entre un épilogue purement textuel
et une prologue entièrement graphique illustre le clivage d’une œuvre dans laquelle texte et graphisme
ne fonctionnent qu’imparfaitement de concert. L’ambition d’emprunter aussi bien au roman qu’aux
arts picturaux aboutit à une surenchère de part et d’autre, avec l’adoption de solutions narratives
redondantes. Cette tension permanente explique sans doute pourquoi le retentissement de Arkham
Asylum a été moindre que celui des œuvres de Miller et Moore, en dépit de la volonté affichée de
toucher un public âgé, cultivé et fortuné.

- 105 -
AA 5 – Arkham Asylum, 44

- 106 -
Positionnement par rapport au genre

Lewis Carroll, H.P. Lovecraft, Nietzshe122 ou Saint George


terrassant le dragon sont autant de références ou d’emprunts intégrés à la
structure de l’ouvrage. Cette multiplication de sources extérieures conduit
à s’interroger sur l’importance du genre super-héroïque dans le récit. Bien
sûr, de commentaire méta-narratif en clins d’œils appuyés123, Grant
Morrison fournit des éléments de réflexions aux exégètes du genre, et se
pose en continuateur des travaux de Moore et Miller. Cette réflexion n’est
cependant une nouvelle fois qu’une citation, une importation, et non une
préoccupation personnelle. A l’image de la stratégie de collage et de
juxtaposition utilisée graphiquement, le récit se construit en empruntant
certaines scènes à Watchmen ou Dark Knight, esquissant un contexte de
déconstruction du super-héros sans pour autant le développer. Plus que
Batman lui-même, c’est ainsi l’environnement dans lequel il évolue qui est
en perpétuelle évolution, habité par des monstres dont la présence réduit
l’homme chauve-souris à une simple trace, une silhouette noire qui ne
devient jamais un réel personnage (illustration AA 6). Invisible, il ne voit
rien non plus (à l’occasion du test de Rorschach), refuse de parler et finit
même par renoncer à son libre arbitre en suggérant à Double-Face de
décider de son sort. Le récit lui offre bien l’occasion de se poser en héros
AA6 –Arkham Asylum, 69
tragique, après la mort de Cavendish, mais cette réaffirmation, illustrée par
le dialogue suivant, n’est que de courte durée :

[psychiatre] What are you ?


[Batman] Stronger than them. Stronger than this place./ I have to show them.
[psychiatre ] That’s insane
[Batman] Exactly /Arkham was right. Sometimes it’s only madness that makes us what we are./Or
destiny perhaps.124

Pour « leur montrer » (encore une fois, l’aspect visuel est l’aboutissement de toute démarche), il
s’attaque à l’asile lui-même à coup de hache. L’effort est dérisoire, puisque les pensionnaires ne
souhaitent pas sortir, comme le Joker se charge de le lui rappeler à la fin de la destruction. Après s’en
être remis à la décision de Double-Face, Batman est donc raccompagné à la porte sans ajouter un autre
mot. En d’autres termes, le récit n’a pas de héros, ni même de personnage principal à proprement
parler, puisque l’existence même de celui-ci est constamment niée. En réalité, la conclusion du récit
122
Le monologue de Arkham « I look at the dolls house / And the dolls house looks at me », page 61, évoque le «
If you gaze into the abyss, the abyss gazes into you », déjà cité dans Watchmen.
123
Le joker suggère ainsi une relation homosexuelle entre Batman et Robin, écho des attaques du Dr Wertham
dans Seduction of the Innocent.
124
Arkham Asylum, op. cit., 105
- 107 -
revient même à nier la valeur du système manichéen constitutif du genre super héroïque : Double-Face
truque le lancer de pièce pour épargner Batman, et affirme du même coup un libre arbitre qui va à
l’encontre de la notion même de code, et donc de genre. Il est alors utile de reprendre la classification
des éléments constitutifs du genre super-héroïque entre sémantisme et syntaxe. Là où Watchmen et
Dark Knight concentraient leurs efforts de remise en question respectivement sur le premier et le
deuxième axe, Arkham Asylum les recompose tous deux simultanément. Sans identité secrète, sans
arrière plan familier, transporté dans un univers sans crime puisque sans norme, le super-héros lui-
même n’est plus identifiable que par habitude. L’ouvrage appartient au genre super-héroïque
essentiellement en raison de la réutilisation de personnages et de lieux déjà connus des lecteurs
potentiels. Raccourcis narratifs efficaces, ces références sont nécessaires à la compréhension du récit
sous sa forme actuelle, sans pour autant être au cœur de celui-ci. L’œuvre n’appartient donc au genre
que par une décision préalable d’insister sur ce lien, alors même qu’elle pourrait se suffire à elle-même
au prix de quelques altérations. Le projet initial de réconcilier un genre populaire avec les ambitions
traditionnelles de l’art pictural aboutit donc à un semi-échec, d’ailleurs admis par Dave McKean en
interview.

I sat down afterwards and realized, "Why? Why bother? It's such an absurd thing to do." It's like
suddenly realizing the fact that you're desperately trying to work around the subject matter — trying
to make the book despite the subject, rather than because of it. […] Also, by the end of it I'd really
begun to think that this whole thing about four-color comics with very, very overpainted, lavish
illustrations in every panel just didn't work. It hampers the storytelling. It does everything wrong.125

Impossible compromis

Cette conclusion en demi-teinte paraît avoir été partagée par les responsables éditoriaux, remettant
ainsi en question la philosophie du projet. Etait-il nécessaire de réconcilier deux conceptions opposées
de la bande dessinée, et ne valait-il mieux pas donner aux artistes la possibilité d’excercer leur
créativité en dehors des limites du genre ? DC entreprit par la suite de créer une ligne « adulte »,
Vertigo, débarrassée de l’étiquette super-héroïque, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
Marvel, de son côté, tenta des expériences similaires au sein de sa ligne Epic, laquelle avait déjà publié
Marshall Law, sans pour autant rencontrer l’adhésion du public. Ces deux tentatives visaient entre
autre à résoudre un problème inhérent à la structure des récits super-héroïques : l’inertie créée par un
passé chargé. Les récits de super-héros s’appuient nécessairement sur un fond de connaissances
communes à tous les lecteurs, sauf à multiplier les scènes d’exposition. Ce fond constitué limite
considérablement les possibilités de reconstruction ou d’altération des personnages, d’autant plus que
même leur apparence physique obéit à ces codes et traditions. Même Watchmen, pourtant basé sur des

125
Kirk Chritton, « Dave McKean interview », Comics Career Vol. 2, No. 1 (1991) , reproduit sur Dreamline,
http://www.dreamline.nu/readings
- 108 -
personnages créés pour l’occasion, n’échappe pas à cette nécessité de connaissance préalable du genre,
puisque c’est précisément autour de celle-ci que s’articule le récit. La solution pourrait être de créer de
nouveaux personnages, un nouvel environnement et de nouvelles règles de fonctionnement, mais un
tel projet n’aurait de sens ni intellectuellement ni même financièrement. Il semble douteux que des
lecteurs recherchant des œuvres ambitieuses (à la suite de Maus, par exemple) soient particulièrement
attirés par l’étiquette super-héroïque en tant que telle.
Il n’est pas nécessaire pour autant d’affirmer une incompatibilité fondamentale entre la notion
d’œuvre d’art et le genre qui nous occupe. Cependant, la présence de codes et traditions aussi
contraignantes que celles à l’œuvre dans la bande dessinée de super-héros suppose que les
préoccupations du ou des artistes soient compatibles avec ceux-ci. Si l’ambition de l’œuvre est de faire
éclater ces barrières, le résultat ne peut être qu’un semi-échec comme Arkham Asylum ou un travail
redéfinissant le genre qui l’a engendrée. En d’autres termes, pour qu’une œuvre d’art émerge tout en
étant perçue comme une « bande dessinée de super-héros », il apparaît nécessaire que son sujet soit le
genre lui-même et ses mécanismes. Sans mobiliser l’arsenal philosophique disponible à ce sujet, nous
nous contenterons de définir ici l’œuvre d’art comme une création suscitant une expérience unique,
impossible à reproduire par d’autres moyens.126

Continuité et expérience isolée

Les exemples que nous avons choisis jusqu’ici ont tous en commun de constituer des récits complets,
des projets finis par opposition aux séries mensuelles, pourtant le mode de publication le plus courant
dans le domaine des super-héros. Les critères de sélection de notre corpus sont bien sûr responsables
de cet état de fait, mais il est frappant que ce point commun apparaisse a posteriori, alors que les
critères en question portent sur le contenu et la perception des œuvres, mais pas sur leur forme. Ce
mode de sélection n’est cependant pas neutre, puisqu’en choisissant de se focaliser sur des œuvres
ayant retenu une attention spécifique (article critique, réédition…), il favorise les parutions
ponctuelles, aux contours plus aisément identifiables. De même, les séries étudiées jusqu’ici possèdent
une équipe artistique unique du début à la fin de l’œuvre, ce qui facilité l’identification d’options
narratives ou de styles particuliers. Les publications continues donnent quant à elles souvent lieu à des
rotations partielles, le dessinateur restant inchangé, mais avec un scénariste différent ou toute autre
permutation. Pour résumer, s’il est envisageable de considérer cette sur-représentation des récits
complets comme une conséquence d’un mode de sélection biaisé, il semble cependant que cette
distinction entre les mini-séries ou romans graphiques et séries mensuelles constitue effectivement une
ligne de fracture.
126
Il semble cependant important de préciser qu’il n’y pas pour nous incompatibilité entre le statut artistique
d’une œuvre et son éventuelle exploitation commerciale. Celle-ci ne relève en effet pas de l’essence de l’œuvre
mais de son inscription dans le monde extérieur.
- 109 -
Quelques repères permettent de mieux jauger ce lien entre mode de publication et contenus.
L’introduction du format « prestige » à l’occasion de la sortie de Dark Knight, déjà mentionnée dans
l’introduction de ce chapitre, est certainement l’exemple le plus parlant. Arkham Asylum permet
également d’illustrer notre propos, puisque ce récit ambitieux fut publié dès l’origine sous forme
cartonnée, mode de parution excessivement rare chez DC 127 Le lien existe donc bien, au moins du
point de vue des responsables éditoriaux. Les récits ambitieux étant amenés à entraîner des héros
connus et vendeurs vers des situations en marge de ce que le genre offre habituellement, le risque est
en effet grand d’aliéner certains lecteurs habituels, plus attachés à retrouver leurs repères qu’à les voir
mis en pièces. Dès lors, le choix de cloisonner ces aventures particulières permet de nier facilement
leur existence en cas de besoin. Dark Knight fournit une nouvelle fois le meilleur exemple de ce statut
intermédiaire : originellement publié comme un « what if », le succès de la mini-série l’a peu à peu
transformé en futur « officiel » de Batman. Cependant, outre ces considérations éditoriales, le
fonctionnement des comics de super-héros est réellement différent selon qu’ils s’intègrent ou non dans
les séries régulières.
Dans « Le mythe de Superman », Eco analyse avec pertinence le fonctionnement des récits en
forme de « what if », et montre bien quel rôle ceux-ci jouent pour maintenir la cohérence de la ligne
narrative principale, même s’ils finissent par entamer la crédibilité de celle-ci. Participant à l’abolition
de la causalité (une histoire peut être niée après avoir été montrée), ces récits renforcent le système
d’éternel présent, essentiel au genre. Les mini-séries présentent un fonctionnement différent,
puisqu’elles ne sont pas nécessairement juxtaposées au récit développé chaque mois, mais existent
indépendamment de celui-ci. Dès lors, elles se doivent de constituer des récits complets, intelligibles à
partir d’un minimum d’information préalable quant aux protagonistes, ce qui explique en particulier
pourquoi les scènes d’origines des héros sont si fréquentes. Plus important encore, ces séries ne sont
pas reliées à une chaîne d’évènements antérieurs, même si ceux-ci peuvent informer le récit ; il n’y a
pas de risque de discontinuité, puisque l’on se situe par définition hors de cette continuité. Ceci a deux
conséquences importantes, en permettant des déviances plus grandes, mais aussi une vitesse de
réaction plus élevée aux différents phénomènes de mode. La première explique la plus grande liberté
de ton constatée, puisque l’absence de référent proche atténue l’ampleur d’un écart par rapport à la
norme. Par ailleurs, on comprend facilement que les tendances d’une période donnée puissent être
reflétées rapidement dans une mini-série (Marshall Law, par exemple) alors que les parutions
régulières sont atteintes d’une inertie notable.
Le rôle du super-héros n’est pas non plus le même dans un récit isolé de la continuité. A
l’intérieur de celle-ci, il peut se contenter de fonctionner comme un signe renvoyant à ses aventures
antérieures, supposées connues. Toute action est constamment minimisée par l’ampleur de celles qui
ont été accomplies auparavant et par celles qui prendront lieu ensuite. Le héros est bloqué dans un état
127
Un seul récit original fut publié sous cette forme antérieurement, Son of the demon (1987), déjà une aventure
de Batman. Les autres volumes adoptant cette présentation étaient des rééditions d’épisodes de l’ « âge d’or »,
The Dark Knight Returns, Batman : Year One (par Miller et Mazuchelli) et Watchmen !
- 110 -
d’impuissance de fait, puisque ses actes ne peuvent provoquer l’arrêt de la série, la fin de l’histoire,
cette décision-ci reposant essentiellement sur le lectorat. En d’autres termes, la série régulière ne peut
raconter d’autre histoire que celle de sa propre côte de popularité, principe d’ailleurs appliqué par DC
avec cynisme dans A Death in the Family en 1987, lorsqu’un sondage téléphonique détermina la mort
du Robin de l’époque. Les bornes qui clôturent une mini-série modifient cet état de non-signification
permanente. La présence d’une fin permet en effet un jugement rétrospectif, une appréhension
complète et confère donc un sens à ce qui s’est déroulé. L’introduction d’Alan Moore à la première
édition intégrale de Dark Knight fournit une description lyrique mais pertinente, de cet avantage
insigne du point de vue narratif.

In comic books […], characters remain in the perpetual limbo in their mid-to-late twenties, and the
presence of death in their world is at best a temporary and reversible phenomenon. With Dark Knight,
time has come to the Batman, and the capstone that makes legends what they are has finally been
fitted.128

La mini-série permet également à l’analyste d’appréhender l’œuvre comme une unité cloisonnée
et indépendante. A l’intérieur d’une série régulière, il est possible d’apprécier le travail d’un
dessinateur, d’un scénariste, tout en sachant qu’il n’est que le continuateur d’une tradition établie,
qu’il ne peut qu’infléchir. Dans une mini-série, en revanche, la focalisation se déplace. La série
régulière appartient au personnage, la mini-série est le domaine du ou des auteurs. Cette adéquation
peut se gloser en constatant que dans ce dernier cas, l’auteur est seul responsable de la clôture de
l’œuvre, assuré que celle-ci ne peut connaître une vie indépendante 129. Dans ces conditions, il devient
possible d’envisager de produire une véritable œuvre personnelle, en lieu et place d’un produit de
consommation surdéterminé par ses codes et ses traditions. Le seul moment où la marque d’un auteur
semble pouvoir s’exercer sur une série régulière est celui où celle-ci débute ou est remise à zéro.
L’accumulation d’un corpus si vaste qu’il en devient impossible à connaître dans sa totalité, que ce
soit par les lecteurs ou les auteurs eux-mêmes incite en effet les maisons d’éditions à effacer
périodiquement tout ce qui concerne un personnage donné, pour mieux le recréer. La plupart des
personnages de DC subirent ce sort, après les évènements de Crisis on Infinite Earth130, donnant ainsi
l’occasion à John Byrne de s’approprier temporairement Superman. Dans ces cas, il est difficile de
délimiter précisément l’œuvre, mais l’occasion permet néanmoins la création d’un système graphico-
narratif complet attribuable à un ou des auteurs. Dans une certaine mesure, le même phénomène est
observable lorsqu’un auteur talentueux reprend une série obscure : le passé de celle-ci pouvant être
négligé ou altéré sans risque commercial majeur, le contexte devient similaire à celui d’un
redémarrage.

128
Alan Moore, « Introduction to The Dark Knight Returns » ( New York : Titan Book, 1987)
129
Les mini-séries se transformant en séries régulières offrent une configuration hybride, mais même dans ce cas,
il est coutumier de distinguer les épisodes initiaux de la série qui en est issue.
130
Cf. chapitre 1, « TMNT »
- 111 -
En quelques mots

Elément isolé, discontinu, Arkham Asylum n’offre donc que l’image d’une demi-réussite, menaçant à
tout moment de s’échapper du genre qui nous intéresse. La tentative de développer une des pistes
ouvertes par les deux séries fondatrices de 1986 aboutit à une impasse tant pour DC que pour Marvel,
dont la ligne adulte, Epic, est supprimée sensiblement à la même époque. Les considérations
commerciales ne suffisent pas à expliquer l’échec de cette union entre une conception « noble » de la
bande dessinée et un genre basé sur la surdétermination permanente de ses récits. Au contraire même,
Arkham Asylum fut un succès tout à fait satisfaisant, bien que sans comparaison avec Dark Knight, par
exemple. DC essaya d’emprunter une autre direction pour l’album cartonné suivant, Batman : Digital
Justice (Pepe Moreno, 1990), aux illustrations entièrement réalisées par ordinateur. La faillite
artistique de ce dernier projet permet de relativiser l’importance que pouvait avoir Arkham Asylum aux
yeux de son éditeur, simple tentative d’amener un lectorat adulte au genre super-héroïque, avec
l’audace artistique en guise d’atout commercial.
Pourtant, l’œuvre de McKean et Morrison présente des similitudes étonnantes avec les recettes
mises en œuvre dans les séries les plus populaires à la même époque. On y retrouve en effet le thème
du super-héros désormais montrable dans sa totalité et n’ayant plus besoin de son alter ego pour
exister. Là aussi, Batman tue, estropie et cause bien plus de dommages que les adversaires qu’il
combat. La différence se situe sans doute dans la lucidité du traitement. Si une série comme Punisher
exploite un sentiment ambigu de fascination en tentant de replacer ce comportement nouveau dans le
cadre des aventures super-héroïques traditionnelles, le scénario de Arkham Asylum va jusqu’au bout de
sa logique. L’abolition de l’opposition fondamentale entre héros et méchant se transforme ainsi en
apologie du libre-arbitre (le choix de Harvey Dent de refuser le jugement de sa pièce), tandis que les
actes de Batman sont clairement décrits comme étant ceux d’un psychopathe. Il n’est plus un héros,
mais continue à porter le même costume, qui constitue au fond son unique personnalité.

[Cavendish] : You are the bat !


[Batman]: No / I… I’m just a man
[Cavendish]: I’m not fooled by that cheap disguise, I know what you are.131

Le costume/signe appartient bien à la tradition, mais il s’est détaché de son signifié. Le


jugement que portent les auteurs sur leur personnage est excessivement critique, et il n’est pas anodin
que ce jugement puisse s’étendre à la plupart des « héros » violents que nous avons décrits
précédemment. Bien que ne satisfaisant pas les mêmes attentes, les deux courants apparus après 1986
postulent tous deux une disparition du héros traditionnel, qui pousse à s’interroger sur le devenir du
genre lui-même.

131
Arkham Asylum, 96
- 112 -
Chapitre 3 : De l’excès au néoclassicisme (1992 – 1998)

- 113 -
Image et la solution du tout graphique

En 1991, Rob Liefeld dessine et écrit le comics le


plus vendu jusqu’alors, avec X-Force n°1. Partie
intégrante de la vague de séries violentes qui
redéfinit les super-héros, la série n’est pourtant
notable ni pour son contexte (un groupe de mutants
menés par un chef charismatique), ni la qualité de
son graphisme, mais impose une esthétique nouvelle.
Le dessin tente ainsi de se poser comme relativement
réaliste, mais n’hésite pas à utiliser une anatomie
distordue pour mieux transmettre la puissance
physique des personnages. La mise en page
abandonne largement la conception sous forme de
strips, et le récit devient un simple prétexte pour un
exercice graphique dans lequel la recherche du
dynamisme prime tout. Rob Liefeld transpose en
partie l’évolution thématique à l’œuvre durant cette
période sous forme visuelle. Le « héros » s’assouplit,
renonce à son costume bariolé au profit d’un Un bon exemple du style graphique de Liefeld,
entièrement axé sur le dynamisme de la représentation,
costume pseudo réaliste, et affiche une laideur X-Force n°1, 13 (1991)
physique susceptible de bloquer tout processus d’identification. Liefeld n’est pas le seul illustrateur de
chez Marvel à expérimenter en ce domaine au début de4s années 90, et certainement pas le plus
talentueux. Jim Lee dessine ainsi X-Men n°1, également en 1991, pour le redémarrage de la série la
plus porteuse de l’éditeur, un numéro dont les ventes (8 millions d’exemplaires) n’ont jamais été
dépassées depuis lors. Si son style est nettement plus abouti que celui de Liefeld, Lee recherche bien
des effets similaires à ceux mis en place par son collègue. L’explosion de la mise en page n’est que le
symptôme d’une dynamisation générale de la narration graphique, couplée à un désir évident de
« réalisme », là où les héros du passé affichaient le plus souvent des traits simplifiés et caricaturaux 132.
Le troisième protagoniste de ce renouveau graphique se nomme Todd McFarlane, qui avait connu le
succès quelques temps auparavant, toujours chez Marvel, en reprenant le personnage de Spider-Man.
Moins doué que Lee, il développe une esthétique de colonisation de la page par un graphisme obsédé
par la souplesse et la vitesse, qui masque efficacement ses insuffisances techniques. Tous les trois

132
Le mot anglais « cartoony » est plus précis, mais ne dispose malheureusement pas d’une traduction
pleinement satisfaisante.
- 114 -
symbolisent donc un certain état d’esprit au sein de Marvel au début des années 90, et leur accession
au statut de stars du système annonce un nouveau changement au sein du genre super-héroïque. La
disparition du héros lui-même, décrite au chapitre précédent, entraîne par ricochet une remise en cause
de la notion de personnage.

La création d’Image

Le véritable déclencheur de ce changement fut économique, et non esthétique. En tentant de négocier


de meilleures conditions de travail le trio Lee-Liefeld-McFarlane s’aliéna les instances dirigeantes de
Marvel. Le processus qui s’enclencha alors aboutit à la création de la maison d’édition indépendante
Image. Au cours des dernières années, le sujet a donné lieu à de nombreux articles, dont « The Image
Story », de Michael Dean, auquel ce qui suit doit beaucoup 133. L’enjeu du conflit pour ces auteurs
désormais reconnus était de faire reconnaître leur statut de créateurs et non plus de simples employés.
Un tel dispositif, en vigueur chez les éditeurs indépendants aussi bien que dans la ligne Epic de
Marvel, leur aurait permis non seulement de mieux bénéficier des bénéfices générés par leur travail,
mais en outre de posséder un véritable contrôle sur le contenu et le devenir de leurs œuvres. L’attitude
des responsables de la maison d’édition fut de considérer que les lecteurs étaient attachés aux
personnages bien plus qu’aux responsables de leurs aventures. Un précédent notable avait d’ailleurs
montré leur détermination en la matière : Marvel s’était attiré l’hostilité de l’ensemble du milieu de la
bande dessinée américaine en refusant de rendre ses planches originales à Jack Kirby, après son départ
de la société. Les négociations tournèrent donc court, et les auteurs décidèrent de lancer leur propre
compagnie, en 1992.
La première série publiée au sein d’Image, Youngblood, était entièrement due à Rob Liefeld, et
reprenait la structure classique du groupe de super-héros mutants, dans la lignée directe de X-Force.
La seule innovation de la série était de présenter un groupe de super-héros se prêtant au jeu du
vedettariat et soignant particulièrement leur apparence ainsi que leur relation avec le public.
Rétrospectivement, il est difficile de ne pas percevoir l’ironie involontaire de cette approche, au sein
d’une compagnie menée par des vedettes du système et dont le graphisme, autrement dit l’apparence,
était le principal argument. Néanmoins, le public suivit, et la jeune société suscita un véritable
enthousiasme, atteignant des ventes confortables même sur les titres réalisés par des auteurs moins
connus (Shadowhawk, de Valentino par exemple). Il faut souligner qu’en plus du dynamisme des traits
de la plupart des dessinateurs, le graphisme des séries Image était réhaussé par une mise en couleur
informatisée bien plus soignée que celle de ses concurrents, avec des dégradés et autres effets spéciaux
contribuant à distinguer les bandes dessinées de la jeune société, à défaut d’en faire des objets

133
Michael Dean, « The Image Story », The Comics Journal n°232-236 (2000), on pourra aussi lire « Les 10 ans
d’Image », Comic Box Annuel n°1 (2002)
- 115 -
esthétiquement satisfaisants. Faute d’originalité, la plupart des séries utilisaient un modèle éprouvé,
celui du groupe de super-héros aux aptitudes complémentaires. Plagiant sans scrupule la référence en
la matière, X-Men, ces différents groupes comprenaient ainsi au moins un géant invincible, une
guerrière sexy et un être sauvage mystérieux, unis derrière un leader charismatique et légaliste. La
rigueur de l’adhésion aux codes de cette sous-catégorie du genre super-héroïque indique assez
clairement que l’intérêt du lectorat n’était pas dû à une innovation thématique. Ce choix de tout axer
sur des apparences au détriment de la narration était cependant déjà décrié par certains critiques à
l’époque, comme l’illustre cette analyse de Harry Morgan, rédacteur en chef de Scarce, dans un article
de 1993 :

Les titres sont lancés si vite que les artistes n’ont pas le temps de dessiner correctement le logo. Les
personnages sont multipliés de façon tellement proliférante qu’on n’a pas pu les doter d’une
personnalité. Les titres se bousculent si rapidement qu’il n’est pas question d’élaborer une intrigue.134

Extraite d’un article consacré à l’économie des comics, cette citation renvoie à une
problématique que nous avions esquissé dans notre introduction. Le mécanisme de création décrit ici
n’est en effet plus celui de l’œuvre, mais bien celle d’un produit culturel générique. Les choix
effectués par les créateurs d’Image n’apparaissent donc pas seulement sur un plan esthétique, mais
remettent en question le statut même du genre dans lequel ils exercent. L’exemple de Spawn, série la
plus populaire des premières années d’Image, permet de mieux décrire ce basculement.

Spawn n°1 à 36 (Image comics, 1992-1995)

Présentation
En guise de préambule, il faut signaler que les modalités
d’étude d’une série régulière posent des problèmes spécifiques,
sans équivalent dans le cas d’une œuvre unique. Ainsi, dresser
la longue liste des collaborateurs liés à la série pourrait laisser
à penser que celle-ci est une création collective. En réalité,
Spawn, la série et le personnage, ont bien été créés par le seul
Todd McFarlane. Le choix de ne retenir que les 36 premiers
numéros, soit les trois premières années de la série, correspond
au moment où McFarlane cesse complètement de signer les
dessins de la série, après avoir commencé à les déléguer à Greg
Le personnage titre en action (Spawn n°11, 9)
Capullo à partir du numéro 19. S’il reste donc possible de
désigner un auteur privilégié, il n’est pas non plus souhaitable de minimiser le rôle des autres

134
Harry Morgan, « Vos Comics valent-ils vraiment de l’or », Scarce n°38 (1993), 18
- 116 -
participants à la série. Dès ses premiers numéros, Spawn résulte en effet d’une collaboration étroite
entre McFarlane et ses coloristes, tandis que le premier scénariste invité (Alan Moore) intervient au
numéro 8. Ce statut hybride instaure donc un parasite permanent de la perception, une esthétique
composite dont il est indispensable de tenir compte, pour éviter d’ériger en règle générale ce qui relève
de la lubie d’un des intervenants dans la chaîne.
Spawn se présente sous la forme traditionnelle des comic books. 32 pages sous couverture
souple, dont 22 de bande dessinée, pour une série toujours publiée aujourd’hui. Plusieurs titres dérivés
et récits isolés ont été publiés depuis sa création, y compris durant la période qui nous intéresse, mais
le choix est fait de ne se concentrer que sur la série régulière. Par ailleurs, les séries Image se déroulent
dans un univers théoriquement commun, tout comme chez DC ou Marvel, permettant des interactions
entre les créations des différents auteurs et poussant parfois à l’importation d’éléments créés dans un
contexte très différent. La série prend pour héros Spawn, un être surnaturel portant une ample cape
rouge et au corps couvert d’un costume moulant rouge, noir et blanc. Capable de régénérer n’importe
quelle blessure, d’envoyer des rayons d’énergie ou encore de se téléporter, Spawn est en partie
amnésique et son visage est défiguré sous son masque. Il apprendra rapidement que son nom est Al
Simmons, ancien soldat noir envoyé à la mort par sa hiérarchie, et qu’il a été ressuscité par un démon,
Malebolgia, pour intégrer à terme son armée de rejetons de l’enfer (« hellspawn »). Installé parmi les
clochards de New-York, Spawn va affronter en particulier le Violator, un nain au maquillage
clownesque capable de se transformer en monstre, lui aussi au service de Malebolgia. Après la mort de
Simmons, sa femme s’est remariée avec son meilleur ami, un militaire également. Spawn sera amené à
les défendre, ainsi que sa toute jeune fille, lorsque les traîtres responsables de son assassinat
s’attaqueront à celui qui l’a remplacé. Mafia, force du Paradis, bourreaux d’enfants et membre du Ku
Klux Klan feront également parties de ses adversaires au cours des trois premières années de parution
de la série.

