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Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe.

Quelques réflexions à propos de recherches récentes

Christophe CHARLE

La multiplication des travaux sur les transferts culturels et la diffusion


en histoire d’une approche transnationale sont deux phénomènes
marquants des quinze dernières années. Certains auteurs anglais, comme
Christopher A. Bayly dans Naissance du monde moderne ou, plus
récemment, Donald Sassoon dans The Culture of the Europeans, ont tenté
des synthèses mariant l’étude des transferts, l’histoire croisée, l’histoire
comparée ou transnationale1. La multiplicité de ces termes pour étudier
les champs culturels dans une perspective inter- ou transnationale atteste
du caractère encore incertain et frontière de ces questions. Comme dans
tous les domaines émergents, méthodes, concepts, objets, sources sont
encore problématiques. Il serait outrecuidant de proposer des solutions
tranchées avant que des bilans sérieux des travaux et des enquêtes
complémentaires sur les points aveugles ne soient entrepris. Il me paraît
plus fructueux de lister les problèmes et les questions à résoudre en
partant de terrains sur lesquels j’ai moi-même travaillé et pu mesurer les
avancées et limites de ces approches. Je voudrais donc proposer ici un
rapport d’étape tirant les enseignements de quelques lectures et de
quelques travaux personnels ou collectifs où j’ai abordé ou rencontré ces
thèmes2 et la présentation de quelques hypothèses à partir des premiers

1 Christopher Alan Bayly, Naissance du monde moderne 1780-1914, traduction française,


Paris, Éditions de l’Atelier, Le Monde diplomatique, 2007 ; Donald Sassoon, The
Culture of the Europeans from 1800 to the Present, Londres, Harper, 2006 ; voir aussi
« Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle
historiographique ? », Bulletin de la SHMC, n° 54-4 bis, supplément 2007.
2 Cf. Christophe Charle, Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles, capitales symboliques,
Paris et les expériences européennes XVIIIe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne,
2002 ; Christophe Charle (dir.), Capitales européennes et rayonnement culturel XVIIIe-XXe
siècles, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2004 ; Christophe Charle (dir.), Le temps des capitales
culturelles XVIIIe-XXe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2009 ; Christophe Charle, Jürgen
Schriewer, Peter Wagner (dir.), Transnational Intellectual Networks. Forms of Academic
Knowledge and the Search for Cultural Identities, Francfort/Main, Campus Verlag, 2004 ;
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balbutiements d’un projet collectif que nous sommes en train d’élaborer


au sein de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine et qui s’intitule
provisoirement : « De l’internationalisation culturelle en Europe, essai de
mesure et de cartographie dans le temps long (XVIIIe-XXe siècles) ».
Notre projet voudrait dépasser l’approche monographique par une
comparaison systématique entre divers domaines culturels ; il souhaite
d’autre part élaborer un cadre de questionnement commun pour établir
des césures et des cartographies à travers un certain nombre
d’indicateurs objectivables, sinon quantifiables ; enfin nous voudrions
confronter des domaines fortement liés à la communication linguistique
(donc aux problèmes de traductions et de traductibilité) et des domaines
passant par d’autres médiums comme, par exemple, l’image ou la
musique, afin de déterminer si les obstacles aux circulations et aux
transferts sont du même type et si les effets de méconnaissance ou de
reconnaissance reposent sur les mêmes principes.
J’examinerai trois points :
1) les problèmes de méthode concernant l’étude des circulations
culturelles ;
2) la variation et la mesure des hiérarchies culturelles que traduisent
ces circulations dans le temps et l’espace ;
3) enfin les progressions ou régressions de l’internationalisation
culturelle : sont-elles identiques selon les domaines ?

Problèmes de méthode concernant les circulations culturelles

En général, l’étude des circulations culturelles ou des transferts repose


sur des monographies consacrées à des œuvres ou des auteurs singuliers
pour mieux comprendre les logiques en acte dans la traduction ou la non
traduction de textes d’un pays à l’autre, ou bien sur des approches
globales de type statistique comme dans les deux livres récents dirigés
par Gisèle Sapiro : Translatio, le marché de la traduction en France à l’heure de
la mondialisation et Les contradictions de la globalisation éditoriale3. L’idéal est

Christophe Charle, Julien Vincent, Jay Winter (dir.), Anglo-French Attitudes :


Comparisons and Transfers between French and English Intellectuals XVIIIth-XXth Centuries,
Manchester, Manchester Univ. Press, 2007.
3 Gisèle Sapiro (dir.), Translatio, le marché de la traduction en France à l’heure de la
mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008 et Les contradictions de la globalisation
éditoriale, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009.
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évidemment de combiner les deux car l’interprétation statistique, pour


