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POURQUOI LES PAUVRES VOTENT À DROITE : UN OUVRAGE CAPTIVANT QUI


POSE UN NOUVEAU REGARD SUR LA PARTICIPATION ÉLECTORALE AUX
ÉTATS-UNIS

Thomas Frank est un journaliste américain diplômé en Histoire de l’Université de Chicago. Il


écrit régulièrement des articles pour le Harper’s magazine, The Cicago Reader, et le Monde
diplomatique1. Dans Pourquoi les pauvres votent à droite : comment les conservateurs ont gagné
le cœur des États-Unis (et celui des autres pays riches), Frank aborde la question de la
participation électorale des habitants du Kansas et de l’Amérique moyenne. Son étude originale,
baignant dans un paradigme culturaliste, propose un nouveau regard sur le choix politique des
Américains. L’œuvre de Frank défie les approches économiques de la participation électorale et
prend position en soulignant la place prépondérante qu’occupent les questions culturelles dans la
participation électorale. Ouvrage provocateur, original, mais également controversé, Pourquoi les
pauvres votent à droite, au-delà de la question des préférences électorales, ouvre la porte sur une
nouvelle façon de concevoir la politique américaine et le rapport dynamique des acteurs sociaux
qui structurent la vie quotidienne.
Dans Pourquoi les pauvres votent à droite, Thomas Frank se livre à une analyse détaillée des
valeurs et des enjeux qui stimulent l’appétit politique des habitants du Kansas, aux États-Unis. Le
but de Frank est de rendre compte d’un paradoxe électoral qui marque le Kansas depuis plusieurs
décennies. Alors que le Kansas est l’un des États américains les plus pauvres, sa population a
choisi de voter à droite, pour le parti républicain. La thèse de Frank consiste précisément à
montrer que le choix électoral des résidents du Kansas n’est pas le produit d’un clivage
bourgeois/prolétaires marxiste, en vertu duquel la classe des travailleurs voterait pour un parti
favorisant une société plus égalitaire et une redistribution des richesses plus équitable, mais que
ce choix est plutôt le produit d’une guerre culturelle.
Par « guerre culturelle », Frank fait référence à la vision réactionnaire qui détourne l’attention des
habitants du Kansas des questions économiques vers des enjeux de préservation de valeurs
culturelles conservatrices. Pour Frank, cette guerre culturelle oppose actuellement l’Amérique
des villes à l’Amérique des plaines, restée accrochée à des valeurs traditionnelles. En effet, Frank
décrit cette opposition entre l’Amérique des grandes plaines républicaine et l’Amérique des
grandes villes démocrate sous le concept de « Deux Nations » (Frank 2008, 54). Selon Frank,

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PBS. 2011. Thomas Frank. En ligne. http://www.pbs.org./now/politics/frank.html (site consulté le 23 mars 2011)
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l’Amérique des plaines (le Kansas en fait partie) partage les valeurs d’humilité, de loyauté aux
valeurs américaines traditionnelles, de piété, de modestie et du travail, alors que l’Amérique des
grandes villes est composée de libéraux démocrates orgueilleux, qui tentent prétentieusement de
changer le monde, et que Frank baptise sous le nom de « buveurs de latte » (p. 62).
Frank cherche donc à démontrer que c’est l’authenticité aux valeurs américaines qui divise les
États-Unis, et non la question économique. Cependant, la thèse de l’auteur est également
révélatrice du regard pessimiste, voire sarcastique, que Frank pose sur le Kansas et les États-Unis.
En fait, Frank montre également que le souci de la préservation de l’authenticité culturelle des
habitants du Kansas a éconduit des millions de travailleurs Américains à se détourner de la
recherche du bien-être économique pour une lutte d’authenticité culturelle. Or, Frank montre
justement que cette vaine lutte pour l’authenticité culturelle a plongé le Kansas, et une bonne
partie des États-Unis, dans une sorte d’aveuglement aux questions économiques, questions qui
devraient, a priori, être chères à l’Amérique moyenne. Cet aveuglement est décrit par Frank
comme une incapacité de voir les problèmes réels du présent dont font preuve des millions
d’Américains. Pour Frank, ce sont précisément les questions d’authenticité culturelle qui ont joué
le rôle d’ opium du peuple pour des millions d’Américains, les empêchant de faire des
« connections intellectuelles entre les divers éléments du monde réel » (p. 315). La suite de cet
article vise justement à rendre compte de ce rôle d’opium qu’incarne l’authenticité culturelle aux
États-Unis, selon Frank.
Pour expliquer le caractère politique actuel du Kansas, Thomas Frank inscrit le conservatisme
républicain d’aujourd’hui dans un continuum historique qui remonte au XIXe siècle. Dans les
années 1890, alors que les États-Unis connaissaient des révoltes ouvrières et des mouvements
socialistes à travers le pays, Frank souligne que c’est le Kansas qui s’était montré le plus radical
et le plus « gauchiste » de tous les États américains. En effet, l’endettement des fermiers du
Kansas a donné lieu à un mouvement populiste qui rassembla les travailleurs contre les dirigeants
de l’État, les riches propriétaires. Cette vague de protestations du XIXe siècle semblait annoncer
un changement de fond de la politique du Kansas :

