NOUV E AU REGARD

Photographe indépendant installé dans le Nord de la France, Cédric “K-poon” Dubus développe depuis quelques
années un travail personnel très éloigné des impératifs de la photo de commande. Délaissant la technologie
numérique pour la poésie du télémétrique argentique, il arpente les rues en quête du “hasard heureux”. Dans le
sillage des maîtres de la Street Photography, il essaie en toute humilité de trouver la distance juste par rapport aux
choses et aux gens. Il nous explique ici son engouement pour cette discipline d’équilibriste.

K-poon Dubus
“La ville silencieuse”

 82 83 
 84 85 
RP : Quand as-tu commencé à travailler
sur cette série ?
K-poon Dubus : Les photos les plus anciennes
datent de 2003, mais la plupart sont assez
récentes. En fait, je me suis vraiment mis à cette
série il y a trois ans, suite à un licenciement.
J’étais photographe de studio pendant plusieurs
années pour une grande enseigne de vente à
distance et, du jour au lendemain, le studio a
fermé. Finalement, c’est tombé à point nommé :
ça m’a donné un bon coup de pied pour me
lancer. J’ai été véritablement nourri à la Street
Photography, et je me suis toujours demandé
comment ces gars faisaient pour obtenir de
telles images. La réponse est de savoir trouver
la bonne distance. Je pense aujourd’hui avoir
trouvé la mienne, même si rien n’est jamais figé.
Je me suis forcé à me rapprocher, à prendre les
gens de face. Tout en restant le plus discret
possible. Je ne cherche pas à être intrusif, à la
façon de Bruce Gilden par exemple. Je ne veux
pas agresser les gens, ça n’apporte rien de bon.
Ce qui m’intéresse, c’est de
saisir les passants perdus
dans leurs pensées. Je pré-
fère donc qu’ils ne me voient
pas, mais je ne me cache pas
pour autant : je passe, je
déclenche, et je continue
mon chemin. La façon de
marcher, la gymnastique du
corps, c’est essentiel. Ça ne
m’arrive pas souvent de me
faire interpeller. Et s’il m’ar-
rive d’être repéré, la photo peut aussi fonction-
ner. La première image du dossier ne tient
qu’avec ce regard. La photo du gamin avec sa
grand-mère aussi. Je montais l’escalator, eux
descendaient. J’ai fait deux vues juste avant,
mais l’enfant ne me regarde pas et il n’y a pas
ce réflexe de protection de la part de la grand-
mère. C’est la troisième qui fonctionne.
En quoi le choix du matériel est
important dans cette démarche ?
Ce n’est pas avec un gros zoom que l’on peut
faire ce type d’images. Un télémétrique est bien
plus discret, et puis les gens ne vous prennent
pas au sérieux. C’est pourquoi j’ai revendu tout
mon équipement Canon pour un Leica M6. Je
 86
ne suis pas passionné de matériel, mais c’était
pour moi le meilleur compromis entre sensua-
lité, rapidité et discrétion. J’ai commencé avec
un 50 mm, qui m’a appris à cadrer de façon
rigoureuse, puis je suis passé au 35 mm qui
oblige à se rapprocher davantage. Là, j’ai choi-
si un Summicron à ouverture f:2 pour son faible
encombrement, les récents f:1,4 étant trop
proéminents. Et pour réagir plus rapidement,
j’ai changé le M6 contre un M7 à exposition
semi-automatique. Je travaille la plupart du
temps en hyperfocale à f:16, ça me permet
d’être net à partir d’un mètre environ. C’est
important pour moi de me limiter à un boîtier,
un objectif et un film que je connais bien. Sinon
on s’y perd vite. En matière de film, j’ai long-
temps travaillé avec l’APX 400 d’Agfa qui est
aujourd’hui arrêté. En attendant les nouveaux
films d’Adox qui seront proches de ceux d’Ag-
fa, je me suis rabattu sur de la Kodak Tri-X. Je
ne développe plus les films moi-même, je les
donne à un petit labo puis je les scanne et je les
imprime en jet d’encre.
Comment procèdes-tu
à l’éditing ?
Pour moi, c’est fondamental
de travailler en deux temps
bien distincts. Quand je
photographie, et je photo-
graphie beaucoup car j’ai
toujours mon Leica sur moi,
j’essaie d’évacuer toute
réflexion. Je le fais comme
je le sens, de façon très intuitive, sans m’encom-
brer de considérations superflues. Je suis dans
l’instant, l’esprit disponible. Comme disait
Cartier-Bresson, “Il ne faut pas vouloir, il faut
être prêt”. Au moment de l’éditing seulement,
je redescends de mon exaltation, je reprends
pied avec la réalité. Je peux alors commencer
à juger mes images avec la distance critique
nécessaire. Seul l’argentique me permet de
séparer clairement ces deux étapes, de respec-
ter cette latence nécessaire. J’ai essayé de
travailler en numérique mais pour ce genre
d’images ça ne me convient pas du tout : je ne
peux pas m’empêcher de regarder les photos,
de les effacer, et de les refaire. En argentique je
suis plus strict avec moi-même. Pour chaque
image, il y a un hasard heureux ou il n’y en a
pas. C’est tout.
Que cherches-tu à montrer malgré
tout à travers tes images ?
Ma démarche n’est pas documentaire, je ne
cherche pas à cadrer un territoire social ou
géographique. Ces photos ont été prises à Lille,
à Berlin, à Paris… Ce qui me tient à cœur, c’est
de restituer une impression, un ressenti, d’où
l’importance de l’état d’esprit dans lequel je me
trouve. Cela a davantage à voir avec le climat,
la lumière. Je suis très sensible à la beauté de la
lumière du Nord, qui donne des ambiances très
subtiles. La notion de dernière lumière est très
importante pour moi : j’aime photographier avec
ce que la lumière peut me donner, et tant pis si
c’est flou. D’ailleurs j’ai remarqué que je faisais
bien plus d’images en hiver qu’en été. Je suis très
admiratif du travail de certains photographes de
l’est, comme Klavdij Sluban, un grand photogra-
phe du silence. Comme lui, j’aimerais aller
davantage vers le paysage, urbain d’abord et
pourquoi pas naturel. Je ne compte pas pour
autant abandonner la Street Photography, mais
c’est vrai qu’au bout d’un moment ça peut deve-
nir redondant : on collectionne les visages mais
pas forcément la bonne photo. Je cherche le
moyen de relier les deux : l’humain et le paysage.
L’idéal serait d’exposer ce travail, cela me per-
mettrait de mettre un peu d’ordre dans mes
images. Pour l’instant, je mets mes images en
ligne, cela permet de partager des idées, d’ex-
plorer de nouvelles voies.
Comment arrives-tu à articuler tes
activités personnelles
et professionnelles ?
Depuis que j’ai arrêté le packshot et la mode, je
réalise des commandes alimentaires dans la
région pour des entreprises. Il s’agit le plus sou-
vent de photos d’employés de bureau. D’un point
de vue créatif, ce n’est pas exaltant, mais ça
m’aide beaucoup pour mon travail personnel, et
pas seulement financièrement : ces gens ne sont
pas des mannequins, ils n’ont généralement pas
envie d’être photographiés. Ces confrontations
sont néanmoins très enrichissantes et débou-
chent parfois sur des portraits intéressants.
Propos recueillis par Julien Bolle
87 