être éclairante, implique de connaître les médiations et les maillons
parfois très concrets sous forme de réseaux ou de personnalités et
d’éditeurs clés à l’origine du passage de livres ou travaux d’une culture à
une autre ou d’une langue à une autre. Ces travaux mettent en effet en
valeur la complexité des enjeux et les facteurs multiples qui accélèrent ou
freinent les passages d’une langue à l’autre d’un texte singulier.
Les métaphores financières ou économiques du transfert ou de
l’importation ne doivent pas être entendues seulement au sens matériel.
Elles impliquent une dimension symbolique, voire psychanalytique, me
semble-t-il. Pour qu’un bien symbolique circule il faut qu’il soit l’objet
d’un désir, d’une attente, d’une valorisation (pas seulement économique)
puisque passer une frontière, politique ou linguistique, comporte
toujours plusieurs risques comme pour toute marchandise, mais avec des
risques supplémentaires : absence de réception ou malentendus
d’interprétation, à la différence des marchandises ordinaires dont les
circuits d’échange sont tracés de longue date en fonction de besoins
matériels relativement prédéfinis ou stabilisés. En général en effet,
chaque culture a plutôt tendance à vivre en vase clos, à transmettre à ses
porteurs des catégories d’appréhension (pas seulement la langue,
obstacle le plus évident, mais des genres d’organisation de l’écrit ou de la
représentation visuelle etc., des normes de goût, des hiérarchies de
thèmes) qui, même à l’intérieur de l’espace européen, divergent à mesure
que les cultures nationales s’autonomisent par rapport à l’héritage
commun, qu’il soit chrétien ou latin. L’énergie nécessaire investie pour
surmonter ces obstacles peut avoir plusieurs sources inégalement
combinées.
La première à laquelle on pense, par analogie avec l’économie
ordinaire, est l’espérance du gain de la part des auteurs, des libraires, des
traducteurs ou des éditeurs (c’est la métaphore classique de la conquête
d’un nouveau marché). Mais les travaux contemporains cités ou des
exemples historiques connus montrent que le gain est plutôt moindre et
plus aléatoire que pour les productions autochtones. Les tirages, surtout
pour les langues les moins reconnues, sont encore plus faibles que pour
les produits nationaux, sauf pour de rares best-sellers. Sans doute parle-
t-on aujourd’hui d’une world fiction, composée de livres le plus souvent
anglais ou américains, vendus très vite à d’autres éditeurs étrangers, s’ils
ont bien marché dans leur pays d’origine, à travers les grandes foires
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comme celle de Francfort4. On est ici dans un marché de large diffusion,


analogue à celui des films grand public venus d’Hollywood. Mais, pour
le gros des traductions, le seuil de rentabilité de l’investissement consenti
(frais de traduction et de promotion) est rarement atteint. Les données
que D. Sassoon fournit pour certains auteurs français et anglais du XIXe
siècle, largement traduits dans d’autres langues, soulignent qu’il existe
un second tri, même pour les œuvres les plus populaires : ce ne sont pas
forcément les mêmes œuvres qui réussissent d’un pays à l’autre et même
les auteurs à gros tirage dans un pays n’atteignent pas forcément le
même niveau de vente dans un autre, ce qui traduit une modification du
public touché5.
Pour la plupart des œuvres à diffusion restreinte, les facteurs
symboliques, sociaux et/ou politiques sont donc de beaucoup les plus
importants : le besoin d’exotisme et de distinction de certaines fractions
du public et des éditeurs lettrés ; une conjoncture politique qui met un
pays à la mode ; un effet de domination d’une culture prestigieuse ou en
expansion, comme l’atteste la part croissante du français, jusqu’aux
années 1860, puis de l’anglais pour le gros des œuvres traduites dans la
plupart des pays d’Europe ; un point d’accès au marché du livre pour
des petits éditeurs qui cherchent à conquérir ainsi un segment moins
encombré que la littérature dominante aux mains des grands éditeurs.
Enfin une fraction d’intellectuels ou d’exilés trouve là un moyen de
survie par la traduction ou l’introduction d’œuvres de leur pays dans le
pays d’accueil6.
Plus on va vers des secteurs à but non lucratif de l’économie des biens
symboliques, plus ces facteurs symboliques, littéraires ou politiques
prennent le pas sur les considérations économiques. C’est le cas pour les
livres de type érudit, universitaire, scientifique reposant sur une
économie administrée, de don ou de contre-don et un travail gratuit
invisible dans des circuits d’édition subventionnés ou hors marché. Ces
circuits existent d’ailleurs parfois aussi dans le champ littéraire en amont
du passage à la traduction en volume.

4 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 235-236.
5 Donald Sassoon, The Culture of the Europeans from 1800 to the Present…, op. cit.,
notamment les chapitres 10 et 25 ; voir aussi Anselm Schlösser, Die englische Literatur
in Deutschland von 1895 bis 1934, Iéna, Verlag der Fromannschen Buchhandlung, 1937.
6 Blaise Wilfert, « Cosmopolis ou l’homme invisible. Les importateurs de littérature
étrangère en France, 1880-1914 », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 144, 2002,
p. 33-46.
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Le passage de frontière entre cultures ne se limite pas à l’accessibilité


