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� EN DEUX MOTS � Une série d’expériences réa- vertébrés peut être enregistrée par des micro- par exemple, à commander le déplacement de
lisées depuis une dizaine d’années montrent que électrodes. Celles-ci sont utilisées pour émet- bras robotisés. À terme, cette technologie aide-
l’activité des neurones responsables de la com- tre des signaux électriques qui, après un trai- rait les personnes paralysées, ou amputées, à
mande des mouvements volontaires chez les tement par des algorithmes de calcul, servent, recouvrer l’usage de leurs membres.
La pensée
aux commandes
Signal. Pensez-y, la machine le fera : grâce à des Son principe repose sur une série de découver-
tes réalisées depuis une quarantaine d’années.
microélectrodes implantées dans leur cerveau, En 1966 notamment, Edward Evarts et ses collè-
des primates contrôlent des ordinateurs ou des gues, de l’Institut national pour la santé, dans le
Maryland, étudiaient l’activité électrique du cor-
robots sans un geste. tex moteur chez des macaques [1] . Chez les mam-
mifères, cette couche épaisse de quelques milli-
I
Miguel Nicolelis maginez un monde où l’on pourrait utili- mètres entoure certaines parties des hémisphères
est professeur au centre ser un ordinateur, conduire une voiture ou cérébraux. Et elle est impliquée dans la plupart des
de neuro-ingénierie communiquer avec d’autres personnes rien mouvements volontaires.
de l’université Duke, qu’en y pensant. Merveilleuse sensation que
en Caroline du Nord.
Il enseigne également
de pouvoir traduire ses pensées de manière Mesure d’activité
à l’École polytechnique instantanée, et rigoureusement exacte, pour effec- Les deux neurophysiologistes ont mesuré l’activité
fédérale de Lausanne, tuer les tâches de la vie quotidienne. Pure science- de neurones, un à un, au moyen d’électrodes aux-
ainsi qu’à l’Institut fiction ? Peut-être pas. quelles les cellules étaient connectées. À leur grand
international de Natal, Depuis une dizaine d’années, une série d’expé- étonnement, ils ont enregistré un signal juste avant
au Brésil.
nicoleli@neuro.duke.edu
riences montrent que l’activité neuronale res- que les macaques ne se mettent en mouvement.
ponsable des mouvements volontaires peut être Le cortex moteur est donc actif même quand les
enregistrée par des dispositifs implantés dans le animaux sont immobiles.
cerveau. Dénommés « interfaces cerveau-machine », Quelques années plus tard, Apostolos Georgopoulos,
ces dispositifs ont déjà permis à des animaux, et de l’université Johns Hopkins, faisait une autre
même tout récemment à des découverte surprenante. Il obser-
êtres humains, de commander vait que l’activité électrique de
le mouvement d’un bras artifi- certains neurones du cortex
Cet article a été traduit ciel par la seule force de leurs moteur fournissait des indica-
de l’américain par pensées. À terme, cette tech- tions très précises sur la direc-
Denis Griesmar, nologie pourrait modifier de tion du mouvement que les maca-
© P. PLAILLY/EURELIOS/LOKATSCIENCES
que l’activité neuronale était directement pro- indiquaient que la mobilité des macaques – et a for-
portionnelle au cosinus de l’angle formé par cette tiori si les mouvements qu’ils effectuaient étaient
direction et la trajectoire du mouvement. complexes – résultait de l’activité simultanée d’un
ensemble de neurones.
Nouvelles prothèses Une quinzaine d’années plus tard, des progrès dans
Autant de résultats qui ont fait dire à Edward le domaine de l’électrophysiologie ont changé la
Schmidt, lui aussi de l’Institut national pour la santé, donne. En 1995, John Chapin, alors à l’université
que l’activité neuronale du cortex moteur pourrait de Hahnemann à Philadelphie et moi-même avons
servir un jour à actionner le mouvement de prothè- mis au point un dispositif permettant de tester plus
ses d’un genre nouveau. Et permettrait ainsi aux avant l’idée de Schmidt [3] . Il est composé de plusieurs
personnes paralysées de recouvrer un certain usage dizaines d’électrodes d’acier recouvertes de Téflon.
de leurs membres [2] . Beaucoup plus souples que les
Une idée séduisante. Mais Un dispositif, plus souple, n’abîme électrodes classiques, celles-
sur le papier, estimait alors ci ne causent plus de dom-
la communauté des neu-
pas les neurones de l’animal mages aux neurones lorsque
rologues. Il est vrai que quand il se met en mouvement les animaux se mettent en
les expériences de Evarts, mouvement. Elles sont éga-
© ILLUSTRATION PHILIPPE GERBAUD
Georgopoulos et d’autres chercheurs étaient effec- lement plus fines – 50 micromètres de diamètre envi-
tuées chaque fois sur un seul neurone. Les moyens ron. En outre, leurs pointes, plus larges, empêchent les
techniques disponibles à l’époque ne permettaient composés cellulaires de s’entasser aux extrémités. Dans [2] E. Schmidt, Ann.
