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CAHIERS DU CENTRE D’ÉTUDES D’HISTOIRE DE LA DÉFENSE

N° 21

LA PARTICIPATION MILITAIRE FRANÇAISE


À LA GUERRE DU GOLFE

ACTES DE LA TABLE RONDE DU CEHD


2 FÉVRIER 2001
Les propos tenus lors du colloque organisé en 2001
sur « la participation militaire française à la guerre du Golfe »
n’engagent que leurs auteurs
dans le cadre de leurs anciennes fonctions.
L’état-major des Armées n’émet pas d’objections
à la diffusion de ce document à caractère historique.
SOMMAIRE

PRÉSENTATION DES AUTEURS .................................................................... 9


Maurice VAÏSSE
Préface ............................................................................................................ 11
Ambassadeur Jacques ANDRÉANI
Le contexte général ...................................................................................... 15
Ambassadeur Jacques BERNIÈRE
Le contexte diplomatique de la guerre du Golfe .......................................... 18
DÉBAT.................................................................................................................. 30
Général Maurice SCHMITT
Les forces françaises au sein de la coalition............................................ 35
Général Michel ROCQUEJEOFFRE
L’engagement des forces françaises ............................................................ 41
Vice-amiral d’escadre Pierre BONNOT
La Marine dans la guerre du Golfe .......................................................... 59
Général François RÉGNAULT
La participation aérienne française aux opérations ...................................... 78
Général Bernard JANVIER
La division Daguet et les aspects opérationnels ...................................... 93
Étienne de DURAND
La perception américaine de la participation française au conflit ........ 99
DÉBAT.................................................................................................................. 104
Louis GAUTIER
Les conséquences de la guerre du Golfe sur la politique française de
défense ............................................................................................................ 110
François CAILLETEAU
Le rôle de la guerre du Golfe dans la fin de la conscription .............. 116
DÉBAT.................................................................................................................. 119
INDEX DE NOMS DE PERSONNES ............................................................ 126
TABLE DES SIGLES ...................................................................................... 129
PRÉSENTATION DES AUTEURS
Jacques ANDRÉANI,
ambassadeur de France aux États-Unis de 1989 à 1995.
Jacques BERNIÈRE,
ancien conseiller diplomatique du gouvernement,
ambassadeur de France en Arabie Saoudite de 1986 à 1991.
Pierre BONNOT,
vice-amiral d’escadre (2S),
ancien commandant des forces maritimes et de la zone maritime de l’océan Indien
pendant la crise.
François CAILLETEAU,
inspecteur général des Finances,
ancien chef du contrôle général des Armées de 1989 à 1994.
Étienne de DURAND,
chercheur associé à l’Institut français des relations internationales.
Louis GAUTIER,
conseiller-maître à la Cour des comptes,
ancien conseiller pour les affaires stratégiques et de défense auprès du Premier
ministre (1997-2002),
ancien directeur adjoint du cabinet de Pierre Joxe, ministre de la Défense, de 1991
à 1993.
Bernard JANVIER,
général d’armée (2S),
ancien commandant de la division Daguet.
François RÉGNAULT,
général de corps d’armée (CR),
ancien commandant en second des forces aériennes déployées dans le Golfe,
ancien adjoint Air du général Roquejeoffre.
Michel ROQUEJEOFFRE,
général d’armée (CR),
ancien commandant des forces françaises en Arabie Saoudite pendant la guerre du
Golfe (1990-1991),
ancien commandant de la Force d’action rapide (FAR) de 1990 à 1993.
Maurice SCHMITT,
général d’armée (CR),
ancien chef d’état-major des Armées de 1987 à 1991.

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PRÉFACE
par Maurice VAÏSSE
Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris,
directeur du Centre d’études d’histoire de la Défense (1995-2001)

Les textes que voici réunis proviennent d’une table ronde qui a eu lieu en
février 2001. Il m’avait semblé judicieux de marquer le dixième anniversaire de
la guerre du Golfe par une réunion de caractère historique. Dix ans c’est bien
tôt pour en faire l’histoire, mais c’est une bonne mesure pour fixer la mémoire
des acteurs, car leurs souvenirs restent vifs. Il revenait au Centre d’études d’his-
toire de la Défense, chargé avec les Services historiques des Armées de promou-
voir l’histoire militaire, d’organiser une telle réunion en la consacrant aux aspects
proprement militaires du conflit et singulièrement à la participation française.
C’est pourquoi nous avons sollicité des acteurs – diplomates, comme Jacques
Andréani, ambassadeur à Washington, et Jacques Bernière, ambassadeur à Riyad ;
militaires, comme le général Schmitt, chef d’état-major des Armées, le général
Roquejeoffre, commandant des forces françaises en Arabie Saoudite, le général
Janvier, commandant de la division Daguet, l’amiral Bonnot, commandant des
forces maritimes dans l’océan Indien, le général Régnault, commandant en second
des forces aériennes du Golfe ; et des experts, comme Louis Gautier (par ailleurs
conseiller du ministre de la Défense, Pierre Joxe), François Cailleteau (chef du
Contrôle général des Armées), Étienne de Durand de l’Institut français de rela-
tions internationales. À l’exception de l’amiral Lanxade qui, au dernier moment,
n’avait pas pu se déplacer (mais on dispose depuis de son livre : Quand le monde
a basculé, Nil éditions, 2001), la plupart des grands chefs militaires avaient
répondu à notre invitation. Le public était strictement limité à d’autres personna-
lités qui avaient joué un rôle à ce moment-là. Pour éviter autant que possible de
déborder des aspects militaires, nous avions décidé de ne pas faire appel à des
personnalités du monde politique. La réunion a eu lieu à l’Institut de France grâce
à l’obligeante hospitalité de son chancelier M. Pierre Messmer, ancien Premier
ministre.
À l’origine, cette table ronde n’était pas destinée à être publiée, à la fois
par souci de discrétion et pour permettre au débat d’être aussi libre que possible.
En revanche les interventions et les discussions avaient été enregistrées. Le temps
a passé, les auteurs ont donné leur accord pour la publication. Voici donc les
actes de cette journée que mon successeur à la direction du CEHD, Jean-
Christophe Romer, a l’amabilité de me demander de préfacer : exercice toujours
délicat mais qui s’avère encore plus difficile après la deuxième guerre engagée
contre l’Irak en 2003. Inévitablement, la double question qui se pose est de relire
la guerre du Golfe à travers la grille du récent conflit :
1) La France avait-elle eu raison d’intervenir en 1991 ?
2) La France a-t-elle eu raison de s’abstenir en 2003 ?
Même si cette interrogation de haute politique n’est pas sans rapport avec
les aspects militaires, il convient de rester dans les limites de l’exercice prévu, en
tirant quelques idées générales des différentes interventions. Il va de soi que l’on

11
CAHIERS DU CEHD

se reportera à l’ouvrage de Louis Gautier, François Mitterrand et son armée,


Grasset, 2000, et en dernière analyse aux archives des Services historiques des
Armées pour une appréciation plus globale et plus précise de toute cette affaire.
1) La participation militaire de la France a été limitée en termes d’effec-
tifs : 20 000 hommes estime le général Schmitt, avec une division Daguet de 12 000
à 13 000 hommes, ce qui place la France très loin derrière les États-Unis : plus
de 400 000 hommes, mais aussi de la Grande-Bretagne : 35 000 hommes, et de
différents États arabes. Et sur le plan aérien, la France a accompli 2 % des mis-
sions de combat, ce qui reste modeste. Mais la participation d’autres États euro-
péens a été, elle, encore plus limitée, pour ne pas dire nulle. Pourquoi la France
n’a-t-elle pu faire mieux ? Trois explications sont données : c’est la conséquence
de l’engagement des forces françaises disponibles sur un grand nombre de théâtres
– Yougoslavie, Tchad, Rwanda, Pacifique – ; la décision de François Mitterrand
de ne pas faire intervenir le contingent – il en sera question plus loin –, enfin
la volonté politique du président de la République d’intervenir, mais surtout de
façon très limitée, après quelques hésitations et en dosant soigneusement l’enga-
gement de la France.
Cela étant dit, pour l’ambassadeur J. Bernière, quelque peu importante
qu’elle ait été, cette contribution française était importante sur le plan politique,
car elle provenait d’un pays qui n’était pas considéré comme un allié incondi-
tionnel d’Israël comme l’étaient les États-Unis et qui était lié à des pays arabes.
2) Les participants ont tous insisté sur le statut de la participation mili-
taire française, les forces terrestres françaises restant sous le commandement natio-
nal mais placées sous le contrôle opérationnel américain, système qui a paru don-
ner satisfaction si l’on met à part les multiples problèmes nés des procédures
américaines à respecter. Il en est de même pour les forces aériennes, sous contrôle
opérationnel américain. La Marine a joué un rôle comme instrument de la France
dans sa volonté de conférer à l’Europe – par le biais de l’Union de l’Europe
Occidentale (UEO) – une position forte face aux États-Unis.
3) Cette participation militaire française a-t-elle été jugée efficace et utile ?
Sur ce point, les avis ont divergé. Le général Schmitt est satisfait qu’une division
française ait détruit une division irakienne, faisant 3 000 prisonniers. Le général
Roquejeoffre insiste : « La France a remporté une victoire. » Et – ajoutent-ils –
les Américains ont apprécié à cette occasion le concept de la Force d’Action
Rapide (FAR). En revanche, la littérature américaine sur la guerre du Golfe donne
un écho différent. Étienne de Durand fait état de la relative sévérité des jugements
américains à l’égard de l’allié français, trop léger sur le plan militaire, et d’un
certain nombre de faiblesses précises, comme l’insuffisance du transport aérien
militaire, comme les avions Jaguar dépourvus d’un système de vision nocturne. Le
général Schmitt met le doigt sur des carences précises : les petits programmes qui
conditionnent le bon fonctionnement de l’ensemble. Un constat sur lequel les uns
et les autres sont d’accord, c’est l’adaptabilité des forces françaises qui ont l’ha-
bitude des engagements dans différents théâtres d’opérations.
4) En ce qui concerne les conséquences ou les enseignements tirés de la
guerre du Golfe, le débat reste très ouvert. On a souligné que, pour les

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PRÉFACE

Américains, la guerre contre l’Irak avait été le terrain d’expérimentation de leur


nouvelle doctrine stratégique, et de nouvelles capacités technologiques. Quid pour
les Français ? Pour les chefs militaires, la guerre n’a rien révélé qui n’ait été évi-
dent à leurs yeux avant le conflit : ils l’avaient bien dit ou bien écrit dans leurs
rapports, en particulier la carence française au point de vue du renseignement
stratégique. Pour les experts, le conflit a contribué à la redéfinition de la poli-
tique de défense de la France de l’après-guerre froide. Et ils y voient la matrice
des profondes transformations de l’outil militaire français dans les années 1990,
singulièrement des décisions de Jacques Chirac, nouveau président de la
République, concernant la professionnalisation des armées.
Dans cette perspective, deux points particuliers ont fait l’objet d’un débat :
l’un mériterait des approfondissements et des précisions, c’est la question des
retombées économiques de la guerre du Golfe. Selon J. Bernière, la participation
a rapporté à la France de nombreux et importants contrats. D’autres intervenants
ont insisté sur la formidable promotion des matériels et équipements américains
et anglais. L’autre point concerne la question de la conscription qui a révélé une
véritable fracture au sein des décideurs. Mais justement, la suppression – ou plu-
tôt la suspension – de la conscription n’est pas passée sans état d’âmes. On s’est
accordé sur le fait que la décision de ne pas engager les appelés dans la guerre
du Golfe a fragilisé la conscription. L’arrêt de mort a préludé à l’exécution finale,
comme le dit François Cailleteau. Les marins ont peu apprécié le faible délai
imparti pour reconstituer l’équipage de leurs navires en dehors des appelés.
Regrettant le refus opposé par le président de l’engagement des appelés dans la
guerre, le général Schmitt insiste sur le fait que la professionnalisation ne résulte
pas de la guerre du Golfe mais de la fin de la guerre froide qui a réduit les
besoins en effectifs. Le général Quesnot a fait campagne jusqu’au dernier moment
pour le maintien de la conscription.
Bref, si la guerre du Golfe n’est pas à l’origine de toutes les transforma-
tions de l’outil militaire français, cette guerre a été, en revanche, un révélateur
de ses déficiences ou de ses qualités et un formidable accélérateur de tendances
qui préexistaient depuis la fin de la guerre froide.

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JACQUES ANDRÉANI

LE CONTEXTE GÉNÉRAL
par Jacques ANDRÉANI

Cette communication vise à planter le décor à la date du 2 août 1990. Deux


points principaux doivent être pris en compte.
D’abord, il convient de rappeler que l’attention des gouvernements était alors
tournée vers la scène européenne, après les événements de 1989 : la question alle-
mande, le statut de l’Europe, les événements en URSS et le sort de ses alliés étaient
au centre des préoccupations. Lorsque l’Irak envahit le Koweït, la moitié du pro-
blème allemand a déjà été traitée, et l’Allemagne unifiée est en passe de rejoindre
l’OTAN. Cette décision a été prise entre mai et juillet, lors de deux réunions déci-
sives fin mai à Washington, et mi-juillet à Stavropol, avant que le sort de
l’Allemagne soit scellé en septembre, par le traité des 4 + 2 sur la réunification.
En second lieu, l’attention s’était portée sur les étapes de la transformation
de l’URSS, qui était un problème pour la diplomatie américaine, désireuse d’aider
Gorbatchev dans la Perestroïka, alors que l’opinion publique américaine voulait une
démocratisation plus rapide. L’attitude de l’URSS dans les opérations du Golfe a
eu un grand rôle. Elle s’est inscrite dans le cadre général d’un changement radi-
cal de la diplomatie soviétique, amorcé dès avant la chute du mur de Berlin. Une
nouvelle attitude se dessinait dans les négociations stratégiques : les Soviétiques
prônaient le désarmement et acceptaient l’option zéro sur les missiles de portée
intermédiaire ou « eurostratégiques ». Ces sauts en avant ne cachaient pourtant pas
une offensive de neutralisation de l’Europe, comme on aurait pu s’y attendre : ce
n’était pas une tentative insidieuse de « finlandisation ». Ces revirements se firent
tout entiers à l’avantage des Occidentaux, même dans le domaine des forces
conventionnelles. L’URSS avait besoin des États-Unis et des pays occidentaux pour
des raisons financières, et donnait des gages de coopération en aidant aux règle-
ments d’affaires parfois anciennes, avatars de la guerre froide : problème cam-
bodgien, présence de Cubains en Angola, indépendance de la Namibie. Mais ce
nouvel esprit s’est surtout concrétisé dans le contexte du Moyen-Orient. Là aussi,
les Soviétiques se sont prêtés à la négociation en facilitant la fin de la guerre
Iran-Irak. En 1989, la guerre en Afghanistan s’achève également. Le conflit israélo-
arabe est un autre élément clé sur lequel l’URSS opère un revirement complet, en
devenant favorable à l’émigration des juifs, russes ou non, vers Israël. Vers 1988-
1989, l’URSS condamne les pays arabes qui refusent le processus de paix, et leur
signifie qu’ils ne doivent plus compter sur son soutien. Le voyage de Chevardnadze
en Syrie (fin 1988 ou début 1989) est l’occasion de signifier aux Syriens qu’il
n’est désormais plus question d’appuyer une politique intransigeante. Quelles sont
les conséquences de cette attitude soviétique ?
Cet événement a eu un impact certain sur l’attitude syrienne au cours de
la guerre du Golfe. La Syrie comprenait en effet la nouvelle situation (son prési-
dent était un adepte de la Realpolitik). La nouvelle ligne de conduite soviétique
aboutit également au parachèvement de la réintégration de l’Égypte dans le monde
arabe. La politique américaine dans la région se trouve confortée par cette évolu-
tion. Depuis les échecs de 1979, la chute du Shah et le désastre américain en
Iran, l’influence américaine au Moyen-Orient s’était à nouveau consolidée, car les