Mais c’est au Kansas que le radicalisme fut poussé le plus loin. Comme si un paysage aussi peu accidenté avait
nécessairement inspiré des désirs de tabula rasa sociale ou la vision d’un État dont les institutions pourraient être
refondées pour créer la société la plus juste que l’esprit de l’homme puisse concevoir. (p. 68)

Pourtant, le Kansas d’aujourd’hui se situe aux antipodes d’un esprit socialiste. Alors que les
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fermiers du XIXe siècle protestaient contre la hausse des prix, l’endettement, et la domination des
riches, Frank montre que les ouvriers du Kansas d’aujourd’hui sont empreints d’un
conservatisme de droite qui les pousse à accepter et à préserver les valeurs conservatrices et une
politique de libre marché même si celle-ci les plonge dans la pauvreté et dans la dépendance
vis-à-vis des grandes multinationales (p. 130). Pour expliquer ce glissement paradoxal d’une
classe ouvrière gauchiste, radicale, désireuse de réformes sociales du XIXe siècle à une classe de
travailleurs conservateurs républicains d’aujourd’hui, Frank met l’accent sur le rôle crucial qu’a
joué la Grande Réaction de la fin des années 1960 dans la conversion des mentalités des gens du
Kansas. Frank caractérise cette Grande Réaction comme étant un passage d’un conservatisme
fiscal à un conservatisme axé sur des questions sociales. Frank insiste sur le fait que « le principe
de base de ce mouvement est que la culture l’emporte de loin sur l’économie en matière d’intérêt
public » (p. 31). Le Kansas d’aujourd’hui, baignant dans cet esprit de la Grande réaction, présente
une structure atypique des classes sociales.
Si les Républicains ont désormais conquis le Kansas, c’est bien grâce à une lutte culturelle plutôt
qu’à l’aide de questions économiques. Il en découle que l’expression de « classe sociale » mérite
d’être reformulée pour « classe culturelle ». En effet, Frank soutient que « les habitants du
Kansas n’ont cure des questions économiques », mais que ces habitants « ne se penchent que sur
les questions essentielles telles que, par exemple, la pureté de la nation » (p. 110-111). Les
classes culturelles qui s’affrontent au Kansas sont donc celle des travailleurs humbles, attachés à
un souci d’authenticité culturelle, et celle des libéraux, des dirigeants qui prétendent imposer
leurs façons d’agir aux réactionnaires : « Pour les réactionnaires, notre culture, notre système
éducatif et notre gouvernement sont aux mains d’une classe dirigeante surdiplômée qui professe
le plus profond mépris pour les us et les opinions des gens ordinaires. » (p. 163).
Aujourd’hui, les travailleurs du Kansas se mobilisent dorénavant sur des enjeux culturels. En
outre, Frank montre que le Kansas n’est plus partagé entre une branche républicaine et une
branche démocrate, mais bien entre deux branches républicaines : les modérés et les
conservateurs. Selon Frank, le facteur de l’émergence de la branche conservatrice est constitué de
l’ensemble des événements qui, depuis le milieu du XXe siècle, ont déclenché un sentiment
d’indignation chez une bonne partie de la population du Kansas : « L’indignation est le grand
principe esthétique de la culture réactionnaire. » (p. 171). En outre, le mouvement
anti-avortement, Operation Rescue, permit l’identification de milliers d’habitants du Kansas à
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une position politique conservatrice commune; celle de l’indignation contre les prétentions des
grandes villes à prendre des décisions dans le non-respect des valeurs puritaines (p. 138).
Dorénavant, les Républicains réussissent à gagner le cœur des États-Unis (le Kansas) grâce à leur
identification à l’authenticité culturelle tant chérie par les Américains des grandes plaines.
Cependant, Frank dénonce le fait qu’une fois au pouvoir, les Républicains délaissent les
questions culturelles pour se concentrer sur un « système économique avec des bas salaires et des
réglementations extrêmement souples » (p. 31), système qui nuit aux travailleurs du Kansas.
C’est en cette voie que Frank conclut son éditorial en affirmant que « dans le grand défilé de
l’ignorance, [son] État d’origine [le Kansas] occupe fièrement sa place au premier rang » (p.
316).