pas d’enregistrer en temps réel l’activité électrique les électrodes utilisées jusqu’à présent pour mesurer Biomed. Eng., 8, 339, 1980.
de plusieurs cellules nerveuses, et ce dans diffé- l’activité électrique des neurones, des amas de molé- [3] M. Nicolelis et al.,
rentes zones du cortex moteur. Or, les expériences cules finissaient en effet par bloquer la propagation Science, 168, 1353, 1995.
Habileté et plasticité
Ces expériences suggèrent que l’utilisation répétée du
dispositif conduit à une réorganisation fonctionnelle du
cerveau. Une plasticité, autrement dit, qui permet aux
singes d’utiliser le bras robotisé comme s’il faisait partie
de leur propre corps… Dans nos expériences, cette per-
ception est rendue possible, et s’affine, grâce au système
de rétroaction visuelle : l’écran de contrôle sur lequel
les singes suivent le mouvement du bras robotisé.
CETTE MAIN ROBOTISÉE mise au point au laboratoire Ce processus d’assimilation se produirait chaque fois que
de la technologie et des systèmes robotiques avancés le cerveau, celui des singes comme celui des humains,
de Santa Anna, en Italie, pourrait être commandée par commande de façon chronique le mouvement d’un
des signaux électriques enregistrés dans le cortex moteur outil. C’est par un tel processus, d’ailleurs, que l’habileté
des patients. © XDINO FRACCHIA/REA
à manier toutes sortes d’instruments semble s’acquérir.
Et que les joueurs de tennis, les violonistes, ou encore
mouvements effectués par le bras biologique des sin- les chirurgiens peuvent, au fil du temps, devenir aussi
ges. Une gageure… Car il fallait identifier les signaux performants dans l’exercice de leurs professions. Grâce à
spécifiques à la position du poignet, à la force de pré- une pratique répétée et à la plasticité du cerveau, raquet-
hension, à la vitesse de déplacement, etc. Et tous ces tes, violons et autres pinces chirurgicales s’intégreraient
paramètres, dont les valeurs variaient en permanence, en fait dans les représentations corporelles cérébrales.
devaient être calculés en temps réel. Les modèles Au point que ces objets finiraient par être traités comme
mathématiques étaient ainsi affinés à mesure que nos n’importe quelle autre partie du corps, un peu comme si
singes se familiarisaient avec ces jeux. une partie complémentaire était ajoutée au bras.
En 2003, nous – et les singes – étions fin prêts à démar- Mais revenons aux travaux sur les interfaces cerveau-
rer la phase cruciale de l’expérience [5] . Les microélec- machine et en particulier à la question qui les motivent
trodes implantées dans le cor- depuis le début : les êtres
tex moteur ont été connectées Une raquette, un violon finissent humains pourraient-ils
au bras robotisé. Et le manche, utiliser ces interfaces pour
que les singes avaient si bien par être traités comme n’importe commander le mouvement
appris à manier, a été sup- quelle autre partie du corps d’objets par la seule force de
primé. Pour jouer et obtenir leurs pensées ? Des tests cli-
leur récompense, ils devaient désormais imaginer le niques réalisés dès 2003 sur plusieurs personnes attein-
type de mouvements nécessaires pour déplacer le bras tes de la maladie de Parkinson le suggèrent. Nous avions
robotisé. En somme, interagir avec le dispositif afin choisi ces patients car des implants émettant du courant
de « traduire » leurs pensées en mouvements bien réels électrique avaient déjà été introduits dans leur cerveau
qu’ils contrôleraient en les suivant sur l’écran. dans le cadre d’autres essais cliniques sur le traitement
Au début, les mouvements du robot étaient mala- de leur maladie, et pouvaient ainsi servir à nos propres
droits, désorganisés. Mais les singes ont peu à peu recherches. Sans aller jusqu’à la phase d’apprentissage
appris à les ajuster. Au bout de quelques semaines, ils et d’essai, nous avons montré qu’il était possible d’enre-
étaient devenus assez habiles pour saisir des objets gistrer l’activité des neurones responsables de la motri-
à l’aide du bras robotisé. Ils ont ainsi réalisé qu’ils cité de la main par le biais d’une trentaine d’électrodes [5] J. Carmenara et al.,
pouvaient jouer à toute une série de jeux et gagner implantées dans le cortex moteur. PLOS Biology, 1, 2, 2003.