Mise en page totale

Spawn s’ouvre sur une disposition atypique (illustration SP 1). Là où les premières pages de
comics présentent traditionnellement une illustration destinée soit à dramatiser l’incipit soit à résumer
les événement passés, McFarlane offre une entrée en matière énigmatique. Une unique vignette
verticale occupe le quart gauche de la page, tandis que le reste de la surface est divisé en une grille de
trois cases sur trois. Un travelling arrière paradoxal nous mène d’une vue de la Terre à un paysage
urbain, au prix d’une discontinuité qui permet de passer d’un ciel sans étoile à l’ombre impénétrable
d’un building. La référence à l’ouverture de Watchmen est difficile à manquer. Dès la page suivante,
toutefois, cette grille se réduit à deux strips, six cases en tout, tandis que la ville envahit le reste de
l’espace. Le premier contact avec le personnage se fait via une silhouette, une cape rouge, des yeux
verts lumineux et quelques récitatifs lugubres (« Mon âme est noire », « Je voudrais mourir / encore ».
La mise en page de Dark Knight est à son tour mobilisée pour la page suivante, dont les cases

- 117 -
reproduisent des écrans de télévision, à raison d’une chaîne pour chacun des trois strips. A l’instar de
Miller, McFarlane choisit de reproduire le son de la télévision au-dessus de l’image, sans utiliser de
bulle, affaiblissant par ce choix précis l’hypothèse d’une coïncidence. La date annoncée elle-même,
1987, qui est celle de sa mort en tant que Al Simmons, renvoie aux deux séries précitées. L’hommage
continue d’ailleurs durant la double-page suivante, organisée selon la fameuse grille de trois par trois
et reprenant même la structure en damier si caractéristique de la mise en page de Watchmen. Un léger
décalage se produit toutefois, puisque les cadres des vignettes s’épaississent, se redoublent et attirent
l’attention du lecteur sur leur présence. Pendant ce temps, Spawn évoque les événements qui ont
conduit à la mort de Al Simmons, puis sa résurrection. La rigidification de la mise en page correspond
aux derniers instants du personnage en tant qu’être humain. La planche suivante nous montre enfin
clairement son nouveau « visage » (son masque, en fait), dans une mis en page qui s’oppose aux
dispositions qui précèdent. Il s’agit en effet d’une image unique au sein de laquelle cohabitent des
éléments disparates, des esquisses de vignettes désarticulées qui semblent s’effondrer : l’organisation
traditionnelle de la bande dessinée est soigneusement niée. La suite du numéro confirmera ce parti-pris
de démantèlement des structures graphiques préexistantes, puisqu’il est impossible d’y trouver deux
planches ayant la même mise en page.
L’erreur serait bien sûr de ne considérer ces dispositions successives que comme des choix
stylistiques. Outre le fait qu’ils participent pleinement au récit, ils peuvent également se lire dans un
contexte plus vaste, particulièrement au vu des références appuyées aux séries de Moore et Miller. Jan
Baetens, sémiologue de la bande dessinée, insiste ainsi sur la signification profonde de la forme, dans
son ouvrage sur les rapports que le médium entretient avec la politique.

Le recours à certaines manières formelles de gérer, ou mieux encore, de générer des contenus a
inéluctablement une signification politique. En effet, la matérialité d’une œuvre est tout sauf le
revêtement extérieur des idées qu’elle véhicule, mais oriente directement notre façon de voir, c’est à
dire de vivre le monde.135

La remarque de Baetens est bien sûr transposable en dehors du strict domaine politique. Dans le
cas présent, les choix de mise en page effectués par McFarlane renvoient plus à un commentaire sur le
genre. Le destin de Spawn, mort en 1987 et ressuscité en 1992 se lit en effet comme une allégorie des
aléas du genre super-héroïque après les séries de Moore et Miller. Reprenant la structure graphique de
ces deux œuvres, McFarlane n’hésite pas à les pousser vers la caricature, à montrer leur défaut, en
rigidifiant encore la grille de Watchmen, par exemple. Il installe alors une équivalence entre la
renaissance du genre et cette mise en page éclatée si caractéristique de la série. Paradoxalement, cette
prise de position contient en elle-même sa propre critique. En offrant une lecture de l’évolution des
super-héros en termes graphiques et esthétiques, McFarlane semble dénier au genre tout contenu
explicite. Réduisant les cinq années de 1987 à 1992 à un néant, littéralement confiné à l’espace entre

135
Jean Baetens, Formes et politique de la bande dessinée (Leuven : Peeters, 1998) 137
- 118 -
les pages 5 et 6 (et symbolisées par un sablier cassé dans cette dernière), il refuse de s’intéresser à la
question du statut du héros, principal sujet de questionnement de cette période.

SP 1 – Spawn n°1, 1-6

Les numéros suivants ne font que confirmer ces partis-pris initiaux, entre hommage aux œuvres
fondatrices de 1986-87 et volonté de dépassement de leur esthétique. Les écrans de télévision
continuent ainsi à apparaître sporadiquement, certaines planches continuent à constituer des références
directes à Dark Knight et on peut relever un similitude étonnante entre le scénario du n°3 (un tueur
d’enfant exécuté par Spawn) et le récit de Rorschach dans Watchmen. A l’inverse, il est frappant de
constater que la fameuse grille de 3 cases par 3 ne resurgit pas une seule fois en trois ans d’existence,
confirmant donc sa valeur référentielle dans son usage initial. McFarlane généralise en revanche
l’usage de planches composées d’une unique vignette (7 pages sur 22, dans le numéro 11, par
exemple), faisant une nouvelle fois primer l’image autosuffisante sur la structure.

- 119 -
La figure héroïque

Spawn n’est pas un personnage original. Il s’agit d’une sorte de Spider-man, transposé dans un
monde occulte et violent, complété par quelques emprunts à Batman ou au Punisher. A l’instar de ce
dernier, il possède un code moral très strict, qui lui permet de distinguer instantanément le bien du
mal, code ici jamais fourni explicitement au lecteur, et n’hésite pas à utiliser tous les moyens
nécessaires pour mettre fin aux agissements de ses adversaires. Il est vrai que les dilemmes moraux
sont minimisés par le manichéisme permanent des situations et des oppositions. Le Violator (!), déjà
mentionné plus haut, peut arborer deux formes aussi repoussantes l’une que l’autre (un clown
démoniaque ou un démon repoussant), se nourrit de cœurs humains et se délecte à énumérer les
tortures qu’il fera subir à ses adversaires. Encore s’agit-il là d’un personnage relativement complexe
comparé au parrain de la mafia qui ne cesse d’envoyer des mercenaires pour se débarrasser de Spawn
sans apparaître jamais autrement motivé que par le goût de l’argent et de la destruction. Ce
manichéisme n’est d’ailleurs pas entièrement dépourvu d’ironie, puisque ces personnages reçoivent
des traits assez caricaturaux et se voient assez fréquemment tournés en ridicule. L’opposition super-
héros/super-adversaire est ainsi simultanément réactivée (le Violator évoque bien sûr le Joker, SP 2) et
remise en question. Pourtant, Spawn n’a pas vocation à être parodique, au contraire, le scénario
présente sa quête d’identité initiale ainsi que ses cas de conscience ultérieurs avec le plus grand
sérieux. McFarlane se contente de maintenir une certaine distance avec les figures imposées du genre,
tout en favorisant une lecture au premier degré des aventures de son héros. Une tentative de
compromis en quelque sorte, à la limite d’une lecture post-moderne, mais sans désorienter un public
recherchant des aventures violentes et colorées.

SP2 – Le Violator (Spawn n°1, 21 ) et son modèle, le Joker (JLA n°11, couverture)

- 120 -
- 121 -
- 122 -
Le traitement de la violence est
d’ailleurs un des aspects les plus notables
de la série. Celle-ci est souvent extrême,
voire parfaitement morbide (illustration
SP 3), et dépasse amplement les
conventions en la matière pour une série
grand public. Les expérimentations dans ce
domaine après 1986 et une volonté de
provocation commercialement payante
sont sans doutes responsables de ces
SP 3 - Spawn n°3, 9
débordements graphiques, mais il n’en
reste pas moins que ceux-ci rappellent directement les outrances des E.C. Comics si fortement attaqués
dans les années 50136. Pourtant, une nouvelle fois, cette violence ne semble pas utilisée dans un but
réellement provocateur, mais bien comme composante du récit, un simple signe servant à connoter une
ambiance horrifique. A intervalle régulier, elle se trouve ainsi détournée au profit d’une représentation
humoristique dans laquelle les membres et cœurs arrachés ne sont que des blessures mineures,
aisément réparées par une intervention démoniaque ou quelques pouvoirs surnaturels (illustration
SP 4). Dès lors, les actes authentiquement horribles auxquels se livrent Spawn ou ses adversaires
perdent de leur signification, puisqu’ils sont juxtaposés à une violence graphiquement similaire mais
sans effet durable. La perte de sens qui s’effectue ici est bien sûr à rapprocher des choix narratifs
relevés précédemment, avec une prédominance de l’image sur la structure ou encore, pour emprunter
le couple saussurien, un affaiblissement du signifié au profit d’un signifiant omniprésent. Spawn est
plastique, dans tous les sens du termes, puisqu’il est déformable, mutilable, mais récupère toujours son
aspect initial qui le définit. Par ailleurs, la théorie énoncée dans le chapitre concernant sur l’évolution
du super-héros vers un personnage complet, sans alter-ego, trouve ici une application particulièrement
frappante. Les nombreuses analogies entre Spawn et Spider-man, qui vont de l’apparence du costume
au rapport à l’environnement urbain en passant par l’attitude ambivalente de la police à l’égard du
personnage principal, ne font que souligner la différence fondamentale entre les deux « héros » :
Spawn ne peut jamais échapper à sa condition de super-héros. S’il enlève son masque, c’est pour
découvrir une tête brûlée, ravagée et impossible à identifier, une absence littérale de visage qui
apparaît comme le moteur de sa quête initiale d’identité. Comme il le remarque lui-même « Ce
costume est plus confortable que [sa] vraie peau,»137 et pour cause, puisque le costume en question se
révèlera plus tard être vivant, capable de continuer à se mouvoir et à se battre même lorsque son
porteur est inconscient. Ainsi, bien que ce rapport ne soit jamais explicité, Spawn matérialise
l’évolution du super-héros vers un personnage « complet », dont les aventures n’ont plus besoin d’être

136
cf. Chapitre 1, « Seduction of the Innocent et le Comics Code »
137
Spawn n°2, 5
- 123 -
complétées par celle d’un alter-ego dépourvu de pouvoirs. Il est assez symptomatique, d’ailleurs, qu’il
soit parfois montré en train de boire ou dormir alors que ces moments creux et banals sont
traditionnellement exclus du domaine d’action des super-héros (précisons que ces actes n’ont ici pas
d’autre fonction que celle de compléter l’appréhension du personnage).

SP 4 – Une violence soigneusement privée de sa signification (Spawn n°4, 13 et n°18, 19)

La consumation du héros mise en scène

Dans Spawn, les pouvoirs spéciaux du héros ne sont disponibles qu’en quantité limitée.
Matérialisée par un compteur décroissant, la menace d’épuisement de cette énergie est un motif visuel
aussi bien que narratif, et si son importance décroît au fil de la période qui nous intéresse, il ne
disparaît pas pour autant138. Illustration frappante de la « consumation » du héros dont Eco soulignait
l’absence dans Superman, le procédé apparaît comme une tentative de délimitation de l’œuvre a priori.
Il n’est pas certain que McFarlane ait lu l’introduction de Alan Moore à Dark Knight, mais cette
perception de la nécessité de présenter la série comme ayant une borne est un procédé habile. La
promesse implicite d’une conclusion atténue en effet l’insatisfaction inhérente à une série dont le
dénouement est inévitablement retardé d’épisode en épisode. D’ailleurs, si le compteur baisse
rapidement au cours des premiers épisodes, il décroît à un rythme bien plus modéré par la suite,
lorsque le succès de la série rend moins nécessaire une telle concession à la satisfaction intellectuelle
du lecteur. Qui plus est, il s’avère rapidement que tous les superpouvoirs de Spawn ne consomment
pas d’énergie, certains étant considérés comme inhérent au costume. La thématique de renoncement

138
Le compteur est d’ailleurs toujours présent a l’heure actuelle, après plus de dix ans de parution
- 124 -
nécessaire au statut de super-héros annoncée initialement est ainsi désamorcée. La seule application de
cette limitation est une propension accrue de la part du personnage à recourir à l’entraînement militaire
acquis dans son existence antérieure, ainsi qu’à des armes sophistiquées. Ce qui aurait pu être un
facteur structurel enrichissant la série n’aboutit qu’à un prétexte permettant de récupérer une
fascination commercialement payante pour les armes de guerre. Le paradoxe n’est qu’apparent,
puisque cette évolution fait écho aux autres stratégies de neutralisation du sens que nous avons
évoquées jusqu’ici. La conception de Spawn repose sur une connaissance précise des mécanismes du
genre, qui permet à McFarlane de mobiliser des composantes ayant assuré le succès de différentes
séries par le passé, sans pour autant laisser ces éléments devenir centraux.

Mythes chrétiens et culture de masse

La description qui précède fait de Spawn une manifestation particulièrement frappante du


processus de recyclage et de re-présentation, dont il a été montré qu’il s’agissait d’un des principes
fondateurs de la culture de masse. Cependant, l’usage de ces références se fait avec une certaine
ironie, sans doute due au fait que celles-ci appartiennent à un domaine bien connu de la plupart des
lecteurs et sont clairement identifiées comme appartenant à cette culture de masse. En tant que telles,
elles ne sont dépositaires d’aucun sens qui n’ait déjà été dégradé, et ne suscitent de respect ni de la part
de l’auteur ni de celle du lecteur. Ce manque de considération explique que ces éléments puissent être
réduits aussi facilement à leur représentation graphique, privés de toute possibilité de polysémie ou de
profondeur psychologique dans le cas des personnages. Néanmoins, le genre super-héroïque et les
clichés de films policiers ou fantastiques ne constituent pas la seule source d’inspiration pour la série.
Le traitement réservé aux autres influences retient l’attention. Une forme simplifiée du mythe de Faust
est bien entendu convoquée, mais le thème du pacte avec le diable est tellement répandu qu’il est
difficile d’y voir une référence précise. De même, la relecture des récits chevaleresques dans les
numéros 14 et 15, sous le titre commun « Myths », s’appuie plus sur l’heroïc-fantasy que sur les gestes
médiévales. Dans les deux cas, il s’agit donc de références déjà filtrées, puisées dans un ensemble de
récits « universels » et non à une source précise. A contrario, lorsque McFarlane décide d’employer
les mythes chrétiens en les redéfinissant à son propre usage, il s’attaque à des récits et des conceptions
disposant encore d’une portée symbolique intrinsèque. Bien qu’elle soit employée de plus en plus
fréquemment à titre d’élément purement décoratif, la mystique chrétienne n’a en effet généralement
pas été réduite au statut de simple artefact culturel, même au sein de la culture de masse.

- 125 -
L’usage de diables et de démons au sein du monde super-héroïque n’a rien de nouveau, puisque
Marvel utilisait déjà un pacte avec Satan pour expliquer la création du premier Ghost Rider, dans les
années 70. Lucifer et consorts sont donc des personnages légitimes au sein du genre, ce qui désamorce
tout effet de surprise lié au rôle de Malebolgia. Celui-ci n’est d’ailleurs pas nommé jusqu’à
l’intervention d’Alan Moore au numéro 8, et peut donc être jusque là perçu comme le diable lui-
même. Il faut cependant attendre le neuvième numéro, scénarisé par Neil Gaiman139, pour
qu’apparaisse la hiérarchie angélique. Occupant le haut d’une tour de bureaux, Gabrielle y est une
séduisante « directrice de secteur », sous la responsabilité de Raphaela et gère les affaires courantes
depuis un bureau on ne peut plus normal. L’épisode voit Spawn affronter Angela, une ange tueuse de
démon dont l’apparence physique évoque celle d’une walkyrie rousse, confrontation qui tournera sans
surprise à l’avantage du héros démoniaque. La tenue de l’ange, réminiscente des « chainmail bikinis »
(bikinis en côte de maille) caractéristiques des pires poncifs de l’héroïne de fantasy confirme ce parti
pris ludique. Cependant, un arc narratif 140 scénarisé par Grant Morrison (responsable d’Arkham
Asylum) et occupant les numéros 16 à 18 vient reprendre et développer le rôle joué par cette hiérarchie
angélique, dépassant le simple rétablissement de
symétrie imaginé par Gaiman. A partir de la « tour
de verre anonyme dans Manhattan »141 au sommet
de laquelle Gabrielle gère les dossiers en cours,
une opération est déclenchée pour régler le
problème constitué par l’existence de Spawn.
Organisation militaire, station spatiale, enlèvement
d’être humain pour en faire un soldat ultime :
aucune des étapes n’est réellement surprenante
dans un mode opératoire qui emprunte beaucoup
aux clichés de la science fiction. Le résultat final
est un « anti-Spawn », un soldat du Paradis faisant
office de double négatif du héros de la série
(illustration SP 5.) Ce nouvel adversaire ayant été
défait, il faudra attendre quelques numéros avant
de retrouver les forces angéliques, y compris Dieu
lui-même, incarné sous la forme d’une gentille
grand-mère ! La mystique chrétienne est
progressivement récupérée par la série, digérée, SP 5 – Spawn n°16, 22

puis intégrée à un système narratif déjà en place.


L’anti-Spawn ne doit rien à une quelconque esthétique religieuse, mais est un pur produit des choix
139
Sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 4, à propos de Sandman
140
Episodes consécutifs d’une série régulière composant une unique aventure.
141
Spawn n°16, 14
- 126 -
graphiques de McFarlane. La mystique chrétienne n’est donc plus présentée comme une philosophie
de la transcendance, mais réduite à quelques symboles, quelques références qui enrichissent la série au
détriment de la perception de l’objet original. Ce phénomène d’assimilation évoque bien sûr ce que la
philosophe Hannah Arendt identifie comme la fonction assimilatrice et destructrice de la culture de
masse :

Une société de consommateurs n’est aucunement capable de savoir prendre en souci un monde et des
choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde, parce que son attitude
centrale par rapport à tout objet, l’attitude de consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle
touche.142

Dans le cas de Spawn, cette récupération a été perçue par certains lecteurs américains comme un
choix idéologique. Cependant, la réponse de McFarlane, « je l’affirme sans ambiguïté, je suis athée »
(« I go on record by stating that I do not believe in God»143) ne saurait dissimuler le fait que cette
direction lui a été suggérée par Gaiman et Morrison, scénaristes mercenaires sur le titre. La
responsabilité scénaristique partagée neutralise l’hypothèse idéologique, et confirme au contraire le
rôle clé du mécanisme d’assimilation mis en avant par Arendt dans la série. Cette coïncidence entre un
des modes d’élaboration de la série et l’analyse du fonctionnement de la culture de masse n’est pas un
phénomène isolé. Ce rapprochement des comic books de super-héros avec la culture de masse au sens
large est un élément clé de l’évolution du genre au début des années 90. La relative complexité de la
série permet simplement d’identifier le phénomène au sein du texte lui-même, suggérant que cette
« massification » du médium ne correspond pas simplement à une diffusion accrue.

Maintenir les apparences


Si on ajoute aux éléments précités le succès public de la série (1,7 millions d’exemplaires pour
le premier numéro, plus que tout autre comic book publié en dehors de chez DC ou Marvel), il ne fait
pas de doute que Spawn constitue un produit culturel de masse. Plus surprenant est le vernis de
respectabilité que McFarlane tenta de lui conférer, durant les premières années de parution. C’est dans
cette démarche que s’inscrivent par exemple les esquisses de traitement de problèmes sociaux, qu’ils
soient liés à la couleur de peau du héros ou encore son intégration parmi les clochards new-yorkais.
Dans les deux cas, cependant, ces éléments sont effectivement installés dans le récit mais ne servent
qu’à provoquer des péripéties mineures, sans devenir de véritables enjeux dramatiques 144. L’épisode
30, « The Klan », dans lequel Spawn met en déroute des représentants du Ku Klux Klan, dans un Sud
profond caricatural, est symptomatique de cette simplification extrême. Les problèmes les plus graves
se réduisent à l’affrontement physique de petits groupes, et l’échelle choisie est la même que dans les
142
Hannah Arendt, « La crise de la culture », La crise de la culture (Paris : Gallimard, 1972) 270
143
Cité dans « Celebrity Atheist List », www.celebatheists.com
144
Au point que la version cinématographique de la série utilisa un acteur blanc, sans provoquer de réaction
particulière même chez les amateurs.
- 127 -
premiers Superman, celle de l’individu plutôt que de la société. Un autre indice de cette recherche de
légitimation est le recours à des auteurs ayant acquis par ailleurs une reconnaissance critique pour
avoir créé des œuvres d’art à l’intérieur du médium. L’objectif de la démarche est transparent : tenter
de capturer une partie de l’aura des artistes en question au profit de la série. La seule question qu’elle
peut susciter touche à l’intérêt pour ces derniers de collaborer à l’entreprise. Grant Morrison, Neil
Gaiman, Alan Moore ou Frank Miller (et tout particulièrement ce dernier) signent en effet des
scénarios qui se différencient peu de ceux de McFarlane lui-même, à l’exception notable de
l’introduction des forces du Paradis, sur laquelle nous nous sommes déjà étendus. Ces collaborations
permettent essentiellement de mesurer le degré d’implication suscité par la série, visiblement très bas
pour l’ensemble des auteurs précités. McFarlane décrit d’ailleurs comme un calcul commercial le
choix de faire appel à ces scénaristes :

Il y a une telle masse de comics publiés tous les mois que de temps en temps, il faut lever la main et
dire : « ohé, je suis là et je suis encore vivant ». Et donc tout cela était un truc de marketing. Comme
avant tout je suis dessinateur avant d'être scénariste, si je dois céder une fonction, je préfère que ce
soit l'écriture. Je voulais continuer à dessiner Spawn. Donc j'ai trouvé des grands noms qui plairaient
aux fans, et partant de là, j'ai pu faire en sorte que les gens fassent encore attention au numéro 10. Cela
a maintenu les ventes à un bon niveau, les gens se disant : « Hé, c'est génial ! »145

Ce cynisme de la part du créateur de la série ne doit cependant pas être isolé de la réaction des
scénaristes en question, lesquels n’ont jamais caché leur mépris pour la production Image en général.
Ainsi, Alan Moore :

You look at the Image comics of the early '90s, and you could see people who were predominantly
superhero artists who hadn't got much of a grasp of writing, trying to sort of lift riffs from Watchmen,
Dark Knight, you know, those mid-'80s books.146

Ces différentes déclarations ne datent cependant pas de l’époque de première parution, et restent
d’ailleurs essentiellement cantonnées aux médias étrangers. Juxtaposées, elles démontrent que si le
genre super-héroïque a pu engendrer des œuvres personnelles, il se prête également à une production
commerciale particulièrement calibrée et cynique. Paradoxalement, c’est une nouvelle fois la hauteur
des ambitions affichées par Spawn qui permet de mettre en lumière cette option initiale, tandis que les
séries plus modestes offrent moins d’occasion d’opposer leur programme initial au produit fini. Avant
de terminer cette étude détaillée, il convient de mentionner un épisode singulier, faisant justement
partie de cette série d’intervention par des scénaristes extérieurs.

145
« Interview Todd McFarlane », Spawn 2 (Paris: Bethy,1996), repris sur TheDark.fr.st,
http://www.overgame.com/page/19211.htm
146
Barry Kavanagh,« Alan Moore Interview » (transcription d’une conversation téléphonique) (2000)
http://www.blather.net/articles/amoore/alanmoore.txt
- 128 -
L’épisode 10, « Crossing »

Sommairement intégré à la série sous la forme d’un rêve confus (dans le numéro 9), cet épisode
se situe en réalité tout à fait en dehors de la trame générale. Le scénario est signé Dave Sim, connu
essentiellement pour son comic book indépendant à succès Cerebus. Il tente d’utiliser l’esthétique de
Spawn en conjonction avec une analyse du genre super-héroïque, vite transformée en hagiographie. Le
début de l’épisode est énigmatique, puisque son statut est encore incertain. Spawn y apparaît dans
deux vignettes symétriques, surmontées de deux récitants « Je suis Spawn » / « Je ne suis pas
Spawn ». Les pages suivantes servent à identifier ce non-Spawn avec McFarlane, son créateur, tandis
que le personnage s’en va explorer un niveau de l’enfer entr’aperçu auparavant. Une double planche
nous présente ce niveau comme le lieu d’enfermement de ce que tout amateur identifiera comme les
plus fameux des super-héros (illustration SP 6.) McFarlane/Spawn tente alors de les libérer, mais sans
y parvenir. Superman lui-même147 lui confie ses pouvoirs et l’incite à rassembler en lui le meilleur de
tous les prisonniers, mais cette énergie n’est pas encore suffisante pour délivrer les héros enfermés. Le
Violator apparaît alors, portant une robe de dollars et brandissant une balance dans laquelle des sacs
d’argent contrebalancent un cœur carbonisé, et annonce à Spawn sa défaite. Superman, toujours
derrière ses barreaux, ne prononce qu’un seul mot : « Doomsday ». Moins facile à décoder que la
vision allégorique qui précède, ceci renvoie aussi bien à la mort annoncée des super-héros du passé
qu’à celle de Superman lui-même, sous les coups d’un adversaire nommé précisément Doomsday,
quelques mois plus tôt. Cette disparition très temporaire, sept mois, mais également très médiatisée est
à juste titre considérée comme un des coups commerciaux les plus efficaces jamais mis en place dans
l’industrie des super-héros148. La suite de l’épisode voit Spawn/McFarlane rentrer chez lui, guidé par
Cerebus lui-même (une sorte de cochon cynique), tandis que les éléments autobiographiques de la
série sont mis en relief, tel le nom de la femme et de la fille de Al Simmons, qui se trouvent également
être ceux de leurs modèles dans la famille McFarlane. La morale de ce bref passage familial est
fournie au lecteur par Cerebus, qui explique cette adéquation entre créature et créateur par le fait que
« [son] créateur ne l’a pas vendu, lui, »149 contrairement aux héros classiques, littéralement condamnés
au septième cercle de l’enfer. Malheureusement, il est difficile d’être d’accord avec la réplique
suivante du personnage : « C’est aussi simple que cela. »

147
Pour des raisons de copyright, le « S » sur sa poitrine est omis, mais son identité ne fait aucun doute
148
619 premières pages de journaux y seront consacrées en 1992 (« In Case You Missed the Barnum Award »,
http://www.custerguide.com/quillen/eqcols/1992B291.htm)
149
Spawn n°10, 19
- 129 -
SP 6 – Spawn n°10, 6-7

Le fonctionnement et la fonction de cet épisode sont en effet problématiques. Le texte lui-même


constitue un récit à clé, dont l’intrigue reste cepdant globalement intelligible même pour qui n’en
percevrait pas la dimension allégorique. Le travail sur la dualité et l’usage des masques se trouve-t-il
également élargi du simple couple super-héros/alter-ego aux rapports entre l’auteur et son personnage,
double confrontation encore complexifiée par cette instance narrative discordante qu’est Cerebus. Le
traitement formel de ces thèmes est lui aussi compexe, séparant l’épisode en deux ensembles
visuellement distincts ; la fin du récit utilise en effet une mise en page sobre, loin des effets
spectaculaires caractérisant la série et le début de l’épisode. Deux pages reprennent même l’aspect de
Cerebus lorsque le personnage titre donne la direction du récit : le procédé renvoie directement aux
dispositifs déjà relevés dans Watchmen ou Marshal Law afin de permettre la focalisation du récit par
des personnages successifs. En d’autres termes, cet épisode présente une construction nettement plus
riche que le reste de la série, sans pour autant verser dans un sérieux excessif, grâce au contrepoint
blasé des remarques de Cerebus. L’écart n’est que plus manifeste entre l’intelligence de cette
construction et l’angélisme de son message. En laissant de côté une lecture au premier degré peu
productive, l’épisode tente en effet de présenter Spawn comme une série personnelle, une œuvre
capable de résumer le meilleur de ce que le genre super-héroïque peut offrir. Le cynisme de
l’entreprise est d’autant plus grand que la série atteint une sorte de perfection dans son processus
d’intégration des mécanismes de la culture de masse, là où de nombreuses publications précédentes
gardaient encore une certaine naïveté, une part d’artisanat, sinon d’art pour les meilleures. Le message
prend paraît d’autant plus pertinent qu’il est délivré à l’intérieur d’un épisode étonnamment inventif et
élaboré, de sorte que la forme de la démonstration étaye incidemment celle-ci. L’objectif d’une telle
entreprise semble bien être de convaincre un lectorat cultivé de s’intéresser à la série. Cependant ce

- 130 -
récit souligne par contraste l’indigence des autres épisodes, et plus encore le refus conscient d’y
intégrer des problématiques complexes. Spawn est donc bien un produit de masse, volontairement
conçu comme un objet culturel de consommation, en dépit d’alibis légitimants ponctuels.
A titre de démonstration de cette soumission des impératifs narratifs aux considérations
commerciales, il faut sans doute mentionner la question de l’origine de Spawn. Al Simmons a en effet
été tué par un de ses collègues, qui s’avèrera être Chapel, un membre de l’équipe super-héroïque de
Rob Liefeld, les Youngbloods. Spawn se vengera de lui en le défigurant, et l’histoire pourrait en rester
là. Cependant, à la suite de désaccords entre les membres d’Image, Liefeld fut renvoyé de la
compagnie, emportant avec lui les droits de ses personnages. McFarlane inventa alors un nouveau
responsable pour la mort de Simmons, effaçant l’explication précédente en invoquant une machination
démoniaque. Il va de soi que la péripétie ne fut jamais attribuée à des considérations de copyright,
mais intégrée dans la trame narrative générale, confirmant bien l’origine des orientations de celle-ci.