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CAHIERS DU CEHD

régimes pro-américains avaient été confortés. Les Américains jouaient sur l’im-
pression de malaise laissée par l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, sur
l’inquiétude des pays du Golfe vis-à-vis de l’Iran, c’est-à-dire sur des préoccupa-
tions régionales de sécurité.
Les événements peuvent être retracés depuis le désastre iranien. La région
du Golfe était considérée comme cruciale par Carter, et les États-Unis ne pou-
vaient tolérer la mainmise d’une puissance extérieure sur la zone. En 1981, ils ne
furent pas mécontents de la création du Conseil de coopération du Golfe. Mais il
existait un dilemme sur la question Irak/Iran : lequel de ces deux pays devait être
considéré comme l’ennemi principal ? Il s’agissait de l’Irak pour Israël, mais de
l’Iran pour les États-Unis (comme pour la France). Au milieu des années 1980, la
guerre s’intensifia et les Américains craignirent une défaite irakienne. L’attitude
américaine vis-à-vis de l’Irak fut celle d’un discret appui, afin d’éviter une défaite
de l’Irak, aux positions alors modérées. Les Américains cherchèrent à encourager
cette modération : des crédits américains pour la vente de produits agricoles furent
accordés, alors que le Congrès dénonçait cette politique au nom des droits de
l’homme et de la politique intérieure irakienne. Cette situation dura jusqu’au début
de l’année 1990, durant laquelle survint un brusque revirement irakien : le dis-
cours se fit alors vivement anti-israélien, en s’appuyant sur le thème d’un com-
plot entre Sionistes et Américains.
Au moment de la crise du Golfe, la situation est donc dominée par un sen-
timent d’incertitude et d’interrogation sur le « nouveau » système international : par
quoi la bipolarité va-t-elle être remplacée ? Les Américains sont heureux de leur
« victoire » sur l’URSS, mais ils sont aussi inquiets car ils ne connaissent pas la
façon dont l’URSS va évoluer, et ne savent pas comment les acteurs mondiaux
vont réagir à la fin de la guerre froide. Les Américains estiment aujourd’hui que
l’Irak avait conscience de l’évolution des rapports de forces, et que Saddam
Hussein a pensé qu’il fallait agir avant que ce rapport de forces soit totalement
modifié, et avant que les Américains puissent réagir (c’est en tout cas l’explica-
tion qui est donnée par George Bush dans son ouvrage).
Chez les Syriens, le réalisme et l’adaptation dominent. En Irak, au contraire,
on a envie de faire le maximum avant l’avènement du Nouvel Ordre mondial.
Quels que soient les enjeux stratégiques et économiques pour les États-Unis, il y
a une autre idée dans l’air : celle de l’avènement d’une nouvelle situation, d’un
nouvel ordre mondial, de la première crise de l’après-guerre froide. Après le coup
de force irakien, Eagleburger, numéro 2 du département d’État américain, plaide
pour une riposte très forte car il estime que les États-Unis vont être jugés à l’aune
de leurs actes, dans cette première crise de l’après-guerre froide. George Bush a
dû penser, au bout de quelques jours ou de quelques semaines, que les États-Unis
devaient faire la démonstration de leur capacité à réagir à une crise et à organi-
ser une riposte mondiale. Leur accumulation de puissance au Moyen-Orient depuis
plusieurs années, l’état d’esprit des dirigeants des monarchies du Golfe, les pro-
grès de l’influence occidentale dans le monde arabe, la coopération de l’URSS
étaient autant d’atouts pour les États-Unis.
La coopération soviétique va beaucoup jouer dans l’attitude américaine. Le
2 août, à Irkoutsk, James Baker parle de l’affaire à Chevardnadze : les deux

16
JACQUES ANDRÉANI

hommes se mettent d’accord pour publier un communiqué commun dénonçant l’in-


vasion. Cette coopération ne cesse pas, jusqu’au choix de la date du 15 janvier
comme date butoir de l’ultimatum, arrêtée après accord avec les Soviétiques.
Que dire du point de vue français ? Les remarques faites pour les États-
Unis sont valables pour la France, qui ne s’attendait pas à une crise au Moyen-
Orient. Elle avait alors concentré son attention sur la situation en Europe, sur les
conséquences de la réunification et sur les transformations en URSS. De plus, il
existait une querelle feutrée avec les États-Unis, pour déterminer quelles structures
accueilleraient les anciens pays communistes. Serait-ce la Communauté européenne
(CE) élargie ou l’OTAN ? Deux conceptions s’affrontaient. François Mitterrand
s’engagea dans une lutte serrée sur les rôles respectifs de l’OTAN et de la CE.
Les premières réticences américaines sur l’idée d’une identité européenne de
défense se firent jour. Cet élément fut important, car il nourrit une certaine
méfiance américaine envers la France. Les Américains avaient leur plan tout fait
pour l’Europe, qui serait un ensemble euro-atlantique dans lequel l’OTAN domi-
nerait, sous leur houlette. La CE ne jouerait un rôle politique que si elle accep-
tait de se placer dans cet ensemble. En Europe, seule la France s’y opposait réel-
lement. Cela explique les propos outranciers et infondés de certains dirigeants
américains (James Baker, par exemple), et sur leur manque de confiance envers la
France. Cette méfiance s’explique probablement par le combat permanent qui se
livrait sur les institutions européennes et sur la question de l’OTAN.
Une autre préoccupation française concernait bien évidemment l’organisation
du monde futur. La France voulait jouer son rôle dans cette réorganisation. Cette
idée conduit à deux attitudes, en partie contradictoires, entre lesquelles il faut arbi-
trer : jouer ce rôle signifie endosser le statut de grande puissance et assumer ses
responsabilités dans la riposte collective des démocraties, et en même temps gar-
der son indépendance vis-à-vis des États-Unis. Il y a donc tension permanente
entre ces deux éléments, la France se voulant allié, mais un allié autonome. La
meilleure façon pour elle de garantir que les États-Unis ne seront pas seuls à peser
sur l’Europe est de faire en sorte que l’ONU existe un peu, quelque part. Les
Américains sont habiles : ils donnent un rôle à l’ONU, qui « dit » le droit,
condamne les actions répréhensibles et bénit l’emploi de la force ; ce dernier étant
cependant totalement régi par les États-Unis. Or, le souci de la France est que
l’ONU retrouve un rôle (l’URSS pense à peu près la même chose) et que la France
joue également un rôle dans le processus de paix. George Bush, accueillant le
ministre français des Affaires étrangères après la fin des opérations, déclara que
la paix serait faite ensemble, car la guerre avait été faite ensemble. La suite des
événements démentit les propos du président américain.

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CAHIERS DU CEHD

LE CONTEXTE DIPLOMATIQUE
DE LA GUERRE DU GOLFE
par Jacques BERNIÈRE

L’histoire de la guerre du Golfe reste à écrire. Trop de négociations ont eu


lieu sans toujours laisser de traces (les conversations téléphoniques Bush-Mitterrand-
Thatcher, par exemple…). Trop d’archives demeurent fermées et le resteront (dans
les pays arabes, en particulier en Arabie Saoudite). L’histoire globale de cette crise
est sans doute la plus difficile à établir. Il paraît donc de bonne méthode d’écrire
une série d’histoires partielles comme l’histoire militaire, l’histoire diplomatique ou
l’histoire des opinions et des médias qu’il ne faudra pas oublier, et d’en faire la
synthèse ensuite.
Pour apporter un éclairage sur le contexte diplomatique du conflit, j’ai uti-
lisé les mémoires, d’une importance capitale, du général Schwarzkopf (It doesn’t
take a heroe), celle du général Schmitt (De Diên Biên Phu à Koweït City), celles
d’Hubert Védrine (Les Mondes de François Mitterrand), les télégrammes que j’ai
envoyés pendant la guerre du Golfe ainsi que mes souvenirs personnels (1). Ces
sources demeurent bien évidemment incomplètes. Elles permettent, néanmoins, à
s’en tenir strictement au contexte diplomatique, de distinguer trois périodes : celle
des origines du conflit que la diplomatie ne parvient pas à empêcher ; celle du
conflit lui-même, pendant laquelle la diplomatie parvient à maintenir la cohésion
de la coalition, mais non à assurer la libération du Koweït sans recours à la force ;
celle de l’après-conflit qui donne lieu à un bilan mitigé des résultats, en guise de
conclusion.
La diplomatie ne parvient pas à éviter que le contentieux entre l’Irak et le
Koweït n’aboutisse à l’invasion de celui-ci, un contentieux qui a lui-même des ori-
gines lointaines et proches.
Le contentieux territorial relatif au Koweït n’avait pas été réglé, aux yeux
de Saddam Hussein, au moment où débute la crise : avant la guerre de 1914, le
Koweït était rattaché au Milayet de Bagdad dans l’Empire ottoman. Il avait été
séparé de celui-ci à partir de 1914, lorsque les Britanniques avaient imposé leur
protectorat. Bagdad s’estimait donc fondé à récuser ce qu’il jugeait être le résul-
tat d’un « partage colonial ». Lorsque, en 1961, les Britanniques accordent au
Koweït son indépendance, la délimitation de la frontière entre l’Irak et le Koweït
est mal acceptée par l’Irak, alors qu’un arrangement, datant de 1963, met aisé-
ment un terme à la zone neutre entre l’Irak et l’Arabie Saoudite (laquelle figure
pourtant toujours sur les cartes…).
À cette cause lointaine, l’Irak ajoute de nouvelles demandes à partir d’avril
1990 : Saddam Hussein accuse le Koweït de pomper latéralement une partie du
champ pétrolifère de Rumailah qui lui appartient, demande l’annulation des dettes
de guerre en compensation de la protection apportée pendant la guerre contre
l’Iran et revendique les deux îles de Boubyan et de Warda qui bloquent l’accès

(1) Il convient d’ajouter maintenant les mémoires du président Bush, A World Transformed ;
celles de Mme Thatcher ; et celles de l’amiral Lanxade, Quand le monde a basculé.

18
JACQUES BERNIÈRE

de l’Irak à la mer par le nouveau port de Umm Qasr, devenu d’autant plus néces-
saire que la navigation sur le chott El Arab, toujours encombré de carcasses de
véhicules et de tanks, demeure impossible après la guerre Iran-Irak. Le fait nou-
veau est que ces deux revendications sont assorties de menaces et que, contrai-
rement aux habitudes qui suivent le rétablissement d’une paix, l’Irak n’a pas
démobilisé son armée, considérée comme la quatrième du monde, alors que le
conflit avec l’Iran est terminé.
On peut penser, à ce moment, qu’un règlement diplomatique de la crise est
possible : l’argument tiré des limites de l’Empire ottoman ne tient pas puisqu’il
faudrait, sinon, accepter de remettre en cause toutes les frontières héritées de la
colonisation, ce que la communauté internationale a, jusque-là et à juste titre, refusé
de faire. L’invasion d’un pays membre, reconnu des Nations unies, par un autre
paraît si évidemment contraire au droit international que personne n’envisage une
hypothèse si déraisonnable.
Quant au contentieux relatif au pétrole ou aux dettes de guerre, tout le
monde pense qu’un règlement financier va intervenir comme d’habitude, et que
Saddam Hussein fait simplement monter les enchères pour que les compensations
soient les plus élevées possibles. Plusieurs faits précis confirment cette analyse :
l’émir Al Jaber, du Koweït, ordonne ainsi le retour dans leurs casernes des troupes
que ses généraux avaient commencé à déployer à la frontière de l’Irak, l’idée étant
qu’on réglerait l’affaire avec de l’argent, comme à l’accoutumée. Le département
d’État faisait la même analyse, ajoutant que « jamais un pays arabe n’en attaque-
rait un autre ». L’importance de l’Armada que maintenait en activité Saddam
Hussein impressionnait certains dirigeants de la région, dont le prince Sultan,
revenu quelque peu inquiet d’une visite à Bagdad. Mais le conflit Iran-Irak était
encore présent dans les esprits et l’on n’était pas mécontent de savoir qu’une armée
puissante pourrait s’opposer à l’activisme iranien s’il se manifestait à nouveau,
comme en témoignaient les incidents qu’avait provoqués récemment Téhéran au
pèlerinage de La Mecque.
Et, en effet, à la fin de juillet, les négociations s’étaient bien engagées entre
l’Irak et le Koweït, à Djeddah, sous les auspices du roi Fahd. Nous savons main-
tenant par les indications que m’a fournies le prince Saoud, le 9 janvier 1991, que
Saddam Hussein n’avait pas vraiment à se plaindre des offres que lui faisaient les
Koweïtiens : ceux-ci proposaient de compenser les pertes relatives au champ pétro-
lifère de Rumailah (fourniture de 15 000 b/j), d’annuler complètement les dettes
de guerre irakiennes, d’accorder un bail de 99 ans sur les îles de Boubyan et
Warda ainsi qu’un don de 500 millions de dollars par an en contrepartie d’une
reconnaissance définitive de la frontière avec le Koweït. Or l’Irak a refusé cette
offre. C’est donc bien la preuve qu’il n’était prêt à négocier que pour tromper son
monde et donner le change sur ses préparatifs militaires. Ce comportement a bien
entendu nourri l’argument que nous ont constamment présenté les Saoudiens, en
particulier le roi Fahd : non seulement Saddam Hussein a commis un acte inac-
ceptable en envahissant un autre État – au surplus arabe –, mais il a en plus trahi
la confiance de ses interlocuteurs en engageant une fausse négociation.
La diplomatie avait-elle encore une autre possibilité qui eût consisté pour la
communauté internationale, en particulier pour les États-Unis, à lancer une énergique

19
CAHIERS DU CEHD

admonestation à Saddam Hussein, pour le dissuader in extremis d’envahir le


Koweït ? Cette question est essentielle, car c’est sur l’existence supposée d’une
telle possibilité que se fondent les partisans, encore nombreux, en particulier en
France, même parmi les diplomates, pour prétendre qu’il y avait un complot amé-
ricain consistant à laisser Saddam Hussein envahir le Koweït de manière à pou-
voir ensuite détruire son armée et permettre aux États-Unis d’imposer leur loi
sur toute la région. Washington aurait même eu tendance à piéger Saddam
Hussein en l’encourageant au pire. Tel aurait été le sens des propos tenus par
leur ambassadeur à Bagdad, April Glaspie, qui aurait dit à Saddam Hussein, le
25 juillet, que « son gouvernement n’avait pas d’opinion sur les conflits inter-
arabes comme le différent frontalier entre l’Irak et le Koweït ». Or, une telle
hypothèse n’est pas plausible.
La possibilité d’arrêter Saddam Hussein par une initiative diplomatique de
dernière minute, à supposer qu’elle ait pu être efficace – ce qui paraît bien impro-
bable – n’a jamais été ouverte pour de simples raisons chronologiques : ici, les
mémoires du général Schwarzkopf apportent un éclairage décisif en montrant dans
quelles conditions et dans quelles limites de temps il s’est rendu compte de l’im-
minence de l’attaque irakienne sur le Koweït. Selon ses indications, les Irakiens
utilisaient traditionnellement le désert au sud de Basra, pour entraîner leur armée,
mais, lors de ces exercices, les troupes dormaient dans des tentes éloignées des
blindés, de leur logistique, etc. Or, à la fin de juillet, les photos aériennes amé-
ricaines permettent de constater que les troupes irakiennes opèrent beaucoup plus
au sud de Basra que d’habitude, et qu’elles se déplacent avec tout leur équipe-
ment sans, à aucun moment, s’en séparer. Le 31 juillet, le général Schwarzkopf
acquiert ainsi la certitude qu’une guerre Irak-Koweït est imminente et en fait rap-
port à Washington où il est appelé le 1er août, dans l’après-midi, pour exposer la
situation au secrétaire à la Défense, Dick Cheney, et au chef d’état-major, le géné-
ral Colin Powell. Il indique alors que l’Irak va attaquer le Koweït mais ne pren-
dra, à son avis, qu’une partie de celui-ci. Il rentre à son quartier général à Tampa,
en Floride et, là, il reçoit de Colin Powell un message selon lequel les troupes
irakiennes sont déjà entrées au Koweït.
On est alors à la fin de l’après-midi du 1er août aux États-Unis, au petit
matin du 2 à Koweït. Par conséquent, les États-Unis n’ont eu aucune possibilité,
chronologiquement parlant, de faire la moindre déclaration préventive sur le sujet.
Aucune option ne leur a été offerte du type « laisser passer » ou « réagir immé-
diatement ». Comme le monde entier, ils ont été surpris (2) et n’ont eu d’autre choix
qu’une réaction purement diplomatique consistant à demander l’évacuation du
Koweït, objet de la résolution 660 des Nations unies. Il ne pouvait être question
d’une réaction militaire, sauf dans l’imposition d’un embargo (résolution 661),
puisque les Américains n’avaient sur place aucune troupe, et qu’ils n’avaient pas
même l’autorisation d’en envoyer en Arabie Saoudite, de sorte que le premier acte
qu’ils devaient accomplir était d’aller demander cette autorisation au roi Fahd. Ce
sera l’objet de la visite de Dick Cheney et du général Schwarzkopf, le 6 août, à
Djeddah. Le roi d’Arabie, au vu des photos qui lui sont montrées, prouvant que

(2) L’amiral Lanxade nous a appris que peu de temps auparavant il avait convoqué une réunion
à l’Élysée où tous les experts présents avaient exclu l’éventualité d’une invasion irakienne du Koweït.