Pour être en mesure de développer son argumentaire, Thomas Frank recourt à une méthodologie
journalistique qui se décompose en trois volets principaux : l’observation directe, la recherche
documentaire, et le récit de vie.
Frank a recours à l’observation directe de façon essentiellement marginale; il n’y a recours que
pour introduire ses propos, pour donner un aperçu des régions géographiques qu’il étudie. En
outre, Frank utilise l’observation directe pour présenter des villes du Kansas sur lesquelles il
porte son attention. Ainsi, Frank introduit sa description de Mission Hills en observant que « les
demeures y sont plus petites, les domestiques rares, et la mode est à la jungle dans les cercles
horticoles » (p. 82-83). L’observation directe occupe cependant une place limitée dans l’approche
analytique de Frank. En effet, le but de l’auteur est d’expliquer un paradoxe électoral, c’est-à-dire
un comportement social des habitants du Kansas. Or, une telle étude de la sociologie électorale
du Kansas nécessite l’analyse des manières de penser et d’agir des individus, exigences que la
simple observation directe ne peut combler à elle seule.
Ayant vécu au Kansas, Thomas Frank constitue un sujet d’étude approprié pour expliquer les
choix électoraux des habitants de cet État. Il n’est donc pas anodin que Frank ait choisi d’inclure
dans sa méthodologie de recherche ses propres témoignages issus de son récit de vie. Frank se
sert de son récit de vie pour éclairer la réalité sociopolitique actuelle du Kansas à l’aide du passé.
Par exemple, en présentant des témoignages de personnes adultes rencontrés à l’époque de son
enfance, Frank incarne la fonction d’un « pont » entre le passé et le présent : « Au temps de mon
enfance, ce pays était, au contraire, un pays réactionnaire. » (p. 193). Cette méthode analytique
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utilisée par Frank a des côtés très pertinents, car elle permet au lecteur de voir l’auteur comme un
témoin des changements sociaux qu’a connus le Kansas à travers le temps. D’un autre côté, le
récit de vie pose certaines limites dans la mesure où le témoignage d’un seul individu est
empreint de beaucoup de subjectivité et risque souvent de s’éloigner de l’appréciation objective
de la réalité. En effet, il est possible que Frank n’ait choisi de présenter dans son ouvrage que les
épisodes de sa vie qui servent à appuyer sa thèse initiale (pourquoi les pauvres ont voté pour les
Républicains), sans pour autant prendre en compte des témoignages antithétiques à sa ligne de
pensée.
Pour éviter l’écueil méthodologique lié au récit de vie, Frank adopte également la méthode de la
recherche documentaire pour appuyer son argumentation. Les sources documentaires citées par
Frank se composent essentiellement de messages médiatiques, de discours de grandes
personnalités, et de témoignages de gens rencontrés sur le terrain au Kansas. Tout comme le récit
de vie, la méthode d’analyse documentaire de Frank présente un biais de sélection. En effet,
Frank justifie rarement son choix des auteurs cités. Par exemple, Frank se réfère aux mots de
John D. Altevogt pour expliquer la martyrologie des résidents du Kansas : « Les croyants
conservateurs, prétend-il, sont victimes d’une persécution innommable de la part des puissants,
c’est-à-dire des libéraux. » (p. 214). Cet exemple reflète plutôt bien les choix documentaires de
Frank; l’auteur choisit surtout des sources qui appuient fortement sa thèse principale. Or, il aurait
été pertinent, pour rendre sa méthodologie davantage solide, que Frank fît référence à des auteurs,
à des personnalités médiatiques, qui vont un peu plus à contre-courant de sa ligne de pensée.
L’ouvrage de Frank dresse donc le portrait de l’État américain du Kansas de façon assez
originale. Plutôt que de se fier uniquement à des statistiques, à des données brutes, pour étudier la
participation électorale des résidents du Kansas à travers le temps, Frank fait l’effort, par le
recours au récit de vie et au témoignage de figures de proue du Kansas et des États-Unis, de
pénétrer dans l’ethos de l’Amérique moyenne pour y déceler les facteurs expliquant le paradoxe
électoral du Kansas et des États-Unis (i.e. le vote républicain de l’Amérique moyenne).
Pourquoi les pauvres votent à droite apporte ainsi une nouvelle perspective sur la participation
électorale aux États-Unis. Alors que le monde de la recherche regorge d’une panoplie de théories
basées sur l’économie pour expliquer la participation électorale, Frank a décidé de s’approprier
une approche culturaliste pour développer ses arguments. Frank propose en cette voie une autre
façon d’interpréter la participation électorale aux États-Unis. Par ailleurs, les nombreuses
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références de Frank aux messages de politiciens, de journalistes, et de figures de proue