Quel intérêt, alors ?


L’analyse précédente suscite une interrogation : comment, au vu des limitations énoncées,
expliquer le succès considérable autant que durable de la série ? La durée de ce succès est plus facile à
expliquer que son origine. Umberto Eco nous présente une lecture convaincante du phénomène, sous
le titre de « défense du schéma itératif », au sein de son article sur Superman déjà cité à de nombreuses
reprises. Son analyse s’applique d’ailleurs à de nombreuses manifestations de culture populaire,
pourvu qu’elles adoptent la forme du feuilleton, qui est celle de Spawn.

Le mécanisme qui régit la jouissance de l’itération est typique de l’enfance[…] Or, un mécanisme
d’évasion où s’opère une régression si raisonnable peut être vu d’un œil indulgent, et l’on est en droit
de se demander si, en le mettant en accusation, on n’en arriverait pas à construire des théories
vertigineuses sur des faits banals et substantiellement normaux. Le plaisir de l’itération est l’un des
fondements de l’évasion, du jeu. Et personne ne peut nier la fonction salutaire des mécanismes
d’évasion lucides.150

Bien que se gardant de condamner la culture populaire en général, Eco fait ici écho aux
réflexions de Dwight McDonald, pour qui le principe de fonctionnement de la culture de masse était
de maintenir ses consommateurs dans un état infantile artificiellement recréé. Si ce jugement apparaît
contestable en tant qu’analyse globale du phénomène, il est particulièrement convaincant dans le cas
précis de la structure feuilletonesque. Il est certain que la reprise continuelle d’une même structure
permet au lecteur de réduire son investissement émotionnel et intellectuel, pour ne plus jouir des
œuvres qu’à leur niveau le plus superficiel. Seules des variations paradigmatiques deviennent
possibles, lorsque la structure syntaxique est étroitement définie. C’est ce qui permet d’expliquer le
côté rassurant, mais aussi régressif, d’un tel dispositif. Si le succès dans la durée s’explique par

150
« Le mythe de Superman », De Superman au surhomme,153
- 131 -
l’imagination déployée lors de ces substitutions paradigmatiques, renforcées par des évolutions
syntactiques mineures, le potentiel d’une série est strictement déterminé par la qualité du système
initialement mis en place. Or, de ce point de vue, Spawn est un produit sans défaut notable.
Graphiquement, par exemple, McFarlane est un dessinateur compétent, créateur de planches souvent
dynamiques. De même, si le scénario emprunte à de nombreuses sources, la combinaison d’horreur
gore et de super-héros proposée n’a que peu d’antécédents151. Ainsi, bien que rien ne soit réellement
original ou novateur, le produit fini, et ce terme de « produit » semble particulièrement approprié, créé
un système narratif qui lui est propre, soutenu par une exécution satisfaisante. Par ailleurs, l’ironie
sous-jacente et la distance prise par rapport à certaines références ont pour fonction de consoler le
lecteur de la rigidité de la syntaxe mise en place. En sollicitant sa complicité, sinon son intelligence,
ces mécanismes dissimulent le fait que le système narratif dans son ensemble appelle une attitude
passive, soumise. Ces appels au lecteur, ainsi que la relative originalité du choix des ambiances
colorant le récit est sans doute ce qui permet d’expliquer le succès de Spawn par rapport aux autres
séries Image, tout aussi réussies techniquement (Wild C.A.T.S. en particulier.) En se contentant de
réemployer tels quels la recette du groupe de super-héros, déjà trop connue, trop identifiable, ces séries
s’inscrivent en effet dans un système plus vaste : celui de tous les récits antérieurs ayant une structure
similaire. Les permutations paradigmatiques proposées sont ainsi rapportées à toutes celles déjà
utilisées auparavant, et cet héritage diminue mécaniquement le plaisir éprouvé, de par la lassitude et le
sentiment de déjà-vu qu’il entraîne. Conformément aux attentes de son créateur, Spawn est donc un
produit capable de distraire ponctuellement et de susciter l’achat du numéro suivant, mais dont la
relecture ne procure aucun plaisir une fois la relative nouveauté disparue.

Escalade des ventes

La fin des années 80, mais surtout la première moitié des années 90 représentent une période de
croissance ininterrompue pour l’industrie du comic book aux Etats-Unis. Ce fait capital permet de
mieux comprendre la raison des records de vente successifs établis par des séries de qualité
contestable. Parallèlement à un accroissement réel du nombre de lecteurs, cette période voit la mise en
place de stratégies marketing agressives afin d’augmenter les ventes. A Death in the Family, la mini-
série de Batman de 1987 au cours de laquelle le public fut amené à se prononcer sur la mort de Robin
peut être considérée comme une des toutes premières instances du phénomène. Bien sûr, la création de
pseudos-évènements à des fins promotionnelles n’a rien de nouveau en soi, et il s’agit même d’une
stratégie intégrée machinalement dans les couvertures promettant régulièrement un contenu
« sensationnel », « amazing » ou « jamais vu auparavant. » Cependant, le registre de cette
autopromotion s’étend considérablement à la fin des années 80, sur des rayonnages où les couvertures
151
The Incredible Hulk ou The Swamp Thing s’appuient par exemple sur un fantastique plus traditionnel.
- 132 -
holographiques voisinent avec les tranches argentées, les posters à déplier et autres accessoires n’ayant
que très peu à voir avec la bande dessinée ou avec les super-héros. Il est possible de situer le début du
phénomène à 1986, avec le rachat de Marvel par un entrepreneur étranger au monde des comics. Si la
maison d’édition fut la première à mobiliser cet arsenal marketing, DC ne fut pas en reste longtemps.
L’efficacité de la tactique, déjà mise en place dans le marché des « trading-cards »152, est attestée par
l’apparition d’un marché spéculatif important, basé sur une profusion de « séries limitées » et « tirages
spéciaux. »Ainsi, X-Force n°1, cité en début de chapitre, fut-il livré en sept versions différentes, tandis
qu’il existe neuf (!) packagings différents pour le premier numéro du Spiderman de McFarlane. Bien
sûr, la proportion de lecteurs décidés à posséder l’ensemble des versions alternatives était faible en
regard du nombre de simples amateurs de comics, mais leur impact économique était réel. Ce marché
spécifique et spéculatif permet certainement d’expliquer en partie les records successifs de vente
constatés chez Marvel au début des années 90. Le champion en la matière, le X-Men n°1 de Jim Lee et
Chris Claremont, comportait ainsi de nombreuses couvertures différentes, ici associées à la tactique
commerciale visant à présenter la série comme redémarrant au premier numéro 153. Ironiquement, cette
attention portée à l’emballage plutôt qu’au contenu est une des raisons évoquées par Liefeld,
McFarlane et les autres créateurs d’Image pour expliquer leur départ de chez Marvel, alors même que
le nouvel éditeur ne mit pas longtemps à réutiliser des principes similaires154.

We had become too big for the system. Marvel didn't want a star system, but with Todd's, Jim's and
my books selling millions of copies, that's what we were becoming. They were trying to reproduce the
success of our books. They were going to put out a Cage #1 with an acetate cover. Like, 'We've got to
prove it's the gimmicks, not the creators.'155

Le summum en la matière fut cependant le fait de DC comics, avec son annonce de la mort de
Superman en janvier 1993, répercutée bien au-delà du cercle des simples amateurs, et dont tant Eco
que Reynolds se font l’écho dans les conclusions de leur ouvrage respectif. Le numéro fut vendu sous
blister noir, comprenant un brassard, pour un prix évidemment supérieur à celui pratiqué
régulièrement.
Ce cas reste exemplaire, d’une part grâce à la dimension atteinte, et d’autre part du fait de
l’aveuglement manifeste des amateurs ayant pu croire à la portée définitive de l’événement. En réalité,
Superman ne resta « mort » que le temps de sept numéros, tandis que quatre prétendants s’affrontaient
pour savoir lequel d’entre eux était le véritable Homme d’Acier. A l’issue de cet arc narratif, la série
put reprendre son cours normalement, tandis que DC ne pouvait que se féliciter des six millions
d’exemplaires vendus pour le numéro annonçant la mort de son héros phare. Ce type de retournement
n’a rien de surprenant en lui-même au sein d’un feuilleton populaire, et évoque bien sûr la fameuse

152
Pastichées dans Marshal Law, les trading-cards constituent un médium peu étudié mais dont la clientèle
semble assez proche de celle des comics (mêmes points de ventes, emprunt de sujets…)
153
En réalité, ce numéro marque seulement une réorganisation des différentes équipes de X-Men
154
Cependant, McFarlane lui-même s’en est toujours passé pour les séries sous sa responsabilité directe.
155
Rob Liefeld, cité par Michael Dean, « The Image Story »,op. cit.
- 133 -
mort de Sherlock Holmes imaginée par Conan Doyle pour
ne plus avoir à se consacrer au personnage. Cependant, cet
exemple historique souligne bien la différence entre les
deux « évènements » ; là où Conan Doyle avait dû
ressusciter Holmes sous la pression populaire, la mort et la
résurrection de Superman correspondaient à un calcul
commercial a priori. L’écueil évident d’une telle stratégie Superman n°75 (1993)
est qu’elle suppose le public manipulable par des procédés relativement grossiers, un mépris
commercialement pertinent sur le moment, mais non viable à long terme.

La crise et ses causes possibles

La « mort » de Superman est donc un symptôme de l’engouement spéculatif créé par la politique
d’éditions limitées et de pseudo-évènements, savamment maîtrisée tant par Marvel que par DC en
cette année 1993.156 Il s’agit également d’un des éléments déclencheurs de la crise majeure de
l’industrie du comic book aux Etats-Unis à partir de 1994. Il existe plusieurs hypothèses pour
expliquer cet effondrement, mais elles se rejoignent sur l’essentiel, l’épuisement du marché spéculatif
conduisant à une crise du réseau de distribution, entraînant à son tour une baisse des ventes et
renouvelant encore le cycle. La distribution des comic books avait en effet basculé à la fin des années
70 de la vente dans les grandes surfaces via des centrales de distribution à un concept nommé le
marché direct (« direct market »), au sein duquel les éditeurs livraient directement des revendeurs
spécialisés. Le problème de ce système est que les risques inhérents à la distribution d’une nouvelle
série reposaient essentiellement sur les boutiques, en bout de chaîne, obligées de pré-commander et
donc de payer des bandes dessinées sans avoir pu juger de leur qualité. Dès lors, au moment où
l’intérêt du public déclina pour les variantes onéreuses imaginées par les éditeurs, ce furent les
boutiques qui subirent le plus fortement le contrecoup. L’accumulation d’exemplaires invendus, sans
possibilité de retour, bloquait les liquidités nécessaires à la commande de nouvelles série, seules à
même de permettre aux magasins de revenir à l’équilibre. Si le nombre de boutiques spécialisées était
passé de 3000 à 10000 entre 1990 et 1993, près de 10% d’entre elles firent faillite dans les six derniers
mois de cette dernière année157. Il va de soi que le ralentissement important des ventes eut des effets
désastreux également pour les finances des éditeurs, et tout particulièrement pour Marvel, placé à
plusieurs reprise en liquidation. Ces difficultés ne les incitant pas à soutenir les détaillants en leur
concédant des conditions plus avantageuses, la crise ne pouvait aller qu’en s’amplifiant jusqu’à ce que

156
Et joyeusement soutenue en dehors même du milieu des comics, voir par exemple Elisabeth
Fenner,« Superman Dies ! Investing in Comics Live! », Money vol. 21 n°12 (Décembre 1992), 19
157
Sridhar Pappu, « We Need Another Hero », Salon.com (2000),
http://archive.salon.com/people/feature/2000/10/18/moore/index.html
- 134 -
les ventes atteignent un plancher correspondant à un lectorat indéfectible. Entre 1993 et 2000, le
nombre de comic books vendu chaque mois passa ainsi de 48 à 7 millions, soit une baisse près de
85%158 (d’autant plus impressionnante quand on rapporte ces chiffres aux 8 millions de X-Men n°1
vendus lors de sa sortie).
Le choc causé aux spéculateurs par la résurrection rapide de Superman apparaît comme un
phénomène aggravant plausible, puisque le retour du personnage correspond assez précisément au
début de la crise, au milieu de 1993. Il semble cependant hasardeux de voir dans cet événement
l’explication globale de l’effondrement du marché. Une hypothèse plus crédible attribue à Image la
responsabilité de l’effondrement du système, étant bien entendu que cet effondrement se serait produit
à terme, comme dans tous les autres exemples d’envolée spéculative159. Grisés par leur succès, les
principaux auteurs d’Image, à l’exception de McFarlane et Larsen, prirent en effet rapidement du
retard dans la publication de leurs séries respectives. Or, le système de pré-commande rendait tout
délai coûteux pour les revendeurs, d’autant que la structure feuilletonesque adoptée reposait sur le
suspense et l’habitude d’achat, deux éléments qui résistent mal à une attente prolongée. En plus de la
contrainte financière pour les distributeurs, ces retards généraient donc mécaniquement des invendus,
après épuisement de l’intérêt du public. L’enthousiasme suscité par les différentes séries de la jeune
maison d’édition était une des clés du problème, puisque ces problèmes ne dissuadèrent pas les
revendeurs de continuer à les commander massivement. La mini-série cross-over Deathmate, qui
devait réunir tous les artistes Image, et ne négligeait pas d’offrir des couvertures alternatives, apparaît
alors comme le point culminant de cette incompréhension. Les quelques mois de retard finirent par
épuiser complètement l’intérêt du public, et l’ « événement » fut un échec retentissant fin 93-début 94,
après avoir bloqué des sommes considérables lors des pré-commandes. Néanmoins, ces dates
indiquent bien qu’il ne s’agit là que d’un facteur aggravant de la crise naissante. En réalité, la
principale explication du phénomène tient sans doute à la lassitude du public, tant vis à vis du
paradoxe des numéros « spéciaux » tirés à quelques millions d’exemplaires que des options narratives
développées dans l’après Watchmen.

En quelques mots

L’article déjà cité « Vos comics valent-ils vraiment de l’or ? » paru dans Scarce dès 1993, et
résume le paradoxe de la démarche suivie par les grands éditeurs au début des années 90

158
« We Need Another Hero », op. cit.
159
Cette hypothèse est mentionnée par Michael Dean, « The Image Story »,op. cit.
- 135 -
Est-il possible à un éditeur d’aller encore plus loin (et de gagner encore plus d’argent) ? La réponse
est oui. On peut laisser tomber complètement la fiction. Ne reste alors que la stratégie. On peut vendre
directement à un public avide la stratégie de la firme.160

. Si Image reste l’emblème de cette transformation des super-héros en simples produits de


consommation, la jeune maison d’édition est plus un symptôme du phénomène que sa cause. La bulle
spéculative apparue autour des comics avait toutes les chances d’aboutir à cette surexploitation,
débouchant à son tour sur une crise réelle161. La profonde transformation des textes eux-mêmes,
résultant de ce phénomène confirme a posteriori l’ambiguïté du statut des comics de super-héros avant
cette période. Cette métamorphose en produit culturel de consommation permet de déduire à rebours
l’existence d’un état initial différent. Lorsqu’il devint évident que le public avait cessé d’être aussi
avide de pure stratégie spéculative, c’est logiquement un retour à cette étape antérieure que tentèrent
les éditeurs, et plus particulièrement aux recettes les plus éprouvées de celle-ci.

160
« Vos Comics valent-ils vraiment de l’or », 18
161
L’effondrement de l’économie électronique fournit un autre exemple tout à fait comparable de ce mécanisme
d’entraînement.
- 136 -
Kingdom Come et la réaction néo-classique

En dépit des perspectives rapidement dessinées précédemment, la crise du marché des comic books ne
suscita pas une réaction immédiate de la part des principaux concernés. Les couvertures multiples, les
gadgets et autres coups de marketings survécurent en effet aux premières difficultés économiques. DC,
par exemple, n’hésita pas à briser puis ressusciter bon nombre de ses personnages principaux, dont
Batman ou Green Lantern. Marvel, de son côté, parvint à entamer grandement la popularité de son
personnage le plus connu, Spider-man, en tentant de lui donner une nouvelle jeunesse. L’opération
consista à prétendre qu’il avait été remplacé par un clone une quinzaine d’années plus tôt, afin de
permettre aux scénaristes de re-développer le personnage en partant sur de nouvelles bases. La
grossièreté du procédé et la rupture de continuité dans la série provoquèrent de telles réactions de la
part des amateurs que la décision fut finalement prise de rendre son rôle au Spider-man original, en
prétextant une nouvelle erreur sur la personne. En cette même années 1996, après une série d’achats
visant à élargir son champ d’activité, Marvel fut d’ailleurs mis en faillite (selon les modalités prévues
par la loi américaine, qui permet à la compagnie de continuer à exercer son activité). Ces différentes
tentatives ne parvinrent pas à enrayer la chute des ventes, pas même lorsque les deux grands éditeurs
rivaux décidèrent de s’allier, en 1995-96, pour produire une série de cross-over réunissant les héros
des deux univers. Un exercice de style intéressant pour l’exégète, et nettement moins pour le lecteur
classique, donna même naissance à une éphémère ligne Amalgam, dans laquelle évoluaient des super-
héros produits du croisement entre les personnages les plus populaires des deux compagnies. L’ironie
d’un traitement purement fonctionnel des super-héros réduits à leurs animaux totémiques et gadgets
plus ou moins originaux ne semble pas avoir fait partie des objectifs initiaux de la série.
Cette alliance de circonstance entre Marvel et DC correspond à une prise de conscience de
l’ampleur des problèmes auxquels ils étaient confrontés. Bien que mal menée, la tentative (de même,
d’ailleurs, que la « relance » de Spiderman) constitue une réaction positive, une tentative pour
modifier l’orientation d’un genre super-héroïque en situation d’échec. Image, pour sa part, continuait à
produire les séries ayant assuré le succès initial de la compagnie, mais sous la responsabilité
d’assistants des artistes originaux. Ceux-ci étaient en effet plus occupés à développer des projets
alternatifs (jouets, films, dessins animés…) qu’à créer des bandes dessinées. Il aurait été surprenant
que la compagnie symbolisant le mieux l’esprit du genre au début des années 90 propose une
alternative à cette conception. Manifestement, la lassitude du public vis à vis des super-héros ne
pouvait être contrebalancée uniquement en abandonnant les procédés les plus mercantiles ; l’ampleur
de la désaffection nécessitait un changement de direction radical, et c’est une nouvelle fois DC qui prit
la responsabilité de mettre en place et de promouvoir cette évolution. La stratégie était finalement
assez simple : refonder le genre super-héroïque en s’appuyant sur ses figures les plus emblématiques.
- 137 -
La confiance accordée à cette formule reposait sur le succès d’un antécédent convaincant, pour une
fois étranger au monde de la bande dessinée.

La série animée Batman

En 1992, Batman a été déconstruit par Frank Miller, Alan Moore, Grant Morrison et d’autres
scénaristes moins talentueux. Tim Burton a quant à lui
porté deux fois le personnage a l’écran en le présentant
comme un être faible, torturé, pâle reflet de ses
adversaires costumés162. Pourtant, Fox TV propose cette
même année, dans ses programmes pour enfants, une
série animée placée sous la responsabilité du producteur
et graphiste Bruce Timm, sur des scénarios de Paul
Dini. Celle-ci se distingue d’abord d’un point de vue
technique, avec une animation fluide, mais surtout un
Batman par Bruce Timm graphisme étonnant de personnalité et d’originalité.
Employant une esthétique art déco clairement identifiable pour une représentation élégante et très
épurée, le dessin animé propose une alternative cohérente à l’enthousiasme pour le clinquant, le
métallique et les anatomies exagérées qui sont alors la règle dans les comic books. La toute première
« saison »163 est particulièrement intéressante, puisqu’elle se réfère directement au Batman créé par
Bob Kane en 1939, sans Robin, et dans une ambiance renvoyant clairement aux films de gangsters des
années 30. On reconnaît là une piste esquissée dans le Dark Knight de Miller, mais oubliée par ses
suiveurs, au profit des aspects plus modernes de l’œuvre. Le personnage lui-même renoue avec une
certaine tradition héroïque abandonnée après 1986. Mâchoire carrée, carrure impressionnante, Batman
est posé comme une force énigmatique, implacable, et habité par une mission de justicier qui en fait
plus qu’un simple être humain. Ce pouvoir de fascination lui permet de rester le point focal des
différents épisodes, sans se faire voler la vedette par ses adversaires bariolés ni cesser d’incarner une
figure positive. Le développement psychologique du personnage n’est pas absent, mais ne remet pas
en cause les motivations du personnage quant à son rôle de justicier, ni la frontière nette existant entre
lui et les méchants de la série. En d’autres termes, le pari du dessin animé est de traiter les fondements
du genre super-héroïque avec respect, ne se permettant que quelques touches d’ironie occasionnelles.
L’abandon des problématiques développées dans l’après Watchmen pourrait être lu comme un
processus mécanique de simplification dû au médium, mais la qualité scénaristique aussi bien que
technique de l’ensemble permet de conclure qu’il s’agit bien là d’un choix esthétique. Timm et ses
162
Voir le manque de charisme de Michael Keaton (Batman), comparé à Jack Nicholson (le Joker dans Batman),
Danny de Vito ou Michelle Pfeiffer (respectivement le Pingouin et Catwoman dans Batman Returns)
163
Une « saison » correspond à une année de diffusion, dans le cadre des programmes télévisés
- 138 -
collaborateurs ne peuvent ignorer la remise en question des conventions qu’ils reprennent, mais là où
les scénaristes d’Image avaient choisi de résoudre le dilemme en évacuant toute profondeur
psychologique, le choix effectué ici sonne affirmation d’une nécessaire restauration de l’intégrité de
ces conventions. Dini explique ainsi en interview qu’il n’a jamais tenté d’humaniser le Joker, qu’il
perçoit comme un véritable monstre164, un désaveu explicite et assumé de ce qu’avaient tenté de faire
aussi bien Miller que Morrison.
Un des intérêts de cette série animée est de se présenter non pas comme une adaptation mais
comme une interprétation nouvelle du personnage, empruntant aux bandes dessinées des éléments
narratifs, mais développant un style propre. Ce refus du statut de simple produit dérivé est illustré par
l’introduction de personnages propres à cette version, sans pour autant que cette démarche apparaisse
comme un simple prétexte à la création de produits dérivés165. Certains ont d’ailleurs été intégrés
depuis à l’univers « officiel » de Batman, au côté du Joker ou de Double-face. Cette légitimité
artistique est sans doute ce qui explique le succès de la série, qui ne sera arrêtée qu’en 1995, en dépit
de coûts de fabrication très élevés. Il est intéressant de constater que le format d’une série télévisée est
très proche de celui des comic books mensuels, avec ce même état intermédiaire entre histoire
complète et feuilleton, mais évoque également les mini-séries, puisque la division en saisons de
diffusion impose à la version télévisée une articulation qui n’existe pas pour les périodiques, et permet
une certaine clôture des récits. Ces liens permettent sans doute de comprendre pourquoi Batman : The
Animated Series apparaît finalement comme beaucoup plus proche du matériau original que la plupart
des autres adaptations (cinéma, jeux vidéos, etc.) Il n’est donc pas surprenant que les responsables de
DC aient relevé le succès de cette relecture particulière et conclu qu’une telle approche pourrait
constituer une solution à la crise traversée. Bien que ce lien n’ait jamais été avoué explicitement, le
travail de Timm et Dini a été loué et reconnu dans le milieu du comic books dès le début de la série.
Dès lors, ce n’est sans doute pas une coïncidence si l’influence du dessin animé apparaît lorsque DC
reprend les bases de son univers en 1996, un an après l’arrêt de la série. La méthode choisie, recréer
l’aura des super-héros les plus connus en insistant sur leur aspect mythique est en effet étonnamment
proche de ce que décrit Dini dans une interview à propos du personnage de Batman au sein de la
série :

I didn't intend to write a lot of stories where Batman was center stage. You mentioned "The Man Who
Killed Batman," and I left him out completely. I wanted to do that just to show the idea of Batman is
as strong as the character is himself. This character is feared and revered and talked about throughout
the underworld, and even in that episode where he virtually didn't appear, he was the center of the
episode. Well actually, the center of the episode was a little guy who takes credit for killing him, but
the aura of Batman surrounds him.166

164
Jimmy Aquino, « Making Batman and Superman fly, an Interview with Paul Dini », Animation nerd paradise
(1996), http://anp.awn.com/pauldini.html
165
Bon nombre de séries animées produites aux Etats-Unis depuis les années 80 ont en effet été produites par des
fabricants de jouets, avec parfois un succès considérable et bien plus durables que les figurines plastiques les
ayant inspirées (c’est le cas de Thundercats ou Masters of the Universe).
166
« Making Batman and Superman fly, an Interview with Paul Dini », op. cit.
- 139 -
Cette re-mythification du personnage accompagnée d’une tentative d’enrichissement
psychologique ne constitue pas un retour en arrière, mais bien une réaction aux développements du
genre et au brouillage du profil du héros. Tout laisse à penser qu’un tel dispositif sera plus efficace
encore, transposé au médium au travers duquel ce brouillage s’est effectué. Pourtant, en dépit
intentions similaires à celle de Timm et Dini, le résultat obtenu par DC explore un registre assez
nettement différent. La mini-série emblématique de ce renouveau, Kingdom Come, est en effet
travaillée par des questions absentes du dessin animé, en particulier un souci de commenter l’histoire
récente des comics, de s’y inscrire, mais également de se poser en objet culturel respectable.