20
JACQUES BERNIÈRE

Saddam Hussein a massé, en position offensive, sept divisions dont cinq blindées
à la frontière entre le Koweït et l’Arabie Saoudite, prend alors, contre l’avis des
princes, la décision capitale, et risquée pour lui, d’autoriser le déploiement des
forces américaines sur le territoire du royaume. Contrairement à ses habitudes et
à l’avis des princes, sa décision est d’ailleurs immédiate (« Les Koweïtiens ont
attendu avant de se décider. Ils sont aujourd’hui invités dans nos hôtels » dit-il).
Reste le problème posé par les propos d’April Glaspie. La surprise que
manifestent les dirigeants américains à la fin de juillet et au tout début d’août
devant l’imminence de l’invasion du Koweït, montre bien, a contrario, qu’ils n’ont
pas donné instruction à leur ambassadrice d’indiquer à Saddam Hussein, ou même
de lui laisser entendre, le 25 juillet, qu’il avait carte blanche au Koweït. En agis-
sant ainsi, ils auraient d’ailleurs pris le risque énorme de lui laisser le contrôle du
Golfe et de ses richesses pétrolières, alors que les Émirats de la région étaient
leurs alliés traditionnels. En outre, le respect des frontières existantes figurait parmi
les clauses du maintien de la paix internationale, auxquelles ils étaient attachés.
La réponse d’April Glaspie doit donc s’interpréter pour ce qu’elle est : les pro-
pos de quelqu’un qui n’a pas d’instruction particulière sur un dossier qu’elle ignore,
comme c’est d’ailleurs le cas dans toutes les chancelleries de l’époque qui n’ont
en aucune manière à l’esprit des querelles de frontières dont on n’entend plus par-
ler depuis près de trente ans.
En revanche, on voit bien quel intérêt Saddam Hussein avait à divulguer
les paroles supposées d’April Glaspie, qui lui créaient une sorte d’alibi, au moins
chez les plus crédules de ses partisans étrangers. C’est d’ailleurs lui qui semble
être à l’origine de la divulgation de ces propos. Tout autre aurait été la réponse
de celle-ci si la demande avait porté sur l’acceptation ou non par les États-Unis
de l’occupation irakienne du Koweït. En outre, à la date du 25 juillet, si l’on tient
compte des délais d’acheminement des troupes et de préparation de leur logistique,
le plan d’invasion du Koweït était déjà très probablement à l’œuvre et n’avait pas
besoin d’encouragement, à supposer qu’il y en ait eu un. Il est significatif que le
général Schwarzkopf ne cite pas les fameux propos d’April Glaspie dans ses
mémoires. Il la félicite au contraire pour la clairvoyance qu’elle manifeste, lors-
qu’il la rencontre au Koweït en octobre 1989 et qu’elle attire son attention sur la
menace que représente l’armée irakienne : ne pas en tenir compte reviendrait pour
les États-Unis à « nier l’existence d’un cancer ». La mise en relief des propos
d’April Glaspie a donc toutes les apparences d’une contribution à la défense de
Saddam Hussein par les partisans de la thèse du complot américain. L’interprétation
qui en a été donnée est, à mon avis, des plus suspectes (3).

(3) Cette analyse est désormais confirmée par les mémoires du président Bush qui donne le
contenu complet du télégramme envoyé par Mme Glaspie : dès le début de la conversation, celle-ci a
clairement indiqué à Saddam Hussein que les États-Unis ne soutiendraient jamais la solution d’un
contentieux territorial autrement que par des moyens pacifiques. Le président irakien ne peut donc
tirer d’alibi de cette conversation. De plus, au cours de l’audience, le président égyptien a appelé
Saddam Hussein à donner son accord pour que les négociations s’engagent à Djeddah sans délai. Le
président irakien a avisé son interlocuteur égyptien que « rien ne se produirait d’ici la réunion » ni
après « si les Koweïtiens donnaient quelque espoir ». Or on sait que ceux-ci ont fait une offre géné-
reuse – voir supra.

21
CAHIERS DU CEHD

Pour conclure sur ce point, il apparaît bien que, si la diplomatie a échoué


dans ses tentatives pour éviter le conflit armé, la responsabilité n’en incombe pas
à un prétendu « complot américain », mais bien au contraire à la volonté délibérée
de Saddam Hussein de s’emparer du Koweït, quoi qu’il arrive, en donnant le change
sur sa volonté de négocier et en faisant croire à un simple exercice de son armée
(c’est d’ailleurs la réponse qu’il fait au roi d’Arabie qui le consulte sur ce point).
Pendant toute la durée du conflit, la diplomatie perd d’autant moins ses
droits que les opérations militaires ne commencent que tardivement (le 17 janvier
pour l’action aérienne, le 24 février pour l’action terrestre) et sont de brève durée.
L’activité diplomatique a alors un double objet : maintenir la cohésion de la com-
munauté internationale qui a condamné l’action de Saddam Hussein, et essayer de
trouver une issue pacifique au conflit en conduisant l’Irak à se retirer spontané-
ment du Koweït, sans qu’il soit besoin de recourir à la force. Si le premier objec-
tif est bien atteint sans que l’on voie apparaître les difficultés que beaucoup avaient
prédites, en revanche, le second objectif n’est pas acquis, de sorte que le recours
à la force devient nécessaire. Or, celui-ci présente l’immense avantage de détruire
le potentiel militaire avec lequel Saddam Hussein pouvait continuer à terroriser la
région. Sur cette toile de fond, il est utile de faire l’analyse des positions prises
par les différents protagonistes : ceux qui entourent le champ de bataille, c’est-à-
dire les pays arabes, mais aussi l’Iran, Israël et la Turquie ; ainsi que ceux qui
assument des responsabilités particulières en matière de maintien de la paix, c’est-
à-dire les membres permanents du Conseil de sécurité.
Les pays du champ de bataille se regroupent en deux catégories : l’Irak
d’abord, et ceux qui se déclarent plus ou moins ouvertement en sa faveur ; les
pays qui s’y opposent ensuite.
L’Irak mérite d’être mentionné en premier : tout va dépendre de son atti-
tude sur la question du retrait de ses troupes du Koweït qu’il refuse d’opérer paci-
fiquement du début à la fin du conflit. Dès le départ, on l’a vu, l’Irak refuse la
négociation et veut s’emparer définitivement du Koweït, en s’imaginant probable-
ment que la réaction de la communauté internationale ne sera pas unanime et qu’au
moins un de ses acteurs principaux, l’URSS, s’en tiendra à sa politique habituelle
consistant à exercer son droit de veto au Conseil de sécurité afin de venir au
secours de ses protégés arabes tels que l’Irak, auquel elle a fourni 80 % de ses
armements. C’est là, dit Hubert Védrine, « un coup de poker décalé ». En effet,
entre-temps, sous l’impulsion de Gorbatchev, l’URSS a changé et a besoin des
Occidentaux pour mener à bien ses réformes. Aussi va-t-elle contribuer sans
défaillance à l’adoption des résolutions des Nations unies au cours de la période
de guerre contre l’Irak. L’erreur de calcul de Saddam Hussein est confirmée dès
les rencontres Baker-Chevardnadze du 3 août, à Moscou, et de Bush-Gorbatchev
du 9 septembre, à Helsinki.
Il n’est pas sûr toutefois – personne ne peut le prouver, en tout cas, dans
l’état actuel de nos connaissances – que Saddam Hussein ait fait reposer toutes ses
chances de réussite sur l’attitude présumée et mal évaluée de l’Union soviétique.
Signalons qu’un autre calcul pouvait être effectué, beaucoup plus cohérent, car repo-
sant, cette fois, sur la seule volonté de l’Irak, laquelle consistait à s’emparer de
tout le pétrole du Golfe et donc de tous les pays arabes qui le détenaient, du

22
JACQUES BERNIÈRE

Koweït à Oman. Ceci aurait permis à Saddam Hussein d’acquérir ainsi un atout
de négociation à la mesure du risque encouru, car il aurait alors été, s’il réus-
sissait, en position de faire « chanter » le monde entier à travers l’élévation du
prix du baril, de se poser ainsi en seul véritable dirigeant du monde arabe et en
interlocuteur incontournable du reste du monde pour traiter le problème israélo-
palestinien. C’est la thèse que n’ont cessé de nous soutenir nos interlocuteurs du
Golfe, en particulier saoudiens. Elle a été esquissée devant moi par le prince Sultan,
ministre saoudien de la Défense, et confirmée par le roi Fahd, quelques jours plus
tard, lors de la venue à Djeddah de M. J.-L. Bianco, dépêché par le président
François Mitterrand. Différents indices tendraient à prouver que cette thèse n’est
pas sans pertinence.
• Dès le 2 août, l’invasion du Koweït est non seulement achevée, mais sept
divisions irakiennes dont cinq blindées sont placées en position offensive à la fron-
tière de l’Arabie Saoudite. Pour quoi faire ? Le danger paraît si grand au roi Fahd
que, dès le 6 août, il autorise les Américains, comme on l’a vu, à déployer leurs
forces terrestres dont l’action prend le titre significatif de Bouclier du désert.
• Il faut mettre ce premier indice en relation avec d’autres : Radio Bagdad
ne parle plus, s’agissant de l’Arabie Saoudite, que « des provinces du Nedj et du
Hedjaz », au centre, c’est-à-dire en excluant la province de Médine et de La Mecque
à un moment où le roi Hussein de Jordanie se croit autorisé à s’appeler « Chérif
des Lieux Saints », comme l’avait été son arrière-grand-père, en excluant enfin la
province de l’Assir, au sud de l’Arabie, toujours revendiquée par le Yémen réuni-
fié depuis le 22 mai. Il y a donc dans l’air un véritable dépeçage de l’Arabie
Saoudite, dont celle-ci se souviendra.
• Rien d’étonnant donc qu’à l’ONU le Yémen s’abstienne lors du vote de
la résolution 661, et qu’à la réunion de la Ligue arabe du 3 août, l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP), la Jordanie, le Yémen et le Soudan votent
contre la condamnation de l’agression irakienne. Sauf l’OLP, ces États sont
d’ailleurs membres du Conseil de coopération arabe (CCA), récemment créé par
Bagdad. Tout laisse penser qu’ils sont de connivence avec Saddam Hussein, comp-
tant bien se faire rétribuer en territoires en cas de succès. On conçoit bien, dans
ces conditions, l’angoisse des pays du Golfe, en particulier de l’Arabie Saoudite.
« Ce n’est pas avant la mi-septembre », dit le général Schwarzkopf, « qu’une indi-
cation claire est donnée montrant que l’Irak n’a plus l’intention d’attaquer l’Arabie
Saoudite ». Pendant toute cette période, il n’y a donc pas d’ouverture de l’Irak à
une solution diplomatique. Tout au contraire, il s’agit pour lui d’aller plus loin
que la simple conquête du Koweït. Seules les données militaires, sur le terrain,
l’empêchent de poursuivre son agression. Tout porte à croire que Saddam Hussein
s’était trouvé une âme de conquérant. « D’une main il tient la Lune et de l’autre
le Soleil » nous a dit plusieurs fois le roi Fahd, citant le Coran.
Dans la suite du conflit, l’Irak n’offre pas davantage de solution diploma-
tique et ne saisit pas les occasions, parfois très avantageuses, qui lui sont offertes
et qu’il prend pour des actes de faiblesse, lesquels devraient, selon lui, aboutir à
la division de la communauté internationale et l’empêcher finalement de mettre ses
menaces à exécution. Il commet ainsi de nouvelles erreurs de calcul. Les tenta-
tives sont nombreuses des deux côtés.