matérielle d’un texte, d’un article ou d’une œuvre dans une autre langue
ou un autre pays. Le principal obstacle réside moins dans la production
que dans la réception. Il s’agit de créer le désir de lire, de voir ou
d’entendre du côté du lecteur ou du spectateur, donc d’avoir accès à son
espace de représentations, lui-même structuré par la culture ambiante et
ses rapports historiques avec la culture externe d’où provient ce bien
nouveau. Nous retrouvons ici certaines des analyses de Pascale
Casanova dans La République mondiale des lettres. Pas plus que les
économies qui échangent à l’échelle européenne ou mondiale, les
cultures ne sont en position d’équidistance ou d’équivalence. À chaque
époque, elles sont organisées par des hiérarchies mouvantes mais
anciennes et qui n’évoluent que lentement. Le discours actuel à propos
de la mondialisation et de la globalisation et la théorie du libre-échange
intellectuel qui le sous-tend sont tout aussi fallacieux qu’en économie,
même si les hiérarchies sont plus culturelles et politiques
qu’économiques, ce qui autorise parfois des renversements symboliques
spectaculaires par rapport aux logiques purement marchandes de
l’échange. Lire un roman anglais ou américain, des poésies chinoises ou
japonaises, acheter un tableau russe ou allemand, aller voir une pièce
française ou espagnole, écouter un opéra tchèque ou français, selon les
pays ou les époques, revêt des sens sociaux ou symboliques variables et
décalés qu’il faut analyser en détail sans généraliser abusivement à partir
d’un seul cas connu ou de schémas types atemporels.
Il faut donc reconstituer l’histoire longitudinale et structurale à un
instant « t » de cet inconscient des hiérarchies culturelles entre nations,
entre langues, entre pratiques culturelles. Elle conditionne a priori à la
fois l’offre et la demande, la réception et la perception de ces biens et
pèse sur la probabilité de succès ou d’insuccès de ces circulations. Pour
les œuvres à diffusion large, on est souvent renvoyé à des stéréotypes de
longue durée s’attachant aux cultures étrangères qu’utilisent, avec plus
ou moins de cynisme, les importateurs ou les médiateurs qui tentent de
les promouvoir. On peut d’autant plus s’en affranchir qu’on est loin de la
sphère de grande production où les enjeux économiques pèsent le plus
lourd (cinéma, best-sellers, opéra). Mais ils ne sont jamais totalement
effacés, même pour des genres ou des types d’œuvre à haute valeur
ajoutée ou à public étroit. Pour ce secteur littéraire ou intellectuel, il faut
attirer l’attention du public en l’impliquant dans des enjeux de lutte
symbolique du moment présent de la culture importatrice, même si les
œuvres importées n’ont initialement rien à voir avec eux puisqu’ils sont
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issus d’un autre contexte et souvent d’une autre époque avec le retard
général des traductions sur les publications initiales7.
On peut reprendre ici l’exemple du roman russe que j’ai étudié dans
un article ancien repris dans Paris fin de siècle et qui a été développé dans
la thèse de Blaise Wilfert pour d’autres importations de littératures peu
courantes8. Avant la fin du XIXe siècle, le gros de la production littéraire
russe, excepté Pouchkine et Tourgueniev, était quasiment inconnu en
Europe et, en particulier, en France malgré la francophilie de
l’intelligentsia russe et le rôle du français comme langue de culture en
Russie depuis le XVIIIe siècle ou la présence constante à Paris de
nombreux Russes de la meilleure société. Le succès du roman russe et
des traductions nombreuses qui sont produites sur une période courte
intervient avant même le rapprochement politique franco-russe des
années 1890. L’élément déterminant réside dans l’intervention de
médiateurs français et russes au premier rang desquels le diplomate
noble marié à une Russe, Eugène-Melchior de Voguë (Le roman russe
édité en 1886, est publié sous forme d’articles séparés à partir de 1883
dans la Revue des deux mondes9). Certaines grandes revues littéraires qui
promeuvent ces romans donnent les clés d’appréhension des premières
œuvres traduites en réinvestissant sur elles à la fois des représentations
stéréotypées anciennes de ce pays et des enjeux idéologiques et littéraires
propres à la France des années 1880. À travers ces œuvres, il s’agit de
proposer une littérature inspirée par une vision spiritualiste et chrétienne
(« l’âme slave » des stéréotypes), posant de grandes questions
métaphysiques sur la condition humaine (Crime et châtiment, Guerre et
Paix) contre la vision alors dominante, à travers les romans naturalistes
de Zola, d’une approche sociale matérialiste et scientiste. Alors que
certains auteurs, comme Tolstoï, s’opposent au pouvoir conservateur et
religieux de l’autocratie russe officielle, ces auteurs français, plutôt
conservateurs et catholiques, mettent les auteurs russes traduits au
service de leur croisade contre l’irréligion et le scientisme littéraire en

7 Pour un exemple d’une analyse récente d’introduction d’un courant structuraliste


étranger au sein des sciences humaines françaises, voir Frédérique Matonti,
« L’anneau de Moebius. La réception en France des formalistes russes », Actes de la
recherche en sciences sociales, n° 176-177, 2009, p. 52-67.
8 Christophe Charle, « Champ littéraire français et importations étrangères : la
naissance du nationalisme littéraire », dans Paris fin de siècle, culture et politique, Paris,
Le Seuil, 1998, p. 177-199 ; Blaise Wilfert, La nation des écrivains, Paris, Belin, 2009, sous
presse.
9 Eugène-Melchior de Voguë, Le roman russe, Paris, Hachette, 1886 (nouv. éd. :
Lausanne, l’Age d’homme, 1971).
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 57

France, provisoirement hégémonique dans les années 1880. Des pièces de


théâtre ou des romans français s’inspirent même des œuvres russes pour
établir un contre-feu autochtone au naturalisme. Les flux de traductions
se trouvent amplifiés par cette campagne de ce connaisseur de la Russie,
ancien diplomate à Saint-Pétersbourg. Avant ses premiers articles,
jusqu’en 1883, on ne comptait que 2 à 5 traductions de romans russes par
an. À partir de 1884, on passe à 8, puis 9. La publication des articles sous
forme de livre par de Voguë en 1886 explique la percée ultérieure avec
un maximum de 25 titres en 1888. Malgré un reflux par la suite, le niveau
de traductions reste plus élevé qu’au point de départ10.
À l’époque contemporaine, on retrouve des phénomènes analogues
d’un intérêt variable pour des littératures étrangères en fonction des
contextes nationaux. Dans Translatio, Gisèle Sapiro met ainsi en valeur les
divers facteurs opposés qui structurent les choix des traductions
étrangères en français selon le type d’œuvre (roman ou autre genre), le
type de langue (langue centrale ou petite langue), la concentration ou la
dispersion du catalogue sur un petit ou un grand nombre de langues et
d’auteurs, selon que les auteurs visent un marché international, en se
conformant aux grandes tendances dominantes issues du marché anglo-
américain, ou, au contraire, en cultivant leur particularisme littéraire ou
national pour attirer le regard par différence avec ce mainstream, ou
encore en fonction de leur inscription dans l’actualité politique
internationale11.
Si l’on examine, par exemple, le cas de la France et de l’Italie dans
leurs relations d’échanges dans la sphère du livre, on observe des
constantes de longue durée. Le déséquilibre structurel France/Italie
remonte au XIXe siècle au moins : les éditeurs italiens traduisent
beaucoup plus de livres étrangers en général, et français en particulier,
que les éditeurs français. Mais des évolutions se produisent au cours de
la période récente (1985-2002) où le nombre de traductions de l’italien en
français fait plus que doubler. C’est un phénomène général pour toutes
les langues à cette époque, mais il est plus précoce et marqué pour
l’italien au début des années 1980.
Il renvoie à l’effet boule de neige provoqué par un livre particulier, Le
Nom de la rose d’Umberto Eco. Pourtant, au départ, ce roman n’avait