Kingdom Come (DC Comics, 1996)

Présentation
Ecrit par Mark Waid et illustré par Alex Ross, Kingdom come est une mini-série composée de quatre
chapitres de 52 pages chacun, dont 47 consacrés à la bande dessinée proprement dite. Publiée à
l’origine en 1996, la série a été reprise l’année suivante en diverses éditions, en incorporant un
épilogue au récit. C’est à cette version « complète » que nous nous réfèrerons ici. Si la carrière de
Mark Waid est celle d’un scénariste relativement ordinaire, ayant connu le succès sur des séries
comme The Flash, pour DC, le cas de Ross mérite d’être étudié plus en détail. Il ne s’agissait en effet
à l’époque que de son troisième travail professionnel dans le milieu des comics, et sa technique
constituait sans doute l’argument de vente le plus efficace de la série. Réalisé en couleurs directes, le
graphisme de Kingdom Come constitue une rupture immédiatement visible avec les autres bandes
dessinées mainstream.
Le récit décrit un futur hypothétique de l’univers DC, dans lequel les principaux héros ont
choisi de s’exiler ou de prendre leur retraite. Superman, en particulier, a choisi de se retirer du monde
après que Magog, un jeune super-héros violent, a tué le Joker et reçu le soutien de la population pour
cela. Le monde laissé à la responsabilité de la nouvelle génération de justiciers masqués est en train de
sombrer dans le chaos ; tous les méchants traditionnels ont été arrêtés ou tués, et les jeunes super-héros
jouent à se battre en mettant en danger la population civile. L’histoire est narrée du point de vue d’un
pasteur, Norman McKay, qui confère à cette situation initiale des accents d’apocalypse imminente,
sensation confirmée lorsque Magog et ses acolytes provoquent une explosion nucléaire qui dévaste le
mid-west américain. Superman décide alors de reprendre sa place et de rétablir l’ordre dans le monde,
avec l’aide de Wonder Woman, Green Lantern, Flash et d’autres héros du passé. Tandis que cette
nouvelle Justice League arrête et emprisonne les plus dangereux éléments de la jeune génération, une
alliance se forme pour la contrer, réunissant quelques méchants traditionnels de l’univers DC, mais
aussi Batman et Captain Marvel. Il va s’avérer que ce dernier a été conditionné mentalement, et que
Batman n’a rejoint les rangs de la conspiration que pour saboter celle-ci et tenter de libérer Marvel. En

- 140 -
dépit de cette infiltration, une gigantesque bataille éclate devant la prison où sont enfermés tous les
super-criminels. Le combat central oppose Superman à Captain Marvel, les deux personnages les plus
puissants de ce monde, et il est devient vite évident que l’ensemble de la bataille dépend de cette
confrontation. Cependant, effrayé par l’ampleur de la bataille et par l’autoritarisme de la Justice
League, les responsables de l’O.N. U. décident de bombarder le lieu de l’affrontement. Lors des
ultimes secondes, Superman met Marvel face à ses responsabilités : ils sont les deux seuls à pouvoir
arrêter la bombe, mais il refuse d’en prendre la responsabilité, ne voulant pas ajouter une nouvelle
erreur à celles ayant conduit à cette guerre. Arrêter la bombe risque de mener à un monde dominé par
les super-héros, tandis que son explosion les éradiquerait. Finalement, Marvel s’élance et se sacrifie
pour absorber une partie de l’impact, permettant à quelques super-héros de survivre. Un instant tentés
par la vengeance envers les dirigeants humains, Superman, Batman et les autres rescapés
entreprennent de redéfinir leur rôle dans le monde, déterminés à se faire accepter par les êtres humains
normaux sans imposer leur volonté. Au cours de l’épilogue, Superman et Wonder Woman invitent
Batman dans un fast-food, en civil, pour lui demander d’être le parrain de leur enfant à naître.

Une double allégorie


Kingdom Come affiche ouvertement ses références religieuses, qui fait de la bataille entre super-
héros tout à la fois une Apocalypse et un Ragnarok, le crépuscule des dieux dans la mythologie
Viking. Ce contexte religieux est constamment souligné et rappelé : la série s’ouvre ainsi sur des
images de confrontations entre des créatures fabuleuses (illustration KC 1), tandis que des extraits de
l’Apocalypse selon Saint-Jean s’inscrivent dans des inserts textuels. Il s’avère ensuite que ces images
correspondent au vision d’un super-héros de l’ « âge d’or », Wesley Dodds, précédemment connu sous
le nom de Sandman. Le choix de ce personnage précis n’a rien d’une coïncidence, puisqu’il renvoie à
la série éponyme de Neil Gaiman arrêtée l’année précédente, et sur laquelle nous reviendrons plus
avant dans ce chapitre. Par la suite, le Spectre, autre personnage des années 40, apparaît comme un
ange chargé de transmettre une vision de l’apocalypse imminente au pasteur Norman McKay. Il s’agit
là des premiers indices de l’association développée tout autour du récit entre super-héros et êtres
divins.

[Spectre] : Un mal inhumain a surgi. L’armageddon approche. / Mais tu l’as vu…/… en rêve.
[McKay] : Tu… tu lis en moi ? Tu es un ange ?
[Spectre] : Une puissance suprême m’a chargé de punir les responsables de ce mal.167

167
Kingdom Come n°1, 21
- 141 -
KC 1 – Kingdom Come n°1, 2-3

La première apparition de Superman, à la page suivante, renforce ce dispositif, puisque le père


tutélaire de tous les super-héros est représenté dans une attitude clairement christique (KC 2). Dès lors,
cette stratégie d’assimilation des justiciers costumés à des dieux devient omniprésente, mais ne se
cantonne pas à un référent strictement chrétien. Ainsi, la version de Flash présentée, si rapide que le
personnage possède littéralement le don d’ubiquité, renvoie à Mercure, via la reprise du casque ailé de
la version de l’âge d’or. Les autres héros classiques subissent un traitement similaire, évoquant à la
geste arthurienne (Green Lantern), le chamanisme (Hawkman) ou encore un démiurge mécaniste
(Batman). Sans même avoir pris part aux évènements, ces différents personnages apparaissent donc
plus grand que nature (« larger than life »), et sont ainsi contrastés avec la horde de nouveaux héros,
destructeurs et mesquins. L’organisation graphique souligne cette division, en offrant à Superman et
consorts de pleines pages épurées, tandis que la nouvelle génération est confinée à des cases étroites, à
des scènes de groupes bariolées et confuses. La force du procédé est de revenir à la méthode même de
constitution des premiers super-héros, pour la plupart inspirés de modèles mythologiques facilement
identifiables. A l’instar des personnages des années 90, la nouvelle génération dans Kindgom Come est
pour sa part modelée comme un collage d’éléments disparates, allant du film Alien au cyberpunk en
passant par une imagerie hip-hop standardisée. Ainsi, l’opposition soulignée par la série n’est pas
artificielle, mais se contente d’amplifier une ligne de fracture régulièrement dissimulée par les
modernisations successives des héros classiques.

- 142 -
Ce questionnement du statut des super-héros originels,
rapporté soit à celui de leur descendant soit à celui des êtres
humains qui les entourent, devient peu à peu l’enjeu
principal du récit. Le choix d’un focaliseur humain ne prend
d’ailleurs son sens que lors de l’ultime scène, lorsque
McKay se charge de convaincre Superman d’accepter de
cohabiter de nouveau avec les humains normaux. Jusqu’à ce
moment (Kingdom Come n°4, 34), il n’a en effet qu’un rôle
de spectateur et commentateur, évoquant certes les chœurs
des tragédies grecques, mais aussi, de façon plus flagrante,
les voix-off chargées de donner un sens aux films
hollywoodiens les plus décousus. La lecture mythologique
du récit tient en effet beaucoup à ses commentaires
extérieurs aux évènements, qui mettent exergue le délicat
équilibre entre pouvoirs et responsabilités. L’écart entre les KC 2 – Kingdom Come n°1, 21
évènements narrés et le commentaire qui en est fait remonte
sans doute au mode d’écriture de la série. Ross était responsable de l’idée de base, de la trame
principale ainsi que du choix de faire du pasteur un narrateur privilégié, en d’autres termes de
l’approche mythologique. Waid, quant à lui, est surtout crédité pour avoir enrichi les rapports entre les
personnages principaux et approfondi la structure globale168, apportant donc une deuxième voix, dont
la trace reste perceptible. Les différentes lectures de l’œuvre sont cependant nettement hiérarchisés.
Conflits entre personnages et difficulté de l’exercice du pouvoir constituent un premier niveau de
narration, correspondant à la perception des personnages eux-mêmes. La lecture mythologique
encadre et englobe la précédente, par l’entremise d’un narrateur intra-diégétique mais quasi-
omniscient. Cependant, il ne s’agit encore là de niveaux explicites.
Le véritable message de Kingdom Come est en effet dissimulé dans un troisième type de lecture.
L’œuvre constitue en effet une description subjective de l’histoire du genre super-héroïque et une prise
de position quant au devenir de celui-ci. Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une interprétation contestable,
mais bien de l’intention initiale des auteurs, comme le confirment plusieurs interviews169. Le
personnage de Magog renvoie ainsi directement aux personnages comics de Marvel et Image du début
des années 90 : son œil et son bras cybernétiques permettent même de le lier plus précisément à Cable,
création de Rob Liefeld ayant généré de nombreux clones dans les séries Image. La multiplication de
héros violents et laids ayant éclipsé la noblesse de leurs prédécesseurs se lit alors comme un résumé
allégorique des évolutions que nous nous sommes attachés à décrire jusqu’à présent. L’honnêteté de

168
Bennett Neuhauser, « Interview with Alex Ross », Worlds of Westfield (1996),
http://westfieldcomics.com/wow/frm_int_007.html
169
Par exemple Gérard Morvan et Jean-Marie Jonqua, « Interview Alex Ross », Heroes (1998)
http://heroes.chez.tiscali.fr/d-talks/html/ross.htm
- 143 -
cette perspective historique est d’ailleurs douteuse, si l’on se souvient que les principaux héros de DC
avaient eux aussi subi des cures de modernisation durant la période mentionnée, au lieu d’être
simplement « exilés » comme dans le récit. Ne se contentant pas de cette rétrospective quelque peu
révisionniste, Ross et Waid proposent leur solution au problème tel qu’ils l’identifient par la voix de
leur narrateur : « Cette progéniture s’inspire des mythes de ses aïeux, mais pas de leur morale. Ils ne
défendent plus le bien, ils se battent pour leur plaisir ». Kingdom Come propose donc un véritable
programme pour redéfinir le genre, passant par la disparition de l’immense majorité des personnages
créés depuis les années 50, et suggérant de réorganiser celui-ci autour de ses figures emblématiques.
La mise en page reflète d’ailleurs ces options radicales, puisqu’il est difficile de ne pas voir dans
l’absence totale de marge une métaphore du nécessaire retour à des valeurs fondamentales présenté
dans le texte. Le corollaire de la subjectivité manifeste dans la relecture de l’histoire des super-héros
est donc une nostalgie revendiquée. Le paradoxe de cette démarche est qu’elle constitue une nouvelle
occurrence de la démarche auto-analytique ayant indirectement conduit à la tendance dénoncée. Le
Superman en pleine incertitude de la série tient bien plus du Dr Manhattan de Watchmen que du
personnage monolithique originellement créé par Siegel et Schuster.

Auto-référentialité et aspirations élevées

Un des attraits de la série pour les spécialistes est l’abondance de références insérées par Ross
dans ses planches, lesquelles permettent d’enrichir la critique du genre, en évoquant un univers bien
plus vaste que ce que l’intrigue mobilise effectivement. Depuis un aperçu fugitif des héros de la
Marvel jusqu’à la présence de Rorschach dans un bar en passant par les innombrables versions
vieillies ou réinventées des personnages de l’univers DC, chaque planche fourmille d’allusions et de
clins d’œils. Pour Ross, la portée de ces repères est d’ailleurs très limitée : « Il doit y avoir quelque
chose en arrière-plan, alors, au lieu de dessiner des choses inintéressantes, pourquoi ne pas y insérer
des petits trucs. »170 En réalité, cette surabondance, de même que l’absence de toute explication
concernant les protagonistes les moins célèbres du récit, devient une composante narrative essentielle.
Elle rend en effet palpable la complexité et le foisonnement de l’univers décrit, à la fois synthèse et
extension de toutes les séries publiées par DC. Le lecteur néophyte ne peut qu’être dérouté par des
références dont la plupart sont inintelligibles même pour qui s’intéresse au genre. Si la plupart ne sont
pas nécessaires à une bonne compréhension des évènements, la perception globale de Kingdom Come
dépend néanmoins de ce degré de connaissance du folklore super-héroïque. Du fait de la nécessité de
ces connaissances préalables, le commentaire sur le genre finit par entraver la lecture mythologique.
L’œuvre n’est plus alors accessible qu’à un public déjà connaisseur. Ce refus manifeste d’ouverture
est ainsi relevé par Scott McCloud dans un commentaire qui, sans viser explicitement le travail de
Ross et Waid, résume de manière critique le phénomène décrit plus haut : « les bandes dessinées de

170
Gérard Morvan et Jean-Marie Jonqua, « Interview Alex Ross », op. cit.
- 144 -
super-héros se sont refermées sur elles-mêmes et ne font plus rêver »171. Cette auto-référentialité,
associée à une relecture nostalgique et réinterprétée de l’histoire du genre permet de résumer le
courant incarné par Kingdom Come sous le terme de néo-classicisme172.
Les options narratives que nous venons de relever modifient a posteriori l’évaluation du rôle
joué par les composantes mythologiques du récit, et en particulier par la mystique chrétienne. La
perception de l’ensemble de Kingdom Come en tant que commentaire du genre met en effet en
évidence une confusion permanente entre Histoire et histoire du genre super-héroïque. La religion,
pourtant présentée comme une force transcendante, se trouve instrumentalisée et subordonnée aux
préoccupations et aux codes du genre. Cette récupération, assez similaire à celle que nous avions
obsevé dans Spawn, nous rappelle que le travail de Ross et Waid s’inscrit dans le fonctionnement
global de la culture de masse, ce que de nombreux éléments tentent de nier au sein du récit. Cette
aspiration à une légitimité artistique est en effet nécessaire pour crédibiliser l’opposition revendiquée

KC 3 – Kingdom Come, épilogue


entre la noblesse des héros du passé et leurs descendants, dépourvus d’élégance et de profondeur.
L’identification de Superman et ses confrères à des figures mythiques participe de cette mise en
perspective, mais c’est surtout le traitement graphique la série qui retient l’attention. Déjà remarqué
sur Marvels, le travail de Ross emprunte plus à une tradition picturale « classique » qu’à la stylisation
en vigueur dans le monde des comic books. La juxtaposition occasionnelle des deux modes de
représentation (illustration KC 3) souligne cette rupture, et ce d’autant plus que les intrusions du
graphisme plat des séries traditionnelles se fait dans le cadre d’un fast-food exploitant
commercialement l’image des super-héros. Graphisme et narration concourent donc à distinguer
Kingdom Come de ses prédécesseurs, marquant son aspiration à un statur d’œuvre d’art qui
légitimerait ses jugements de valeurs. Les difficultés suscitées par le procédé sont de deux ordres.
D’abord une certaine hypocrisie, qui consiste à affirmer une différence fondamentale avec le genre
super-héroïque tout en se posant en héritier de celui-ci. Ce paradoxe est bien résumé par la ré-

171
« Superhero comics have become increasingly inbred and unispiring », Reinventing Comics, 117
172
Ou encore « nuevo traditionalism », étiquette employée par Ray Mescallado dans une interview de The
Comics Journal avec Kurt Busiek.
- 145 -
interprétation des origines de Batman ou Superman,
nécessaire pour débarrasser la dialectique mise en place
du parasitage que constituent les trop célèbres images
d’origine (illustration KC 4). Ensuite, ce parti pris a pour
effet de refuser d’inscrire l’aspect graphique de Kingdom
Come dans le paradigme des illustrations de bandes
dessinées, pour tenter de lui attribuer une valeur absolue.
Or, la maîtrise technique indéniable de Ross, renforcée
par un talent certain pour les portraits, n’en fait pas pour
autant un artiste remarquable. Si le travail réalisé à
KC 4 – Kingdom Come n°3, 18
l’échelle de l’album impressionne par sa qualité globale,
avec quasiment 200 planches et des illustrations additionnelles abondantes, l’académisme de
l’ensemble et certaines maladresses rendent difficile d’apprécier ces toiles autrement que pour leur
fonction à l’intérieur de la série. Au sein d’un système qui revendique implicitement une échelle de
comparaison peu compatible avec l’ampleur du travail fourni, les illustrations de Ross soulignent tout
à la fois l’ambition du projet et son relatif échec. Une réalisation graphique hors du commun aurait
sans doute permis de à Kingdom Come de réaliser son objectif, être à la fois dans le genre et au-dessus
de lui, mais le point de comparaison reste ici Jack Kirby plutôt que Renoir ou Géricault173.

Deux projets précédents


Une autre série, parue en 1994, deux ans plus tôt, mérite d’être mentionnée. Publiée par Marvel
Comics, elle était simplement titrée Marvels. Sur des scénarios de Kurt Busiek, Ross y étrennait son
style particulier, avec une maîtrise technique moins maîtrisée que lors de sa collaboration avec Waid.
Le principe de la série était de relater les principaux évènements de l’univers Marvel dans les années
60, du point de vue d’un journaliste. La série jouait également sur le contraste marqué entre la stature
des super-héros et des simples êtres humains les environnant, pour parvenir à une perception quasi-
mythologique des justiciers costumés. Les similitudes entre les deux projets sont donc nombreuses,
mais ne doivent pas masquer une différence essentielle. Marvels est en effet une relecture, une
nouvelle représentation d’éléments déjà décrits par ailleurs, et assume donc pleinement son statut de
palimpseste. Le travail réalisé sur la série est de l’ordre de l’hommage révérencieux, même si le choix
d’un narrateur intra-diégétique dénué de super pouvoirs aboutit à une perspective très éloignée de celle
de ses modèles. Ouvertement nostalgique, Marvels n’affiche aucune prétention propre, d’autant que
les évènements décrits sont très exactement ceux des comics de Marvel dans les années 60, sans
altération notable et donc sans tentation révisionniste. Dans ce contexte, les choix graphiques de Ross
son mis en relation avec les graphismes originaux, signés Kirby ou Ditko, et non plus avec un idéal

173
L’académisme de Ross apporte incidemment un écho pictural au choix de l’étiquette « néo-classique ».
- 146 -
artistique extérieur. La filiation entre les deux projets est observable et attestée, mais au-delà de
ressemblances superficielles, les deux séries poursuivent des objectifs très différents, en particulier du
fait de l’absence dans Marvels de toute visée didactique ou moralisatrice.
Un autre projet antérieur mérite d’être mentionnée, même brièvement, il s’agit du projet
Twilight of the Superheroes, de Alan Moore, jamais concrétisé174. Conçu pour DC après le succès de
Watchmen, il évoquait le futur des héros costumés, la mort de la plupart d’entre eux et s’achevait sur
une confrontation entre Superman et Captain Marvel. Là encore, de nombreuses similitudes avec
Kingdom Come, même s’il semble établi que Ross avait commencé à travailler sur la série avant
d’avoir vent de ce projet avorté et relativement peu diffusé175. Il s’agit donc d’une coïncidence, mais
celle-ci rend plus fructueuse encore la comparaison entre les deux textes. Elle permet en effet de
constater à quel point les choix narratifs de Ross et Waid donnent une coloration nostalgique et
passablement conservatrice aux évènements décrits, alors qu’une approche radicalement opposée était
possible. Le traitement de la sexualité de Captain Marvel, éternel enfant torturé par son désir, dans
Twilight est un exemple parmi d’autres de la redéfinition globale des personnages imaginée par
Moore. Le projet n’entendait pas non plus se limiter aux super-héros, puisque d’autres personnages de
pulps auraient fait leur apparition, comme Tarzan, The Shadow ou Doc Savage, en lieu et place du
cloisonnement volontaire et revendiqué du genre, dans Kingdom Come. L’objet de cette double
comparaison, est de démontrer que le contenu de la série relève bien d’un programme, d’une démarche
volontaire, puisque ni son graphisme ni son scénario n’impliquaient mécaniquement de tels choix
idéologiques et narratifs.

Statut emblématique
Choisir Kingdome Come en tant qu’emblème du néo-classicisme se justifie d’autant plus
facilement que DC plaçait de toute évidence beaucoup d’espoirs en la série. Entre une « preview »
dans Wizard, le magazine de bande dessinée le plus vendu aux Etats-Unis, les t-shirts et autres posters,
l’abondance du matériel promotionnel témoigne de l’investissement de l’éditeur pour assurer son
succès. Ni Ross ni Waid ne mentionnent une quelconque ingérence éditoriale au moment de la
création de l’ouvrage, mais la popularité de celui-ci tient sans doute également pour beaucoup aux
efforts commerciaux déployés lors de sa sortie et par la suite. On peut ainsi dénombrer pas moins de
trois formats de rééditions après la publication initiale, un jeu de carte, une adaptation en roman et une
suite (The Kingdom, sans Ross ni Waid). En d’autres termes, Kingdom Come n’est pas seulement un
bon résumé du mouvement néo-classique, il en est le porte drapeau officiel. On lira ainsi avec intérêt
le commentaire suivant de Waid, tiré de la preview pour Wizard, et faisant donc partie des arguments
commerciaux mis en avant :
174
Des versions du script sont néanmoins disponibles sur Internet, en dépit de multiples tentatives de DC pour
décourager les sites les hébergeant.
175
Version confirmée par Moore lui-même, Paul Gravett. « Entretien avec Alan Moore », 9e Art n°6 (2001)
- 147 -
I defy you to find anything inherently grim and gritty about a man who soars through the air like an
eagle. There is nothing harsh, nothing fierce about that kind of grace and lyricism.176

Un mouvement global

Pour en être emblématique, Kingdome Come ne constitue pas le seul aspect de la volonté affichée par
DC de rompre avec les développements du genre après 1986. Le sentiment qu’il s’agissait là de la voie
à suivre pour sauver l’industrie de la bande dessinée américaine était si bien partagé qu’il donnait lieu
dès sa formulation à des commentaires sarcastiques de la part de certains auteurs. Warren Ellis, auquel
sera consacré le prochain chapitre, résume ainsi cette prise de position dans son essai « Fairy Tales and
Next Big Thing » :

A friend of mine, an editor in the business - a lovely bloke, if often sadly misguided and occasionally
in need of a slapping - is of the opinion that the Next Big Thing will be Silver Age-style comics. For
those not in the know, a Silver Age-style comic is a happy comic, free of the bleakness and "grim-and-
gritty" that the Eighties brought to the commercial mainstream of the medium (superheroes). People
wearing bright costumes, smiling a lot and wisecracking like Spider-Man.177

Le meilleur exemple est sans doute la relance couronnée de succès de la Justice League of
America. A l’origine, il s’agit d’un groupe réunissant les principaux héros de l’univers de l’éditeur,
selon un principe inauguré pendant l’ « âge d’or » (avec la Justice Society of America) et repris dans
les années 60. Au milieu des années 90, le principe même semblait être condamné, puisque les
personnages les plus connus ne faisaient plus parties des membres actifs : redéfinis et relancés, ils ne
pouvaient plus assurer la continuité d’une série fonctionnant essentiellement sur la popularité propre
de chacune de ses composantes. Confrontée à une baisse conséquente des ventes, qui menaçait la
pérennité du concept, DC choisit là encore de revenir à des valeurs sûres, en réorganisant la Justice
League autour de ses piliers, sous le nom de JLA : Superman, Batman, Wonder Woman, Green
Lantern et Flash, ainsi que deux personnages légèrement moins connus, Martian Manhunter (le Limier
de Mars) et Aquaman. La référence revendiquée était cet « âge d’argent » des années 60-70, durant
laquelle la série était apparue, comme le souligne un récent article de Scarce :

La qualité de JLA de nos jours n’est pas sans devoir aux vieux comics des années 60. On peut même
écrire sans crainte d’être démenti que les scénarios d’aujourd’hui sont des hommages directs à ceux de
Gardner Fox, l’auteur des origines…178

176
Mark Waid. Kingdom Come Preview (New York : DC Comics, 1995) 4
177
Warren Ellis, « Fairy Tales and the Next Big Thing » (1996), http://www.warrenellis.com
178
Francis Saint-Martin, « Le plus grand groupe de héros du monde », Scarce n°59 (2001), 7
- 148 -
Cette relecture nostalgique de l’histoire du genre constitue un des principaux liens de la série
avec Kingdom Come, et suffit à poser les bases d’une esthétique commune. Grant Morrison, scénariste
de JLA, se référait également au cours de ses interviews à la dimension mythologique des héros
classiques179, avec une inspiration allant de la geste Arthurienne à l’idée de Ragnarok, tous deux bien
présents dans l’œuvre précédente. C’est d’ailleurs Waid qui reprit la série en 1999, après le départ de
Morrison. Cependant, la nouvelle JLA diffère de Kingdom Come par son accessibilité à un public non
initié. Ne requérant qu’une connaissance minimale des différents personnages, et non une véritable
érudition, JLA souffre donc moins de cette mécanique
d’enfermement dans le genre que nous avions relevée.
Marvel tenta également à sa manière de revenir à la source de
son succès, tandis que les ventes de ses séries les plus renommées
déclinaient constamment. Le remplacement de Spider-man par son
clone était une tentative précoce de réinitialisation du personnage,
mais ne remporta pas l’adhésion du public. L’étape suivante
consista, en 1996, à reprendre entièrement certaines séries
canoniques, en les confiant pour un an à Jim Lee et Rob Liefeld,
deux des fondateurs d’Image, sous le titre-programme de Heroes
Reborn. L’idée sous-jacente était de laisser les studios dirigés par
ces deux artistes ré-inventer les origines des héros en question sans
JLA (version française) n° 1
avoir à tenir compte des quarante ans d’histoire accumulée pour
chacun d’entre eux. Là où DC visait clairement à éradiquer le souvenir des errements du début des
années 90, Marvel fit donc le choix de s’en remettre à des artistes symboles de cette période pour
orchestrer son retour aux sources. Les deux séries confiées à Liefeld, Captain America et The
Avengers, connurent un échec immédiat, et le studio Wildstorm de Lee récupéra la responsabilité de
l’ensemble des Heroes Reborn. Commercialement, le procédé fut relativement efficace, mais sans
susciter un véritable enthousiasme. Ces relances, bien que tentant bien de revenir à une conception
antérieure du genre (les Fantastic Four de Lee empruntent ainsi bon nombre d’éléments à Kirby lui-
même), ne rompaient en effet pas totalement avec l’école Marvel/Image du début 90. Il n’y a donc pas
de stricte équivalence entre cette démarche et celle de DC, sinon une volonté partagée d’exploiter une
veine nostalgique. Partagée par les deux grands éditeurs, cette quête du « prochain gros coup » (« next
big thing ») dans l’histoire des comics ne pouvait que se transmettre aux acteurs moins importants du
marché. C’est chez l’un de ceux-ci qu’Alan Moore apporte en 1996 sa contribution au mouvement
néo-classique et en finit par en illustrer les limites.