23
CAHIERS DU CEHD

Du côté de l’Irak, Saddam Hussein lance, le 12 août, l’idée d’une « solu-


tion globale » posant le problème de toutes les occupations de la région, visant
par là Israël, et liant le problème du Koweït au conflit israélo-palestinien, junctim
qui ne fonctionnera pas. Le 18 août, l’affaire des boucliers humains ne fait que
révolter la communauté internationale (résolution 664), de même que les pressions
exercées sur les ambassades étrangères, en particulier la nôtre, ce qui a pour effet
d’accentuer la résolution du président Mitterrand. La décision de 23 octobre de
libérer tous les Français ne trompe pas davantage notre pays, pas plus que la libé-
ration, le 2 novembre, des trois soldats français égarés de l’autre côté de la fron-
tière. Il en va de même pour la libération d’otages allemands par Willy Brandt,
qui renouvelle l’opération réussie par Kurt Waldheim avec les otages autrichiens.
La libération, le 6 décembre, de tous les otages étrangers restant n’aura pas davan-
tage d’effet sur la communauté internationale.
Du côté des Alliés, les propositions de dialogue ne manquent pas : le
11 novembre, Saddam Hussein a tort de rejeter le projet d’Hassan II au sommet
arabe de la dernière chance. De même, ne prend-il pas au sérieux la proposition
française d’une conférence internationale, destinée à assurer le règlement global des
problèmes de la région, faite par M. Roland Dumas et M. Jean-Pierre Chevènement.
Rien n’est fait non plus pour réussir la rencontre James Baker-Tarek Aziz du 9 jan-
vier, ou le voyage à Bagdad de M. Javier Pérez de Cuellar, le 13, ou encore pour
faire aboutir l’ultime proposition française du 14. Celle-ci donnerait pourtant un
avantage considérable à Saddam Hussein en établissant un lien entre la libération
du Koweït et la réunion d’une conférence internationale destinée à régler le conflit
israélo-palestien, proposition d’ailleurs fort critiquée par les partenaires de la France
car elle justifierait le maintien de l’occupation du Koweït en cas d’échec vrai-
semblable de la conférence. La proposition de l’Irak, le 15 février, de se retirer
du Koweït après qu’un cessez-le-feu ait été signé, ce qui laisserait à Saddam
Hussein le temps de retirer son armée et de la conserver ainsi largement intacte,
survient trop tard pour convaincre la communauté internationale. Heureusement
d’ailleurs, puisque le potentiel militaire irakien, fort dangereux pour toute la région,
pourra être détruit par l’action militaire. Pendant toute cette période, l’Irak aura
donc mal joué et successivement perdu le Koweït et son armée, alors que par l’ac-
tion diplomatique cette dernière aurait pu être sauvée in extremis.
Les pays arabes qui soutiennent plus ou moins directement l’Irak (Jordanie,
Yémen, Soudan mais aussi Algérie et Tunisie) ne pèsent pas lourd. Ils sont pauvres
et dépourvus de moyens, certains ne vivant que dans l’espoir d’une récompense ter-
ritoriale bien incertaine. Ils ne représentent en aucun cas les « masses arabes » que
certaines personnalités, y compris françaises comme M. Claude Cheysson, alors
député européen, craignaient de voir s’enflammer en faveur de Saddam Hussein,
même si quelques manifestations ont lieu, peu nombreuses et en partie provoquées.
Nulle part ne s’ouvre de bureau de recrutement faute de volontaires prêts à aller se
battre aux côtés de Saddam Hussein. Les pays en cause subissent cruellement les
sanctions que leur imposent – c’est bien compréhensible – les pays qu’ils mena-
cent : ainsi, les livraisons gratuites de pétrole saoudien à la Jordanie, à travers le
tapline, sont interrompues, ainsi que les exportations jordaniennes de fruits et de
légumes vers l’Arabie Saoudite. Près de 100 000 travailleurs yéménites sont expul-
sés du pays, où ils jouissaient d’un statut privilégié, par crainte qu’ils ne constituent

24
JACQUES BERNIÈRE

une « 5e colonne ». Le Yémen perd les ressources en devises qu’ils lui apportaient.
La Tunisie perd, au bénéfice du Caire, le siège de la Ligue arabe. Ces pays n’ont
été d’aucune gène pour la communauté internationale. Mention particulière doit être
faite de l’erreur de l’OLP qui se range, elle aussi, du côté de Saddam Hussein :
l’erreur de calcul paraît grande, ici aussi, puisque prendre parti, c’est accepter une
occupation territoriale, celle du Koweït, alors qu’il s’agit pour l’OLP de se libé-
rer d’une autre, celle des territoires occupés par Israël. C’est aussi accepter que
des résolutions des Nations unies (la résolution 660 en particulier) ne soient pas
exécutées, alors que Yasser Arafat ne cesse de réclamer l’application des résolu-
tions 242 et 338 de l’ONU. C’est enfin s’exposer aux sanctions des pays du Golfe
qui ne manquent pas d’interrompre les versements financiers dont vit l’OLP.
Les pays du champ de bataille manifestent une unité et une détermination
étonnantes. Ceci est vrai des pays de la Ligue arabe et d’abord des pays du Golfe
membres du CCG (Conseil de coopération du Golfe), qui, se sentant tous mena-
cés, répéteront sans défaillance leur position visant à la libération du Koweït, au
rétablissement de la famille des Al Sabah, et à la destruction du potentiel irakien.
Leur attitude sur ce dernier point suivra exactement la montée en puissance des
forces de la coalition sur le territoire de l’Arabie et le passage de l’opération
Bouclier du désert à celle, offensive, de Tempête du désert. Au début, ils se gar-
dent bien de pousser l’idée des frappes préventives à partir de leurs territoires, ce
qui aurait pu inciter Saddam Hussein à passer à l’action sans qu’il puisse être
sérieusement arrêté. C’est ainsi que les frégates saoudiennes restent sagement à
Djeddah et ne se risquent en aucun cas dans le Golfe, de la même manière
d’ailleurs qu’au cours de la guerre Iran-Irak. Par la suite, les États du Golfe seront,
pour des raisons évidentes, les plus farouches partisans de l’élimination complète
des armements irakiens. À relever aussi qu’ils augmenteront très rapidement, en
particulier l’Arabie Saoudite qui doublera sa production, leurs quotas pétroliers à
l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), afin de compenser la perte
de la production pétrolière irakienne désormais soumise à l’embargo. De la sorte,
ils évitent au monde une crise économique majeure qui aurait probablement poussé
très haut (100 $ ?) le prix du baril, provoquant un nouveau choc pétrolier et
accroissant le chômage de façon dramatique.
De façon plus étonnante, Damas, traditionnellement hostile à Israël à cause
du Golan, ne reprend pas la rhétorique de Bagdad et se range aux côtés de la
coalition en envoyant deux divisions blindées dans le Golfe, tout en faisant payer
fort cher son concours (au moins 1 milliard de dollars).
L’Égypte, fidèle d’entre les fidèles dès le départ, recueille vite les bénéfices
de son engagement, lequel porte également sur l’envoi de deux divisions : elle
récupère le siège de la Ligue arabe et obtient l’annulation de 8 milliards de dol-
lars de dettes, tout en recevant différentes aides nouvelles.
Les résolutions de la Ligue arabe sont hostiles à l’agression de Saddam
Hussein, même si celle du 10 août, prévoyant une action militaire contre l’Irak,
n’est décidée qu’à une seule voix de majorité.
Hors de la Ligue arabe, l’attitude de l’Iran est inattendue : Téhéran fera
preuve pendant toute la durée du conflit d’une parfaite neutralité, ne saisissant pas

25
CAHIERS DU CEHD

l’occasion de l’affaiblissement de l’Irak pour s’engager militairement, à nouveau,


contre lui. Il faut dire que Bagdad, qui craint une telle possibilité, s’empresse de
rendre à l’Iran les territoires qu’elle lui avait pris pendant la guerre, rendant ainsi
nuls et non avenus les efforts et sacrifices exigés du peuple irakien pendant huit
années (décision du 15 août ; visite de Tarek Aziz à Téhéran, les 11 et 12 sep-
tembre). Les Saoudiens multiplient les gestes en faveur de l’Iran auquel ils s’étaient
jusque-là fermement opposés (entretien Saoud-Velayati, en septembre, à New York).
La reprise des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran est proche dès lors
que l’on parvient à un accord sur le pèlerinage à La Mecque. En revanche, Téhéran
ne s’engage pas aux côtés du « Grand Satan » mais les avions irakiens qui se sont
réfugiés en Iran ne sont pas restitués à l’Irak.
L’attitude d’Israël est encore plus étonnante : certes, Saddam Hussein n’at-
taquera pas Israël avant le début des hostilités, le 17 janvier, alors qu’une telle
attaque eût sans doute semé le trouble chez les pays arabes et était, pour cette rai-
son, très redoutée des États du Golfe. Sans doute Saddam Hussein ne pouvait-il
ouvrir un deuxième front et donnait-il la priorité au Koweït. Toujours est-il qu’Israël
n’a aucun prétexte pour intervenir avant le déclenchement des hostilités. Après, vic-
time des tirs de Scuds irakiens, ce pays aurait dû répondre selon les principes
constants de sa stratégie mais ne l’a pas fait. Une position heureuse car l’opinion
arabe aurait pu se retourner, au moins en partie, en faveur de Saddam Hussein. La
situation serait alors devenue très confuse. Les pressions américaines sur Israël pour
l’empêcher d’agir ont alors été fort vives et couronnées de succès grâce à la four-
niture de missiles Patriots permettant d’arrêter environ 80 % des tirs de Scuds.
L’attitude de la Turquie a été celle d’un pays fidèle, membre de l’OTAN.
Elle a permis l’utilisation de ses bases et obtenu, en contrepartie, une aide pétro-
lière substantielle des pays du Golfe.
Les membres permanents du Conseil de sécurité ont assumé leurs responsa-
bilités en matière de maintien de la paix et sont parvenus à conserver un front uni.
Ceci est d’abord vrai des États-Unis, dont la politique connaît deux temps :
il s’agit en premier lieu d’arrêter, le plus vite possible, la politique d’expansion
de Saddam Hussein et on ne saurait trop souligner à nouveau, l’importance, à cette
fin, de la visite de Dick Cheney et du général Schwarzkopf au roi d’Arabie le 6
août, à Djeddah. Cette politique réussit grâce à l’envoi immédiat de la 82e division
aéroportée américaine, mais cette première bataille n’est véritablement gagnée qu’à
la mi-septembre. Cependant, l’embargo (résolution 661) n’entame pas la détermi-
nation de Saddam Hussein. En outre, les États-Unis ont conscience que l’énorme
potentiel militaire de celui-ci continuera de terroriser la région s’il est maintenu
intact après le départ des Alliés. Aussi s’engagent-ils progressivement dans une
deuxième politique consistant à prévoir, après l’accumulation des forces nécessaires,
la reprise militaire du Koweït et la destruction du potentiel irakien. À aucun
moment, en tout cas, les États-Unis ne cèdent au fantasme d’une guerre « presse-
bouton » ou d’une simple offensive aérienne comme en était partisan notre ministre
de la Défense, M. J.-P. Chevènement. Au contraire, dès le début de septembre le
général Schwarzkopf m’avait indiqué clairement qu’il ne s’engagerait qu’avec des
moyens et des effectifs suffisants dans les trois armes. À relever encore que les
Américains ne refusent aucune tentative pour rétablir la liberté du Koweït par des

26
JACQUES BERNIÈRE

moyens pacifiques mais qui ne seront pas entendus par Saddam Hussein. À noter
également que Dick Cheney, le 29 décembre, déclare publiquement que si Saddam
Hussein utilise l’arme chimique, les États-Unis se réservent, à l’inverse du prési-
dent F. Mitterrand qui exclut l’arme atomique, la possibilité de recourir à tout type
d’arme de représailles. Ce message, qui a été aussi transmis par la voie diploma-
tique à Saddam Hussein via Moscou, est très probablement la raison qui a empê-
ché le recours de Saddam Hussein aux armes chimiques qu’il avait déjà utilisées
contre les Kurdes et les Iraniens.
La Grande-Bretagne se présente comme le meilleur allié des États-Unis. Elle
envoie une division blindée sur le terrain et se prononce constamment en faveur
de la fermeté (visites à Riyad de Tom King et de John Major, par exemple).
C’est aussi finalement la position de la France, malgré les reproches qui
lui sont faits concernant sa politique irakienne antérieure (mais l’Arabie Saoudite
avait elle-même fourni une aide de plus de 25 milliards de dollars à l’Irak pen-
dant la guerre contre l’Iran). On lui reproche aussi certaines propositions (dis-
cours de François Mitterrand, le 24 septembre, à New York, comportant une ouver-
ture sur l’établissement de la démocratie dans la région – ultime proposition de
paix du 14 janvier qui semble se contenter « d’intention » de l’Irak quant à son
retrait). Mais tout le monde, à cette époque, y compris aux États-Unis, avait besoin
de prouver aux opinions publiques que tout avait été fait pour régler pacifique-
ment le problème, avant de s’engager dans une guerre dont personne ne savait,
au départ, qu’elle serait brève et peu coûteuse en vies. Le président F. Mitterrand
avait dû ainsi lutter contre les réticences de certains dirigeants du parti socialiste
(MM. Jospin et Joxe) peu soucieux de protéger les monarchies du Golfe quali-
fiées de rétrogrades et féodales. À relever d’ailleurs que si la contribution mili-
taire française a été limitée en termes d’effectifs, elle a été d’une très grande
importance politique pour l’opinion publique dans les pays arabes, en particulier
en Arabie Saoudite, car venant d’un pays qui, à l’inverse des États-Unis, n’était
pas considéré comme « sioniste ». C’est la raison pour laquelle le roi et les princes
saoudiens ont tant insisté pour que la France soit présente sur le sol de leur pays
avec des forces terrestres. Ce point n’est évidemment pas mentionné par le géné-
ral Schwarzkopf dans ses mémoires. Les dirigeants saoudiens n’ont pas caché, de
leur côté, leur admiration pour le président F. Mitterrand, la clairvoyance qu’il
avait manifestée dès le départ, craignant que la guerre ne pût être évitée et main-
tenant constamment son engagement sur le fond, de sorte que la démission de
M. J.-P. Chevènement, jugée sévèrement par les Américains qui l’attribuaient à ses
sympathies pour l’Irak, resta sans effet sur les relations franco-saoudiennes.
L’URSS, qui vit alors ses derniers instants, lâche Saddam Hussein, contre
toute attente, et permet, en n’exerçant pas son droit de veto, l’adoption de toutes
les résolutions des Nations unies condamnant l’Irak, même si, en se prononçant à
plusieurs reprises pour une solution non militaire du conflit et un règlement inter-
arabe, Mikhaïl Gorbatchev a parfois semé le trouble dans les esprits, sans pour
autant entamer la résolution de la coalition. Ainsi, son ministre, Evgeni Primakov,
n’est-il pas écouté à Riyad, sans pour autant que soit affectée la reconnaissance
par l’Arabie Saoudite de son pays, laquelle aboutit, le 17 septembre, au rétablis-
sement de ses relations diplomatiques avec Moscou, interrompues depuis 1939.

27
CAHIERS DU CEHD

La Chine ne bloque pas davantage l’adoption des résolutions de l’ONU. Elle


est tentée de suivre les mêmes solutions que celles proposées par l’URSS, mais
sans davantage de succès (visite de M. Qin à Riyad, lequel sera qualifié de
« second Primakov »).
Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité assument donc bien
leur responsabilité en matière de maintien de la paix, comme en témoigne la
dizaine de résolutions des Nations unies, notamment la résolution 678 qui autorise
le recours à la force à partir du 15 janvier.

Conclusion.
Le bilan diplomatique que l’on peut tirer dans la période qui suit immé-
diatement le conflit est cependant mitigé, tant il mêle succès incontestables et
échecs relatifs. Du côté des succès, il faut enregistrer :
– la libération du Koweït ;
– l’élimination, pour l’essentiel, du potentiel militaire irakien qui débar-
rasse ainsi la région de la terreur qu’il y faisait régner ;
– la négociation qui paraît s’engager sérieusement, à la conférence de
Madrid, sur la solution du problème israélo-palestien ;
– la consolidation des régimes modérés du Golfe, qui conservent leurs
ressources pétrolières à l’aide desquelles ils pratiquent une politique
de prix raisonnable, ne compromettant pas les chances de la crois-
sance économique mondiale, tandis que les réformes progressent à leur
rythme (élections au Koweït et rétablissement du Conseil consultatif
en Arabie Saoudite) ;
– le rétablissement de bonnes relations entre les pays du Golfe et l’Iran,
et la consolidation de leurs rapports avec Damas et Le Caire ;
– le maintien par la France de son rang dans le concert des nations.
Ce point est capital : si la France était restée les bras croisés devant l’agres-
sion d’un État membre des Nations unies par un autre, elle n’aurait pas assumé
ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité, à un moment où
bien d’autres pays étaient candidats à un tel poste. Elle aurait ainsi perdu l’ami-
tié d’un grand nombre de pays arabes qui entretiennent avec elle des liens privi-
légiés et qui ont été très sensibles à son engagement à leurs côtés (il y a un pro-
verbe arabe qui dit la même chose que celui des Anglais : « A friend in need is
a friend indeed »). Cette préoccupation était, selon Hubert Védrine, essentielle aux
yeux du président F. Mitterrand. Sur le plan pratique, de nombreux et importants
contrats récompensent l’attitude française.
Du côté des échecs, il faut mentionner :
– le maintien de Saddam Hussein au pouvoir – l’objectif des résolu-
tions des Nations unies n’étant pas de l’éliminer – et les révoltes
intérieures de l’Irak ayant été sévèrement réprimées, malgré les
espoirs qu’elles contenaient (« on ne peut tuer cinq mouches avec
cinq doigts » dit un proverbe chinois que m’a cité l’ambassadeur

28
JACQUES BERNIÈRE

américain à Riyad, montrant bien la confiance qu’avaient alors les


États-Unis dans une chute rapide de Saddam faute pour lui, pensaient-
ils, de pouvoir réprimer toutes les révoltes qui se dresseraient contre
lui). D’où l’opération « Provide Comfort » et la création de zones
d’exclusion aérienne ;
– la non-exécution jusqu’à son terme de la résolution 687 sur l’élimi-
nation complète des armes de destruction massive, en particulier bac-
tériologiques, détenues par l’Irak, avec ses conséquences désastreuses
pour la population irakienne, malgré la résolution « pétrole contre
nourriture » ;
– l’imposition aux États du Golfe, en particulier à l’Arabie Saoudite, de
dépenses de guerre très lourdes (versement immédiat de 13,5 milliards
de dollars aux seuls États-Unis, lesquels ont dû maintenir une pré-
sence militaire permanente en raison des menaces persistantes de
Saddam Hussein) ;
– la non-solution du problème israélo-palestinien malgré les rencontres
de Madrid, d’Oslo et de Camp David ;
– l’apparition de maladies chez les anciens combattants, reprises sous le
vocable de « syndrome de la guerre du Golfe ».