10 Données établies à partir de Vladimir Boutchik, Bibliographie des œuvres littéraires


russes traduites en français, Paris, G. Orobitg, 1935, citées dans Christophe Charle, Paris
fin de siècle…, op. cit., p. 187.
11 Gisèle Sapiro (dir.), Translatio…, op. cit., p. 204 et suiv.
58 Christophe CHARLE

nullement été perçu par les éditeurs français comme un best-seller


potentiel. Il a en effet été refusé par tous les éditeurs avant d’être accepté
par Grasset. Le Nom de la rose ne rentrait pas en effet dans les catégories
de perception de la littérature italienne des éditeurs français : les grands
succès antérieurs provenant d’Italie avaient été la série des Don Camillo,
(1951-1953) de Giovanni Guareschi, soit des romans de type
ethnographique et comique à connotation politique, les romans réalistes
et politiques évoquant le climat de l’époque fasciste comme Le Christ s’est
arrêté à Eboli (1945) de Carlo Lévi ou Le jardin des Finzi Contini de Giorgio
Bassani (1962), ou encore les romans psychologiques d’Alberto Moravia
(Le mépris, 1954, traduit en 1955), tous popularisés vers un large public
par le cinéma.
Avec Le Nom de la rose, Eco, issu de l’université et d’une certaine
avant-garde sémiologique liée au structuralisme français, pratique
joyeusement la transgression des genres établis. Il mélange plaisamment
l’érudition médiévale, le roman policier, le roman gothique et la réflexion
philosophique. Il s’appuie sur une culture immense pour renouveler le
genre le plus populaire, dominé depuis l’entre-deux-guerres par les
auteurs anglais ou américains, le « polar ». Eco était déjà connu et
reconnu en France comme disciple de Barthes et son livre en Italie avait
été un best-seller, ce qui aurait dû donner confiance aux éditeurs
français. Cela n’empêcha pas les lecteurs spécialisés des diverses maisons
françaises de le refuser. Sans doute ne rentrait-il pas dans les catégories
de perception de ce que devait être un roman traduit de l’italien chez un
éditeur français. Heureusement, le directeur de Grasset est passé outre
au jugement des experts en constatant que sa femme, italienne, riait aux
éclats en en dévorant la version originale12. Bien lui en a pris ; traduit en
1982, le livre a atteint les 800 000 exemplaires en France et 8 millions à
travers le monde.
Ce succès a changé les données du marché de la traduction de l’italien
(un peu comme la vogue des romans russes un siècle plus tôt). Il modifie
les représentations de la littérature italienne antérieure et incite les autres
éditeurs à faire traduire d’autres auteurs répondant à d’autres
caractéristiques que celles évoquées plus haut. En même temps, cette
ouverture reste fragile puisqu’on traduit peu d’œuvres de chaque auteur
comme si l’on voulait, par essai et erreur, et sans trop prendre de risques,
trouver une nouvelle mine d’or. Les éditeurs français restent donc pris

12 Anaïs Bokobza, « La vogue de la littérature italienne », dans Gisèle Sapiro (dir.),


Translatio…, op. cit., p. 218.
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 59

dans une logique commerciale d’exploration d’un marché en profitant de


la vogue du premier best-seller. Cette politique s’étiole après
l’engouement du début des années 1980 et le nombre de romans italiens
traduits baisse nettement dans les années 1990. Seuls les auteurs
consacrés et assez âgés continuent d’être traduits. Les éditeurs se replient
alors sur le secteur littéraire d’élite, soit un retour à la situation
précédente13.
Ces exemples empruntés à des époques différentes soulignent
l’importance des médiateurs comme catalyseurs ou comme acteurs
capables à un moment propice de modifier les perceptions pour
permettre le transfert réussi. Mais dans d’autres domaines culturels la
modification des hiérarchies et des représentations préalables implique
bien d’autres facteurs et donc d’autres analyses.

Variations des hiérarchies : marché de l’art et théâtre

Cette stabilité des flux ou des hiérarchies des circulations n’empêche


pas des remises en cause partielles des courants dominants, mais en
fonction de temporalités très variables selon les champs et les types de
biens symboliques. Jusqu’ici, nous avons surtout pris nos exemples dans
la littérature, soit un secteur intermédiaire de la culture par sa plasticité
et sa capacité d’évolution. D’autres champs culturels indépendants du
langage et donc des identités nationales peuvent connaître des
circulations plus rapides et des modifications des hiérarchies acquises
grâce à leur autonomie par rapport à la hiérarchie des langues. C’est le
cas en particulier de la peinture et de la musique ou du théâtre où
l’itinérance des acteurs et les contacts moins médiatisés que dans le livre
entre les créateurs et les publics facilitent ces circulations et ces
adaptations aux transformations internationales du goût. Les
investissements préalables sont également moindres, ou la taille des
publics plus modeste, ce qui facilite la mise en place de nouveaux
circuits.