179
Gérard Morvan, « Interview Grant Morrison », Heroes (1999), http://heroes.chez.tiscali.fr/d-
talks/html/morrison.htm
- 149 -
Alan Moore, la reconstruction après la déconstruction

- 150 -
Le passage d’Alan Moore sur la série Supreme, au sein des studios Extreme (aussi connu sous le nom
d’Awesome Entertainment) de Rob Liefeld, peut légitimement être considéré comme un
aboutissement de la tendance nostalgique du genre, au même titre que Kingdom Come. Une des
préoccupations des créateurs d’Image avait été de ne pouvoir disposer de l’héritage important
disponible tant pour les séries Marvel que DC, lequel offrait de nombreuses possibilités scénaristiques
ainsi qu’une certaine légitimité aux personnages. Pour compenser cette lacune, ils avaient
régulièrement tenté de souligner les liens entre leurs propres univers et ceux des deux grands éditeurs
en glissant quelques allusion à X-Men (WildC.A.T.S. n°8) ou autres séries reconnues, mais cherchant
plus que tout à récupérer le personnage emblématique de Superman. Plusieurs incarnation du premier
des super-héros existaient ainsi dans les différentes séries Image, tel Majestic pour les studios
Wildstorm, ou Supreme pour Extreme. Des produits de substitution ne dissimulant par leur inspiration,
sans pour autant parvenir à capter l’aura de leur modèle. Or, en 1996, Liefeld et les séries qu’il
supervise sont exclus d’Image. Il devient alors plus vital encore pour l’auteur-dessinateur de
crédibiliser et d’enrichir le cadre dans lequel évoluent ses différents personnages. C’est dans ce
contexte qu’il fait appel à Alan Moore, pour tenter de donner à son Supreme une stature comparable à
celle de son modèle. A ce stade, le personnage est bien inspiré de Superman, mais il s’agit avant tout
d’une création typique de Liefeld, un personnage violent, primaire, doté d’une anatomie fantaisiste. Le
premier travail du scénariste anglais est d’effacer la mémoire de Supreme et de l’inscrire dans une

- 151 -
continuité imaginaire, en en faisant le dernier représentant d’une longue lignée d’incarnations du
même personnage, depuis l’ « âge d’or » jusqu’à la période moderne, en passant par toutes les phases
notables du genre. D’innombrables détails permettent de conclure que c’est bien l’histoire de
Superman que Moore est en train de raconter180, mais une histoire perçue comme une continuité
ininterrompue, là où DC a plusieurs fois remis à zéro la chronologie du personnage. Par ailleurs, on

Supreme, deux styles graphiques pour deux époques (Supreme : The New adventure, n°44, 5 et 10 (1997))

retrouve dans la série l’attachement du scénariste pour les aspects les plus folkloriques des récits de
Superman, tels que le Krypto le Super-chien, la Forteresse de la Solitude et ses objets insolites ou
encore les robots construits par Superman à son image 181, tous effacés de l’univers DC officiel par
Crisis on the Infinite Earths et recréés pour l’occasion au prix de changements de noms transparents.
Cet ancrage de Supreme dans une perspective historique reconstituée, qui devient par extension celle
du genre super-héroïque tout entier, est véritablement le cœur du travail d’Alan Moore sur la série.
Le dispositif narratif mis en place pour parvenir à ce résultat est complexe. Supreme se souvient
régulièrement d’épisodes de son passé, et Moore en profite pour inclure de longs flashbacks à
l’attention du lecteur. Ceux-ci apparaissent visuellement différents des aventures contemporaines du
personnage, et empruntent le style graphique et le ton correspondant à des périodes précises dans la

180
Un des plus frappants : le premier Supreme, tout comme le premier Superman, est incapable de voler et doit
se contenter de petits bonds.
181
Autant d’aspects déjà mis en valeurs dans Whatever Happened to the Man of Tomorrow, cf. Chapitre 1,
« Dark Knight et Watchmen, double coup d’arrêt »
- 152 -
chronologie « réelle » des comic books (illustration ci-dessus). Tout en permettant de reconstituer le
« passé » du personnage, ces épisodes possèdent une valeur métonymique ; ils reflètent et illustrent
l’histoire de la bande dessinée de super-héros. La volonté de Moore de ne jamais trahir son dispositif
par une ironie trop marquée permettrait à un hypothétique lecteur naïf de croire que les multiples
flashbacks sont réellement tirés d’épisodes passés, mais il manquerait alors la majeure partie du
contenu de la série. Dans le numéro 44 (Moore avait repris la série au 41), Supreme évoque ainsi la
dernière aventure des Supermen alliés d’Amérique, pastiche de la Justice Society of America, en 1949.
Trois monstres ressemblant au Crypt Keeper des comics d’horreur E.C. proposent aux Supermen de
leur donner un aperçu des années 50, via des saynètes évoquant successivement les comics d’horreur,
les récits de meurtres et de corruption (une autre spécialité E.C.) et enfin les parodies pop de Mad
Magazine (là encore, une publication E.C.). A la suite de ce voyage dans le temps, les Supermen
découragés décident de renoncer à leur activité. Derrière ce flash-back se cache donc un résumé d’un
épisode de l’histoire des super-héros, truffée de références et de clins d’œils au lecteur déjà familier
avec cette histoire. Le public visé n’est donc même plus le simple amateur du genre, mais bien
l’érudit, capable d’apprécier une construction complexe et de se satisfaire plus du contenu intertextuel
que du récit lui-même.
Alan Moore a pu déclarer à ce sujet que contrairement à Watchmen, tout dans Supreme a l’air
« simple, facile à lire, distrayant »182, avec une complexité bien dissimulée. La validité de cette analyse
est sujette à caution, puisque le paratexte désamorce d’emblée une lecture au premier degré, avec en
particulier des couvertures pastichant ouvertement celles de numéros classiques de Superman. En
dépit de ses qualités, Supreme apparaît donc comme l’aboutissement de la démarche néo-classique, au
sein de laquelle le genre super-héroïque n’a plus d’autre référent que son propre passé. La relecture
passe nécessairement par une mise à distance, une complexification du propos qui ne peut que rendre
les récits inaccessibles aux nouveaux lecteurs, puisqu’il est impensable de ressasser ce qui est déjà
connu des amateurs. Par ailleurs, il est un paradoxe inhérent à la démarche de reconstruction des
super-héros pré-1986 : le processus de recréation implique une prise de recul par rapport au genre,
recul incompatible avec l’énergie et la naïveté des récits recréés. Si Alan Moore parvient à contourner
cet écueil en travaillant sur un passé imaginaire et affiche l’artificialité de sa recréation, le problème
est patent pour des séries comme les Heroes Reborn ou JLA. En toute logique, ce regard nostalgique
ne pouvait longtemps se faire passer pour l’avenir du genre. C’est ce que soulignait d’ailleurs Warren
Ellis dès 1996, dans son essai déjà cité :

[Silver Age revival comics], appear to speak to a very specific audience -- in the large part, those who
grew up with the Silver Age, and to a lesser extent those who have recently discovered those old
books. In other words, a fair proportion of those already reading superhero comics. An audience that is
dwindling monthly. These people enjoy these books enormously, as they should.

182
Christian Grasse, « Alan Moore, scénariste supreme », Supreme, The New Adventures n°2, (Paris: Generation
Comics, 1998)
- 153 -
But they'll never be the Next Big Thing. They are merely an example of the snake eating its own tail,
the comics industry feeding off itself.183

183
Warren Ellis, « Fairy Tales and the Next Big Thing », op. cit.
- 154 -
Viser le centre pour se différencier de la marge

Outre la crise économique et les autres facteurs mentionnés plus hauts, il est possible d’avancer une
explication structurelle au recentrage du genre super-héroïque sur ses valeurs et ses personnages les
plus identifiables. Cette explication tient à l’apparition de séries se tenant en marge du genre,
empruntant à celui-ci mais aussi à d’autres formes de culture populaire. Ces différentes productions
permettant de baliser les limites de ce qui constitue une bande dessinée de super-héros, il est logique
qu’elles aient conduit ces dernières à se recentrer sur leurs traits les plus caractéristiques. La notion
même de genre dénote en effet une attitude de commercialisation de la culture via sa fragmentation.
Le maintien d’étiquettes précises est donc aussi bien un réflexe qu’une nécessité dans le cas d’un
produit de masse comme les comics de super-héros, et en particulier dans les années 90. Dès lors, ce
qui était simplement à la marge du genre doit impérativement être distingué de celui-ci, défini par ses
productions les plus typiques.
Le principal responsable de cette exploration des frontières
du genre est sans doute Neil Gaiman. Lorsque celui-ci entame sa
série Sandman pour DC en 1989, son travail s’inscrit
implicitement dans la continuité des récits de justiciers en
costume, même si ses collaborations passées avec Alan Moore
(qui l’a amené à la bande dessinée, et dont il a repris le
Miracleman) ou Dave McKean laissaient soupçonner d’autres
ambitions. Sandman se place d’emblée en décalage avec l’univers
super-héroïque, sans pourtant se détacher de celui-ci. Le héros de
la série, Morpheus, est le maître des rêves, mais renvoie
également à un autre Sandman, personnage de l’ « âge d’or »
quasiment oublié mais mentionné dans le premier numéro. Le
Sandman (édition française) n°1 titre de la série lui-même déjoue donc les attentes du lecteur.
Comme nombre de ses confréres, Morpheus est d’ailleurs doté de « super-pouvoirs », et porte un
costume toujours identique, qui lui confère une identité visuelle impossible à manquer. Cependant, les
références choisies par la série ne sont pas celles qui ont cours habituellement dans le genre, puisque
Sandman emprunte plus à Shakespeare ou aux Mille-et-une-nuits qu’à Jack Kirby. Le principe
unificateur de la série est de refuser les limites conventionnellement imposées à la narration, tant du
point de vue des scènes représentées (sexualité et violence ne sont pas tabou, sans pour autant être
exploitées systématiquement comme arguments commerciaux) que des œuvres citées. Il est important
de souligner que dans les cas d’emprunts à des récits préexistants, il ne s’agit pas d’une reformulation
mais bien d’une citation ; les personnages de la série interagissent avec la création originale, mais
celle-ci ne se trouve pas réduite à la représentation simplifiée qui en est faite. En dépit d’une inévitable

- 155 -
hybridation du matériau d’origine, Gaiman ne tente pas de l’asservir à ses propres fins, et limite ainsi
le processus de dévoration propre à la culture de masse. Dans ce contexte, la reprise ponctuelle
d’éléments clairement liés aux super-héros ne se lit plus comme une preuve de l’attachement au genre,
mais bien comme une citation de plus.
En réalité, Sandman ne fait qu’illustrer la conclusion à laquelle nous avions abouti à propos de
Arkham Asylum : l’enfermement dans un genre aussi codifié que celui des super-héros aboutit à une
impasse pour un créateur, à moins que celui-ci ne soit intéressé exclusivement par l’exploration de ces
codes. Le problème est qu’un positionnement ouvertement artistique tend à entraîner la désaffection
du public, ce qui, dans le cas des comic books se traduit rapidement par l’arrêt de la série concernée.
Le choix de Gaiman est donc de maintenir Sandman à l’extrême limite du genre super-héroïque, en y
empruntant quelques indices visuels, quelques situations, mais en conservant la maîtrise de la structure
globale. Les différents illustrateurs qui se succèdent sur la série durant ses cinq ans d’existence ont en
commun d’avoir un style relativement accessible, et bien moins déroutant que celui de Dave McKean,
par exemple (qui signe les couvertures). Ces compromis stratégiques ainsi que les talents de narrateur
de Gaiman conduisirent la série à une reconnaissance aussi bien populaire que critique. Après de
nombreux prix et 75 numéros, il put ainsi choisir lui-même d’apporter la conclusion à sa saga, avec la
mort de Morpheus, sans que cette décision soit motivée par des critères commerciaux, ni même par la
volonté de passer immédiatement à un autre projet. Comme il l’explique lui-même, « l’histoire qui
avait commencé dans Sandman #1 était terminée »184. Ce contrôle permanent et cette clôture du récit
permettent de considérer la série comme une œuvre à part entière, dont la réputation a d’ailleurs
permis à Gaiman de lancer avec succès sa carrière d’écrivain.
Cependant, outre ces retombées personnelles, Sandman prouva à DC qu’une série pouvait avoir
du succès même en se maintenant dans un rapport ambivalent avec les codes des récits super-
héroïques. C’est en poursuivant ce raisonnement que l’éditeur créa le label Vertigo, en 1992.
Officiellement, il s’agissait de publier des bandes dessinées pour adulte, un peu à l’image de ce que
faisait la ligne Epic chez Marvel, mais situées dans l’univers général de l’éditeur. En réalité, cet
ancrage dans un monde où évoluent Superman et ses confrères joue un rôle déterminant dans la
structure des différentes séries Vertigo, en les forçant toujours à se situer vis-à-vis des super-héros.
Cette thématique inévitable, même si elle reste implicite, conduit la majorité des productions du label
à assimiler les débordements qui étaient ceux du mainstream à la fin des années 80, avec en particulier
des héros psychotiques et un monde extrêmement violent. Le rapport à la production artistique au sens
large, si présent dans Sandman, devient un problème marginal pour des comics dont la raison d’être
est de rassembler ce que les séries classiques ne pourraient accepter, et récupérant de fait tous les
excès de celles-ci. Pour le Comics Journal, l’histoire d’un tueur à gage excentrique traumatisé pendant
sa petite enfance constituerait un récit typique du label 185. Preacher de Garth Ennis et Steve Dillon,
184
Gérard Morvan, « Interview Neil Gaiman », op. cit.
185
«’Too Vertigo,’ you might say, after reading a comic about a quirky hired killer with a history of childhood
abuse», Eric Evans, « Marvel’s Failed Promises », The Comics Journal (1999),
- 156 -
l’autre grand succès de Vertigo, apparu en 1994, alors que Sandman se terminait, illustre bien cette
complémentarité par rapport aux récits super-héroïques. Le personnage principal est un être
exceptionnel, doté ce que l’on qualifierait ailleurs de supers-pouvoirs, qui part à la recherche de Dieu.
Personnages cyniques, violence gratuite, humour noir et refus du politiquement correct sont autant
d’indices qui permettent de constater rapidement les différences existant entre la série et un épisode de
Superman par exemple. Et cependant, la marge existant entre ce schéma narratif et celui des récits de
super-héros les plus conventionnels n’est pas très grande. Personnage extraordinaire dans un monde
identifiable et globalement normal, identité visuelle marquée, surnom globalisant (« Preacher ») donné
au personnage principal… les éléments sémantiques du genre super-héroïque sont globalement
présents.
Un autre exemple probant est la série Hellboy, de Mike Mignola, elle aussi primée à de
nombreuses reprises. Publiée par Dark Horse à partir de 1994, elle se situe dans un univers clairement
habité par des super-héros, puisque les premiers épisodes évoquent une « Torche de la liberté » très
semblable au personnage de Marvel Comics des années 40. Hellboy lui-même est un démon
intelligent, rouge, doté d’une force surhumaine, au service de la loi, et portant un surnom élaboré selon
le schéma classique : [élément totémique + « boy »/« man »/« girl »/ «woman »]. En d’autres termes,
il s’agit bien d’un super-héros, si on s’en tient aux critères en vigueur avant 1986. Pourtant, à la lecture
de la série, il devient évident que les sources d’inspiration principales de Mignola sont des auteurs
comme Poe ou Lovecraft. Les sujets et le ton de ces récits font de Hellboy une suite de nouvelles
fantastiques en bande dessinée : bien qu’en empruntant les signes extérieurs, la série ne se revendique
pas comme appartenant au genre super-héroïque. Le commentaire de Mignloa sur son héro est
d’ailleurs assez explicite à ce sujet :

When I came up with Hellboy, I found a middle ground: Here's a recurring character, and if that
catches on, I can shoehorn all this kind of subject matter in there.[..] If suddenly I didn't want to do
folktales, I didn't want to do H. P. Lovecraft-type horror stuff, and suddenly I wanted to do an outer
space thing -- the character is vague enough that I could stick him into that kind of a story also.186

Structurellement, la série n’est pourtant guère différente de Watchmen, où les composantes du


genre étaient déjà détournées de leur usage initial. Cependant, la différence d’intention interdit une
assimilation à la masse des bandes dessinées de super-héros. A l’instar des auteurs des titres Vertigo,
Mignola prend note de l’existence de ces bandes dessinées et de la domination du genre dans le
domaine des comic books grand public, et choisit de se situer en dehors de celui-ci. La mini-série
Conqueror Worm (2001), apporte un éclairage rétrospectif sur le fonctionnement de la série depuis ses
origines. Dédiée à Doc Savage et à The Shadow, le volume présente un personnage nommé Johnson le
Homard, une sorte de proto-super-héros, très proche des personnages de pulps. Puisant à des sources

http://tcj.com/3_online/e_evans_100699.html
186
Christopher Brayshaw, « Mike Mignola Interview », The Comics Journal n°189 (1997),
http://tcj.com/2_archives/i_mignola.html
- 157 -
qui furent celles de Superman ou Batman, Mignola propose donc un développement parallèle, une
véritable alternative au genre des super-héros tel qu’il s’est constitué puis figé. Le graphisme de
l’auteur-dessinateur est d’ailleurs à l’unisson de cette problématique, puisqu’il évoque lointainement
celui de Kirby (dans les traits carrés, l’encrage) tout en possédant une véritable personnalité, un style
aisément identifiable.
Le fonctionnement de ces différentes séries tend donc à brouiller les frontières du genre super-
héroïque, puisque c’est précisément sur ces frontières qu’elles s’établissent. Il n’est donc pas très
surprenant d’assister, en réaction, à un re-cloisonnement du genre permettant à celui-ci de se forger de
nouveau une identité propre. Le retour aux
personnages emblématiques et aux problématiques
pré-Watchmen participe donc de cette
réappropriation et du rejet d’une marge, désormais
cantonnée à des labels séparés et pouvant donc
être commodément étiquetée. Le recours à un
passé s’étalant sur plusieurs décennie permet alors
de renforcer encore la différence entre ce genre
légitime, grand public et bien installé, et des
successeurs ne pouvant se glorifier que de
quelques années d’existence au mieux.
Paradoxalement, une série comme Hellboy aurait
donc pu être considérée comme faisant
intégralement partie du genre super-héroïque, tant
Hellboy, Conqueror Worm , couverture (Dark Horse, 2001)
dans les années 70 qu’à la fin des années 80, mais
s’en trouve exclue au milieu des années 90. Image fait quelque peu figure d’exception à cette
constatation générale. La compagnie avait d’emblée hybridé ses récits en important des éléments
disparates de culture populaire (des emprunts au mouvement cyberpunk en particulier) et n’opta pas
réellement pour la nostalgie en même temps que DC ou Marvel. Les plus grands succès de l’éditeur
pour la période qui nous intéresse, Spawn et Witchblade confirment rétrospectivement cette approche
souple et non idéologique du genre, puisque tous deux empruntent au fantastique urbain, à l’ « heroic-
fantasy », sans tenter de retrouver un hypothétique genre super-héroïque « pur », antérieur aux
bouleversements de 1986. Ce que met en évidence la période que nous venons de traiter est en
revanche le caractère ambigu de la notion de genre dans le cas qui nous intéresse. N’appartient
désormais au genre super-héroïque que ce qui est publié sous cette étiquette, soit la définition
minimale et cyclique de tout sous-ensemble d’un médium donné. La question qui est alors soulevée est
celle du confinement d’une étude telle que la nôtre. S’il semble arbitraire de se laisser restreindre par
des étiquettes purement conventionnelles, le choix de traiter d’un système de fonctionnement quel que
soit le nom sous lequel il est publié (ce qui amènerait à revenir plus longuement encore sur Preacher,
- 158 -
Hellboy ou Sandman) ne permet pas de rendre compte des genres tels qu’ils sont perçus, en particulier
dans une perspective diachronique. Dans un souci de cohérence, notamment avec les critères de
constitution de notre corpus d’étude, c’est donc aux super-héros au sens communément accepté du
terme que nous consacrerons la dernière partie de notre étude.

En quelques mots

Spawn aussi bien que Kingdom Come apparaissent comme les symptômes d’un système en voie
d’épuisement. Le basculement d’un mode de traitement à un autre n’est finalement que la conséquence
de l’effondrement économique, en grande partie indépendant du contenu des récits eux-mêmes (à de
rares exceptions près, comme la « mort » de Superman). L’évacuation de tout l’arrière-plan du genre
au début des années 90 n’est qu’imparfaitement compensée par le retour aux années 60 orchestré à
partir de 1996. Dans les deux cas, les super-héros ne fonctionnent en effet qu’en tant que signes
renvoyant à une production passée et s’appuyant sur celle-ci, à défaut de posséder une véritable
substance. En d’autres termes, le système d’ironie autodestructrice mis en place dans l’après-
Watchmen a été évacué en marge du genre, sans être remplacée au sein du mainstream. Les meilleures
productions de cette veine peuvent parvenir à faire illusion, par une technique (narrative ou graphique)
soignée, mais il est facile de comprendre que ce fonctionnement aboutit à l’impasse décrite par Warren
Ellis. Avec la diminution progressive et mécanique du nombre de lecteurs possédant les références sur
lesquelles s’appuient ces récits, ceux-ci sont accessibles à une part de la population de plus en plus
restreinte. La solution semble donc être de remettre en place un système permettant aux bandes
dessinées de super-héros de fonctionner en toute indépendance, en tant qu’objets littéraires sinon
autosuffisants, du moins ne nécessitant qu’une connaissance minimale des règles du genre.

- 159 -
Chapitre 4 : Ouverture

- 160 -
The Authority, une structure renouvelée

L’adoption du modèle néo-classique à partir de 1996 se heurta finalement à une difficulté


notable : cette réorientation ne parvint pas à enrayer le déclin des ventes, que ce soit pour l’ensemble
de l’industrie des comic books ou plus spécifiquement pour les bandes dessinées de super-héros. Les
paradoxes et apories de cette option peuvent être résumées en comparant le succès critique du
Supreme de Moore à son impact commercial : couverte de prix, appréciée des spécialistes, la série ne
réalisa que très brièvement les ventes que cette notoriété aurait dû lui assurer187.

Marvel Knights et la piste Wildstorm

Le plus gros succès rencontré par les représentants de cette mouvance, en dehors de l’impact ponctuel
de Kingdom Come, fut la JLA de Grant Morrison, dont nous avons vu qu’elle se situe légèrement en
marge de cette exploration néo-classique. La formule de retour acharné aux périodes perçues comme
étant les plus prospères ne pouvait manifestement pas être maintenue sur une longue période, sous
peine d’enfermer le genre dans une boucle palimpseste sans fin. L’expérience Heroes Reborn de
Marvel n’était d’ailleurs prévue que pour un an, et était donc bien perçue comme une phase temporaire
avant un nouveau développement. Contrairement à DC, Marvel se trouvait en effet singulièrement mal
placé pour laisser le courant nostalgique s’épuiser de lui-même. Les difficultés financières, la perte de
toute identité éditoriale nette (« What constitutes a Marvel book besides sucking ? »188) due en partie à
une difficulté d’adaptation à la concurrence de Image, mais aussi un fond de personnages nettement
moins propice aux perspectives historico-révisionnistes constituaient autant d’obstacles empêchant la
compagnie d’occuper longtemps ce créneau. Le compromis trouvé fut donc de relancer à nouveau
quelques séries, subterfuge utile pour marquer une distance avec la dégradation progressive des années
90 (dont l’arc narratif du clone de Spider-man reste l’emblème), en cherchant à retrouver l’esprit des
deux premières décennies de la compagnie, sans se contenter d’une relecture des succès passés.
Heroes Return constitue le premier axe de cette relance, et fait suite à Heroes Reborn. Il s’agit là de
séries régulières consacrées à des personnages bien connus, avec un classicisme et une retenue qui fait
de ces bandes dessinées des produits de loisirs agréables, sans génie mais également sans prétention.
L’ambition affichée n’est pas ici de créer une œuvre d’art ou de révolutionner le genre, mais bien
d’offrir un produit cohérent et satisfaisant pour les lecteurs : un produit simplement populaire. Marvel
Knight, un nouveau label créé en 1997, constitue la deuxième étape de la relance de l’éditeur.
187
Itan Saye, «The Greatest Trick of Them All», 4-Color Review (1998),
http://4colorreview.com/guests/awesometrick.shtml
188
« Marvel’s Failed Promises », op. cit.
- 161 -
Officiellement, il s’agissait de créer une ligne dédiée à des personnages peu connus et particulièrement
ancrés dans un environnement urbain, sous la houlette d’équipes artistiques inédites. Concrètement,
l’idée était de recréer un espace pour des séries un peu plus adultes que celles publiées d’ordinaire,
tout en restant strictement à l’intérieur des frontières du genre super-héroïque. Cependant, la liste des
premiers personnages présents sous cette nouvelle bannière suscite une autre interprétation des
objectifs du label : aux côtés de Dr Strange, Black Panther ou de The Inhumans 189, on y retrouve en
effet deux noms bien connus, Daredevil et le Punisher. Tous deux symbolisent à leur manière les
profondes évolutions du genre dans les années 80, et tous deux avaient quasiment disparus peu après
le début des années 90 (sur un plan commercial, au moins). Leur résurrection marque donc un retour à
cette fin des années 80, lorsque le genre subissait de véritables mutations structurelles, avant que les
stratégies marketing ne deviennent les arguments de vente de séries comme X-Force. Le succès de
Marvel Knight aidant, cette volonté de revenir à un embranchement clé a pu être clairement affirmé au
sein de la compagnie comme l’illustre cette analyse de Stuart Moore, responsable éditorial de Marvel,
trois ans après le démarrage du label :

There was a period in the late '80s when DC did a lot of superhero stuff that was in continuity but was
a little more adult, and a little more edgy. Marvel flirted with it a little bit with some books, like
Elektra: Assassin, but backed away from it pretty fast. And I think that's something that fans really
like. And that's what we really have room to do in Marvel Knights.190

Cette déclaration, extraite d’une conférence de presse, prend un relief particulier si on se sait
qu’Elektra : Assassin était une mini-série de Frank Miller, au graphisme particulièrement déroutant et
touchant aux limites de la bande dessinée de super-héros. Plus qu’une approche « adulte » des
personnages et des situations, il s’agissait bien d’un regard détaché et analytique sur le genre. Si Stuart
Moore minimise ici (et dans le reste de ses déclarations) ces préoccupations, le choix de cet exemple
marque bien une volonté de revenir à des comic books ambitieux, profitant des leçons de la
déconstruction des années 80 mais en oubliant les caricatures suscitées ultérieurement par celle-ci.
Cette conférence de presse, présentant les projets de Marvel en 2001, offre cependant d’autres
intérêts que cette explication rétrospective de la fonction de Marvel Knight. Joe Queseda, auteur et
autre responsable éditorial, y établit notamment un parallèle entre le rôle du label par rapport à sa
compagnie mère et celui joué par le studio Wildstorm vis-à-vis de DC. Si l’objectif est ici ouvertement
de découragé une comparaison entre Marvel Knights et Vertigo, le choix de Wilstorm ce référent n’est
pas innocent, puisqu’il souligne la haute estime dans laquelle est tenue le studio. Celui-ci est
manifestement pris ici comme symbole d’une politique éditoriale innovante mais fidèle au genre
super-héroïque. Cet hommage implicite, provenant d’un concurrent direct, attire donc notre attention
sur le rôle joué par le studio de Jim Lee dans l’évolution du genre après la vague néo-classique et
189
Le premier fut créé par Lee et Ditko dans les années 60, Black Panther est un personnage noir apparu dans les
années 70, quant aux Inhumains, il s’agit de personnages récurrents dans les aventures des Fantastic Four.
190
« Marvel News Conference », The Comics Continuum (2001),
http://www.comicscontinuum.com/stories/0104/05/marvelindex.htm
- 162 -
jusqu’en 2001. La comparaison de Queseda est d’autant plus singulière, qu’au moment de la création
de Marvel Knights, Wildstorm ne faisait pas encore partie de DC, mais appartenait au groupe Image.
Ce changement de maison mère, assorti d’une clause d’indépendance éditoriale, fut même un des
principaux évènements dans l’industrie du comic book en 1998. La réputation de Wildstorm est donc
telle qu’elle justifie qu’un éditeur concurrent s’affranchisse de la chronologie pour tenter de capter une
part de son prestige. Bien qu’elle ne soit jamais mentionnée au cours de la conférence de presse, une
série en particulier incarne cette alternative mise en place par le studio de Lee à la vague nostalgique
du milieu des années 90, The Authority.

