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Paul Veyne : « Je ne

crois pas aux idées


générales »
Paul Veyne mêle histoire et philosophie avec talent et
impertinence. Nourri de Nietzsche et de Foucault, cet
incroyant, auteur d'un livre sur René Char, n'a qu'un
credo, sceptique, inquiet : l'histoire n'est pas une
science. Elle est compréhension du réel, description de
pratiques concrètes.Propos recueillis par Juliette Cerf |
Photographies de Frédéric Poletti

Curiosité, érudition, talents de conteur, anticonformisme, clarté,


humour, tels sont les traits de sa présence généreuse, joyeuse. Titulaire
de la chaire d'histoire de Rome au Collège de France entre 1975 et 1998,
Paul Veyne aime à faire dialoguer l'histoire et la philosophie. Paru en
1971, son premier livre Comment on écrit l'histoire a attiré l'attention de
Raymond Aron. Sa singularité consiste à ne pas séparer la Grèce et Rome
– voir son livre-somme L'Empire gréco-romain. Né en 1930 à Aix-en-
Provence dans un milieu qu'il qualifie d'« inculte », Paul Veyne a
découvert l'histoire à 8 ans, en trouvant une pointe d'amphore sur une
colline de Cavaillon. Inspirée par Michel Foucault, Max Weber et Georg
Simmel, sa réflexion, qu'elle se fasse épistémologie de l'histoire ou
philosophie de la croyance, ne cesse de susciter une puissante
démystification de notre rapport au réel. Il se méfie des termes généraux,
« ces vêtements trop amples de la pensée », débusquant les traces du
causalisme historique : « Ce n'est pas le christianisme qui est à la racine
de l'Europe, c'est l'Europe actuelle qui inspire le christianisme ou
certaines de ses versions », lit-on dans son dernier livre.

Philosophie magazine : Vous venez de publier Quand notre monde est


devenu chrétien (312-394). Pourquoi ce livre sur les origines du
christianisme, alors que vous vous êtes jusque-là intéressé à l'histoire du
monde païen, préchrétien ?
Paul Veyne : Je suis tombé sur un texte de Constantin, l'empereur qui se
convertit au christianisme en 312. Il y explique qu'il est la créature
humaine la plus importante depuis Adam et Ève parce qu'il a reçu de
Dieu la mission d'ouvrir l'humanité au christianisme. Cela m'a rappelé
mes souvenirs de jeunesse quand j'étais membre du Parti communiste.
La révolution bolchevique était considérée comme l'événement majeur
parce qu'à une préhistoire de lutte des classes et d'anarchie, succédait
enfin une période de justice et d'organisation rationnelle du monde, une
histoire digne de ce nom. Il est courant qu'un potentat ou un dictateur
considère qu'il va faire le bonheur de l'humanité, qu'il va renverser la
locomotive de l'histoire. C'est le cas de Constantin. Cet empereur n'est
donc pas le superstitieux pas très malin que disaient les uns, ce n'est pas
non plus un roublard politique voulant insuffler une idéologie alors que
95 % de sa population était contre lui. Non, c'était un mégalo. La
deuxième raison, c'est que je suis antichrétien. Il y a quelque chose dans
le christianisme que je n'ai jamais pu avaler. Si j'avais vécu dans
l'Antiquité, j'aurais été un païen très dévot. Que ressentent les gens qui,
nombreux autour de moi, sont chrétiens ? J'ai tenté de comprendre ce
phénomène, avec la même rage que celle d'un asexué qui voudrait
découvrir l'érotisme.

Est-ce l'état du monde contemporain qui a fait naître ce livre ?


Je n'ai pas spécialement pensé à l'actualité. Si l'on réfléchit au
fonctionnement de l'histoire, l'idée même des sources, des origines d'une
civilisation, est littéralement dépourvue de sens. Tout se construit de
bric et de broc : parler des racines chrétiennes de l'Europe et vouloir les
faire inscrire dans la Constitution européenne revient à faire inscrire
dans un texte – qui est et doit être sérieux – une absurdité historique,
une absurdité logique en tout cas. Cette rage logique, et non une volonté
polémique, m'a poussé à écrire ce livre. On retrouve là le problème de
l'opposition entre préformation et épigénèse [apparition d'une forme
nouvelle qui n'existait pas en germe, Ndlr], qui rejoint les discussions
actuelles sur la génétique. Après avoir cru que les gènes déterminaient
tout, les scientifiques se sont rendu compte que l'éducation et le milieu
jouaient un rôle tout aussi important. L'histoire n'est pas finaliste sauf
dans nos illusions rétrospectives. Elle ne développe pas ce qui aurait été
préformé dans un germe ; elle n'offre pas de développement naturel,
mais se constitue au fil du temps par degrés imprévisibles.