13 Ibid., p. 226.
60 Christophe CHARLE

Circulation artistique

La tradition du voyage d’artiste à l’étranger est ancienne, tout comme


celle de la circulation des œuvres en raison de l’internationalisation des
Salons, en particulier celui de Paris, comme le montre cette statistique
(tableau 1) où l’on dépasse 10% d’exposants étrangers dès 1869 et où,
chez les seuls peintres, on approche même 20%. À la différence de la
littérature, plus fermée sur l’étranger (les traductions en France
représentent moins de 10% de la production littéraire au XIXe siècle), les
peintres reconnus en France sont en proportion plus souvent étrangers
que français puisque le taux de médaillés dépasse 20% chez les étrangers.
Tableau 1 : Présence étrangère au Salon des Artistes français 1845-1880

Nombre % d’étrangers % d’étrangers Part des


d’exposants parmi les peintres étrangers
médaillés

1845 1237 8,6% 6,7% 21,0%


1847 1230 7,2% 6,6% 13,8%
1869 2975 13,3% 19,5% 23,2%
1880 24,3%

Source : D’après Andrée Sfeier-Semler, Die Maler am Pariser Salon 1791-1880, Francfort-New
York-Paris, Campus Verlag – Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1992, p. 259-262.

Le mouvement se poursuit et s’amplifie au tournant du siècle et va


progressivement s’affirmer dans l’ensemble de l’Europe, chaque grand
centre essayant d’attirer des étrangers et notamment des Français pour
accroître son renom.
Tableau 2 : Proportion de peintres étrangers
exposant dans divers salons à Paris et à Berlin (%)

Année 1899 1899 1909 1909 1909


Société nat. des Artistes Artistes Société nat. des Salon
Beaux-Arts français français Beaux-Arts d’automne
Paris 34,7 21,3 30,3 34,1 35,1
Berlin 1897 9,1

Sources : Annuaire statistique de la ville de Paris14 ; Katalog : Grosse Berliner-Kunst-Ausstellung von 1.


mai -26 september 1897, Berlin, Verlag von R. Schuster, 1897.

14 Sur les diverses sociétés d’artistes et leurs salons, voir Gérard Monnier, L’Art et ses
institutions en France de la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard, « Folio », 1995, p. 269
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 61

Cette circulation transnationale des tableaux et des peintres est


maintenant au XXe siècle le mode normal de conquête de la notoriété,
avec l’explosion du nombre des lieux d’expositions et des salons à
l’échelle internationale. Il est aussi la contrepartie de l’intensification de
la compétition avec la croissance exponentielle de la production
artistique et de la population des artistes, la réduction proportionnelle
des commandes des États qui créaient des marchés nationaux protégés
(sauf dans les nouvelles dictatures comme l’Allemagne, l’Italie, la
Russie), le déplacement du centre de gravité de la richesse mondiale et
des collectionneurs, de l’Ancien au Nouveau Monde, voire vers des
zones périphériques (apparition de collectionneurs russes au début du
XXe siècle), le changement progressif des goûts des acheteurs qui
délaissent les valeurs sûres de plus en plus inaccessibles avec la
muséification des œuvres anciennes pour les artistes plus récents qui
deviennent des objets spéculatifs.
En sens inverse, comme l’a montré en détail Béatrice Joyeux-Prunel,
les artistes novateurs parisiens qui ne parviennent pas à se faire
reconnaître sur le marché interne commencent très tôt (dès Courbet) à
essayer d’exposer et de se faire vendre sur les marchés européens :
Bruxelles, l’Allemagne, l’Angleterre, plus tard les États-Unis, la Russie15.
La présence d’étrangers à Paris (artistes, critiques ou marchands) facilite
la construction de ces réseaux de circulation : le frère de Vincent Van
Gogh, Théo, travaille pour l’un des grands marchands parisiens, Goupil ;
Durand-Ruel ouvre des succursales en Europe et envoie ses tableaux aux
États-Unis ; Whistler, ami des premiers impressionnistes, leur sert
d’intermédiaire avec le marché de l’art anglais ; le marchand attitré des
cubistes, Kahnweiler, est d’origine allemande. On voit combien
l’internationalisation est plus facile et rapide que dans la sphère littéraire
puisqu’on reste dans un monde de relations personnelles directes avec
des bourgeois ou des aristocrates plutôt cosmopolites en cette période
d’essor des voyages, du tourisme et du libre-échange. Selon Béatrice
Joyeux-Prunel, il existe en fait deux circuits d’internationalisation : l’un
concerne les tableaux les plus connus des peintres traditionnels qui

et suiv. La Société des artistes français organise le salon le plus traditionnel (ce qui
explique la part plus réduite d’étrangers) ; la Société nationale des Beaux-Arts (1889),
bien que comptant dans ses rangs des peintres académiques, se veut indépendante de
l’Institut d’où un taux d’étrangers presque aussi élevé qu’au Salon d’automne où se
concentre l’avant-garde (il est fondé en 1903 par Frantz Jourdain).
15 Béatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays ? L’internationalisation de la
peinture des avant-gardes parisiennes (1855-1914), Paris, Musée d’Orsay-Nicolas
Chaudun, 2009.
62 Christophe CHARLE