The Authority n°1 à 12 (Wildstorm Productions, 1999-2000)

Présentation
The Authority est une mini-série publiée de mai 1999 à avril 2000, sous forme de comic books
standards de 32 pages chacun (dont 22 de bande
dessinée). Elle fait suite à une série régulière
nommée Stormwatch, créée par Jim Lee peu de
temps après le lancement d’Image. Aucune
connaissance préalable n’est cependant
nécessaire pour comprendre les évènements se
déroulant durant les douze numéros, à
l’exception peut-être de quelques répliques. Le
monde décrit est également familier, ne différant
du nôtre que par la présence de « méta-
humains », nos super-héros. Warren Ellis, cité
dans le chapitre précédent pour son analyse du
mouvement néo-classique, est considéré comme
le créateur de The Authority, dont il signe les
scénarios, après avoir déjà écrit Stormwatch
pendant plus de deux ans. Les crayonnés sont de
Brian Hitch, encrés par Paul Neary, tous deux
relativement peu connus à l’époque en dépit de
Aut 3 – The Authority n°1, 19
travaux pour Marvel et Image. Enfin, la
colorisation est assurée par Laura DePuy. A l’issue des douze numéros qui nous occupent, cette équipe
artistique fut remplacée entièrement, Ellis ayant terminé de raconter l’histoire qu’il avait conçue
initialement. Wildstorm souhaitant poursuivre la publication du titre, la nouvelle équipe fut choisie par
Ellis lui-même, et remporta un succès encore supérieur à celui du quatuor initial. Cependant, les

- 163 -
différences de tons étant considérables entre ces deux époques, il est préférable de se contenter
d’analyser un ensemble homogène et surtout fondateur, celui constitué par cette première année de la
série. Nous reviendrons cependant sur le devenir de The Authority après le départ de Ellis, pour traiter
de sa réception et des réactions qu’elle a produites.
Authority est le nom d’un groupe de super-héros, rassemblés après la disparition de
Stormwatch, une structure similaire, mais placée sous le contrôle des Nations-Unies. Evoluant depuis
le Carrier, un vaisseau naviguant entre les dimensions parallèles qui leur permet de se rendre
instantanément en n’importe quel point de la planète, ils ont décidé d’utiliser leurs pouvoirs pour se
constituer en « autorité supérieure. » L’équipe est menée par Jenny Sparks, « l’esprit du vingtième
siècle », une Anglaise de 99 ans qui en paraît trente, domine l’électricité, fume, boit, jure, et assume à
regret son commandement. Au total, Authority comporte sept membres (illustration Aut 1, le groupe
sans Appolo), parmi lesquels il faut mentionner Appolo et le Midnighter, un couple gay dans lequel il
est impossible de ne pas reconnaître des versions alternatives de Superman et Batman respectivement.
Les douze numéros dont il sera question se répartissent en trois arcs narratifs de quatre épisodes
chacun, soit trois menaces différentes auxquelles l’équipe devra faire face. Tout d’abord, il leur faudra
arrêter Kaizen Gamorra, une sorte de Fu-Manchu moderne (illustration Aut 2), qui veut littéralement
imposer sa marque sur le monde : en rasant Moscou, Londres puis Los Angeles, il tente de reproduire
son emblème à l’échelle de la planète. Finalement, le Midnighter enverra le Carrier fracasser son
quartier général, à partir duquel il fabriquait des armées de clones dotés de super-pouvoirs. Le
deuxième arc narratif met en scène une invasion depuis une terre parallèle, sur laquelle les extra-
terrestres sont entrés en contact avec l’humanité en l’an 1500. Ravagé par de nombreuses guerres, ce
monde alternatif tente donc d’envahir le nôtre, mais une nouvelle fois, Jenny Sparks et son équipe
parviendront à les arrêter. Ils se rendront ensuite dans le monde parallèle, pour y anéantir le centre de
commande extra-terrestre, au prix de la destruction totale de l’Italie, recouverte par les eaux de la
Méditerranée. Le troisième et dernier arc confirme l’escalade des menaces, puisque Dieu lui-même

Aut 2 – The Authority n°3, 9

- 164 -
revient envahir la Terre. L’entité créatrice de notre planète, une sorte d’immense pyramide vivante,
chemine en effet vers la Terre depuis l’espace, avec l’intention bien établie de la débarrasser d’un
parasite gênant, l’humanité. A bord du Carrier, the Authority se rend donc jusque dans le corps de
l’être démesuré, survit à la rencontre avec ses anticorps, et Jenny Sparks elle-même lui électrocute le
cerveau, en déclarant :

I’m here to save the Earth./ I’m here to get us all through this century. You might think the planet
behind us is yours to use, but here is the news: Earth is under new management./ This world is mine.191

Immédiatement après, Sparks meurt à son tour. Le vingtième siècle s’achève avec le passage à
l’an 2000192, et avec lui son rôle. La dernière image de la série est celle d’un nourrisson dans les bras
de sa mère, sur fond de célébration du nouveau millénaire.

Négation de l’innovation
A l’exception peut-être de la dernière citation, ce synopsis ne permet qu’une approche très
superficielle de la série. Tout ici paraît classique, voir éculé, qu’il s’agisse du concept de groupe de
super-héros agissant depuis une station spatiale (ce que faisait la Justice League of America depuis les
années 60), de l’altérité manifeste des différents assaillants ou même de la présence de pseudo Batman
et Superman, dont nous avons vu qu’il s’agissait d’un procédé des plus classiques dans la période de
cette étude. Néanmoins, à l’intérieur de ce cadre contraignant, la série parvient à innover dans au
moins trois domaines distincts et clairement identifiables : caractérisation des personnages, traitement
graphique et choix des références. Autant d’indices qui la singularisent par rapport au reste de la
production super-héroïque disponible à l’époque, et permettent de déceler une structure de
fonctionnement sous-jacente réellement originale. Il peut sembler étonnant que Ellis lui-même n’ait
pas mis en avant cette caractéristique de son projet, lors de la promotion de celui-ci :

The intention of The Authority, from the perspective of Bryan and myself, is to go utterly nuts. To do
all the huge-scale insane concepts that’d’ve never have fitted in Stormwatch. […] We’re going to take
a crack at redefining the large-scale superhero book. We’re going to see just how vast and cosmic and
crazed we can get.193

L’échelle des évènements constitue effectivement une partie importante de l’attrait de la série,
mais n’est certainement pas son unique caractéristique. L’intérêt de cette profession de foi tient
paradoxalement à ce qui n’y est pas inscrit, à cette réduction volontaire de la subtilité du traitement
graphique et narratif. Il y a là une intention manifeste de promouvoir une perception immédiate et

191
The Authority n°12,17
192
Bien entendu, le 20e siècle s’est en réalité achevé un an plus tard, comme le remarque un des personnages.
Jenny Sparks a le temps de lui répondre « Don’t blame me, blame the planet that counts it. »
193
Warren Ellis, « Warren Ellis’ Original Pitch for The Authority » (1998), disponible à l’origine sur le site de
l’auteur (http://www.warrenellis.com) le texte en a été retiré, mais des copies sont disponibles ailleurs, par
exemple, http://animation.filmtv.ucla.edu/students/wkim/authority/text/Pitch.html
- 165 -
superficielle, que l’on peut d’ailleurs retrouver dans d’autres déclarations de Ellis à propos de son
travail. La réponse donnée à un intervieweur qui l’interrogeait sur la série, alors prête à débuter, vient
contredire cette approche naïve et enthousiaste en la tempérant par un cynisme perceptible : « S’il faut
des comics de super-héros pour les adolescents, voilà à quoi ils devraient ressembler – des bouffées de
pure adrénaline, des situations originales et des explosions. Et pourquoi pas ? »194 Manifestement, il y
a ici une véritable stratégie de dissimulation de la part du scénariste, puisque nous aurons l’occasion
de montrer que la série ouvre un véritable champ de réflexion, et ne se limite certainement pas à un
grand spectacle primaire. Cette stratégie apparaît en réalité comme le prolongement du système mis en
œuvre à l’intérieur de The Authority, la manipulation du lecteur de la série étant relayée par celle du
lecteur de l’interview.

Traitement des personnages


Pour fonder cette analyse, il est sans doute nécessaire de faire la preuve du caractère novateur de
la série dans les domaines précités. La composition de l’équipe et la manière dont sont traités les
individus qui la composent révèle d’emblée un souci du détail payant, mais aussi la présence de
processus souterrains significatifs. Bien que repris de Stormwatch, il faut préciser que tous ces
personnages sont des créations d’Ellis, et n’appartiennent pas aux autres scénaristes de la série à
laquelle The Authority fait suite. Jenny Sparks nous offre le premier exemple de cette caractérisation
très précise, loin des clichés du genre. Pour s’en convaincre, il suffit sans doute de la comparer aux
héroïnes les plus fameuses présentes dans les autres compagnies en 1999 : le modèle consacré est
toujours celui de Wonder Woman, souvent mâtiné de références orientales. « Belles dames sans
merci » aux accents romantiques, jeunes filles modèles (Jean Grey dans X-Men) ou pseudo-amazones
(Wonder Woman elle-même, mais aussi bon nombre de personnages féminins chez Image), les super-
héroïnes sont non seulement rares, mais encore extrêmement stéréotypées. Par ailleurs, leurs costumes
et représentations graphiques en générales participent toujours de ce phénomène de pornographie
normalisée décrit dans le chapitre 1. Le personnage de Jenny Sparks échappe quant à lui à la plupart
de ces écueils, puisque Ellis choisit d’en faire une sorte de Bogart au féminin. Bien que séduisante,
elle est toujours représentée en pantalon, souvent en col roulé, et ne se transforme jamais en pin-up.
Au contraire, elle fume, boit, dispense des insultes et des menaces, et de façon plus générale est
représentée avec un maniérisme nettement associé aux clichés de virilité en vigueur dans la culture
populaire. Le personnage est donc complet, empruntant ces deux types de représentation stéréotypées
pour aboutir à une création originale, dont la réussite est d’autant plus notable que les dialogues sont
finalement assez peu présents au fil de la série. Dans le contexte de la bande dessinée de super-héros
mainstream, cette apparition d’un personnage féminin convaincant constitue à elle seule une véritable
194
« If teenagers need superhero comics, then this is what they should be like -- pure bloody adrenaline, strange
days, and big things blowing up. And why not? », Matt Springer. « Q and A with Warren Ellis », Pop-Culture-
Corn (1999), http://www.popculturecorn.com/print/issues/may99/interview-warrenellis.html
- 166 -
singularité195. On perçoit d’emblée à quel point la présence d’un tel personnage peut perturber le
fonctionnement du genre. Jenny Sparks est mise en scène en tant qu’être humain doté de super-
pouvoirs, et non comme une super-héroïne avec une conscience. Il y a donc là un renversement du
système mis en place à la fin des années 80 et encore généralement en vigueur une dizaine d’années
plus tard.
Les six autres personnages du groupe forment trois couples distincts. Le Docteur, un ex-junky
devenu shaman, complète l’Ingénieur, jeune femme ayant fusionné avec quatre litres de nano-
machines pour former un être hybride entre humain et mécanique. A Jack Hawksmoor, qui fait corps
avec les villes, correspond Chen-Li, dite Swift, une sorte de harpie moderne, navigatrice hors pairs,
dotée d’ailes et de pattes antérieures griffues. Cependant, c’est le couple formé par Apollo et le
Midnighter qui permet de mettre le mieux en évidence la subtilité du traitement des différents
protagonistes. Apollo est un colosse blond, capable de voler, d’émettre des rayons thermiques et
puisant son énergie du rayonnement solaire : à la couleur des cheveux et de l’uniforme près, il s’agit
donc d’un équivalent de Superman. Cependant, l’auréole qui entoure en permanence son visage
suggère également son inscription dans une tradition mythologique plus vaste, entre l’ange et le dieu
grec ; dans le contexte d’une équipe de surhomme, il est dès lors difficile de ne pas faire le lien entre le
nom du personnage et le couple apollinien-dionysiaque de Nietzsche. D’autant plus, d’ailleurs, que la
deuxième moitié de ce couple s’incarne dans le Midnighter, personnage sombre, jouisseur et
quasiment sadique, portant une représentation de la lune sur sa poitrine. Cette référence nietzschéenne
n’est pas gratuite, puisqu’elle renvoie précisément à la thématique générale de la série : des super-
héros (et donc des surhommes) jugeant que leurs pouvoirs leur confèrent un rôle d’autorité supérieure,
le droit de se créer une nouvelle morale. Par ailleurs, le Midnighter est structurellement semblable à
Batman, puisqu’il s’agit là encore d’un humain sans super-pouvoir à proprement parler, mais soutenu
par une technologie de pointe. Le couple fonctionne donc sur deux niveaux différents, renvoyant aussi
bien à l’histoire des super-héros en bande dessinée qu’à des considérations philosophiques moins
immédiatement accessibles. Ellis ajoute cependant deux autres strates à la caractérisation des
personnages, parvenant à leur éviter de se transformer en signes exclusivement référentiels. Leurs
actions et leurs rapports avec les autres membres du groupe leur permettent en effet d’exister en tant
que personnages fonctionnels de la diégèse. Cette perception littérale dissimule efficacement les
interprétations plus précises du rôle joué par le couple dans la structure de la série, grâce à une
exécution technique irréprochable. Le graphisme des personnages, avec un soin particulier apporté aux
expressions et attitudes, parvient à suppléer à la maigreur des dialogues. Ceux-ci, quant ils sont
présents, révèlent également une véritable qualité d’écriture, ponctuellement marquée par une certaine
auto-ironie. S’ils ne rendent pas « crédibles » ces personnages extraordinaires, ils parviennent à leur
donner une certaine épaisseur, grâce à bon nombre d’échanges inutiles au déroulement de l’action et
195
Ce conservatisme des comic books, bien que nié par Mike Reynolds est attesté dans un registre légèrement
différent par le fait qu’Alan Moore fut le premier à mettre en scène un mariage mixte au sein d’un comics à
grande diffusion, dans Tom Strong, en 1999 !
- 167 -
ne servant qu’à affiner la perception des différents protagonistes. La conversation entre Apollo et
l’Ingénieur lorsqu’ils se rendent sur la Lune fournit un bon exemple d’échange superficiel faisant de la
série un récit complet, dans la tradition romanesque, plutôt qu’une simple suite d’évènements animés
par des protagonistes-outils.

- 168 -
[Engineer] How do you do it ?
[Apollo] Do what ?
[Engineer] Survive. I mean I’m under nine pints of machinery that’s keeping me alive. How do you do
it ?
[Apollo] Simple. I just don’t breathe.
[Engineer] Just like that ? You just don’t breathe when you’re in space ? That’s how you do it ?
[Apollo] Well, I’d look a bit stupid if I tried to breathe in space, wouldn’t I ?
[Engineer] That’s a good point.196

Il va de soi que ce traitement n’est pas caractéristique d’Authority, puisque l’élaboration de


personnages ne se limitant pas à leurs actes est une constante du genre super-héroïque depuis les
années 40. Il s’agit donc d’un fonctionnement normal, mais exécuté ici avec suffisamment de maîtrise
et de conviction pour que la série paraisse fonctionner uniquement à ce niveau, alors même que nous
avons vu que les personnages jouent également un rôle plus symbolique. Par ailleurs, il faut signaler
que même à l’intérieur de la diégèse, les relations entre Apollo et le Midnighter ne relèvent pas
seulement des conventions du genre. Il s’agit en effet d’un couple homosexuel, comme le montrent
une série d’indices (illustration Aut 3) et de remarques de la part des autres personnages. Là encore, il
est possible de ne pas percevoir ce détail197, mais celui-ci est pourtant bien présent à condition
d’accepter la possibilité d’un contenu implicite dans un genre voué au littéral et au démonstratif. On
mesurera mieux la réticence à cette idée en mentionnant que
DC refusa l’inclusion d’un baiser entre les deux personnages
dans une série dérivée de The Authority198. Bien qu’il semble
difficile de ne pas être conscient de la nature des relations
entre les deux personnages, seule la perspective d’une
représentation explicite suscita cette réaction, confirmant que
ce qui n’est ni écrit ni montré n’est pas considéré comme
perceptible par le lectorat des comic books.
Cet exemple permet d’identifier l’originalité de la mise
en place des multiples niveaux de lecture des personnages,
Aut 3 – The Authority n°8, page 3
avec leur stricte hiérarchisation. Chaque approfondissement
de l’analyse enrichit en effet les niveaux de compréhension précédents, sans pour autant être
nécessaire à l’appréciation de ceux-ci. Cette structure gigogne permet ainsi de véhiculer un contenu
subvertissant les limites du genre, en s’abritant derrière un contenu explicite irréprochable, le seul sur
lequel les instances éditoriales songent à exercer un contrôle.

196
The Authority n° 11, 6
197
Le successeur de Ellis, Mark Millar, se chargera de dissiper un éventuel doute lorsqu’il reprendra la série.
198
David LeBlanc, « You Must Remember This, a Kiss is Just a Kiss » , The Comic Book Net Electronic
Magazine n°276 (2000), http://www.digitalwebbing.com/cbem
- 169 -
Traitement graphique

La partie graphique de The Authority constitue bien évidemment son aspect le plus aisément
accessible. Une fois dépassée l’influence initiale de l’illustrateur Alan Davis, le style de Brian Hitch
s’écarte des différentes écoles picturales s’étant succédées dans la bande dessinée américaine et
s’avère rétif à une définition précise. Généralement réaliste, il se fait légèrement caricatural à
l’occasion (surtout dans les premiers numéros), en particulier pour mettre en valeur les expressions des
différents personnages. Le rôle de la coloriste, Laura DePuy, est particulièrement notable pour son
alternance entre un rendu excessivement réaliste, dans certains plans généraux, et une utilisation plus
subjective de la couleur dans des scènes placées sous une dominante chromatique forte. Les planches
des numéros 6 à 9 de la série sont ainsi successivement baignées de rouge et de bleu, aux couleurs de
l’Angleterre parallèle qui joue le rôle d’envahisseur. Ce simple détail, perceptible uniquement lors
d’une relecture globale, suffit à montrer que le traitement graphique n’obéit pas non plus simplement à
des contraintes fonctionnelles, mais procède lui aussi de choix stylistiques à l’échelle de la série.
Cependant, c’est surtout au niveau de la mise en page et du découpage qu’il faut chercher les options
les plus significatives dans l’économie générale du texte.
Une première remarque touche au classicisme apparent de la mise en page. A l’exception
notable du premier numéro de la série, toutes les planches adoptent une structure simple : de une à sept
vignettes, lisibles selon le trajet canonique, avec un mouvement du regard en Z successifs. Chacune de
ces cases est également de forme rectangulaire, même s’il arrive en quelques rares occasions que des
éléments graphiques en franchissent les limites. Pour autant, il ne s’agit pas là d’une grille régulière à
la manière de Watchmen, simplement d’un retour à une tradition d’organisation passée de mode depuis
l’apparition de Image, et déjà contestée dans les années 80. Ce choix peut surprendre, mais un essai de
Warren Ellis publié en 1997, deux ans avant l’écriture de The Authority le justifie de façon éloquente :

If you’re a first-time comics reader in 1997 and you get a simple Z-track comic page, [...] you’re
lucky. Exploded layouts and a hunt for the Big Cool Picture may give you a page that you simply
cannot decipher without years of practise on similar works. The Z-track simply won’t be there. There
may be no guttering. The POV will fly around like a bat on methedrine.
Most comics are simply unreadable to people who didn’t learn the requisite, highly specific skills in
childhood. […] The comicbook has become an inbred beast, and, as much as in subject matter, it is
this that prevents comics from attaining a wider audience.199

A condition d’admettre que Ellis est responsable de ce choix, ce que confirment les épisodes de
Stormwatch dessinés par d’autres artistes que Hitch, cette mise en page semble répondre à une volonté
de rendre l’œuvre accessible à un lectorat le plus large possible. On retrouve donc des préoccupations
similaires à celles que nous avions déjà relevées à propos de l’écriture de la série, avec ses
personnages et ses situations compréhensibles sans qu’une culture préalable du genre ou du médium
soit nécessaire. Dans ce dernier cas, cependant, cette familiarité immédiate permettait incidemment de

199
Warren Ellis, « Imaginary Time – Comics and Communication » (1997), http://www.warrenellis.com
- 170 -
dissimuler des mécanismes plus complexes. Le traitement graphique proposé ici obéit à la même
logique. La simplicité est à la fois une fin, en n’opposant aucun obstacle à la lecture, et un moyen,
puisqu’elle permet de faire accepter en les estompant certains effets narratifs élaborés. Ellis lui-même
a obligeamment fourni une description de la principale référence graphique mise à profit ici, en
décrivant The Authority comme un « comics de super-héros en cinémascope » (« widescreen
superhero comics »200). Concrètement, cela se traduit par une immense majorité de cases adoptant un
format très allongé, proche de l’écran de cinéma, particulièrement à partir de la fin de l’épisode
numéro 4201, relayées à l’occasion par les pleines pages qui rythment le récit. Ces grands panneaux
graphiques permettent bien sûr une représentation détaillée de l’action, privilégiant les plans
d’ensemble, et offrant au lecteur un véritable spectacle. L’usage d’un format cinématographique
identifiable comme tel induit également une validation de ce qui est montré, un effet de réel renforcé
par la simplification de la grammaire du médium bande dessinée. En n’attirant pas l’attention sur elle-
même, la mise en page se met au service de l’image. Condition nécessaire au bon fonctionnement du
procédé, le découpage se charge de renforcer simultanément le rendu cinématographique et le réalisme
des évènements.

200
Warren Ellis, « Stormwatch, the Conclusion », Stormwatch (second series) n°11, (La Jolla : Wildstorm, 1998)
201
De nombreuses options stylistiques et narratives se mettent d’ailleurs en place aux environs de cet épisode,
après un certain tâtonnement.
- 171 -
Aut 5 – The Authority n°6, page 9

- 172 -
Ainsi, dans la planche reproduite à la page précédente, tirée du numéro 6, l’enchaînement se
fait de manière fluide, et permet de reconstituer une véritable géométrie de l’action. La première case
voit Swift arracher le cockpit d’un chasseur de l’Albion parallèle, tandis qu’un autre poursuit sa route
en arrière-plan. Celui-ci est pris sous le feu de l’Ingénieur dans la deuxième case, tandis que la fin de
l’action précédente est encore visible sur la gauche. L’Ingénieur devient alors le point focal de la
troisième case, tandis que le chasseur neutralisé s’éloigne, de nouveau à l’arrière-plan. Il devient de
nouveau le point focal de la case numéro 4, alors qu’il s’apprête à percuter un immeuble. Le Docteur
conclut la page, représenté en contrechamp par rapport au cadrage précédent. Cette méthode de
transition par reprise d’un élément graphique identifiable constitue une des techniques de base du
montage cinématographique, et le découpage proposé ici suggère bien une identité possible entre les
deux médias. Cependant, la vivacité des changements de cadres présents ici serait excessivement
difficile à reproduire en prise de vue réelle, l’équipe artistique utilise donc une idée de cinéma
retranscrite en bande dessinée, avec les avantages induits déjà mentionnés, plutôt que de se livrer à une
simple imitation. L’absence de récitatif et de toute onomatopée élimine également les conflits
potentiels entre image de bande dessinée et image de cinéma.
Il y a donc ici importation d’un code
extérieur au médium, et identifiable comme tel, ce
qui suppose au préalable un refus des conventions
en vigueurs dans la bande dessinée de super-
héros. La cohérence et le réalisme des
enchaînements, l’attention portée au déroulement
global de l’action sont autant d’éléments de
découpage, qui informent par ricochet la structure
de la série toute entière. Derrière l’emphase de la
description de cette bande dessinée « en
cinémascope » se dissimule donc une déclaration
d’intention touchant également à l’écriture du
récit. Un autre effet singulier est produit par la
systématisation d’un découpage similaire à celui
que nous venons de décrire à mesure que la série
progresse. Celui-ci finit par représenter 19 des 21
planches de l’ultime numéro (les deux autres étant

Aut 6 – The Authority n°9, page 1 des cases en pleine page) contre seulement 3 dans
le tout premier. Les personnages évoluent alors dans des cases trop larges, qu’ils ne parviennent plus à
remplir (Aut 6). L’usage métaphorique du procédé est clair, le contexte dépasse les personnages et
ceux-ci ne peuvent plus échapper à leur dimension spectaculaire, puisque même leurs moments de
- 173 -
solitudes adoptent un découpage auparavant réservé aux scènes d’action. La recherche du
spectaculaire est donc loin de constituer la seule force structurante de l’aspect graphique de la série.
Hitch, Neary et DePuy empruntent par ailleurs à Mike Mignola, une utilisation systématique de
gouttières et d’une marge noire, mise en place par l’auteur de Hellboy pour la première mini-série
consacrée au personnage, Seeds of Destruction. La référence est d’ailleurs avouée par l’apparition
fugitive d’un personnage de cette dernière série dans un arrière-plan, au cours du dernier arc narratif.
Cette marge noire a bien sûr deux fonctions immédiatement perceptibles. La première est esthétique,
puisqu’elle permet de rendre les couleurs de DePuy plus vives et lumineuses qu’elles ne le sont déjà,
effet particulièrement sensible sur le papier assez médiocre des comic books202. L’autre fonction est
métonymique, puisqu’elle permet de confirmer les liens existants avec le cinéma, en renvoyant aussi
bien à l’obscurité de la salle de projection qu’à la représentation classique du film déroulé. Cependant,
ce double rôle, bien que très productif, ne constitue pas une description exhaustive de l’utilité de ce
choix, particulièrement frappant lors de la prise de contact avec la série. En réalité, la principale
fonction de ce détournement de convention est d’investir de sens un espace purement conventionnel.
Attirer l’attention sur la marge du récit n’est pas neutre, particulièrement dans une série volontiers
décrite comme étant un pur spectacle par ses auteurs eux-mêmes. Cette instanciation discrète mais
indéniable de la marge prend place dans le système de niveaux successifs en place dans l’ensemble de
l’œuvre. Sa valeur symbolique est particulièrement flagrante si on compare le fonctionnement de The
Authority à Kindgom Come par exemple, dans lequel marge et gouttière sont totalement omises. Le
lien entre ce totalitarisme de l’image et le propos nostalgique, exaltant la dimension absolue des super-
héros ne peut manquer de frapper, et a contrario, les marges dé-conventionalisées de la série de Ellis
apparaissent comme une extension de la situation des personnages à l’intérieur de l’intrigue. A leur
doute correspond cette incapacité de l’image à occuper tout l’espace qui lui est dévolu. Une illustration
convaincante du procédé peut être trouvée à la fin du deuxième arc narratif. Après avoir rétabli l’ordre
sur la Terre parallèle, les membres d’Authority sont réunis sur le Carrier, et Jenny Sparks rappelle
qu’il leur reste à régler les problèmes d’un autre monde. Or, dans le dernier strip une case est
manquante, remplacée par un vide, une masse noire qui appartient à la marge, mais que sa taille et sa
situation identifie à une étape du récit (Aut 7). Cette case manquante est celle dans laquelle la
narration aurait du s’achever, mais sa suppression suggère une irrésolution qui désamorce le contenu
explicite des dialogues et instille le doute. La marge prend donc une valeur narrative, se substitue aux
éléments signifiants et se charge à son tour de signification. A une appréciation de surface, les deux
fonctions primaires que nous avions identifiées précédemment, correspond donc une nouvelle fois une
mécanique profonde, moins immédiatement accessible, apportant une nuance conséquente au contenu
explicite de la série.