Vous critiquez cette « notion obscure d'idéologie ».


Oui, cette critique est postmarxiste. L'idée selon laquelle les gens
obéissent parce qu'on les a persuadés d'une doctrine – autrement dit
l'idée que c'est l'idéologie qui déclenche le pouvoir – me paraît absurde.
Spontanément, les gens obéissent au pouvoir et non à des idées qu'on
leur aurait mises dans le crâne. Sans que cela empêche la liberté
personnelle, l'histoire prouve que la soumission au pouvoir, la docilité
envers les impératifs collectifs est, malheureusement, la plus spontanée
des attitudes.

Dans votre texte, « Foucault révolutionne l'histoire », vous montrez bien


que l'illusion, la fausseté consiste à prendre l'objet d'une pratique pour
un objet naturel. Ce qui est fait s'explique par le faire, par la pratique – et
non l'inverse. Votre critique de l'idéologie recoupe-t-elle cette illusion de
l'objet naturel ?
L'idée de Michel Foucault est qu'à toutes les époques, il y a des choses
qui vont de soi. Un exemple : les dieux antiques, à l'instar des génies et
des fées, constituent une race étrangère. Rien à voir avec le Dieu
chrétien, cet être gigantesque qui englobe tout. Pour comprendre cet
abîme, j'aime raconter une anecdote : un jour, à Rome, en signe de
protestation contre la mort d'un jeune prince héritier très aimé, la foule a
jeté des cailloux sur les temples. On engueule les dieux ! Julien l'Apostat,
croyant s'il en fut, après avoir perdu une bataille, a décidé que jamais
plus il ne sacrifierait à Mars. Il fit savoir aux dieux son mécontentement.
Ce que Foucault désignait par le mot « discours », c'est ce dont on ne se
rend pas compte. L'idéologie, ce sont des idées qu'on raconte ; le
discours, c'est un bocal invisible dans lequel on est enfermé. L'idéologie,
en un sens, c'est l'inverse du discours.

Vous avez souvent raconté la scène inaugurale qui a décidé de votre


vocation d'historien : à 8 ans, vous trouvez par hasard un morceau
d'amphore. Existe-t-il une scène similaire en ce qui concerne votre goût
pour la philosophie ?
Oui, le fait que je prenne ma carte du Parti. Mon premier contact avec la
nécessité de faire de l'histoire avec une théorie. Quand on est au Parti et
étudiant en histoire, on a le devoir, outre celui de coller L'Humanité,
d'illustrer le marxisme dans sa discipline. Cela oblige à avoir une
philosophie de l'histoire : le matérialisme dialectique. Et quand on
commence à se douter que cette doctrine est fausse, on en cherche une
autre. Cela a été vrai pour toute une génération : Jean-Pierre Vernant est
devenu le philosophe et psychologue de l'histoire que l'on sait parce qu'il
était au Parti. Ma rencontre avec l'école des Annales a été déterminante.
J'avais 21 ans, je commençais à faire de l'histoire, et là, on me dit : vous
avez deux carrières possibles, soit une belle carrière de professeur à la
Sorbonne, soit la recherche auprès de l'école des Annales, encore en
marge à l'époque. On m'a résumé leur théorie ainsi :
la littérature latine ne peut se comprendre que si on la ramène à l'étude
de la société et de l'économie. Un frisson m'a saisi, je me suis dit : ça
hurle le faux. Le marxisme et les Annales sont des théories globalisantes
qui oublient la diversité des choses humaines. Il m'est impossible de
réduire l'art, qui ne cesse d'inventer, à un besoin social : quel rapport y a-
t-il entre le cubisme et l'économie bancaire ? Évidemment aucun.

Pourquoi ce nouveau livre Sénèque. Une introduction ?