29
CAHIERS DU CEHD

DÉBAT

Général Alain FORRAY (chef d’état-major de l’armée de Terre).


Il faut prendre en compte les « huit erreurs de Saddam Hussein » :
1) Dans les situations géopolitiques antérieures, chaque fois qu’un « grand »
allait faire une bêtise, l’autre mettait son veto. Or, compte tenu de la situation
soviétique, ce rôle n’existe plus en 1990. L’Irak a donc mésestimé l’état de déla-
brement de l’URSS.
2) Saddam Hussein a remis en cause l’équilibre stratégique régional et
mondial.
3) L’Irak a cru que les Américains n’auraient pas de légitimité juridique et
internationale par l’ONU.
4) Saddam Hussein a pensé que les Américains n’auraient pas de soutien
actif des nations musulmanes.
5) L’Irak a cru que les Américains ne voudraient pas intervenir, et surtout
qu’ils n’étaient pas capables de le faire (pas de prise en compte de la création du
Central Command – CENTCOM – du commandement du général Schwarzkopf).
6) Saddam Hussein s’attendait à ce qu’Israël réagisse, alors qu’il ne l’a
pas fait.
7) L’Irak n’a rien compris aux conditions d’une guerre technologique
moderne, sur un terrain qui n’est pas celui de la Bosnie.
8) Saddam Hussein n’a pas su céder au dernier moment, car je suis per-
suadé que s’il l’avait fait vingt-quatre heures avant le 14 janvier, les Américains
seraient venus pour rien et se seraient couverts de ridicule.
Il a néanmoins eu raison sur un point : il est toujours au pouvoir.

Général Jean FLEURY (chef d’état-major de l’armée de l’Air).


Je voudrais poser une question à chacun des intervenants : à Jacques
Andréani : quelle était la sensibilité de l’Administration et de l’opinion publique
américaines sur les menaces chimiques et nucléaires irakiennes ?

Jacques ANDRÉANI.
Ce sujet est toujours sensible dans l’opinion américaine, mais il n’y avait
pas d’alarme à ce moment-là. C’est l’agression elle-même qui a impressionné les
Américains. Cela s’est senti dans l’avertissement que James Baker a adressé à
Tarek Aziz, à Genève, en lui laissant pratiquement entendre qu’en cas d’usage
d’armes bactériologiques et chimiques, aucun niveau de riposte ne serait écarté.

Jacques BERNIÈRE.
Ce dernier point est important. Il y a eu une intervention de Dick Cheney, le
29 décembre. Dans ses mémoires, Norman Schwarzkopf dit que le même message a

30
DÉBAT

été transmis à Saddam Hussein via Moscou, spécifiant que l’utilisation de l’arme
chimique impliquait, côté américain, l’utilisation de n’importe quel type d’armes.
C’est très important, car cette initiative a dû dissuader Saddam Hussein, qui avait
utilisé l’arme chimique contre les Kurdes et les Iraniens, d’en faire usage dans le
Golfe. Ce point s’est révélé très positif, car il a facilité les interventions, a évité
des pertes nombreuses et des réactions de l’opinion publique. Les propos de James
Baker et de Dick Cheney, transmis à Saddam Hussein par voie diplomatique, ont
eu un rôle indiscutable.

Amiral Pierre BONNOT.


Sur place, des marins américains m’ont dit que si une attaque chimique
avait lieu, la riposte serait chimique. Si l’attaque était bactériologique, la riposte
serait nucléaire. Mais ces informations m’ont été livrées « devant une tasse de
thé »…

Général Jean FLEURY.


Ma seconde question s’adresse à Jacques Bernière. Il y a eu une période
difficile pendant le conflit, lorsque la Turquie a massé des forces face au Kurdistan
irakien : on a alors assisté à une grande tempête diplomatique de quelques jours,
durant laquelle on s’est demandé quelles seraient les réactions syriennes et ira-
niennes face à ce qui aurait pu être une occupation du Kurdistan irakien par les
Turcs. Que savez-vous sur ce sujet ?

Jacques BERNIÈRE.
Il n’y a pas eu d’inquiétude réelle quant à l’attitude de la Turquie, qui s’est
comportée en fidèle membre de l’OTAN et a fait à chaque fois ce qu’on lui a
demandé. Elle a permis l’utilisation de ses bases, et lorsqu’elle est venue « pleu-
rer » qu’elle n’avait plus de pétrole, on lui en a donné. Sa fidélité s’est manifes-
tée aussi dans l’opération Provide Comfort, durant laquelle elle a permis l’utilisa-
tion de ses bases. Il s’agissait de sauver la révolte kurde. On aurait pu s’attendre
que la Turquie soit réservée sur le sujet, puisqu’elle-même avait, dans la région
de Djarkebir, une très importante communauté kurde, dont elle ne facilitait pas la
tâche. Mais elle a fait passer sa fidélité à l’OTAN avant ses préoccupations propres,
et a permis qu’une certaine aide soit apportée au Kurdistan d’Irak.

Général Maurice SCHMITT.


Cette question s’adresse aux deux intervenants : immédiatement après la
guerre du Golfe, une des hantises des pays voisins de l’Irak n’était-elle pas de
voir l’Irak éclater entre Kurdes, Chiites et autres communautés, et ne préféraient-
ils finalement pas Saddam Hussein au chaos ?

Jacques BERNIÈRE.
La première chose à dire du côté des Occidentaux, et notamment des
Américains (cela a d’ailleurs été fait clairement par l’ambassadeur des États-Unis à
Riyad), c’est que les résolutions de l’ONU ne prévoyaient pas de faire disparaître

31
CAHIERS DU CEHD

Saddam Hussein. Ce point était clair, d’après Hubert Védrine, dans l’échange de
conversations Bush-Mitterrand, où il a été dit que les résolutions visaient à libé-
rer le Koweït, et non à prendre Bagdad et à tuer Saddam Hussein. Si tel avait
été le cas, on serait sorti du cadre de l’ONU, et on aurait pu craindre que les
populations arabes s’émeuvent et affirment que l’on cherchait en réalité à abattre
le régime irakien. L’ONU n’était pas d’accord, et je crois que cette limitation a
été une arme.
Sur la question du maintien de l’Irak comme entité, plusieurs déclarations
américaines et françaises ont rappelé que le but de la guerre n’était pas de détruire
l’Irak et sa population, à l’égard de laquelle il n’y avait pas de reproches à for-
muler, mais d’obtenir la libération du Koweït. Je crois que c’était une vue partagée
par tous les Alliés. Les Américains pensaient que les différentes révoltes qui allaient
se manifester en Irak auraient pour effet d’abattre à elles seules le régime de Saddam
Hussein. Je me souviens très bien de mon collègue américain, très grand spécialiste
de la Chine, interprète de Richard Nixon et d’Henry Kissinger à Pékin, me citant
un proverbe chinois selon lequel : « On ne tue pas cinq mouches avec cinq doigts. »
Dans son esprit, cela signifiait que Saddam Hussein ne pourrait pas faire face simul-
tanément à ses militaires (qui allaient lui reprocher la perte de l’armée), aux Kurdes,
aux Chiites, aux opposants, etc. Il s’effondrerait donc de lui-même, et cela permet-
trait de respecter les résolutions des Nations unies. De même, on ne serait pas exposé
à une guerre qui aurait été probablement beaucoup moins facile que la guerre du
désert, parce qu’il aurait fallu s’emparer d’une ville maison par maison, quartier par
quartier, avec des pertes importantes. Le commandement américain ne voulait sur-
tout pas qu’il y ait de body bags. La chose était donc censée se passer toute seule :
le régime tomberait de lui-même, sans que l’on ait eu pour objectif de supprimer
l’Irak. La population avait, pour sa part, tout à fait le droit de vivre dans ses fron-
tières. Il eût été d’ailleurs tout à fait contradictoire de s’être battu pour le respect
des frontières du Koweït et d’admettre qu’ensuite l’Irak pouvait faire l’objet d’un
dépeçage, d’autant que l’Iran avait laissé de forts mauvais souvenirs.
Voilà la représentation que je me suis faite des choses, mais je ne prétends
pas connaître tous les échanges qui ont eu lieu.

Jacques ANDRÉANI.
Je suis d’accord avec l’analyse de mon collègue, et j’ajouterai que l’on dis-
cutait à Washington, avec nos amis américains, qui partageaient ce point de vue.
Mais ils ont commis deux erreurs politiques majeures dans la suite de la guerre
du Golfe. Ils étaient sûrs que Saddam Hussein tomberait, en six mois selon Dennis
Ross, et que l’OLP ne s’en remettrait jamais, et disparaîtrait. Ce n’était pas la
première fois que les Américains condamnaient l’OLP. Déjà, après les accords de
Camp David, ils disaient : « Bye, bye PLO. » Ils avaient échafaudé toute une théo-
rie selon laquelle l’OLP disparaîtrait à cause de ses différents courants internes.

Général Maurice SCHMITT.


J’ai bien entendu vos réponses, mais ma question porte sur les pays arabes
(Arabie, Syrie, Égypte…). Les pays arabes ne préféraient-ils pas un Saddam
Hussein désarmé à un Irak éclaté ?

32
DÉBAT

Jacques BERNIÈRE.
Il y a eu une déception de l’Arabie Saoudite à l’égard du maintien au
pouvoir de Saddam Hussein. À plusieurs reprises, le prince Saoud m’a dit :
« Saddam Hussein est comme Hitler. » Le roi pensait la même chose, de façon
plus feutrée. Mais il ne souhaitait pas pour autant la disparition de l’Irak, car
l’Arabie Saoudite soutenait un général irakien sunnite opposant depuis long-
temps : le général Négui. Les Saoudiens ne voulaient pas de Chiites. En Arabie
Saoudite, il y avait eu auparavant la crainte que les Iraniens chiites aillent eux
aussi jusqu’à envahir le royaume et prendre possession des lieux saints
d’Arabie, ce qui aurait renversé l’orthodoxie de l’Islam. La position de Riyad
consistait donc à regretter que Saddam Hussein soit encore au pouvoir, et à
prôner le désarmement de l’Irak (la peur des armes bactériologiques a conduit
l’Arabie Saoudite à accepter les Américains en permanence sur son territoire,
d’où l’attentat de Dharan).
Cette position consistait à souhaiter le maintien de l’Irak (territoire, popu-
lation), tout en conservant une certaine crainte à l’égard de Saddam Hussein et de
l’avenir. L’Arabie aurait été favorable à un changement de régime des Sunnites, et
non pas de Chiites, dangereux pour le royaume.

François CAILLETEAU.
Vous avez parlé de l’intention présumée de Saddam Hussein de poursuivre
vers l’Arabie (il avait mené des préparatifs dans ce sens). Pourquoi ne l’a-t-il
pas fait ?

Jacques BERNIÈRE.
Il y a une raison simple à cela : il s’agit de la visite de Dick Cheney et
Norman Schwarzkopf à Djeddah, le 6 août, et de la décision du roi d’autoriser
le déploiement des troupes américaines en Arabie. C’était une décision difficile
et sans doute mal vue par certaines autorités religieuses et l’opinion saoudienne,
car les États-Unis sont sionistes. Cette décision a entraîné la venue de la 82e divi-
sion aéroportée américaine, arrivée dans les jours suivants. On a pu voir sur les
photos aériennes que Saddam Hussein avait remis ses divisions en position défen-
sive, même s’il ne fallait pas grand-chose pour les replacer en position offensive.
Le général Schwarzkopf dit que la situation est devenue vraiment tranquille à la
mi-septembre. Le changement de position des divisions irakiennes montre que
Saddam Hussein a été tout de suite impressionné : le jeu devenait plus difficile.
Pour nous, qui étions sur place, le danger était réel car l’Arabie Saoudite n’avait
que des demi-brigades. À ce moment-là, l’opinion occidentale ne se préoccupait
guère du problème. Elle était beaucoup plus inquiète en janvier, alors que sur
place, on ne l’était plus car il y avait moins de danger, en raison de la quantité
de matériels et d’hommes arrivés depuis août. La vraie crainte datait donc du
mois d’août. Les Américains ont très bien manœuvré, en laissant filer dans la
presse un plan qui aurait été utilisé si Saddam Hussein avait attaqué l’Arabie
Saoudite. On pouvait alors penser que les Américains étaient encore une fois tra-
his par une nouvelle fuite. Mais ce papier expliquait que Saddam Hussein serait
écrasé. Il s’agissait en fait d’une fuite « volontaire », destinée à faire croire à

33
CAHIERS DU CEHD

Saddam que les choses ne seraient pas si faciles. Le général Schwarzkopf ajoute
dans ses mémoires qu’à un moment, un journaliste américain lui a posé la ques-
tion : « Si Saddam Hussein pousse plus loin, comment l’arrêterez-vous ? ».
Norman Schwarzkopf a répondu : « Si les Irakiens sont assez bêtes pour attaquer,
ils vont payer un prix terrible », alors qu’en fait il n’avait pas de quoi l’arrêter.
Il bluffait avec beaucoup d’intelligence car cette réponse, Saddam pouvait l’en-
tendre en regardant CNN.