202
C’est d’ailleurs ce rôle de redéfinition du système chromatique, avec en particulier la revalorisation du blanc,
que retient Thierry Groensteen dans sa description d’un album utilisant une marge noire. Système de la bande
dessinée, 42
- 174 -
Aut 8 – The Authority n°6, page 1

Aut 7 – The Authority n°8, page 22

Echapper au système de référence super-héroïque


La volonté manifeste de la série de se confronter aux limites du genre super-héroïque et de son
dispositif narratif consacré transparaît également dans les thèmes abordés. Superficiellement, rien que
de très banal dans ces récits d’invasion, d’asiatique maléfique ou d’entité extra-terrestre revenant sur
terre. Histoires banales, en effet, mais n’appartenant pas pour autant aux clichés du genre. Il est
frappant de constater que jamais au cours de The Authority les héros ne sont confrontés à des super-
méchants. Kaizen Gamorra emprunte bien à Fu-Manchu, à Ming l’Impitoyable et aux savants fous en
général, mais il n’est pas pour autant doté de supers-pouvoirs ou même des caractéristiques
superficielles du super-méchant. Il s’agit plutôt d’une menace héritée des pulps d’aventure ou des
- 175 -
premières bandes dessinées américaines de science fiction (Flash Gordon vient à l’esprit et une
planche de Hitch y renvoie même directement – Aut 8). L’Angleterre uchronique du deuxième arc
narratif ou l’extra-terrestre très éloigné de tout anthropomorphisme du troisième proviennent
également de cet univers des pulps et de la science fiction des années 30-40 (Lovecraft surtout). Au
sortir d’une période de relecture obsessionnelle du genre et des récits de super-héros canoniques, cet
emprunt à des formes de culture populaire proches mais distinctes prend une tournure ironique. A la
manière de ce que faisait déjà Mike Mignola, Ellis semble donc reconstruire le genre super-héroïque
en utilisant son vocabulaire pour raconter des histoires familières mais importées d’autres formes
narratives. Bien qu’aucun élément extra-textuel ne vienne confirmer cette lecture, il convient d’ajouter
que le premier arc pourrait se lire comme une analyse du genre assez similaire à celle de Kingdom
Come, quoique nettement plus ironique. L’armée de super-héros tous identiques générés par Kaizen
Gamorra et mise en déroute par Authority prendrait alors une valeur allégorique, tandis que la
situation initiale désespérée reflèterait l’état de l’industrie du comic book avant l’intervention d’une
autre équipe, celle composée par Ellis, Hitch, Neary et DePuy. Plausible (les leaders des deux équipes,
Sparks et Ellis, sont tous deux anglais, par exemple) cette lecture reste cependant au mieux
anecdotique, et peut-être un simple sous-produit de l’ouverture de l’œuvre qui permet et encourage les
interprétations les plus variées.
En revanche, il existe une interprétation de l’œuvre moins contestable, qui consiste à considérer
la série comme une mise en scène de l’affrontement entre deux conceptions du surhomme : celle en
vigueur dans les comic books et celle de Nietzsche. L’étude du couple Apollo-Midnighter avait fourni
le premier indice de cette présence simultanée dans le texte de ces deux philosophies antagonistes.
Inutile de revenir une nouvelle fois sur le positionnement philosophique et politique du super-héros de
comics, sinon pour rappeler qu’il fonctionne comme force de maintien du statu-quo et que tout son
comportement repose sur l’acceptation d’une morale préétablie, sur un refus d’utiliser ses pouvoirs en
dehors de ce cadre. Pour Nietzsche, en revanche, le surhomme a vocation à créer son propre cadre
moral, à se prendre pour propre référence, légitimé par sa Puissance. L’avènement du surhomme
annonce donc précisément le dépassement des idéaux bourgeois dont le super-héros se fait le
défenseur. Il s’agit bien entendu là d’un résumé excessivement rapide, puisque la thèse nietzschéenne
a une toute autre portée que ces quelques arguments, mais cet aperçu n’a d’autre but que de mettre en
valeur l’opposition nette entre ces deux conceptions. Les indices de cette présence nietzschéenne dans
The Authority sont suffisamment nets pour qu’il convienne de s’interroger sur son rôle au sein du récit.
On comparera ainsi utilement la déclaration finale de Jenny Sparks : « La terre n’est plus sous votre
responsabilité. Ce monde est à moi »203 avec le credo du surhomme «Je suis moi-même le fatum, et
depuis des éternités c’est moi qui détermine l’existence»204. Sparks elle-même, « l’esprit du 20e

203
The Authority n°12, 19
204
Citation empruntée à Jean Granier, « Nietzsche F. », Universalis Multimédia 6 (2000), provenant de Friedrich
Nietzsche, Grossoktavausgabe, Stuttgart: Kroener éd., 19 vol. (1905), XII, 399.
- 176 -
siècle » parvient à donner une orientation au passé, redéfinit le siècle comme l’histoire de son
avènement, comme Nietzsche le proclamait :

Nous justifierons, rétrospectivement, tous les défunts et nous donnerons un sens à leur vie si nous
réussissons à pétrir de cette argile le Surhumain, et à donner ainsi un but à tout le passé.205

It took me a long time to work out was I was here for. And here, at the end of the century, I finally
sorted it out./I’m here to save the Earth.206

Cependant, la confirmation la plus probante de la présence nietzschéenne dans la série, nous est
apportée par le scénario du dernier arc narratif : la mort de Dieu, de la main du super-héros/surhomme.
La référence est ici d’autant plus facile à identifier que cette intrusion de Dieu dans un récit super-
héroïque attire l’attention, par son refus de cette solution de facilité que serait le recours à un simple
être supérieur, une divinité mineure, qui compte parmi les clichés de la science fiction aussi bien que
des comics de super-héros. L’introduction du terme même de Dieu est d’ailleurs problématique au sein
de la diégèse, et refusé par le Docteur, à qui l’information est communiquée : « Vous n’arrêtez pas de
l’appeler comme ça. Ca ne peut pas être Dieu./S’il y a une chose que le ‘petit Docteur’ ici présent a
compris, c’est bien qu’il n’existe aucun Dieu »207. En choisissant de mettre en scène la mort de Dieu,
plutôt que celle d’un dieu, Ellis fournit donc une grille de lecture rétrospective de toute la série. La
confrontation entre les deux conceptions du surhomme s’intègre donc à son tour dans le système plus
vaste d’auto-questionnement qui sous-tend les douze numéros.

Une réévaluation globale

Cette présence du surhomme nietzschéen permet d’attirer l’attention du lecteur sur l’ambiguïté
de son rapport avec les actions entreprises par Authority. Le groupe est en effet posé comme
représentant le Bien, par opposition à un Mal puissant et inhumain. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il
s’agit du postulat de base des groupes super-héroïques, encore renforcé ici par l’humanité manifeste
des différentes composantes de l’équipe. Cependant, un doute s’installe à mesure que se déroulent
leurs aventures, quant à la philosophie sous-jacente de la série. Après avoir détruit une ville dans le
premier arc (reproduisant ainsi ce qui est reproché à Kaizen Gamorra), Authority rase en effet un pays
entier au cours des épisodes 5 à 8. Certes, l’adversaire du moment est particulièrement détestable,
puisqu’il a transformé la Chine en « camp de viol »208, mais l’échelle des destructions occasionnées par
les représailles ne peut manquer d’installer un certain malaise. Le thème du surhomme réunissant
Appolon et Dyonisos trouve d’ailleurs une illustration dans la case qui suit immédiatement ces ravages
(Aut 9), avec Jenny Sparks flanquée de l’Ingénieur (la Science) et du Docteur (Shaman, drogué,
magicien) affirmant leur statut d’Autorité supérieure. La discussion qui s’ensuit entre les membres de
205
Grossoktavausgabe, XII, 360
206
The Authority n°12, 19
207
The Authority n°12, 15
208
The Authority n°7, 7
- 177 -
l’équipe reflète l’incertitude du lecteur (« Nous venons de faire quelque chose de terrifiant. Nous
avons changé un monde »209), et si la conclusion de l’arc narratif est empreinte de volontarisme, nous
avons déjà montré à quel point la structure de la page venait nuancer cette conclusion.
Le nom même du groupe contribue à renforcer cette ambiguïté, par ses connotations
dictatoriales. Les tabous imposés aux super-héros apparaissent alors comme des gardes-fous évitant de
faire de ces récits d’êtres supérieurs une apologie de la loi du plus fort, de la dictature. Ellis ne se
contente pas pour autant de questionner ce que tendrait à affirmer le contenu explicite du texte. Il ne
s’agit pas ici de dénoncer un groupe de personnage qu’il est parvenu à créer et à rendre sympathique.
En se référant directement à Nietzche, il convoque à l’intérieur de la série tous les débats suscités par
la philosophie de l’écrivain, et on songe en particulier à l’utilisation faite de celle-ci par les nazis.
Ainsi, loin de prendre une position définitive sur ce que pourrait être le rôle d’un groupe de héros

Aut 9 – The Authority n°8, page 20


assumant leur rôle dans la société, Ellis parvient à poser la question en renvoyant à un contexte
beaucoup plus vaste que la série, et se garde d’y répondre lui-même,. Cette impossibilité de réconcilier
les deux conceptions du surhomme est parfaitement illustrée par la conclusion du numéro 12 : lorsque
Jenny Sparks parvient à tuer Dieu, et aboutit donc à réaliser l’idéal nietzschéen, elle meurt et disparaît
du récit super-héroïque.
The Authority parvient donc à accomplir une gageure, celle d’offrir une œuvre ouverte,
composée de multiples niveaux de lecture, tout en offrant superficiellement un divertissement soigné.
Pour revenir à notre description structurelle du genre super-héroïque, on peut considérer que la série
laisse intact tant le sémantisme que la syntaxe de ce genre, mais leur surajoute de multiples systèmes
plus ou moins perceptibles, qui viennent éclairer ou contredire le contenu manifeste. La série peut
donc être lue simultanément comme un récit mené avec enthousiasme et professionnalisme ou comme
l’analyse des mécanismes régissant ce dernier, avec parfois des pointes d’ironie féroce (« Only Jenny
Sparks could finish a fight by executing god U.S.-prison style »210). La contrepartie de cet
enfouissement est bien sûr une exposition moindre de ces interrogations, sans doute manquées par bon
nombre de lecteurs211, dont la discrétion permit à la série de véhiculer son questionnement sans être
209
The Authority n°8, 21
210
The Authority n°12, 21
211
On se réfèrera ainsi avec intérêt avec cet article défendant la vision du monde d’Authority et présentant les
méthodes du groupe comme une solution aux problèmes suscités par le 11 septembre 2001 ; David Loane,
- 178 -
inquiétée par les instances éditoriales. Travaillant tous les aspects de la bande dessinée, Ellis, Hitch,
Neary et DePuy signent là une oeuvre portant en germe une rénovation complète et de l’intérieur du
genre super-héroïque, sans pour autant s’aliéner le public de celui-ci.

Une suite et un contexte

Immédiatement après le départ de la première équipe, Mark Millar et Frank Quitely reprirent la série.
Le premier récitatif du numéro 13 donne le ton de cette reprise, avec un : « Pourquoi est-ce que les
super-héros ne s’attaquent jamais aux vrais enfoirés ? »212 Ce questionnement brutal est en effet le
principal thème creusé au cours du premier arc narratif, qui voit les membres d’Authority renverser
une dictature sud asiatique et expliquer à Bill Clinton :

We’re not some comic book super-team who participate in pointless fights with pointless super-
criminals every month to preserve the statu quo.213

On retrouve donc bien là les thématiques développées par Ellis, mais mises au même niveau que
le reste de la narration. Cette destruction de la structure mise en place lors des douze numéros
précédents prive bien sûr la série du privilège de s’adresser simultanément à des audiences très
diverses. Loin de tenter une rénovation des bandes dessinées de super-héros, Millar inscrit sa reprise
dans la lignée des comics satiriques à la Marshal Law, même s’il faut lui reconnaître l’originalité et la
qualité de son traitement, dans une veine violente et cynique. Le dessin de Quitely renforce encore
cette association avec Marshal Law, par sa laideur volontaire, contrastant avec le style élégant de
Hitch et Neary (Aut 10). Poursuivant donc de toutes autres ambitions que sous la direction de Ellis, la
série rencontra son public, avec une augmentation des ventes de numéro en numéro, jusqu’à ce que
des contraintes externes viennent entraver le rythme de parution et l’investissement des différents
auteurs. Cette nouvelle incarnation fut également la victime d’un interventionnisme accru de la part de
DC, avec un flou imposé sur les scènes de violence dès le premier numéro et de nombreuses
altérations (atténuant le caractère sexuellement explicite de certaines scènes en particulier) dans les
mois qui suivirent214. La volonté manifeste de choquer, par des allusion nécrophiles par exemple, ne
peut être considérée que comme une trahison des objectifs initiaux de Ellis, éloignant radicalement la
série du mainstream et neutralisant donc toute remise en cause de celui-ci.

« Fighting and Kicking and Biting », Comic Book Galaxy (novembre 2001),
http://www.comicbookgalaxy.com/opinion_archive_111701.html
212
«Why do super-people never go after the real bastards ? », The Authority n°13, 1
213
The Authority n°13, 16
214
Pour un inventaire de ces altérations, on se réfèrera à un article abondamment illustré, Julian Darius,
« Censorship of The Authority », Persian Caesar (2002), http://persiancaesar.com/continuity/authority27.htm
- 179 -
Cependant, The Authority n’est pas la seule série publiée par Wildstorm digne d’être
mentionnée dans ce panorama des tendances ayant succédé au néo-classicisme. Le label d’Alan
Moore, ABC (America’s Best Comics), créé en 1999 et dépendant du studio de Jim Lee peut être
considéré comme l’alternative ouvertement intellectuelle au travail de Ellis et son équipe graphique.
Contrairement à son confrère, Moore ne dissimule pas l’ambition des différentes séries dont il assure
les scénarios :

Je me mets à fond au scénario de bande dessinée, et l’on verra si je peux contribuer à enrayer le déclin
du marché américain. […] Ce que je veux faire avec les comics ABC, c’est un travail qui se situe à

Aut 10 – Le Dr, vu respectivement par Hitch et Quitely (The Authoriy n°9 et n°13)
l’intérieur du mainstream mais qui en repousserait les limites. On peut proposer tout ce qu’on veut,
tant qu’il y aura un nom ou un costume permettant aux gens de penser que c’est une bande dessinée de
superhéros normale.215

Ces différentes séries tentent notamment d’importer au sein du genre super-héroïque des
procédés narratifs empruntés à d’autres formes de culture populaire, comme le pulp d’aventure (Tom
Strong), la série policière américaine (Top 10) ou les romans uchroniques de Philip José Farmer (The
League of Extraordinary Gentlemen). Le problème provient alors de la trop grande familiarité de ces
références revendiquées. Ce n’est sans doute pas un hasard si les séries empruntant aux univers les
moins familiers des lecteurs, Tom Strong et la League, sont aussi celles qui ont rencontré le plus de
succès. Difficile en effet de ne pas lire Promethea (Wonder Woman relue comme figure proprement
mythologique, hantant la littérature) ou Tomorrow Stories (anthologie présentant des séries plus ou
moins référentielles) comme de nouvelles incarnations de la vague nostalgique des années
précédentes. En dépit de la volonté affichée de raconter de bonnes histoires pour le grand public, ces
comics séduisent donc les critiques, les amateurs exigeants, mais n’ont jamais réussi à atteindre une
large audience. Lire Tom Strong d’un œil naïf est sans doute impossible pour qui se souvient du
précédent travail marquant de Moore dans le genre super-héroïque, Supreme, avec également Chris
Spouse au dessin. Le récit incite l’analyse et ne peut se faire passer pour un objet de loisir, pour un pur
divertissement, précisément ce à quoi The Authority était parvenu, au prix d’un dispositif de

215
Paul Gravett, « Entretien avec Alan Moore », 97
- 180 -
dissimulation permanent, y compris sur un plan extra-textuel. Néanmoins, la démarche de Moore reste
importante, et sans doute fondatrice. Qu’un des auteurs ayant eu le plus d’influence sur l’introduction
d’une approche post-moderne et déconstructionniste dans la bande dessinée de grande diffusion
souhaite ouvertement l’abandon de cette approche analytique constitue une étape notable.
Par ailleurs, ce retour à une narration simple, au récit plutôt qu’à l’auto-analyse n’est pas sans
conséquence sur le fonctionnement de ces récits. Tom Strong ou The Authority ne constituent pas un
abandon des problématiques post-Watchmen, mais tentent bien d’apporter une réponse aux questions
posées. La fin des années 80 avait en effet vu l’introduction du super-héros à plein temps, débarrassé
de son alter ego, et les auteurs s’étaient évertués à décrire avec complaisance des êtres malades de ces
pouvoirs. Ce n’est plus le cas dans ces deux séries, ni d’ailleurs dans les œuvres qu’elles allaient
générer. Les supers-pouvoirs ne posent plus de problèmes aux personnages, ils sont acceptés et donc
évacués des domaines d’intérêts du récit : la disparition de l’alter-ego est consommée dans ces
personnages qui peuvent désormais se permettre d’être humains sans cesser de remplir leur fonction
super-héroïque. L’état du genre dans son ensemble correspond étroitement à ce statut du héros dans le
récit ; la réconciliation de celui-ci avec sa nature extraordinaire devient concomitante du redressement
des comics eux-mêmes.

Ouverture et hypothèses sur un redressement

En réalité, ni The Authority ni la création d’ABC ne marquent la reprise de l’industrie du comic book
sur un plan commercial. La taille du marché de la bande-dessinée aux Etats-Unis baisse ainsi encore
sensiblement de 10% entre 1999 et 2001, un rythme certes moins élevé que dans les années
précédentes, puisque la diminution était de plus de 13% entre 1997 et 1998216, mais un état de santé
préoccupant malgré tout. Le renouveau esthétique mis en place au sein de Wildstorm est placé sous le
signe de l’hybridation du genre en lieu et place du repli sur soi-même inhérent à toute approche post-
moderne. La démarche est d’ailleurs renforcée par la volonté de faire appel à des auteurs ayant fait
leur preuve dans d’autres champs d’activité, comme Kevin Smith, réalisateur de cinéma, Michael
Straczynski, scénariste de télévision. La tendance générale est de nouveau de raconter des histoires
prenantes, éventuellement dérangeantes, mais en s’accommodant de l’existence des codes du genre,
sans contester frontalement leur existence. Le succès du film X-Men en 2000, suivi de celui de
Spiderman en 2002 apparaissent comme les déclencheurs plausibles d’un regain d’intérêt du public
pour les super-héros, permettant à cette nouvelle esthétique d’être reconnue en dehors d’un cercle
toujours diminuant d’amateurs fidèles, avec pour emblème la ligne Ultimate lancée par Marvel fin
2000. Reprenant les personnages phares de l’éditeur en les récréant, elle les place dans un univers

216
Source John Jackson Miller « Direct Market Size Statistics»,
http://j_carl_henderson.tripod.com/direct_market_size_may_02.xls
- 181 -
contemporain, sans pour autant supplanter les anciennes séries. Attestant de l’influence de The
Authority sur ce renouveau, on retrouve au rang d’auteurs des comics les plus populaires de fin 2001-
début 2002, Mark Millar (Ultimate X-Men), Hitch et Neary (The Ultimates) ou encore Frank Quitely
(New X-Men). On mesurera bien le renouveau de qualité de ces séries grand public en lisant la critique
globalement positive d’un épisode des New X-Men (scénarisé par Grant Morrison) dans le Comics
Journal n°246 (« Today’s Finest Sermon to the Already Converted » par Christopher Brayshaw), alors
même que la revue affiche ouvertement son dédain pour les super-héros en général.
Le succès commercial actuel des comics, avec pour la première fois depuis 1994 un marché en
hausse, peut également dans une certaine mesure être considéré comme un changement consécutif aux
attaques du 11 septembre 2001. Le recentrage du genre super-héroïque sur des personnages positifs et
un univers nettement moins sombre que celui du début des années 90 semble correspondre aux
attentes d’un public traumatisé. Le choc causé par les attentats causa ainsi la fin de The Authority,
après la version ouvertement cynique scénarisée par Mark Millar. Ce dernier partit développer une
optique nettement plus accessible au grand public au sein de Marvel, avec Ultimate X-Men. La série
créée par Warren Ellis ne fut quant à elle pas reprise, en dépit de projets précis dans ce sens avant le
11 septembre217. Il est difficile de ne pas faire le parallèle entre le regain d’intérêt actuel et les deux
périodes fastes des bandes dessinées de super-héros : la seconde guerre mondiale et la guerre du
Vietnam. La vague de films sur le sujet tendrait à confirmer que la figure du super-héros conserve un
attrait pour le grand public, en dépit d’une désaffection temporaire. Il serait cependant simpliste de ne
voir dans ce renouveau du genre une conséquence mécanique d’un contexte de tension militaire. Les
tendances actuelles du genre sont en effet antérieures aux attaques terroristes aussi bien qu’aux
adaptations filmées. La publicité générée par ces deux évènements distincts semble donc avoir permis
à une esthétique recomposée de renouveler en partie le lectorat du genre (tout comme cela avait déjà
été le cas pour l’école Marvel dans les années 60), sans pour autant avoir redéfini le contenu ou la
forme des récits publiés. On en trouvera un début de confirmation en constatant que les ré-adaptations
en bande dessinée de produits dérivés, films ou de dessins animés, connaissent toujours moins de
succès que les séries originales.

217
A l’heure où se boucle ce mémoire, en mai 2003, une relance est cependant de nouveau annoncée.
- 182 -
Conclusion

Une réponse

La question sur laquelle s’ouvrait cette étude a donc reçu une réponse. Les années 1986 à 2001 ne
constituent pas un passage à l’âge adulte de la bande dessinée de super-héros. Il est même possible de
soutenir que certaines des productions les plus indigentes rattachées au genre ont vu le jour au cours
de cette quinzaine d’année. Cette constatation est d’autant moins surprenante qu’elle s’inscrit
directement dans la lignée de ce que nous avions retiré de notre perspective historique préalable : le
genre super-héroïque ne cherche absolument pas à devenir adulte. Plus précisément, les éditeurs du
genre ne cherchent pas à atteindre spécifiquement un lectorat adulte ou cultivé. Dans ces conditions, il
est logique que Watchmen et Dark Knight jouent, dans la période qui nous intéresse, le rôle de source
d’inspiration, de productions de prestige, mais pas de modèle adopté par l’industrie.
En réalité, notre question initiale traduisait une certaine naïveté quant à la nature de la
production américaine mainstream en matière de bandes dessinées. Marvel, côté en bourse et
appartenant à des investisseurs privés, autant que DC, filiale de Time Warner, n’ont pas vocation à
promouvoir le développement intellectuel de la bande dessinée ou même du genre dominant à
l’intérieur de celle-ci. Tout effort d’enrichissement peut donc être attribué à une initiative individuelle,
qu’elle se situe au niveau d’un responsable éditorial ou des auteurs. L’autre défaut de ce
questionnement initial était le postulat sous-jacent d’un lien direct entre la complexité des récits
produits et leur qualité. Watchmen propose bien un système narratif complexe et fascinant, mais peut-
on pour autant affirmer que celui-ci permet à l’œuvre de Moore et Gibbons d’être supérieure aux très
naïfs Fantastic Four de Lee et Kirby, dans les années 60 ? Le talent de Moore permet d’opter pour une
réponse positive dans ce cas précis, mais Kingdom Come ou Marshal Law, par exemple, démontrent
que des préoccupations « adultes », combinées à une narration évoluée peuvent échouer à susciter
l’enthousiasme du lecteur.
La principale difficulté affectant la compréhension de la période qui nous occupe tient à la
nécessité d’établir une distinction entre ce qui relève des récits eux-mêmes (et leur perception par les
lecteurs) et les conséquences de l’éclatement de la bulle spéculative fin 93. Il est ainsi surprenant de
lire de la part de Bill Jemas, le président actuel de Marvel Comics, répondant à une question d’un
lecteur du magazine Wizard, que l’approche néo-classique était responsable de la chute des ventes
entre 1995 et 2000. Si sa description d’une « créativité perdue » et de récits « comblant les intervalles
entre des histoires racontées longtemps auparavant »218 est convaincante, il semble en revanche
difficile d’y voir une explication satisfaisante d’une chute du marché antérieure à ce problème. Le
218
Bill Jemas, réponse à un courrier de lecteur, Wizard n°132 (2002)
- 183 -
renversement de la causalité qui s’opère dans cette déclaration illustre bien la stratégie des grands
éditeurs, déjà notée à plusieurs reprises en ces pages, consistant à ne présenter leurs productions que
sous l’angle artistique et à en dissimuler l’unique finalité, la rentabilité. Il convient donc de réaffirmer
que le conformisme nostalgique généralisé après 1995 constitue une tentative de réponse de l’industrie
à la crise, et non un déclencheur de celle-ci.

D’autres champs d’études

Bien entendu, ces deux composantes, textuelle et financière, ne permettent pas de rendre compte
intégralement du fonctionnement des bandes dessinées de super-héros, et il serait en particulier
nécessaire de disposer de données plus précises sur le lectorat du genre. Celui-ci semble avoir vieilli
en moyenne au cours de la période de notre étude, conséquence logique du non-renouvellement
thématique pendant quelques années, mais sans que des chiffres précis soient disponibles en la
matière. Les éditeurs sont soucieux de proposer des récits adaptés aux diverses classes d’âge, mais en
dehors de quelques productions facilement classifiables (Young Justice chez DC, une version de la
JLA pour les plus jeunes, ou Maxx, la nouvelle ligne « adulte » de Marvel), il est souvent impossible
de déterminer a priori quel segment est visé. La JLA est ainsi présentée comme un produit d’entrée de
l’univers DC, destiné à un public jeune, alors même que certains scénarios de Grant Morrison sont
assez complexes et auto-référentiels pour dérouter même les lecteurs les plus expérimentés. Quoi qu’il
en soit, il semble difficile de parler d’ « un » lectorat des comic books, puisque ceux-ci semblent
destinés à une vaste classe d’âge, que l’on pourrait intuitivement situer entre 10 et 40 ans. L’existence
de quelques produits spécifiquement destinés à séduire un lectorat féminin (Birds of Prey chez DC,
Spiderwoman pendant un temps chez Marvel) ne fait que souligner que l’immense majorité d’entre
eux vise un public masculin219. Une étude plus précise de ce lectorat imposerait par ailleurs de
distinguer nettement les théoriciens du genre, sans doute minoritaires et plus âgés que la moyenne, du
consommateur recherchant avant tout un récit au sens traditionnel du terme. Il serait en particulier
intéressant de savoir dans quelle mesure la première catégorie a pu augmenter au cours de la période
qui nous intéresse, puisqu’un nombre croissant d’œuvres lui a été ouvertement dédié.
Par ailleurs, il serait nécessaire de s’interroger sur la nature des rapports entre le monde des
comic books et le cinéma. La vague d’adaptations actuelles tend à confirmer que les super-héros
conservent un pouvoir de fascination pour le grand public, mais ces transpositions officielles
s’inscrivent dans un jeu d’interactions complexes avec leur matériau-source. Ainsi, Blade (Stephen
Norrington, 1998), tiré d’une série Marvel obscure et oubliée, est généralement considéré comme le
film ayant ouvert la voie au phénomène, avec un succès public inversement proportionnel à son budget
modeste. Or, Blade doit son succès à ses qualités propres et à une imagerie volontairement moderne,
219
Notons à ce sujet que la mode de l’héroïne pin-up semble en voie de disparition
- 184 -
qui emprunte aussi bien à l’esthétique techno qu’aux films d’actions de Hong Kong , bien plus qu’à
son statut d’adaptation. Pour autant, le système narratif respecte bien les préceptes des bandes
dessinées de super-héros, avec son protagoniste principal au nom énigmatique, son costume facilement
identifiable ou le contraste maintenu avec un environnement urbain classique. Une bonne part des
adaptations suivantes, officielles (X-Men, 2000) ou officieuse (Matrix, 1999, film à propos duquel
Grant Morisson déposa une plainte pour plagiat) reprennent non seulement ce système de
fonctionnement, mais aussi en grande partie les choix esthétiques de Blade. Soucieux d’établir une
convergence entre le public de ces films et le lectorat des comics, Marvel intègre alors cette esthétique
à ses bandes dessinées. Tant Ultimate X-Men que The Ultimates présentent ainsi un aspect visuel
proche de la vision cinématographique actuelle du genre, avec en particulier des costumes sombres,
très éloignés des uniformes bariolés ayant cours dans les représentations précédentes. Cet exemple
suffit à montrer que le rapport entre les deux supports inclut une boucle de rétroaction complexe, et
mériterait donc à son tour d’être détaillé. Le succès puis le déclin de la série des Batman
cinématographiques pourrait ainsi constituer un contrepoint pertinent à l’analyse du genre « de
l’intérieur » que nous avons mené en ces pages.