visent les amateurs riches en France comme à l’étranger parce qu’ils sont
à la mode ; l’autre attire les peintres mal aimés en France et qui utilisent
la vente à l’extérieur comme une alternative ; au terme du circuit, ils
espèrent passer pour internationaux en France et conquérir alors plus
tard les suffrages parisiens en s’autorisant de cette reconnaissance
extérieure.
On voit donc que le processus de transfert revêt un tour assez
différent de celui qui se manifeste en littérature. Toutefois, au XXe siècle,
certaines œuvres littéraires maudites dans leur pays d’origine ont suivi
les voies détournées de la circulation artistique pour se faire finalement
reconnaître dans leur lieu initial en se faisant d’abord publier en France ;
les cas les plus connus sont ceux de D.H. Lawrence, de J. Joyce et de
S. Beckett édités, traduits ou joués en France en raison de la censure
britannique et qui obtiennent la reconnaissance nationale et mondiale au
terme de ce détour parisien16.
La circulation internationale avec des pôles dominants privilégiés se
retrouve aussi pour le théâtre au XIXe siècle, comme pour l’opéra.

Circulation théâtrale17

Le XIXe siècle est marqué par une circulation importante de pièces


parisiennes vers les autres capitales18. Ce que les scènes étrangères
consomment en fait d’œuvres importées ce sont surtout les nouveautés
françaises qui ont déjà subi les feux de la rampe d’un marché parisien
très concurrentiel. La scène parisienne effectue en effet une première
sélection impitoyable parmi les centaines de pièces proposées chaque
année aux directeurs. Même parmi celles qui ont été effectivement
montées, l’hécatombe est considérable : environ une sur dix seulement
atteint un véritable succès selon les normes de l’époque, soit une centaine
de représentations. C’est sur ces pièces retenues par le public parisien
que les adaptateurs, traducteurs, imprésarios ou directeurs étrangers
jettent en priorité leur dévolu. À Berlin, la part des pièces d’origine

16 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres…, op. cit., p. 198-99 (sur Beckett),
p. 204-205 (sur Joyce).
17 On résume ici certains développements de Christophe Charle, Théâtres en capitales.
Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne (1860-1914), Paris,
Albin Michel, 2008, notamment le chapitre 8.
18 Jean-Claude Yon (dir.), Le théâtre français à l’étranger au XIXe siècle. Histoire d’une
suprématie culturelle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008.
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 63

française dans la programmation, d’après les monographies qu’on


possède sur plusieurs théâtres entre 1860 et 1900, varie entre 10 et 26,7%.
À Vienne, une statistique officielle plus exhaustive situe la présence
française un peu plus haut entre 15,2 et 26% entre 1885 et 1900. Dans les
théâtres de Budapest, les œuvres d’origine française sont
proportionnellement deux fois plus nombreuses : de 24,1 à 43,4% selon
les années19. Ce niveau élevé se retrouve dans d’autres capitales encore
plus périphériques comme Christiania/Oslo, Prague (27 à 30% des
représentations sur les trois principaux théâtres entre 1862 et 1914
relèvent du répertoire français), Belgrade (32% de pièces françaises au
Théâtre national entre 1868 et 1913), 33,1% sur les théâtres de Varsovie,
sans parler bien sûr des villes francophones proches comme Genève ou
Bruxelles20. Dans le monde anglophone (à Londres et New York) le
tournant du XIXe et XXe siècle correspond en revanche à un déclin
progressif des productions dramatiques françaises qui contraste avec
leur forte présence dans les trois premiers quarts du XIXe siècle ;
supérieure à 10% au début des années 1890, la part des pièces françaises
sur les scènes londoniennes tombe à 5% dans l’entre-deux-guerres21.
L’évolution est similaire à New York avec un déclin de 17,9% à 3-4%
entre 1909 et 191922.

19 Données tirées de respectivement : Werner Buth, Das Lessing Theater in Berlin unter der
Direktion von Otto Brahm (1904-1912), doctorat, FU Berlin, 1965, imprimé à Munich ;
G. Muhle, Die Geschichte des Residenztheaters in Berlin von 1871-1887, doctorat, FU
Berlin, 1955 ; Carla Rhode, Das “Berliner Theater” von 1888-1899, doctorat, FU Berlin,
1966 ; Joachim Wilcke, Das Lessing Theater in Berlin unter Oscar Blumenthal, doctorat,
FU Berlin, 1958 ; Horst Windelboth, Das Central-Theater in Berlin 1880-1908, doctorat,
FU Berlin, 1956 ; Erika Wischer, Das Wallner-Theater im Berlin, doctorat, FU Berlin,
1967 ; Statistisches Jahrbuch der Stadt Wien ; Budapest székesf´´ováros statisztikai évkönyve
= Statistisches Jahrbuch der Haupt-und Residenzstadt Budapest, Budapest, Statisztikai
Kiadó Vallalat, 1894-1898.
20 Anker Øyvind, Chritiania Theater Repertoire 1827-1899, Oslo, Gyldendal, 1956 ;
Stéphane Reznikow, Francophilie et identité tchèque (1848-1914), Paris, Champion, 2002,
p. 612-613 et p. 621-622.
21 Comptages effectués d’après des sondages sur les années 1890-1892, 1900-1902, 1910-
1912, 1920-1922, 1930-1932 à partir du répertoire de J.P. Wearing, The London Stage
1890-1899, A Calendar of Plays and Players, Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow
Press, 1976, 2 vol. ; The London Stage 1900-1909, A Calendar of Plays and Players,
Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow Press, 1981, 2 vol. ; The London Stage 1910-
1919, A Calendar of Plays and Players, Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow Press,
1982, 2 vol. ; The London Stage 1920-1929, A Calendar of Plays and Players, Londres-
Metuchen (NJ), The Scarecrow Press, 1984, 3 vol. ; The London Stage 1930-1939, A
Calendar of Plays and Players, Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow Press, 1990, 2 vol.
22 Hamilton Mason, French Theatre in New York, a list of plays 1899-1939, New York,
Columbia Univ. Press, 1940.
64 Christophe CHARLE