34
MAURICE SCHMITT

LES FORCES FRANÇAISES


AU SEIN DE LA COALITION
par le général Maurice SCHMITT

Je traiterai essentiellement des décisions concernant l’engagement de nos


forces dans le Golfe, puis je dégagerai quelques enseignements du conflit, à l’aide
d’un document que j’avais fait réaliser par l’état-major des Armées (EMA) avant
de quitter mes fonctions, le 23 avril 1991.
Auparavant, il est nécessaire de rappeler quelques dominantes et consé-
quences de la situation internationale qui régnait à la fin juillet 1990.
La guerre froide pouvait être considérée comme terminée et gagnée. La
menace conventionnelle qui pesait depuis quarante ans sur l’Europe de l’Ouest avait
disparu. Les Américains et les Britanniques allaient pouvoir transférer des forces
importantes du théâtre européen vers le Moyen-Orient. La France allait elle-même
prélever, sans hésiter, des unités et des spécialistes pour renforcer les moyens de
la FAR engagés, en particulier dans le domaine logistique. Toujours en juillet 1990,
stationnaient hors d’Europe des groupements tactiques composés d’unités de la FAR
et de moyens aériens. L’effort portait sur le Tchad, où Hissène Habré et Idriss
Déby s’affrontaient. Il fallait disposer de réserves pour faire face à une dégrada-
tion de la situation au Tchad. Cette dégradation eut lieu, mais les deux régiments
conservés ne furent pas impliqués.
Il fallait aussi rester attentif à la situation dans le golfe Arabo-Persique. La
Marine maintenait, aux alentours de Djibouti, plusieurs bâtiments relevant
d’« Alindien », sous le commandement de l’amiral Bonnot. Il n’en a pas été ques-
tion jusque-là, mais la situation en Europe a certainement masqué, en 1990, un
autre problème important : celui de l’éclatement de la Yougoslavie. Nous avions
été prévenus, et j’avais personnellement reçu à deux reprises, en 1990, le chef
d’état-major des Armées (CEMA) yougoslave, en présence de représentants du Quai
d’Orsay et en présence de l’ambassadeur de France à Belgrade. À chaque fois, il
avait dit : « Nous, militaires yougoslaves, le communisme n’est pas notre problème,
par contre l’unité de la Yougoslavie, ça l’est. » Les directives gouvernementales de
l’époque concernant une intervention éventuelle significative hors d’Europe peuvent
être résumées en une phrase : « Pouvoir engager 7 000 hommes à 7 000 kilo-
mètres. » S’agissant du climat général, on parlait surtout de la fin de la guerre et
« d’engranger » les dividendes de la paix. Heureusement, en 1990, cet engrange-
ment n’avait pas encore commencé, car nous n’aurions pu alors engager et soute-
nir non pas 7 000, mais près de 20 000 hommes, à 7 000 kilomètres en janvier
1991, tout en prévoyant les relèves qui se seraient imposées à partir de février, si
Bouclier du désert avait perduré.
Il faut distinguer quatre phases dans notre engagement :
– la phase des hésitations, entre le 2 août et le 15 septembre 1990 ;
– la phase française de Bouclier du désert, pendant laquelle se mettent
en place un quartier général, une brigade motorisée, deux escadrilles
d’avions de combat, une base de transit à Yanbu et une base logistique

35
CAHIERS DU CEHD

au camp du roi Khaled (CRK). Le fait d’utiliser Yanbu permettait


d’éviter de faire le tour de la péninsule, comme les Américains, et de
débarquer à Djeddah ;
– la période de préparation et d’exécution de Tempête du désert, qui voit
grosso modo le doublement de nos forces et le déplacement des
moyens terrestres vers l’ouest ;
– le retour en France, qu’il fallait achever avant que ne débute le
ramadan en Arabie Saoudite.
La guerre a débuté le 2 août 1990. Elle est la conséquence de deux sous-
évaluations, et non de l’absence d’informations. Saddam Hussein n’envisageait pas
l’ampleur et la rapidité des réactions américaines, et les Américains ne voyaient
dans le déploiement irakien à la frontière du Koweït qu’une manœuvre d’intimi-
dation. Sitôt connue la résolution 660 du Conseil de sécurité de l’ONU, l’amiral
Bonnot a assuré, aux côtés de l’US Navy, le contrôle de l’embargo dans les deux
détroits sensibles de Tiran et d’Ormuz, pratiquement dès le 3 août, tandis que
s’opérait une protection du transit par le Bab El Mandeb, avec les forces aériennes
de Djibouti. Le Yémen avait en effet vivement soutenu l’Irak. Quelques jours après,
le 8 août, je présentai au chef de l’État encore réticent à déployer des forces sur
le territoire saoudien, les options envisageables pour marquer davantage la pré-
sence française. Il retint l’envoi du Clemenceau, gréé en porte-hélicoptères et qui,
du 20 août au 15 septembre, allait naviguer entre le canal de Suez et la mer
d’Oman. Le Foch, gréé en porte-avions, restait disponible. Durant cette même
période, nous envoyions, sur leur demande, des renforts terrestres et aériens au
Qatar et aux Émirats arabes unis (EAU). C’était une mesure plus politique que
militaire, mais les moyens ainsi rapprochés pourraient ensuite aller renforcer les
forces engagées dans Tempête du désert. Simultanément, la préparation d’autres
forces et de leur soutien était entreprise dans les garnisons françaises. Je proposais
ainsi au gouvernement et au président de préconstituer un groupement de l’armée
de Terre d’une taille suffisante pour freiner une action offensive irakienne, sur une
direction décalée du gros des forces américaines, et un ensemble de moyens aériens
de défense aérienne, d’attaque au sol et de transport.
Le président décida d’engager la France en Arabie Saoudite le 14 septembre.
Entre le 14 et le 18, tout fut décidé entre Djeddah, où j’accompagnais Jean-Pierre
Chevènement, Riyad, où je rencontrais les généraux saoudiens et le général
Schwarzkopf, et enfin Munich où, en marge d’un sommet franco-allemand, au
cours d’un conseil de défense très restreint, le président approuva le dispositif
envisagé à Riyad avec le général Schwarzkopf, et la nomination du général
Roquejeoffre, qui arrivera sur place le 20 septembre. Il avait été préalerté par mes
soins. Le 20 septembre également, des éléments de la 6e division légère blindée
(DLB) quittèrent Toulon et suivirent l’itinéraire qui allait devenir classique : Toulon,
Suez, Yanbu, CRK. Dès le 15 octobre, le dispositif était en place.
Le 29 novembre intervint la résolution 678 qui autorisait les États coopé-
rant avec le Koweït à recourir à tous les moyens nécessaires pour faire obser-
ver les résolutions précédentes, si l’Irak n’abdiquait pas, au plus tard le 15 jan-
vier 1991. Le président m’ayant fait connaître confidentiellement sa décision de

36
MAURICE SCHMITT

participer aux actions offensives éventuelles, je me rendis à Riyad après avoir ren-
contré Colin Powell en tête-à-tête, à Paris. Il revenait de Riyad et avait fait une
escale de vingt-quatre heures à Paris. Au cours de notre entretien, il m’interrogea
sur notre éventuelle présence aux côtés des Américains en cas d’action offensive
(ils avaient alors quelque inquiétude sur notre position). Fort de ce que m’avait
dit le président, je lui dis que la France serait là, mais qu’il devait garder cette
information pour lui. À Riyad, accompagné du général Roquejeoffre, je rencontrai
le général Schwarzkopf, le 7 décembre. Il me décrivit les grandes lignes de sa
conception des opérations :
– conduire une puissante action aérienne pour neutraliser les forces vives
de l’Irak, les voies de communication, la défense aérienne, et enfin
les divisions du corps de bataille. Cette action devait durer autant que
nécessaire, en principe une quinzaine de jours ;
– détruire ensuite l’armée irakienne en l’encerclant par l’est et l’ouest,
avant de faire porter l’effort au centre, contre la garde présidentielle.
Simultanément, et même avant, retenir les forces irakiennes au Koweït
en préparant ostensiblement un débarquement.
Le général Schwarzkopf indiqua que ses forces allaient doubler avant
l’attaque terrestre, et retint ma proposition d’engager les forces terrestres françaises
à l’ouest du dispositif, en couverture face à Bagdad, proposition que j’avais déjà
faite à Colin Powell.
À mon retour, je rendis compte au président, qui approuva l’ensemble, ainsi
que le doublement des forces aériennes et terrestres confiées au général
Roquejeoffre. Avant le 15 janvier, le dispositif était en place et juste après le début
de l’attaque aérienne, la division Daguet entreprit son mouvement vers Rafha, dans
le plus grand secret.
Quelques jours auparavant, du 12 au 14 janvier 1991, j’étais retourné en
Arabie Saoudite. Le 13, accompagné du général Roquejeoffre, j’avais rencontré
Norman Schwarzkopf. Il m’indiqua que l’attaque aérienne débuterait le 17 janvier
à 2 heures du matin. J’en informai immédiatement le président, qui décida d’avan-
cer de vingt-quatre heures une convocation extraordinaire de l’Assemblée. Celle-ci
soutint la position du président par 523 voix contre 43. Le 16 au soir, le prési-
dent me fit porter l’ordre écrit confirmant l’engagement des forces françaises : il
s’agissait d’une confirmation, mais la démarche avait un caractère symbolique.
Le 17, l’attaque débuta à l’heure prévue. Nos avions participèrent, à
l’aube, à la destruction de l’aérodrome d’Al Jaber, au sud de la ville de Koweït,
en opérant à très basse altitude. Quatre Jaguar furent touchés, le capitaine
Mahagne fut blessé à la tête. Les frappes alliées ayant neutralisé l’ensemble de
la défense aérienne irakienne, nos avions attaquèrent ensuite en semi-piqué, et
au cours d’un millier de missions, ne comptabilisèrent aucune perte. Prévue pour
trois semaines au plus, la préparation aérienne en dura cinq. Comme me le dit
Colin Powell le 11 février à Washington, la météo ayant perturbé la planifica-
tion, le taux d’attrition des forces irakiennes, jugé insuffisant par le Pentagone,
nécessitait cette prolongation : il fallait prendre son temps et allonger de quinze
jours la « préparation feu ».

37
CAHIERS DU CEHD

Du 14 au 16 février, je me rendis à nouveau en Arabie Saoudite. Le 14,


le général Roquejeoffre et moi rencontrâmes le général Schwarzkopf. Il nous dit
qu’il venait de s’entretenir avec Colin Powell, et que le président Bush avait fixé
la date de l’attaque terrestre au 24, à 5 heures. Le soir du 14, j’en informai Pierre
Joxe, à l’ambassade de France à Riyad. Le 16, je me rendis à Rafha avec le géné-
ral Roquejeoffre, où nous retrouvâmes le général Janvier. Les derniers détails des
opérations de la division Daguet furent arrêtés. Trente-six heures après avoir débou-
ché, le général Janvier atteignait tous ses objectifs à 150 kilomètres au nord, après
avoir détruit une division irakienne. Il avait vingt-quatre heures d’avance. Le géné-
ral Schwarzkopf décida alors d’avancer de douze heures le débouché du corps
blindé du centre. « Nous en aurons fini vers la fin de la semaine », dis-je au pré-
sident le 25 au soir, lors d’un conseil de défense. C’était surestimer la combati-
vité de la garde de Saddam Hussein, détruite le mercredi 27 au soir. Le cessez-
le-feu intervint le jeudi 28, cent heures après le début de l’attaque.
Dans les mois qui suivirent cette guerre, où une division française avait détruit
une division irakienne, faisant 3 000 prisonniers, tout en ayant à ne déplorer que de
très faibles pertes, je relevai certains jugements concernant nos armées, caractéris-
tiques du traditionnel masochisme gaulois : nous avions une armée à réformer, dont
il fallait combler les carences. Cela me conduit à quelques mises au point.
En ce qui concerne les aspects positifs, je noterai la rapidité d’exécution de
la mise en place de nos forces, sitôt les décisions prises. Nous mettions trois semaines
là où les Britanniques, auxquels on nous comparait souvent, mettaient le double.
Je noterai également la bonne organisation de la manœuvre terrestre. Au
niveau du secret d’abord, malgré les états d’âme de certains médias : on a détecté
très tard l’implantation de la division Daguet à Rafha, trop tard pour réagir, côté
irakien. Au niveau de l’exécution ensuite, en y incluant la logistique : arrivée à
As Salman, la division Daguet avait la quasi-totalité de ses matériels aptes au
combat, après 150 kilomètres de désert rocailleux.
Je tiens aussi à souligner l’efficacité remarquable de la chaîne santé. Aucun
soldat n’est mort des suites de ses blessures. J’insiste sur le fait qu’on ne pourrait
pas mettre en place aujourd’hui un dispositif santé semblable.
J’insisterai aussi sur l’adaptabilité des états-majors et des unités de toute
nature, de toutes les armées : leur compétence et leur efficacité ont été démon-
trées. Comme je l’ai dit, la mission permanente consistait en 7 000 hommes, à
7 000 kilomètres du territoire national. Dans le Golfe, nous avons engagé 20 000
hommes à 7 000 kilomètres et le plan de relève était prêt. Nous avions en fait
trois hommes pour deux : mise en place d’un premier groupe de 7 000 à 10 000
hommes au bout de trois mois, d’un deuxième groupe équivalent trois mois après.
Nous aurions donc relevé les premiers, puis les deuxièmes avec ceux qui étaient
rentrés se mettre au vert, etc. En bref, à tous les niveaux militaires et civils de
la défense et d’autres ministères, sans oublier les compagnies de transport mari-
time et aérien, chacun a accompli sa tâche avec dévouement et compétence. On
a certes pu observer des défaillances, mais elles ont été très rares. Je mets à part
les dockers CGTistes marseillais, fidèles à leur tradition de poignarder l’armée fran-
çaise dans le dos. Le président était d’ailleurs décidé à faire intervenir les CRS
contre eux, si cela s’était révélé nécessaire.

38
MAURICE SCHMITT

Venons-en maintenant aux « carences ». La lecture de nombreux documents


des années 1970 et 1980, détenus par le Service historique de l’armée de Terre
(SHAT), en particulier les interventions des chefs d’état-major devant les commis-
sions parlementaires, montrerait que ces carences, dénoncées dans les rapports éta-
blis après la guerre par les deux assemblées, étaient parfaitement connues. Nous
dépendions des Américains pour le renseignement stratégique, encore que notre
satellite civil SPOT et le réseau des attachés de défense aient permis des recou-
pements. Ceci étant, jamais un dispositif ennemi ne fut connu avec une telle pré-
cision. Mais nous étions dépendants : nous le savions et nous le disions. Cependant,
nous n’avions pas les moyens financiers de réaliser simultanément tout ce qui était
nécessaire. La décision de construire Hélios s’inscrit dans la programmation votée
en 1988. Cette programmation aurait permis de moderniser suffisamment nos forces
à l’horizon 2000. Malgré les rapports parlementaires en question, des réductions
budgétaires drastiques ont suivi la guerre du Golfe. Je ne les critique pas : je les
constate. Elles auront retardé d’au moins dix ans la modernisation de nos forces.
Le conflit du Kosovo l’a démontré. À titre d’exemple, je citerai le cas du trans-
port aérien tactique. Le problème est bien connu.
Mais je voudrais surtout insister sur ce que l’on appelle, en jargon bud-
gétaire de la défense, le « socle », c’est-à-dire les investissements ne concernant
pas les grands programmes. Les médias s’y intéressent peu, et les directeurs de
cabinets, comme les stratèges de Bercy, considèrent toujours qu’ils sont suresti-
més par les états-majors. Mais ce sont tous les petits programmes du socle
(optique, transmissions, rechanges, munitions, habillement…) qui conditionnent le
bon fonctionnement des armées, et c’est un mal français que de les négliger.
J’avais dit un jour, en tant que CEMA, à M. Giraud : « Ce ne sont pas les chars
qu’il faut faire défiler, mais leurs munitions », pour que l’on voie que nous en
manquons. Le colonel de Gaulle dénonçait déjà cette pratique en 1938, dans La
France et son armée (1).
Un long paragraphe serait nécessaire pour aborder la question de l’impor-
tance des médias, auxquels nous avons dû faire face dans le Golfe. Il en venait
de partout, et pas seulement des journalistes accrédités « défense », compétents. Il
y avait aussi des néophytes des télévisions. J’ai dû désigner le général Gazeau
pour leur faire face. Sa maîtrise de l’anglais et ses talents remarquables de « piano-
jazz » les occupèrent et les neutralisèrent un peu. Les prisonniers eurent leur impor-
tance : j’ai obtenu l’envoi d’un régiment pour les prendre en compte, et de trente
gendarmes officiers de police judiciaire, pour que les prisonniers soient bien trai-
tés, canalisés, inventoriés, et que nous n’ayons pas de problème avec la Croix-
Rouge internationale. Je rends aujourd’hui hommage aux gendarmes.
J’en viens au dernier point que je voudrais évoquer : la composition des per-
sonnels. Appelés ou engagés ? Le débat ne date pas de la guerre du Golfe, s’agis-
sant des opérations hors d’Europe. En 1968, le gouvernement avait déjà constaté
qu’il ne pouvait engager au Tchad, en dehors de la Légion, que des formations d’ap-
pelés. D’où la décision de former quelques régiments professionnels. Ce fut long car
la France était alors celle du plein-emploi, et les conditions proposées aux engagés

(1) Charles de GAULLE, La France et son armée, Paris, 1949, p. 233.