Les auteurs, la méthodologie et un constat

Au cours de cette étude, et en dépit de ses lacunes, il a été possible de mettre en valeur la richesse de
certaines des œuvres traitées. Les limites du genre super-héroïque n’apparaissent donc pas comme des
obstacles à l’inspiration des auteurs les plus talentueux. Ceux-ci parviennent au contraire à jouer de
ces conventions pour enrichir leur propos plutôt que de s’y laisser enfermer. Il est d’ailleurs frappant
de constater que ces auteurs marquants sont finalement assez peu nombreux, dans une production
pléthorique et régulière. Grant Morrison, Alan Moore, Dave McKean et quelques autres sont bien sûr
mis en valeur par leurs éditeurs respectifs, mais il serait naïf de réduire leur notoriété à un effort
marketing dont on sait qu’il est appliqué sans grand discernement (Rob Liefeld, pour ne citer que lui,
fut longtemps encensé par Wizard). Il existe donc bel et bien une bande dessinée d’auteur à l’intérieur
du genre, centrée autour d’un groupe assez réduit, dont les membres ont d’ailleurs le plus souvent
également connu le succès en dehors des aventures de héros costumés (c’est une nouvelle fois le cas
pour Alan Moore, Frank Miller, Neil Gaiman ou Dave McKean). Le contraste entre ces réussites
ponctuelles et la plupart des séries régulières incite à revenir une nouvelle fois sur la méthode ayant
présidé au choix du corpus pour cette étude. La volonté initiale de choisir des bandes dessinées ayant
un auteur identifiable, ainsi qu’une certaine densité intellectuelle constitue un biais indéniable en
faveur de ces œuvres personnelles décrites plus haut. Proches des objets littéraires classiques, celles-ci
se prêtent en effet à une investigation détaillée sans remise en cause des outils d’analyse déjà validés,
et permettent surtout de postuler sans remord un lien entre l’intention de l’auteur et le résultat final. En

- 185 -
d’autres termes, il s’agit bien de traiter d’une œuvre et pas d’un objet hybride, dont le statut
nécessiterait d’être clarifié en permanence et au cas par cas.
Néanmoins, il ne s’agit pas de nier que la majorité des bandes-dessinées de super-héros sont
précisément cela, des objets éphémères et dépourvus d’auteurs. Nous avons supposé que l’étude
d’œuvres plus riches et plus complexes permettait d’aboutir à une compréhension de ces productions
anonymes, dont elles constituent a priori un développement, mais il faudrait s’interroger sur la nature
véritable de ce transfert. Plutôt qu’une relation génétique, il serait presque possible de voir entre ces
deux ensembles un rapport de parallélisme, complexifiée par des emprunts ponctuels. Une étude plus
proche du structuralisme n’aurait-elle pas mieux permis de rendre compte des mécanismes du genre,
au moins en ce qui concerne les publications mensuelles ? Il existe deux réponses à cette objection. La
première est une constatation : la forme des séries régulières n’implique pas mécaniquement la
disparition de l’auteur, comme l’ont prouvé Alan Moore ou Warren Ellis dans des séries sur lesquels
nous nous sommes penchés. Il serait donc nécessaire d’établir une distinction subjective entre séries
ambitieuses et production courante pour pouvoir considérer ces dernières comme un pur système
conventionnel. La contradiction entre la rigueur visée et l’imprécision du mode de sélection suffit à
délégitimer une telle approche. Le deuxième argument est d’ordre plus général, puisqu’il consiste à
rappeler qu’un genre évolue principalement lorsque des œuvres innovatrices apparaissent, pour peu
que celles-ci rencontrent leur public. Le cinéma en offre de nombreux exemples, si on songe par
exemple à l’influence manifeste des films de Sergio Leone sur tous les westerns ultérieurs, soit
directement soit en tant que contre-modèle. Les œuvres saillantes ne résument pas les évolutions déjà
advenues dans les genres, mais anticipent et créent celles-ci. A condition de ne pas négliger pour
autant l’étude des formes et formules présentes dans les manifestations les moins personnelles, elles
paraissent donc constituer un plan d’étude satisfaisant, faute de pouvoir appréhender l’intégralité de la
production qui nous intéresse. Ce rapport dialectique de l’œuvre à l’objet culturel est ici d’autant plus
riche que le support de ces différentes créations, la bande dessinée, est soumis à un doute permanent
quant à l’intérêt de ses formes et de ses contenus.

Une question irrésolue

A l’issue de cette étude, une question reste cependant sans réponse satisfaisante : comment et pourquoi
un genre bâti autour d’une convention aussi déconcertante que celle du super-héros a-t-il pu perdurer
et devenir l’emblème de la bande dessinée américaine ? Le contexte national et historique joue bien
sûr un rôle essentiel, on s’en assurera en constatant que si les super-héros américains sont lus en
France, aucune incarnation locale du genre n’a connu le succès. Le rôle emblématique de Superman en
particulier mériterait d’être analysé, puisqu’on sait que le personnage est connu bien au-delà du cercle
des lecteurs de ses aventures. Notre analyse du fonctionnement lacunaire des super-héros, réceptacle à

- 186 -
phantasmes d’autant plus facile à investir que les personnages sont creux, constitue bien sûr un indice,
mais cette projection possible ne nous semble pas rendre compte de la totalité du phénomène. Le cadre
temporel choisi ici nous a permis de considérer cette fascination comme acquise, héritée des
générations précédentes, mais il va de soi que l’interrogation n’est alors que repoussée, jusqu’à cette
première page d’Action Comics n°1. La médiocrité objective de l’objet, encore soulignée par la qualité
de certains strips paraissant à l’époque, ne fait que renforcer notre perplexité devant cette affirmation
du scénariste et dessinateur Chris Ware, grand prix au festival d’Angoulême 2003 : « J’avais vingt ans
quand j’ai réalisé, comme dix millions d’autres mômes, que Superman avait plus ou moins été pour
moi un substitut de père »220. La naïveté extrême du personnage, cette construction archétypale et
bariolée suffit-elle à expliquer sa transformation en véritable mythe moderne221 ?

220
Cité par Cécile Maveyraud, « L’esquisse d’un père », Télérama n°2767 (25 janvier 2003), 48-49
221
L’effacement des auteurs est ici significatif. Personne ne connaït Siegel et Schuster, alors que Mickey Mouse,
personnage contemporain et de notoriété comparable, est perçu comme une création attribuable à un dessinateur
bien identifié, Walt Disney (à tort, d’ailleurs, puisque la souris fut crée par Ub Iwerks).
- 187 -
Annexe : Le Comics Code

Elaboré initialement en 1955, le Comics Code a constitué une indéniable force normalisatrice
jusqu’au milieu des années 80. Bien que ne représentant pas un véritable obligation, l’obtention du
sceau d’approbation était en effet considéré comme une sécurité pour les deux grands éditeurs.
L’évolution des normes de représentation, tant vis-à-vis des questions « morales » que de la violence,
conduisait cependant le texte vers son obsolescence, en dépit d’une révision en 1971. Devant les
réticences de Marvel et DC à continuer à se conformer à cette norme, une nouvelle mouture nettement
moins précise et restrictive fut mise en service en 1989. Les orientations générales sont cependant
conservées, et pourraient être résumées par ce « heroes should be role models », qui ne peut laisser que
laisser sceptique un lecteur familier du Punisher, par exemple (voir chapitre 2). Cette révision
n’empêcha donc pas l’influence du code de diminuer, jusqu’à son abandon total par Marvel en 2001.

Standards of the Comics Code Authority for editorial matter (1971) 222

General Standards Part A:

1. Crimes shall never be presented in such a way as to create sympathy for the criminal, to promote distrust of the
forces of law and justice, or to inspire others with a desire to imitate criminals.
2. No comics shall explicitly present the unique details and methods of a crime.
3. Policemen, judges, government officials, and respected institutions shall never be presented in such a way as to
create disrespect for established authority.
4. If crime is depicted it shall be as a sordid and unpleasant activity.
5. Criminals shall not be presented so as to be rendered glamorous or to occupy a position which creates the desire for
emulation.
6. In every instance good shall triumph over evil and the criminal punished for his misdeeds.
7. Scenes of excessive violence shall be prohibited. Scenes of brutal torture, excessive and unnecessary knife and gun
play, physical agony, gory and gruesome crime shall be eliminated.
8. No unique or unusual methods of concealing weapons shall be shown.
9. Instances of law enforcement officers dying as a result of a criminal's activities should be discouraged.
10. The crime of kidnapping shall never be portrayed in any detail, nor shall any profit accrue to the abductor or
kidnapper. The criminal or the kidnapper must be punished in every case.
11. The letter of the word "crime" on a comics magazine shall never be appreciably greater than the other words
contained in the title. The word "crime" shall never appear alone on a cover.
12. Restraint in the use of the word "crime" in titles or subtitles shall be exercised.

General Standards Part B:

222
Reproduit par Les Daniels, Comix, a History of Comic Books in America (New York : Outerbridge and Deinstfrey,
1971)
- 188 -
1. No comic magazine shall use the word "horror" or "terror" in its title.
2. All scenes of horror, excessive bloodshed, gory or gruesome crimes, depravity, lust, sadism, masochism shall not
be permitted.
3. All lurid, unsavory, gruesome illustrations shall be eliminated.
4. Inclusion of stories dealing with evil shall be used or or shall be published only where the intent is to illustrate a
moral issue and in no case shall evil be presented alluringly nor so as to injure the sensibilities of the reader.
5. Scenes dealing with, or instruments associated with walking dead, torture vampires and vampirism, ghouls,
cannibalism, and werewolfism are prohibited.

General Standards Part C:


All elements or techniques not specifically mentioned herein, but which are contrary to the spirit and intent of the
Code, and are considered violations of good taste or decency, shall be prohibited.

Dialogue:

1. Profanity, obscenity, smut, vulgarity, or words or symbols which have acquired undesirable meanings are
forbidden.
2. Special precautions to avoid references to physical afflictions or deformities shall be taken.
3. Although slang and colloquialisms are acceptable, excessive use should be discouraged and wherever possible good
grammar shall be employed.

Religion:

Ridicule or attack on any religious or racial group is never permissible.

Costume:

1. Nudity in any form is prohibited, as is indecent or undue exposure.


2. Suggestive and salacious illustration or suggestive posture is unacceptable.
3. All characters shall be depicted in dress reasonably acceptable to society.
4. Females shall be drawn realistically without exaggeration of any physical qualities.

NOTE: It should be recognized that all prohibitions dealing with costume, dialogue, or artwork applies as specifically
to the cover of a comic magazine as they do to the contents.

Marriage and Sex:

1. Divorce shall not be treated humorously nor shall be represented as desirable.


2. Illicit sex relations are neither to be hinted at or portrayed. Violent love scenes as well as sexual abnormalities are
unacceptable.
3. Respect for parents, the moral code, and for honorable behavior shall be fostered. A sympathetic understanding of
the problems of love is not a license for moral distortion.
4. The treatment of love-romance stories shall emphasize the value of the home and the sanctity of marriage.
5. Passion or romantic interest shall never be treated in such a way as to stimulate the lower and baser emotions.
6. Seduction and rape shall never be shown or suggested.
7. Sex perversion or any inference to same is strictly forbidden.

- 189 -
Code For Advertising Matter:

1. Liquor and tobacco advertizing is not acceptable.


2. Advertisement of sex or sex instructions books are unacceptable.
3. The sale of picture postcards, "pin-ups," "art studies," or any other reproduction of nude or semi-nude figures is
prohibited.
4. Advertising for the sale of knives, concealable weapons, or realistic gun facsimiles is prohibited.
5. Advertising for the sale of fireworks is prohibited.
6. Advertising dealing with the sale of gambling equipment or printed matter dealing with gambling shall not be
accepted.
7. Nudity with meretricious purpose and salacious postures shall not be permitted in the advertising of any product;
clothed figures shall never be presented in such a way as to be offensive or contrary to good taste or morals.
8. To the best of his ability, each publisher shall ascertain that all statements made in advertisements conform to the
fact and avoid misinterpretation.
9. Advertisement of medical, health, or toiletry products of questionable nature are to be rejected. Advertisements for
medical, health or toiletry products endorsed by the American Medical Association, or the American Dental
Association, shall be deemed acceptable if they conform with all other conditions of the advertising code.

Comics Magazine Association of America Comics Code (1989)

PREAMBLE

The Comics Magazine Association of America was formed in 1954 by a group of publishers committed to the
principle that the public deserved decent and wholesome comic books as entertainment for children. To that end, those
publishers set content guidelines, created a reviewing authority and established the Comics Code Seal. This seal was to
appear on covers of the CMAA member comics as a way of communicating to the public their shared commitment to uphold
these standards.

While the comic book industry has changed over the intervening three decades, as has almost every other facet of
American life, the publisher members of the CMAA remain committed to providing decent and wholesome comic books for
children. This new updated version of the Comics Code is a reaffirmation of that commitment.

The member publishers of the Comics Magazine Association of America hereby reaffirm our joint commitment to
our shared principle: that comics carrying the Comics Code Seal be ones that a parent can purchase with confidence that the
contents uphold basic American moral and cultural values.

INSTITUTIONS

In general recognizable national, social, political, cultural, ethnic and racial groups, religious institutions, law
enforcement authorities will be portrayed in a positive light. These include the government on the national, state, and
municiple levels, including all of its numerous departments, agencies and services; law enforcement agencies such as the
FBI, the Secret Service, the CIA, etc.; the military, both United States and foreign; known religious organizations; ethnic
advancement agencies; foreign leaders and representatives of other governments and national groups; and social groups

- 190 -
identifiable by lifestyle, such as homosexuals, the economically disadvantaged, the economically privileged, the homeless,
senior citizens, minors, etc.

Socially responsible attitudes will be favorably depicted and reinforced. Socially inappropriate, irresponsible, or
illegal behaviour will be shown to be specific actions of a specific individual or group of individuals, and not meant to reflect
the routine activity of any general group of real persons.
If, for dramatic purposes, it is neccessary to portray such group of individuals in a negative manner, the name of the
group and its individual members will be fictitious, and its activities will bot be clearly identifiable with the routine activities
of any real group.
Stereotyped images and activites will be not used to degrade specific national, ethnic, or socioeconomic groups.

LANGUAGE

The language in a comic book will be apprropiate for a mass audience that includes children. Good grammar and
spelling will be encouraged. Publishers will exercise good taste and a responsible attitude as to the use of language in their
comics. Obscene and profane words, symbols, and gestures are prohibited.

References to physical handicaps, illnesses, ethnic backgrounds, sexual preferences, religious beliefs, and race, when
presented in a derogatory manner for dramatic purposes, will be shown to be unacceptable.

VIOLENCE

Violent actions or scenes are acceptable within the context of a comic book story when dramatically appropriate.
Violent behavior will not be shown as acceptable. If it is presented in a realistic manner, care should be taken to present the
natural repercussions of such actions. Publishers should avoid excessive levels of violence, excessively graphic depictions of
violence, and excessive bloodshed or gore. Publishers will not present detailed information instructing readers how to engage
in imitable violent actions.

CHARACTERIZATIONS

Character portrayals will be caregully crafted and show sensitivity to national, ethnic, religious, sexual, political and
socioeconomic orientations.

If it is dramatically appropriate for one character to demean another because of his or her sex, ethnicity, religion,
sexual preference, political orientation, socioeconomic disadvantages should never assign ultimate responsibility for these
condictions to the character themselves. Heroes should be role models and should reflect the prevailing social attitudes.

SUBSTANCE ABUSE

Healthy, wholesome lifestyles will be presented as desirable. However, the use and abuse of controlled substances,
legal and illicit, are facts of modern existence, and may be portrayed when dramatically appropiate.

The consumption of alcohol, narcotics, pharmaceuticals, and tobacco will not be depicted in a glamorous way. When
the line between the normal, responsible consumption of legal substances and the abuse of these substances is crossed, the
distinction will be made clear and the adverse consequences of such abuse will be noted.

- 191 -
Substance abuse is defined as the use of illicit drugs and the self-destructive use of such products as tobacco
(including chewing tobacco), alcohol, prescription drugs, over-the-counter drugs, etc.
Use of dangerous substances both legal and illegal should be shown with restraint as necessary to the context of the
story. However, storylines should not be detailed to the point of serving as instruction manuals for substance abuse. In each
story, the abuser will be shown to pay the physical, mental and/or social penalty for his or her abuse.

CRIME

While crimes and criminals may be portrayed for dramatic purposes, crimes will never presented in such a way as to
inspire readers with a desire to imitate them nor will criminals be portrayed in such a manner as to inspire readers to emulate
them. Stories will not present unique imitable techniques or methods of committing crimes.

ATTIRE AND SEXUALITY

Costumes in a comic book will be considered to be acceptable if they fall within the scope of contemporary styles and
fashions.

Scenes and dialoge involving adult relationships will be presented with good taste, sensitivity, and in a manner which
will be considered acceptable by a mass audience. Primary human sexual characteristics will never be shown. Graphic sexual
activity will never be depicted.

- 192 -
Bibliographie

Bandes dessinées

Pour les bandes dessinées, ne sont indiqués que les scénaristes et dessinateurs, dans cet ordre, faute de pouvoir
inventorier les responsabilités précises en dehors de ces rôles clés.

Le corpus

MILLER Frank, The Dark Knight Returns (New York : DC Comics, 1986)
MOORE Alan et GIBBONS Dave, The Watchmen n°1 à 12 (New York : DC Comics, 1986-87)
MILLS Pat et O’NEILL Kevin, Marshal Law, Fear and Loathing,n°1 à 6 (New York : Epic, 1987-1988)
MORRISON Grant et McKEAN, Dave, Arkham Asylum (New York : DC Comics, 1989)
McFARLANE Todd, et al, Spawn n°1 à 36 (Westlake Village, CA : Image, 1992 -1995)
WAID Mark, et ROSS Alex, Kingdom Come, Trade Paperback (New York : DC Comics, 1996)
ELLIS Warren et HITCH Brian, Authority n°1 à 12 (La Jolla : Wildstorm Productions, 1999-2000)

D’autres bandes dessinées notables

BYRNE John et MIGNOLA Mike, Hellboy : Seeds of Destruction (Milwaukie : Dark Horse Comics, 1994)
CLAREMONT Chris et MILLER Frank, I Am Wolverine (New York : Marvel Comics, 1983)
CLAREMONT Chris et LEE Jim, X-Men n°1 (New York : Marvel Comics, 1992)
DIXON Chuck et ROMITA John Jr., The Punisher: War Zone (New York : Marvel Comics, 1991)
GAIMAN Neil, KIETH Sam et DRINGENBERG Mike, Sandman n°1 (New York : DC Comics, 1989)
MILLER Frank et MAZUCHELLI David, Batman :Year One (New York : DC Comics, 1986)
MILLAR Mark et HITCH Brian, The Ultimates: Superhumans (New York : Marvel Comics, 2001)
MOORE Alan et SWAN Curt, Whatever Happened to the Man of Tomorrow? (New York : DC Comics, 1986)
MOORE Alan, SPOUSE Chris et de nombreux autres dessinateurs, Supreme : The New Adventeures n°41 à 56 (La Jolla:
Awesome Entertainment, 1996-1998)
MOORE Alan, Twilight of the super heroes (synopsis pour un projet non abouti) (1987?),
http://www.thefishshow.com/twilight.htm
MORRISON Grant et PORTER Howard, JLA n°1 (New York : DC Comics, 1996)
WAID Mark et ROSS Alex, Kingdom Come Preview (New York : DC Comics, 1995)

Sur les super-héros et la bande dessinée

Livres
BAETENS Jean, Formes et politique de la bande dessinée (Leuven : Peeters, 1998)
DANIELS Les, Comix, a History of Comic Books in America (New York : Outerbridge and Deinstfrey, 1971)
DANIELS Les, Marvel : Five Faboulous Decades of the World’s Greatest Comics (New York: Harry N. Abrams, 1991)

- 193 -
ECO Umberto, De Superman au surhomme (Paris : Grasset, 1993) [édition française augmentée de Il superuomo di massa
(Milan : Gruppo Editorial Fabbri & Bompiani Sonzoguo, 1978), trad. BOUZAHER Myriem]
EISNER Will, Comics and Sequential Art (Tamarac : Poorhouse Press, 1985)
GROENSTEEN Thierry , Système de la bande dessinée (Paris : PUF, 1999)
KOLP Manuel, Le langage cinématographique en bande dessinée (Bruxelles : Editions de l’université de Bruxelles, 1992)
McCLOUD Scott, Understanding Comics, the Invisible Art (New York: Kitchen Sink Press, 1993)
McCLOUD Scott, Reinventing Comics (New York: HarperCollins, 2000)
MOLITERNI Claude et MELLOT Philippe, Les aventures de la BD (Paris : Gallimard, 1996)
MOLITERNI Claude et MELLOT Philippe, Chronologie de la bande dessinée (Paris : Flammarion, 1996)
REYNOLDS Richard, Super Heroes: A Modern Mythology (Jackson :University Press of Mississipi, 1992)
RICHE Daniel et EIZYKMAN Boris, La bande dessinée de science-fiction américaine (Paris : Albin Michel, 1976)
WERTHAM Frederic, Seduction of the Innocent (New York : Rinehart, 1954)

Articles
ALLARD Patrick, « La décennie des Vigilantes », Scarce n°32 (Evry : Association SAGA, 1992)
ASH Brian (éditeur), « La bande dessinée », Encyclopédie visuelle de la science-fiction, (Paris : Albin Michel, 1979)
BLANC Jérôme, « Guerre aux idoles », Scarce n°32 (Evry : Association SAGA, 1992)
BRAYSHAW Christopher, « Today’s Finest Sermon to the Already Converted », The Comics Journal n°246 (New York :
Fantagraphic, 2002)
DARIUS Julian « Censorship of The Authority », Persian Caesar (2002),
http://persiancaesar.com/continuity/authority27.htm
DEAN Michael, « The Image Story », The Comics Journal n°232-236 (New York : Fantagraphic, 2000)
ELLIS Warren, « Fairy Tales and the Next Big Thing » (1996), http://www.warrenellis.com
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ELLIS Warren, « Stormwatch, the Conclusion », Stormwatch (second series) n°11, (La Jolla : Wildstorm, 1998)
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http://tcj.com/3_online/e_evans_100699.html
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GOLDA Gregory, « The Rise of the Post-Modern Graphic Novel » (1997),
http://www.psu.edu/dept/inart10_110/inart10/cmbk9pmgn.html
GROENSTEEN Thierry, « Le héros dans la bande dessinée » dans le catalogue de l’exposition « Héros populaires », Musée
national des Arts et Traditions (2001),
KAWA Abraham, « Et si l’Apocalypse n’avait pas eu lieu. Le scénario évolutif dans les nouveaux comic-books de super-
héros » 9e Art n°5 (Angoulême : CNBDI, 2000)
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(2000), http://www.digitalwebbing.com/cbem
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MOORE Alan, « Introduction to The Dark Knight Returns » (New York : Titan Book, 1987)
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PYLE Christian, « The Super Hero Meets the Culture Critic », Postmodern culture v5 n°1 (1994), (repris sur
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RICHLER Mordecai, « Batman At Midlife: Or The Funnies Grow Up », New York Times Book Review n°92 (3 mai 1987)

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SAINT-MARTIN Francis, «Le plus grand groupe de héros du monde », Scarce n°59 (Evry : Association SAGA, 2001)
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TISSERON Serge et STERCKX Pierre, « Art et BD, une case en plus » Beaux Arts Magazine n° 212 (Paris : 2002)
THOMPSON David, « The Spider Stratagem », Sight and Sound (Avril 2002)

Anonyme, « Marvel News Conference », The Comics Continuum (2001),


http://www.comicscontinuum.com/stories/0104/05/marvelindex.htm
Anonyme, « In Case You Missed the Barnum Award », http://www.custerguide.com/quillen/eqcols/1992B291.htm

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MESCALLADO Ray, «Kurt Busiek», The Comics Journal n°216 (New York : Fantagraphic, 1998),
http://www.tcj.com/3_online/t_busiek.html
- Paul Dini
AQUINO, Jimmy « Making Batman and Superman fly, an Interview with Paul Dini », Animation nerd paradise (1996),
http://anp.awn.com/pauldini.html
- Warren Ellis
SPRINGER, Matt « Q and A with Warren Ellis », Pop-Culture-Corn (1999),
http://www.popculturecorn.com/print/issues/may99/interview-warrenellis.html
- Brian Hitch
THIERRY Olivier et RENOUX Jean-Philippe, «Une autorité en la matière », Scarce n°59 (Evry : Association SAGA, 2001)
- Todd McFarlane
« Interview Todd McFarlane », Spawn 2 (Paris: Bethy, 1996), repris sur TheDark.fr.st,
http://www.overgame.com/page/19211.htm
- Dave McKean
CHRITTON Kirk, « Dave McKean interview », Comics Career Vol. 2, No. 1 (1991), reproduit sur Dreamline,
http://www.dreamline.nu/readings
- Mike Mignolas
BRAYSHAW Christopher, « Mike Mignoll interview », The Comics Journal n°189 (New York : Fantagraphic, 1997),
http://tcj.com/2_archives/i_mignola.html
- Frank Miller
SHARRET Christopher, « Batman and the Twilight of the Idols: An Interview with Frank Miller », The Many Lives of The
Batman: Critical Approaches to a Superhero and his Media (Londres : BFI Publishing, 1991)
- Alan Moore
GRAVETT Paul, « Entretien avec Alan Moore », 9e Art n°6 (Angoulême : CNBDI, 2001)
GRASSE Christian, « Alan Moore, scénariste supreme », Supreme, The New Adventures n°2, (Paris: Generation Comics,
1998)
KAVANAGH Barry, « Alan Moore Interview » (2000) http://www.blather.net/articles/amoore/alanmoore.txt [transcription
d’une conversation téléphonique]
PAPPU Sridhar, « We Need Another Hero », Salon.com (2000),
http://archive.salon.com/people/feature/2000/10/18/moore/index.html
- Grant Morrison
MORVAN Gérard, « Interview Grant Morrison », Heroes (1999), http://heroes.chez.tiscali.fr/d-talks/html/morrison.htm
- Alex Ross

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MORVAN Gérard et JONQUA Jean-Marie , « Interview Alex Ross », Heroes (1998) http://heroes.chez.tiscali.fr/d-
talks/html/ross.htm
NEUHAUSER Bennett, « Interview with Alex Ross », Worlds of Westfield (1996),
http://westfieldcomics.com/wow/frm_int_007.html

Sites Web

En dépit d’une profusion assez stupéfiante de sites consacrés aux super-héros en général ou à des personnages
spécifiques, très peu sont ceux qui offrent un contenu rédactionnel ou factuel digne d’être mentionné. On ne retiendra ici
qu’une sélection exigeante, même si certaines pages plus pauvres offrent ponctuellement des informations ou commentaires
pertinents. La date indiquée est celle de la dernière mise à jour annoncée. Les dernières consultations ont toutes eu lieu en
mai 2003.

ADAMS Fletch, The View From the Comfy Chair (2003)


http://www.comicskins.com/csnnews/comfychair/comfychair.htm
ATKINSON Doug,The Annotated Watchmen (1995)
http://www.capnwacky.com/rj/watchmen/chapter1.html
COVILLE Jamie, The History of Superhero Comic Books (1996)
http://www.geocities.com/Athens/8580/Hist1.html
DARIUS Julian, Persian Caesar : The Continuity Pages(2003)
http://persiancaesar.com/continuity
ELLIS Warren, WarrenEllis.Com (2003)
http://www.warrenellis.com
MORGAN Harry, The Adamantine : bande dessinée et literature (2003)
http://www.sdv.fr/pages/adamantine/
SPAREHED, The Word Balloon (2003)
http://members.tripod.com/sparehed/wordballoon
Superman through the ages (2003)
http://theages.superman.ws
Miller’s Angel (2002)
http://members.tripod.com/kc_darkknight/index.htm
The Comic Book Electronic Magazine (CBEM) (2003)
http://www.digitalwebbing.com/cbem/
http://members.aol.com/ComicBkNet/ (archives)
Heroes (2003)
http://heroes.chez.tiscali.fr/b-startl/html/intrstln.htm

Revues
Scarce (Evry : Association SAGA, 1984 - )
Comic Box (Paris : TSC, 1998 - 2001)
The Comics Journal (New York : Fantagraphic) [Et le site du journal, reprenant des articles de la version papier, avec
quelques inédits: http://www.tcj.com (2003) ]
Wizard, the Comics Magazine (New York : Gareb Shamus Entreprises, 1991 - ) [Le magazine existe aussi en traduction
française]

- 196 -
Ressources générales (culture de masse, notion de genre, etc.)

ARENDT Hannah, « La crise de la culture », La crise de la culture (Paris : Gallimard, 1972) [traduction de « The Crisis in
Culture » (1954) sous la direction de Patrick Levy]
ASH Brian (éditeur), Encyclopédie visuelle de la science-fiction, (Paris : Albin Michel, 1979)
BARTHES Roland, Mythologies (Paris : Le Seuil, 1957)
ECO Umberto, L’œuvre ouverte (Paris : Le Seuil, 1965)
GRANIER Jean, « Nietzsche F. », Universalis Multimédia 6 (2000)
LASCH Christopher, Culture de masse ou culture populaire ? (Castelnau-le-Naz : Climats, 1981- 2001)
POUIVET Roger, « Pas d’esthétique sans ontologie ! », Magazine littéraire n°414 (Novembre 2002)
ROSENBERG Robert et MANNING David White (éditeurs), Mass culture, The popular arts in America (Glencoe: The Free
Press, 1957)
TELOTE J. P., Science fiction film, (Cambridge: Cambridge University Press, 2001)
TWITCHELL James, Carnival culture, The trashing of Taste in America (New York : Columbia University Press, 1992)

- 197 -

You might also like