Cette géographie différentielle correspond en partie aux rapports de


forces littéraires internationaux mis en valeur par Pascale Casanova ou
Blaise Wilfert à partir surtout de la sphère romanesque. Elle présente
toutefois certaines spécificités tenant aux variations de la censure (plus
forte que pour le roman) et à l’importance des médiateurs que sont les
acteurs et les actrices, plus décisifs souvent que les auteurs ou les
traducteurs pour imposer des œuvres à l’étranger. Les pays sans grande
tradition théâtrale ou soumis à l’influence culturelle germanique se
tournent vers l’importation d’œuvres françaises pour compenser les
manques locaux et/ou pour combattre une puissance culturelle ressentie
comme oppressive, ainsi à Prague ou à Budapest23. En revanche, les pays
émancipés culturellement de la France (pays anglophones ou
germaniques) rejettent de plus en plus la production dramatique venue
de Paris ou la cantonnent à certains genres : comédie de salon, spécialité
parisienne jouée dans les théâtres les plus bourgeois, pièces historiques à
contenu dramatique dans les scènes vouées au drame et à public plus
divers, opérettes et vaudevilles sur les scènes spécialisées. Mais le gros
de leur marché est maintenant aux mains de fabricants nationaux de
pièces à la chaîne, adaptées au gros du public, à la recherche de
divertissements comiques ou musicaux qui reprennent les modèles
français mais les adaptent aux idiosyncrasies sociales et de langue
difficilement transposables.
La circulation théâtrale fait donc intervenir, outre les représentations
préalables des pays, comme les œuvres littéraires ordinaires, des
rapports de forces directement liés aux variables démographiques et
économiques : pays forts producteurs et faibles producteurs, langues à
marché théâtral large et à marché étroit, États qui respectent les règles
juridiques et espaces qui pratiquent la piraterie littéraire, cultures où le
théâtre occupe une position enviée ou méprisée dans la hiérarchie des
genres. La force du marché parisien est qu’il peut fournir tous les types
de pièces et de produits, depuis l’avant-garde jusqu’au théâtre purement
commercial, du théâtre à haute prétention littéraire au spectacle de pur
divertissement.

23 Bernard Michel, Prague belle époque, Paris, Aubier, 2008, p. 93-94 et p. 116-117.
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 65

Progression ou régression de l’internationalisation culturelle ?

Selon une idée reçue, véhiculée par les thématiques de la


modernisation et de la globalisation, une internationalisation culturelle
croissante accompagnerait tout processus d’interconnexion des espaces.
Si l’on raisonne en termes de flux quantitatifs simples, cette
interprétation est probable. Mais l’historien des circulations
internationales ne peut pas seulement raisonner en termes d’offre, il doit
essayer de raisonner en termes de demande, d’impact et de réception, de
domination relative. On l’a déjà vu à travers l’exemple des traductions
ou des circulations de biens artistiques. La progression de l’offre va de
pair avec une accentuation des hiérarchies et des phénomènes de
domination au profit de quelques centres ou de quelques types de
production. Une seconde question importante est celle du décalage entre
les champs d’émission et de réception des biens culturels. La rapidité des
traductions, des médiatisations ou des transferts n’est pas forcément
proportionnelle à la croissance de l’offre. En effet, l’excès d’offre ou la
domination d’anciennes productions plus faciles à écouler parce
qu’ajustées aux structures de perception étrangère déjà établies tend à
bloquer la réception des nouveautés, ou des genres les moins consacrés.
Or, précisément, plus on avance dans le temps, plus ces phénomènes
sont institutionnalisés et difficiles à remettre en cause, ce qui freine
l’internationalisation ultérieure.

Un exemple de recul de l’internationalisation, l’opéra

L’opéra fournit un exemple caricatural de cette rétroaction. La mise en


place, dès la fin du XIXe siècle, d’un canon d’œuvres, pour l’essentiel
produites aux XVIIIe et XIXe siècles, dominé par les musiciens italiens et
secondairement Wagner et quelques œuvres françaises (Carmen), a
dramatiquement fait reculer la création de nouveautés, l’égalité d’accès
au circuit international des opéras nationaux émergents au cours du XIXe
siècle ou le renouvellement du genre24. La place laissée aux opéras
récents est devenue extrêmement restreinte dans la programmation des

24 L’étude de Philip Ther sur les théâtres de Dresde, Prague et Lemberg confirme ce
phénomène malgré l’apparition d’opéras nationaux plus diversifiés mais qui
n’occupent qu’une place réduite face aux grands classiques sans cesse rejoués à partir
de la fin du XIXe siècle (In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815-
1914, Vienne-Munich, Oldenbourg, 2006, en particulier p. 398-400).
66 Christophe CHARLE

principaux opéras du monde, comparée à ce qu’elle était au début du


XIXe siècle25.
Si l’on prend le répertoire des œuvres jouées à la Scala et à l’Opéra de
Paris en 1880 et qu’on le compare à la liste des opéras les plus courus en
Allemagne dans les années 1970 et aux États-Unis dans les années 1990,
on est frappé de l’extraordinaire stabilité d’un genre international figé
sur quelques œuvres et auteurs culte :