39
CAHIERS DU CEHD

étaient peu attractives. À titre d’exemple, la professionnalisation du 8e régiment


parachutiste d’infanterie de marine (8e RPIMa) mit cinq ans. Lors de la guerre du
Golfe, nous avons constitué les forces avec des professionnels et des appelés qui
s’engageaient pour la durée de la guerre. J’en ai donné l’ordre, car je savais que
le président refuserait l’engagement d’appelés. L’opinion publique, relayée et condi-
tionnée par les médias, ne l’aurait pas accepté. D’ailleurs, les décisions du prési-
dent concernant la Marine, dont les bâtiments sont pourtant « territoire français »,
l’ont confirmé. En fait, la professionnalisation ne résulte pas des constats de la
guerre du Golfe, mais de la fin de la guerre froide, qui a réduit les besoins en
effectifs.
La victoire a aussi été celle d’un commandement américain compétent et
efficace. Tant que nous n’aurons pas, en Europe, un commandement comparable à
la structure du Central Command (CENTCOM), je préférerais voir nos forces enga-
gées sous le contrôle opérationnel américain, plutôt que sous une férule onusienne
synonyme de confusion, de lenteur et de responsabilité mal précisée, comme ce
fut le cas dans le passé avec la Force interarmées des Nations unies au Liban
(FINUL), et plus récemment en Yougoslavie, avant les réactions de 1995.
Au total, la victoire des Alliés dans le Golfe n’est pas due seulement à la
supériorité matérielle. L’armée irakienne était d’ailleurs bien équipée. Elle a avant
tout été celle de la formation, de l’instruction, de l’entraînement et de la cohésion
des hommes.

40
MICHEL ROQUEJEOFFRE

L’ENGAGEMENT DES FORCES FRANÇAISES


par le général Michel ROQUEJEOFFRE

Le 2 février 1991, je raccompagnais le général Schmitt vers son Mystère


50 sur l’aérodrome d’Al Asha, où étaient basés les avions de combat français. Il
venait de passer trois jours avec la force Daguet et son emploi du temps avait été
bien rempli par trois rendez-vous avec le général Schwarzkopf, commandant en
chef des forces américaines, le général Yoesok, commandant la 3e armée améri-
caine, et le général Luck, commandant le XVIIIe corps aéroporté. J’étais présent
à ces rendez-vous.
Au sein de mon état-major à Riyad, je lui avais aussi fourni un point sur
la planification offensive, et en ma compagnie il avait inspecté la division Daguet
et la zone logistique avant, toutes deux sous contrôle opérationnel du XVIIIe corps,
stationnées en zone d’attente au nord de Rafah. Puis il s’était rendu sur la base
aérienne d’Al Asha. Cela représentait beaucoup de kilomètres en peu de temps.
Les sites de stationnement respectifs des deux groupements logistiques avant et
arrière représentent, en kilomètres, l’équivalent de la distance qui sépare Dunkerque
de Nice. Mon PC de Riyad était aussi éloigné de celui du général Janvier, à Rafah,
que Toulouse de Paris (1).
Les faits qui se sont déroulés pendant ces trois jours sont un exemple frap-
pant des deux thèmes majeurs de l’engagement des forces françaises, que je déve-
lopperai après avoir rappelé ma mission.
Le premier thème traitera de l’organisation et du fonctionnement du comman-
dement français. La présence sur le terrain du CEMA, du commandant de la force
(COMFOR) et des deux grands commandeurs, le commandement de la division
Daguet et le commandement des forces aériennes, indique l’étroitesse des liens de
cette chaîne de commandement. Le deuxième thème sera centré sur la coopération
et la planification avec les Alliés. Les trois rendez-vous du CEMA en sont un
exemple significatif.

L’organisation et le fonctionnement du commandement.


Le 14 septembre 1990, les Irakiens envahissent l’ambassade de France au
Koweït. Cet événement entraîna des décisions qui s’enchaînèrent très rapidement.
Le 15, le président de la République décide l’envoi en Arabie Saoudite d’une force
aéroterrestre pour participer à la défense du royaume. Le 17, je suis désigné comme
commandant des éléments français en Arabie Saoudite. Cette désignation n’est pas
le fruit du hasard : depuis le mois de juin, je commandais la FAR. À ce titre,
dès le 2 août, je participais avec mon état-major à l’étude, sous l’égide de l’EMA,
des différentes formes de participation de la France à la défense de l’Arabie
Saoudite et à la pression militaire à exercer sur l’Irak pour qu’il quitte le Koweït.
Il était donc naturel que le commandant de la force qui allait intervenir dans le
Golfe soit celui qui avait participé à la planification de l’intervention, à la tête
d’une force issue à 80 % de celle qu’il commandait en France. Ma nomination a

(1) Voir annexe no 1 en fin de chapitre.

41
CAHIERS DU CEHD

aussi été facilitée par les rapports étroits qui existaient entre le CEMA, le géné-
ral Schmitt et moi-même. Ils sont dus en grande partie à la connaissance mutuelle
que nous avions tissée depuis de nombreuses années, et à la confiance que le
CEMA m’accordait.

Dans une affaire aussi sensible que la crise du Golfe, avec des interlocu-
teurs séparés par des milliers de kilomètres, il était indispensable que les princi-
paux protagonistes forment une équipe soudée par la connaissance antérieure et
l’estime réciproque. Le binôme CEMA-COMFOR, maillon essentiel d’une opéra-
tion extérieure, ne doit comporter aucune faille. En outre, avant mon départ, nous
avions mis au point avec le CEMA un accord qui se révéla judicieux : je ne rece-
vrais d’ordres que du général Schmitt, et je ne rendrais compte qu’à lui-même.
Cela signifiait qu’il ne devait pas y avoir d’ingérence externe. Cette disposition fut
strictement respectée dans tout ce qui fut opérationnel, malgré quelques tentatives
gouvernementales ou militaires.

Je précise aussi que, tout au long du conflit, je suis resté sous comman-
dement français. Ce point était précisé dans la directive personnelle que j’avais
reçue du CEMA avant mon départ : « Vous conserverez le commandement opéra-
tionnel des éléments français », confirmée le 9 janvier par une autre directive du
CEMA : « Vous restez et resterez sous mes ordres directs…, la logistique restera
sous commandement national. » Enfin, dans le protocole que j’ai signé le 17 jan-
vier 1991 avec le général Schwarzkopf, il est dit : « Les forces françaises restant
sous commandement national…»

J’apporte ces précisions pour mettre un terme à des affirmations péremp-


toires qui ont encore cours aujourd’hui. Il est dit que les forces françaises dans
le Golfe étaient sous commandement américain. C’est faux : même la division
Daguet et les forces aériennes n’ont jamais été sous commandement américain,
mais sous contrôle opérationnel, ce qui est nettement différent.

Le 19 septembre, je partis de France pour Riyad, en avion, avec un élément


d’état-major interarmées (EMIA) réduit à la capacité de l’aéronef : dix personnes.
C’était une première, car dans les interventions précédentes, les décideurs n’arrivaient
sur le théâtre qu’après la mise en place des troupes. Cette fois, une équipe peu nom-
breuse mais de haut niveau précéda l’arrivée des forces. C’était la seule façon, effi-
cace et rapide, d’analyser sur place la situation et de pouvoir dans les moindres délais
proposer à l’EMA les conditions générales d’emploi des forces françaises, le choix
des lieux de stationnement, les modalités de mise en place, les renforcements jugés
indispensables. C’était ma mission initiale, qui relevait davantage du politico-militaire
que du commandement opérationnel. Cela aussi était nouveau dans notre armée.

Cette mission initiale se situait dans le cadre plus large de la mission des
forces françaises, qui était dans un premier temps de défendre l’Arabie Saoudite
contre une invasion irakienne, puis de participer à la libération du Koweït. Pendant
mon séjour, mes responsabilités furent élargies au contrôle de l’entraînement durant
la phase défensive et la préparation de la phase offensive, au soutien des forces
engagées, au suivi et aux comptes rendus pendant l’engagement, à la préparation
et à l’exécution du désengagement et du retour en France.

42
MICHEL ROQUEJEOFFRE

Que me fallait-il pour remplir ces tâches ? En premier lieu, un état-major


adapté à ces missions. L’état-major de 10 personnes ayant débarqué avec moi sur
le sol saoudien, le 19 septembre, a été renforcé progressivement pour arriver au
moment de l’engagement terrestre à un effectif de 300 personnes, EMIA dans
lequel on note quelques cellules qui n’apparaissent pas dans un état-major tradi-
tionnel : une cellule Air subordonnée à mon adjoint Air également commandant
de l’Air (COMAIR), un centre de contrôle opérationnel interarmées réduit, un pelo-
ton de protection et des détachements de liaison. Cet état-major a parfaitement
fonctionné (2).
Quels étaient ses critères de réussite ? Au départ, il relevait d’une concep-
tion originale, comme je l’ai souligné plus haut. Il a été formé initialement comme
un véritable commando : huit officiers (sept de l’armée de Terre, deux de l’ar-
mée de l’Air) et un diplomate. Les officiers de l’armée de l’Air étaient issus de
l’état-major de la FAR et les deux aviateurs se connaissaient de longue date. Ces
renforts sont venus initialement de l’état-major de la FAR, véritable état-major
interarmées, car il comportait une cellule Air (combat et transport) et une cellule
Marine. Cette cohésion a beaucoup joué car les personnels étaient habitués à tra-
vailler ensemble, planifiant depuis la création de la FAR (en 1984) (3) de nom-
breux scénarios d’intervention, habitués aussi à jouer en manœuvre ces scénarios
d’une façon dégradée, entraînés en opérations extérieures depuis 1978 au Liban,
au Tchad, en Centrafrique. La spécificité d’engagement de la FAR obligeait à
réagir vite, à être souple et imaginatif. Cet état-major de Riyad a été le précur-
seur de l’EMIA, créé à Creil en 1993-1994.
Un autre outil indispensable pour commander était un système de télé-
communications performant. L’une des contraintes résidait dans les élongations
(cf. les distances évoquées plus haut, et les 6 000 kilomètres séparant l’Arabie
de la France). Les quelque 600 transmetteurs de Daguet ont réalisé des prouesses
techniques, utilisant tout le matériel possible en dotation dans les armées, se ser-
vant abondamment des lignes d’infrastructures saoudiennes, et innovant dans l’in-
teropérabilité des moyens de l’armée de Terre et de l’armée de l’Air. Je ne vous
citerai pas toutes les liaisons implantées sur le territoire. J’en prendrai trois : les
liaisons d’infrastructure mixant les circuits téléphoniques saoudiens, les fonctions
hertziennes de l’armée de Terre et de l’armée de l’Air, maillées avec la « bulle »
RITA (Réseau intégré de transmissions automatiques) de la division Daguet (4) ;
les liaisons par satellite, où ont été utilisées pour la première fois et ensemble
les stations légères et lourdes Syracuse ainsi que les stations Immarsat Terre et
Air ; un cas particulier : les liaisons « oméga flash (5) ». Les nombreux journa-
listes présents renseignaient en flash leurs rédactions parisiennes, par des infor-
mations brutes non contrôlées, mais arrivant plus rapidement que les comptes

(2) Cf. annexe no 2.


(3) L’intégration des officiers, non issus de l’EM/FAR ou des divisions de la FAR a été faci-
litée par la désignation de personnels ayant déjà effectué des missions extérieures ou servant à l’EMA,
l’état-major de l’armée de Terre (EMAT) ou l’état-major de l’armée de l’Air (EMAA) dans des bureaux
à vocation intervention hors d’Europe.
(4) Cf. annexe no 3.
(5) Cf. annexe no 4.

43
CAHIERS DU CEHD

rendus militaires. Ce constat m’a amené à mettre en œuvre une chaîne identique
en rapidité, délivrant elle aussi de l’information brute, mais recoupée plus tard
par les circuits traditionnels. Cette chaîne « oméga flash » a procuré au CEMA,
et au-delà aux instances supérieures, des renseignements fiables, précédant ceux
des médias (6).
Je ferai deux observations. Pour la première fois, nous avons utilisé le tom-
fax chiffrant, ce qui a fait faire un bon considérable dans la réception et l’envoi
des comptes rendus. Seconde observation : une station lourde Syracuse TL 10,
implantée à mon PC à Riyad, a permis une liaison téléphonique « Secret Défense »
du COMFOR avec les abonnés du réseau de cryptophonie de haute sécurité (CHS),
en particulier le COA de l’EMA, la division Daguet, la base aérienne d’El Asha,
ALINDIEN (amiral commandant la marine de l’océan Indien), et c’est ainsi que
plusieurs fois par jour je pouvais dialoguer directement avec le général Schmitt ou
avec mes subordonnés, puis confirmer par fax chiffré.
Dans le domaine des télécommunications, cette opération a mis en valeur
des enseignements majeurs, à savoir : utiliser au mieux l’infrastructure existante ;
disposer de façon systématique de liaisons militaires par satellite ; disposer de
moyens RITA adaptés à un engagement extérieur (climatisation des stations, aéro-
transportabilité de centres nodaux...) ; prévoir des groupes de protection spécifiques
pour les stations isolées ; posséder des stations FM travaillant en évasion de fré-
quence ; posséder des moyens d’extrémités modernes et adaptés (équipements de
cryptophonie, tomfax chiffrant, petits autocommutateurs...) ; parfaire l’interopérabi-
lité entre les matériels de l’armée de l’Air et ceux de l’armée de Terre. J’espère
que ces éléments auront été pris en compte par les différents plans d’équipement.
Les effectifs français de la force Daguet à la veille de l’intervention ter-
restre, le 23 février, étaient de 14 700 hommes. L’effectif total de Daguet (avec
les relèves) s’élève à environ 16 500 hommes. La division Daguet, ayant sous
contrôle opérationnel aux alentours de 3 500 soldats américains, représentait 13 000
hommes. Le personnel santé, en plus des 464 PEVA, était de plus de 1 000 per-
sonnes, en pourcentage supérieur à l’effectif santé américain. Les capacités de la
force à la même date comportaient 365 lanceurs antichars, toutes catégories confon-
dues, Air et Terre, tubes et missiles, une cinquantaine de lanceurs antiaériens.
L’artillerie française représentait 38 tubes (canons et mortiers), ce qui était vrai-
ment insuffisant ; heureusement, la division Daguet avait sous contrôle opération-
nel près de 80 canons ou lance-roquettes multiples (MLRS) américains (7).

Planification et coopération avec les Alliés.


Je ne parlerai que de la planification et de la coopération avec les
Américains. Si, pendant l’automne 1990, je me suis essentiellement consacré à
mettre au point les actions au profit des Saoudiens, j’ai vite pris contact avec
le général Schwarzkopf, commandant initialement les forces américaines présentes
sur le théâtre et futur commandant de facto de ce théâtre. Cinq jours après mon

(6) Cf. annexe no 5.


(7) Cf. annexes no 6 et no 7.