Qu'est-ce qui vous intéresse dans le stoïcisme ?
Le stoïcisme est une méthode de transfiguration, comme toutes les
sagesses antiques. L'homme peut échapper à ses déterminations, devenir
souverain, prendre du plaisir. Un stoïcien à qui l'on fait mal souffre
comme tout le monde. Tout ce qu'il peut faire, c'est mettre inutilement
son point d'honneur à ne pas pousser des cris. Sénèque l'avoue lui-
même : on n'y arrive jamais. Le stoïcisme est une énorme baliverne. Une
faribole qui feint de croire que les pulsions, le corps n'existent pas.
Même les saints craignent la mort ; on n'échappe pas à la condition
humaine. Outre quelques petites additions, ce livre sur Sénèque
reproduit la trop longue préface que j'avais faite à ses oeuvres pour la
collection « Bouquins ». J'ai écrit sur Sénèque parce que cela me faisait
travailler. Du côté des philosophes antiques, je préfère Aristote à Platon.
J'aime la précision très concrète de ses analyses. Et la morale. S'il existe
une morale qui n'est pas chrétienne, c'est bien celle d'Aristote. Pour
l'aristotélicien qu'est saint Thomas d'Aquin, la grande vertu est la vertu
de grandeur d'âme ou de force, et non l'humilité, le péché et tout le
tremblement que l'on trouve chez saint Augustin. Pour son
invraisemblable subtilité d'abstraction, Thomas d'Aquin est l'un de mes
philosophes préférés.
Vous évoquez souvent Friedrich Nietzsche.
Quel intérêt lui portez-vous ?
Le surhomme, l'éternel retour, je m'en fous éperdument. Ce qui
m'intéresse chez Nietzsche, c'est l'idée que nous ne pouvons connaître
une vérité ultime et que toutes les prétendues grandes idées
– l'universalisme, l'idéalisme – ne sont que des trompe-l'oeil. Comme la
faribole du monothéisme… Nietzsche m'a permis de comprendre
Foucault. J'aime son scepticisme radical. Je me demande, par exemple,
ce que je verrai après ma mort : je peux m'attendre à rien comme aux
plus grandes surprises. Alors là, aucune idée ! Mais je sais que je ne sais
pas.
On peut avec la plus grande précision déterminer les lois des
mouvements des corps. On peut savoir ce qu'a voulu dire Aristote et ce
que les Grecs pensaient des dieux. Mais savoir ce qu'est Dieu, l'Être, la
Vérité, cela, n'y comptons pas. Je ne crois pas aux idées générales.

Pourquoi n'avez-vous pas écrit sur le scepticisme antique, qui fait le lien
entre votre période historique, l'Antiquité, et votre penchant
philosophique ?
Le grand nom antique de la philosophie sceptique, que certains tiennent
pour le plus important et dont d'autres ignorent même l'existence, est
Carnéade, le Foucault de l'Antiquité. Victor Brauchard en parle très bien
dans Les Sceptiques grecs. Le scepticisme antique, c'est beaucoup trop
difficile pour moi. Pour s'emparer de cette question, il faudrait être
philosophe de métier, capable de manier la philosophie de la
connaissance, de comprendre la différence entre Foucault et
Wittgenstein. Non, cela n'est pas dans mes cordes.

Quel lien vous unit à Michel Foucault ?


Je vais bientôt publier un petit livre sur lui, fait à moitié de souvenirs et à
moitié de ce que j'imagine être l'essentiel de sa pensée : ce scepticisme
dont nous avons parlé et qui n'a rien à voir avec le structuralisme, avec la
pensée 68 et autres balivernes. Je pense que le scepticisme foucaldien est
ce que nous pouvons dire de plus sensé sur nous et notre capacité de
connaissance. L'idée-clé est : « Ne transformez jamais en vérités les
convictions auxquelles vous tenez. » Quand je suis entré à l'École
normale, Foucault en sortait. Nous étions un petit groupe communiste.
Foucault m'a dit, formellement, qu'il avait vécu une période marxiste, à
laquelle il a cru. Il cessait d'y croire au moment où je l'ai connu en 1951.
Dans notre groupe, il y avait mon grand ami, le sociologue Jean-Claude
Passeron, et le sémioticien Gérard Genette. On nous surnommait le
« Saint-Germain-des-Prés marxiste ». On était farfelus… et il n'en faut
pas beaucoup pour impressionner un prof, qui est plus est, un prof
membre du Parti, le sérieux incarné ! Notre groupe folklorique a plu à
Foucault qui nous appelait « les petites créatures ». On l'amusait
beaucoup. On lui demandait des conseils sur tout. On était cimenté par
cette espèce de non-conformisme anarchiste qui signifiait qu'on secouait
les croyances établies, y compris notre foi marxiste. La vie nous a ensuite
séparés, Foucault est parti en Suède. Il est devenu célèbre. Je l'ai
retrouvé quand j'ai été nommé au Collège de France en 1975 : la vieille
sympathie a immédiatement recommencé. Je me suis beaucoup instruit
à son contact. Alors que je suis malheureusement très hétéro, Foucault
m'avait nommé « homosexuel d'honneur ». Cela me permettait de rester
chez lui les soirs où il recevait un monde peu conformiste…

Cette sympathie a-t-elle nourri certains de vos livres ?


L'Empire gréco-romain et Quand notre monde est devenu chrétien sont
peut-être mes livres les plus foucaldiens, car il y a une tentative de tirer
au clair certains sous-entendus implicites. Les Grecs ont-ils cru à leur
mythes ? est mon premier livre de ce genre. Mais philosophiquement, il
me semble aujourd'hui d'une maladresse extrême :
je me suis heurté à une difficulté sans nom. Sans réussir à la dégager
vraiment, j'ai tourné autour de l'idée simple que nous connaissons des
vérités de détail mais que nous ne pouvons pas connaître d'idées
générales. Au moins, j'ai suggéré dans ce livre qu'il y avait un problème.