permettent de voir la participation électorale non pas comme un simple choix partisan que les
individus font le jour d’une élection, mais davantage comme un processus dynamique qui place
en interaction des individus, les médias, et certaines personnalités au sein d’une « machine »
politique qui, selon Frank, mobilise les individus beaucoup plus sur des questions culturelles
qu’économiques.
Malgré les nombreuses qualités de l’éditorial de Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite
présente de nombreux défauts sur le plan de la méthodologie. Ces défauts, principalement liés au
caractère extrêmement subjectif des choix bibliographiques de l’auteur, peuvent être classés en
deux catégories : les défauts liés à la rigueur scientifique et les défauts liés aux sources
d’information.
Le manque de rigueur scientifique de Frank saute aux yeux dès les premières pages du livre; de
quels « pauvres » du Kansas parle-t-on au juste? En fait, si Frank avait opté pour une
classification des « pauvres », il aurait sans doute remarqué que sa thèse principale s’avère très
discutable. Dans une autre étude sur la participation électorale, Larry M. Bartels démontre que
la situation économique des États-Unis a été, depuis 1980, un facteur déterminant du choix
électoral des électeurs ayant un revenu parmi les 33% plus bas. A contrario, Bartels montre
également que les questions socioculturelles préoccupent quant à elles davantage les électeurs
ayant des revenus plus élevés (Bartels 2006, 212). Frank a donc manqué de rigueur scientifique
sur le plan de la définition des concepts à l’étude. S’il avait choisi de contrôler certaines variables
(i.e. diviser la population du Kansas en plusieurs catégories socioéconomiques), il aurait
probablement pu trouver une plus grande variabilité dans ses résultats de recherche.
Enfin, les sources d’information de Frank étant composées surtout de témoignages de politiciens,
de journalistes, de récits de vie et d’observations de terrain, les conclusions tirées par l’auteur
sont empreintes d’une double subjectivité : la subjectivité de Frank et celle du témoignage des
personnalités citées par l’auteur. En somme, il aurait été pertinent que Thomas Frank eût recours
à des données plus objectives (statistiques, contrôle de variables, etc.) pour accompagner les
données tirées de récits de vie, des propos des politiciens et des personnalités nationalement
connues.
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Bibliographie

Bartels, Larry M. 2006. « What’s the Matter with What’s the Matter with Kansas? ». Quarterly
Journal of Political Science 1: 201-226

Frank, Thomas. 2008. Pourquoi les pauvres votent à droite : Comment les conservateurs ont
gagné le cœur des États-Unis (et celui des autres pays riches). Marseille : Agone

PBS. 2011. Thomas Frank. En ligne. http://www.pbs.org./now/politics/frank.html (site consulté


le 23 mars 2011)

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