44
MICHEL ROQUEJEOFFRE

arrivée, j’eus un premier entretien avec lui. Immédiatement, nos rapports furent
marqués par une grande franchise et une volonté de coopération étroite, ce qui
n’était pas évident a priori. Nous ne nous connaissions pas. Nos commandements,
bien qu’orientés tous les deux vers des actions extérieures sur les mêmes théâtres,
n’avaient jamais été en relation. Le concept d’emploi de la FAR, applicable à la
composante terrestre de la force Daguet, était mal connu aux États-Unis. Je pro-
fitais de ces premières rencontres pour lui présenter l’aptitude originale et exclu-
sive de cette force. Il avait tout de suite été réceptif à cet apport qualitatif des
éléments français dans une éventuelle phase offensive. Le général Schwarzkopf
avait besoin d’une force capable d’effectuer un raid offensif rapide et de couvrir
le flanc gauche de la coalition. Il écrit dans ses mémoires : « And the French
units fit the ticket exactly. » C’est à partir de ce moment que les forces améri-
caines considérèrent les forces françaises comme un élément dont la qualité et la
spécificité effaçaient largement la quantité, dont certains nous reprochaient la fai-
blesse. D’ailleurs, à la fin des opérations offensives, le général Schwarzkopf m’a
confié que l’une de ses premières décisions, s’il avait été chef d’état-major de
l’armée de Terre américaine, poste qu’il a refusé, aurait été de créer une force sur
le type de la force d’action rapide, dont le concept était centré autour de l’aéro-
mobilité, de la mobilité terrestre due à un équipement uniquement en engins à
roues, des transmissions spéciales et spatiales, un armement puissant sous un faible
poids et une logistique de corps expéditionnaire. Le général Sullivan, chef d’état-
major de l’armée de Terre (CEMAT) américain en 1992-1993 y réfléchissait et je
constate qu’à partir de 2001 l’US Army se dote de brigades légères équipées de
blindés à roues de moins de 20 tonnes, inspirées des enseignements de la guerre
du Golfe « avec ses progressions rapides et enveloppantes ».
Mi-novembre, m’appuyant sur les instructions reçues de Paris « être en
mesure de participer à un mouvement offensif décidé par l’ONU » avec un groupe
très restreint d’officiers de mon état-major, je mis au point plusieurs scénarios
offensifs applicables à la division Daguet et à la composante aérienne française.
Évidemment, je les fis approuver par le général Schmitt et je pus les présenter à
Schwarzkopf, après le vote par l’ONU de la résolution 678 qui autorisait l’emploi
de la force pour libérer le Koweït. Très intéressé, comme je l’ai dit plus haut, par
le rôle essentiel que pouvait jouer notre composante terrestre dans la manœuvre
d’ensemble, le général Schwarzkopf accepta la mission proposée pour la division
Daguet, précédant le XVIIIe corps, dans le secteur le plus à l’ouest du dispositif,
mettant ainsi en application ses capacités de manœuvre rapide sur terre et dans
les airs, avec de vastes débordements et des capacités de destruction puissante et
par surprise. Il a pu ainsi déclarer dans ses mémoires, après la libération du
Koweït : « Peu de personnes savent qu’à la fin du premier jour de l’attaque ter-
restre, après avoir réalisé leur percée fantastique, les forces françaises se trouvè-
rent le plus au nord, le plus à l’ouest. C’étaient elles qui avaient le plus profon-
dément pénétré en Irak. Elles ont accompli, avec succès, les missions qui leur
avaient été confiées et ce d’une manière formidable ! »
La planification officielle avec les Américains a duré du 18 décembre (pré-
sentation aux Français des scénarios de la 3e armée américaine et du XVIIIe corps
américain) jusqu’à la veille de l’attaque aérienne. Les projets des plans d’inter-
vention, aussi bien de la composante terrestre que de la composante aérienne, ont

45
CAHIERS DU CEHD

fait l’objet de nombreuses réunions franco-américaines, d’envois à Paris pour


acceptation ou modification, de liaisons d’officiers de l’EMIA vers l’EMA et de
venues nombreuses du CEMA sur le terrain. Il en est sorti un plan général de
la manœuvre terrestre 8 ainsi que l’organisation du commandement où l’on voit
apparaître la division Daguet et les bases aériennes françaises (9).
Comme je l’ai dit, les forces françaises ne furent jamais sous commande-
ment américain. J’insiste à nouveau sur ce point, et je cite le protocole signé avec
le général Schwarzkopf le 17 janvier : « Les forces aériennes participent, sous
contrôle opérationnel d’AFCENT (Forces alliées du Centre-Europe)... la division
Daguet, avec les éléments logistiques prévus pour son soutien, sont placés sous
contrôle opérationnel du XVIIIe corps américain. » Le contrôle opérationnel, notion
inventée par les Français au sein de l’OTAN, plaçait des forces à disposition d’un
grand commandement allié, pour une durée déterminée, dans un cadre espace-temps
bien défini, avec la possibilité pour le commandement français de retirer ses forces
si le contrat n’était pas respecté. On est loin de la « mise sous commandement ».
Deux points particuliers sont à souligner. Tout d’abord, contrairement à ce
qui a été écrit dans certains rapports, les officiers de l’EMIA connaissaient les
« procédures OTAN » : la FAR avait exécuté en 1987 le premier exercice en ter-
rain libre avec l’armée allemande, mobilisant autant d’hommes, se déplaçant sur
une aussi grande distance : c’était Kecker Spatz. Mais en Arabie Saoudite, ces offi-
ciers de l’EMIA n’auront pas à employer ces procédures. En effet, les Américains
ne les utilisaient pas : ils utilisaient celles de CENTCOM, ce qui a d’ailleurs pro-
voqué quelques difficultés internes entre le général Schwarzkopf et son comman-
dant du VIIe corps américain, qui appartenait à l’OTAN et venait d’Allemagne.
Ensuite, les correspondants pour la planification et la conduite des opéra-
tions étant nombreux, il a fallu armer beaucoup de détachements de liaison (10). Au
total, du côté français, l’effectif était de plus de 50 officiers. On note aussi le
nombre important de DL/Air. Il fallait que notre aviation soit en parfaite symbiose
et coordination avec l’aviation alliée. Il ne pouvait en être autrement dans un espace
aérien restreint. Plus de 2 000 avions sortant par jour ne peuvent le faire sans acci-
dent qu’avec un contrôle aérien concentré dans la même main. Un état-major de
liaison auprès du XVIIIe corps américain, appelé EMALIUS, fort de 13 officiers
était chargé de participer à la planification de la division Daguet et d’assurer la
liaison avec le VIIe corps américain et les forces spéciales. Cette création, unique
en son genre, avait été rendue nécessaire d’une part par les distances entre Riyad
(COMFOR) et Rafah (XVIIIe corps), de l’ordre de 700 kilomètres, et d’autre part,
vis-à-vis de la division, par la nécessité d’avoir un élément de planification basé
au PC du XVIIIe corps.
Les excellentes relations personnelles que j’avais avec le général
Schwarzkopf facilitèrent mon accès, et celui de mes subordonnés, à la War Room
américaine où, à partir du 17 janvier, un siège me fut réservé à la table que pré-
sidait le commandant en chef américain, faveur que je partageais uniquement avec

(8) Cf. annexe no 8.


(9) Cf. annexe no 9.
(10) Cf. annexe no 10.

46
MICHEL ROQUEJEOFFRE

le commandant des forces britanniques, le général Sir Peter de La Bilière. Cet


accès quotidien me permit d’être renseigné en permanence, en même temps que
le commandant de théâtre, et de faire part de mes suggestions lors de décisions
importantes. Ce fut particulièrement le cas en deux occasions. Une première fois,
quand fut prise la décision d’avancer de douze heures l’offensive des forces alliées
après la percée très rapide de la division Daguet vers As Salman, le 24 février
1991. C’est d’ailleurs moi qui ait appris au général Schwarzkopf que la division
Daguet était à Rochambaud puis à Al Salman, avant que sa chaîne de comman-
dement ne le lui dise. Une seconde fois avant la rencontre de Safwan, en Irak,
où, le 3 mars 1991, se tenait la réunion entre les coalisés et les responsables
militaires irakiens, réunion basée uniquement sur les aspects militaires du cessez-
le-feu. Le prince Khaled Ben Sultan, chef des forces coalisées arabes, et le géné-
ral Schwarzkopf devaient être seuls face aux deux généraux irakiens. Les autres
commandants des forces étaient dans la salle. Dans les jours qui précédèrent cette
rencontre, le général Schwarzkopf, le général de La Bilière et moi-même, sans
autre témoin, avions décidé du lieu, de l’ordre du jour, des participants et surtout
du contenu des points qui seraient proposés aux Irakiens. On y décida aussi que
le commandant en chef américain ne prendrait en séance aucune initiative contraire
ou non prévue par rapport aux textes sans nous en parler. Il a fallu pour cela
trouver un subterfuge que nous avons d’ailleurs employé. Il était évident qu’après
le conflit, cette expérience d’étroite collaboration ne devait pas rester sans suite.

Ce fut un des points que je développai longuement dans mon rapport d’opé-
rations : « Le théâtre imparti à Central Command (l’Afrique orientale depuis la
Libye, le Proche et le Moyen-Orient jusqu’au Pakistan inclus) risque d’être dans
les prochaines années une zone où la France aura à intervenir, dans un conflit de
même intensité que celui du Golfe ou d’une autre nature. La France ne sera cer-
tainement pas seule : ce sera de nouveau au sein d’une coalition où automati-
quement les Américains seront présents. » Depuis, l’affaire de Somalie, entre autres,
ne m’a pas démenti.

Il était donc souhaitable que des contacts très serrés soient établis entre les
commandements américains et français, de façon à ce que les personnes qui
seraient de nouveau amenées à combattre ensemble se connaissent déjà, aient eu
des relations étroites et fréquentes, et se soient entraînées en commun. Je préco-
nisais donc dans mon rapport : des rencontres annuelles entre commandeurs, la
mise en place d’officiers de liaison, des échanges et visites réciproques au niveau
des états-majors, des études en commun de scénarios d’intervention permettant de
réfléchir sur les aides réciproques, logistiques en particulier, les engagements pré-
visibles, etc. Je préconisais enfin la participation à des exercices et manœuvres
communs aussi bien sur le théâtre qu’en France ou aux États-Unis. J’ai été satis-
fait de constater que nombre de mes propositions avaient été retenues. Leur réa-
lisation a permis que la planification de notre intervention en Somalie, la mise en
place de notre contingent, l’exécution des premières missions, se déroulent effica-
cement, en raison des délais extrêmement courts pour réagir. À cette occasion,
nous avons envoyé un petit état-major à San Diego auprès du commandement des
Marines, qui devait prendre le commandement en Somalie. Nous avons donc par-
ticipé à la planification de cette intervention.

47
CAHIERS DU CEHD

En dehors des facettes du commandement et de la planification en coopéra-


tion avec les Alliés, il serait intéressant qu’au cours d’autres tables rondes nous
parlions du renseignement, de la logistique, de la chaîne santé, de la médiatisation,
des équipements, de la projection des forces, des délais, de l’emploi justifié des
réservistes, de l’appui aérien direct, etc. Je pense que les opérations d’ouverture
de l’ambassade de France au Koweït, les actions humanitaires à Al Salman et dans
la ville de Koweït mériteraient aussi quelques instants. Enfin, comme le général
Schmitt l’a dit, tout ce qui a trait à l’homme devrait faire l’objet d’un débat par-
ticulier, le soldat étant l’élément le plus important de tout conflit. L’arme ultime
et la plus sophistiquée est le combattant individuel.
Pour terminer, je voudrais dire que nous n’avions pas à aller à Bagdad,
car ce n’était pas notre mission. Cette guerre ne fut pas atypique, mais fut une
vraie guerre d’un genre nouveau. Cela mériterait aussi d’être développé. Je conclu-
rais en souhaitant que, dix ans après, les débats autour du syndrome du Golfe
n’occultent pas le fait que dans la guerre du Golfe, la France, placée au sein
d’une coalition, a remporté une victoire et participé à la libération d’un pays sié-
geant à l’ONU, envahi par un autre pays siégeant à l’ONU. Les forces françaises
ont ainsi contribué au respect du droit international et au rétablissement de la
paix dans cette région, où malheureusement l’état durable de cette paix reste
encore très précaire.

48
MICHEL ROQUEJEOFFRE
ANNEXE 1

49
50
ANNEXE 2

EMIA DAGUET
(Au 12 février 1991)
EFFECTIFS
CAHIERS DU CEHD

TERRE 265
AIR 64
MER 3
TOTAL 332

COMMANDEMENT CABINET

COMELEF DAGUET SECRET

AIR 16 ADJOINT ET COMAIR CHANCELL. 36

ADJOINT TERRE SIRPA

COL. ADJ. TERRE DPSD

CONTRANS 57 TERRE DIRSAN 1

TERRE CEM 43

OPS OPS MOYENS


C.C.O. 24 LOGISTIQUE 35 COMMISSARIAT 13 EML 21
SITUATION 47 CONDUITE 14 GÉNÉRAUX 26

PROTECTION 31
MICHEL ROQUEJEOFFRE

ANNEXE 3

SCHÉMA DES LIAISONS D’INFRASTRUCTURE


ET DE LA COUVERTURE RITA

51
CAHIERS DU CEHD

ANNEXE 4

SCHÉMA DES LIAISONS PAR SATELLITE

52
ANNEXE 5

LIAISONS DE LA CHAÎNE « INFORMATIONS IMMÉDIATES OPÉRATIONNELLES


DE COMMANDEMENT » BAPTISÉE OMÉGA FLASH

53
MICHEL ROQUEJEOFFRE
CAHIERS DU CEHD

ANNEXE 6

EFFECTIFS « DAGUET » (au 23 février 1991)

54
MICHEL ROQUEJEOFFRE

ANNEXE 7

CAPACITÉS « DAGUET » (février 1991)

60 HAC HOT

24 VAB HOT

44 AMX 30 B2
FEUX
AC
96 AMX 10 RC

12 ERC 90

99 MILAN

26 JAGUAR
FEUX
AS
4 F1 CR

FEUX
14 Mi 2000 C
AA

18 155 TR F1
ARTI
SS
20 Mortiers 120

26 MISTRAL

ARTI
6 STINGER
SA

5 CROTALE

55
56
ANNEXE 8

PLAN GÉNÉRAL DE LA MANŒUVRE TERRESTRE


CAHIERS DU CEHD
ANNEXE 9
ORGANISATION ASOC ASOC ESCC ARCCC TACC BASES
CRK DHARAN DHARAN RIYAD RIYAD FR
DU COMMANDEMENT

CENTAF

EM US NAVCENT
COMBINE CENTCOM
SOCCENT

JFCO JFCN JFCE ARCENT MARCENT

SA PAK SA KW EG SY SA KW MAR 18e CA 7e CA 1er MEF

QTR
NIG
SNG DIV
24 82 101
OMAN DAG

BARH
EAU

BENG

57
MICHEL ROQUEJEOFFRE
CAHIERS DU CEHD

ANNEXE 10

DÉTACHEMENTS DE LIAISON
EM COMB
EMIA DAGUET AS/US
RIYAD
COMELEF
CENTCOM
B.RENS DAGUET US
RIYAD
US ZONE
TACC DL COMAIR EST
RIYAD ARCENT ARCENT
US
RIYAD
ESCC
CRC
US 18e
MADOC COMDIV
DHARAN TACP EMALIUS CORPS
DAGUET
DIV US

ASOC COMZONE
US
DHARAN NORD
FAC
1er RS

7e CA
AVION
US US
ABCCC
FAC
1er REC
ASOC FS
MADOC US
CRK US
SDCT
FAC
2e REI
OFF AS
AL AHSA

LÉGENDE DL FR
EN PLACE
DL FR
À VENIR
DL ALLIÉ
EN PLACE

58

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