Qu'est-ce que l'histoire peut apporter à la philosophie ? Et


réciproquement ?
La confirmation de ce scepticisme. L'histoire du passé, si elle est bien
analysée, montre la formidable variété humaine et non une quelconque
idée générale. Quant à la philosophie, elle peut permettre à l'historien de
s'exercer physiquement à l'abstraction. Leibniz résume très bien les
choses : même si toutes les philosophies du passé étaient fausses, on
aurait grâce à elles des milliers d'idées qu'on n'aurait pas eues
autrement. Les centaures et les muses n'existent pas mais quelqu'un qui
a l'idée des centaures et des muses a quand même plus d'idées que
quelqu'un qui n'y pense pas ! Cela enrichit la vie.

Quelle est la différence entre concept historique et concept


philosophique ?
Les concepts philosophiques sont tous historiques sans le savoir. Quand
les concepts historiques sont philosophiques, ce sont des idéologies,
comme le marxisme ou la théologie.

Les exemples sont très nombreux dans vos livres. Pourquoi ?


Il faut être concret, donner à une idée abstraite son pesant de réalité. Si
je dis qu'il y a des relations qui sont formelles et d'autres qui sont réelles,
il faut bien que j'oppose la relation entre un neveu et un oncle
(matérielle), et celle entre une guitare et une soupière (idéale). Alors
qu'une guitare peut exister sans qu'une soupière existe, on ne peut être
neveu s'il n'y a pas d'oncle. Il faut expliquer le pesant des choses et ne
pas faire des mots. Chez certains philosophes, il y a un brouhaha
métaphysique pompeux qui impressionne les cervelles faibles – chez
Heidegger, cela peut aller jusqu'au ridicule. N'étant pas philosophe de
métier, je me demande toujours : « Par quoi se traduit ce que tu dis ? »
Le lecteur doit avoir le poids concret de ce qu'il lit. Il ne faut pas écrire
pour les professionnels mais pour le public cultivé, ce qu'on appelait
l'honnête homme. Les professionnels, non. Voyez leur règle exposée par
Paul Claudel dans la grande scène comique du Soulier de satin : à propos
de Copernic, ce Polonais imbécile qui prétend que c'est la Terre qui
tourne autour du Soleil, « Balivernes ! Il devrait y avoir une loi pour
protéger les connaissances acquises ! »

Comment vous représentez-vous ce lecteur honnête homme ?


Un lecteur qui lit, non par métier, mais parce que ça l'intéresse. Ce mot
« intéressant » désigne cette chose mystérieuse qui fait que les êtres
humains peuvent sortir
d'eux-mêmes. Ils sont en mesure de s'intéresser à ce qui ne les concerne
pas directement, selon qu'ils ont la vertu nietzschéenne et
aristotélicienne de « force ». Si les gens ont peu de force, ils vivent repliés
dans leur petit monde ; s'ils ont beaucoup de force, ils s'intéressent à
quelque chose et sortent d'eux-mêmes. Il y a un mot qui n'est pas de
Nietzsche mais de La Rochefoucauld : « Un sot n'a pas assez de force
pour être bon. » C'est le mot le plus prophétique qui soit.

Est-ce ainsi que vous avez lu René Char ?


La lecture de Char tient à deux choses. Le goût d'abord : quand je l'ai lu à
19 ans, j'ai eu le choc, le sentiment du poète de génie. La seconde raison,
c'est que Char a été un héros de la Résistance et que j'avais des raisons
personnelles et familiales – les mêmes qui m'ont fait adhérer au Parti –
d'être rétrospectivement pour la Résistance. À l'âge de 12 ou 13 ans, en
1943, j'ai déchiré un tract de la Résistance affiché en face du lycée, à
Nîmes. Je ne m'en suis jamais remis. Mais ce n'était pas moi. Je suis un
résistant rétrospectif. Je passe mon temps à me demander si j'aurais eu
le courage de résister.

La poésie, est-ce ce qui résiste à l'histoire ?


La poésie, c'est l'émotion. Ce n'est pas intellectuel. C'est comme
l'expérience mystique, la religiosité. Or la sensibilité religieuse varie
formidablement avec l'histoire. Dans l'Antiquité, la mystique, au sens
précis du mot, les états extatiques sont inconnus. Un écrivain grec païen
du IIe siècle qui adorait un dieu est un jour tombé en extase : il n'en est
pas revenu, ne sachant pas reconnaître, identifier, ce qu'il vivait. Les
émotions, comme les plaisirs, évoluent mais ne se discutent pas. Il ne
faut pas enquiquiner les gens émus. Diriez-vous à un amoureux que sa
bien-aimée est une sotte ? .

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