Tableau 3 : Les opéras les plus joués en 1880 à Milan et à Paris en 1880 et 1912

La Scala : nombre de Opéra de Paris 1880* Opéra de Paris 1912*


représentations d’opéra
1879-1880
Aida (Verdi) : 23 Aïda : 48 (création) Faust : 22 (1210)
Faust (Gounod) : 20 (323)
La Gioconda (Ponchielli) : 14 Les Huguenots (Meyerbeer) : 17 Guillaume Tell : 1 (868)
(692)
Lucia di Lammermoor La Juive (Halévy) : 14 (462) Samson et Dalila (Saint Saëns) : 21
(Donizetti) : 11 (350)
Rigoletto (Verdi) : 8 Guillaume Tell (Rossini) : 14 Lohengrin (Wagner) : 18 (319)
(646)
Faust (Gounod) : 4 La Muette de Portici (Auber) : 13 Romeo et Juliette (Saint Saëns) : 10
(502) (308)
Total : 60 La Favorite (Donizetti) : 12 (521) Aida (Verdi) : 9 (289)

Le Comte Ory (Rossini) : 12 Tannhäuser (Wagner) 5 (233)


(399) Rigoletto (Verdi) 13 (229)
L’Africaine (Meyerbeer) : 11 Sigurd (Reyer) 3 (221)
(312) La Walkyrie 8 (215)
Dom Juan (Mozart) : 9 (189) Thaïs (Massenet) 8 (118)
Hamlet (A. Thomas) : 9 (170) Le Cid (Massenet) 6 (113)
Freischütz (Weber) : 9 (172) Les maîtres chanteurs 10 (98)
Total : 140

*1er chiffre : représentations dans l’année ; deuxième : depuis la création à Paris.


Source : Donald Sassoon, The Culture of the Europeans…, op. cit., p. 768, d’après Il Pungolo, 1er-2
avril 1880 dans Carteggio Verdi-Ricordi 1880-1881, Parme, 1988, p. 229 et Albert Soubies,
Almanach des spectacles, 1880.

25 Donald Sassoon, The Culture of the Europeans from 1870 to the present…, op. cit., p. 762-
765.
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 67

Tableau 4 : Les opéras les plus courus (en nombre de spectateurs) ou les plus joués
en Allemagne et aux États-Unis

RFA 1973/1974 États-Unis et Canada 1991-1992/2002-2003


Mozart 1 033 000 Puccini, La Bohème 207 productions
Verdi 1 025 000 Puccini, Mme Butterfly 193 productions
Puccini 670 000 Verdi, La Traviata 175 productions
Wagner 500 000 Bizet, Carmen 173 productions
Strauss 425 000 Rossini, Le barbier de Séville 154 productions
Rossini 345 000 Puccini, Tosca 151 productions
Donizetti 199 500 Mozart, Les Noces de Figaro 144 productions

Source : D. Sassoon, The Culture of the Europeans…, op. cit., p. 764-765.

Les grands succès créés à l’époque de l’opéra italien dominant


(Rossini, Verdi, Donizetti) de la première moitié du XIXe siècle perdurent
jusqu’aux années 1880. Malgré la percée de Wagner et de quelques
auteurs français à l’échelle internationale au tournant du XIXe-XXe siècle,
c’est la seconde génération italienne (le second Verdi, puis les véristes)
qui tiennent encore le haut du pavé au début du XXe siècle, mais il en va
encore de même dans les années 1970 en Allemagne et même à la fin du
XXe siècle aux États-Unis et au Canada. Le seul changement notable
survenu au cours du XXe siècle est le retour en grâce de Mozart qui sert
de pont entre opéra allemand et opéra italien alors que ses œuvres
avaient subi une certaine occultation au cours du XIXe siècle.
Face à ce domaine hautement consacré, mais à large public, les
sciences humaines qui représentent, à l’inverse, un domaine nouveau et
élitiste dans leur période d’expansion de la fin du XIXe siècle sont-elles
marquées par une ouverture croissante ou non aux travaux étrangers ?
On va essayer de le déterminer à travers des études sur les revues
savantes.

L’internationalisation des revues savantes

Ce qui a le plus contribué au désenclavement national des milieux


universitaires c’est la multiplication des revues savantes en Europe
dans la seconde moitié du XIXe siècle26. Ces revues présentent une

26 Voir le tableau pour la France que j’ai établi dans l’article « Le temps des hommes
doubles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1992, n° 39-1, p. 73-85. Les
68 Christophe CHARLE

double caractéristique, elles sont maintenant disciplinaires (et même


de plus en plus spécialisées) par opposition aux revues académiques
apparues à partir de la fin du XVIIe siècle, et nationales, ou du moins
elles ne publient des articles que dans une langue principale. Il
n’existe alors que très rarement la pratique du résumé dans une
langue étrangère. Pourtant, dans le même temps, et c’est
particulièrement vrai des disciplines des sciences « naturelles », elles
s’internationalisent et multiplient les échanges (échanges d’étudiants,
de professeurs, congrès internationaux, correspondances intermé-
diaires, envois de livres ou de tirés à part). De manière optimiste, on
pourrait supposer que la plupart des individus lecteurs ou
producteurs dans ces revues maîtrisent plusieurs langues et peuvent
donc sans difficulté, s’ils le souhaitent, consulter les revues des autres
nations. En fait, on peut douter de ce polyglottisme généralisé des
élites savantes, si l’on met à part les petits pays dont les élites sont
obligées d’apprendre les grandes langues. L’amélioration des
connaissances linguistiques, compte tenu de ce qu’on sait des
structures de l’enseignement secondaire des divers pays où la place
des langues vivantes reste, jusque dans l’entre-deux-guerres, assez
réduite, ne concerne que la dernière génération ou des cas individuels
liés à un itinéraire familial ou personnel exceptionnel (bilinguisme
familial dans le cas de Bergson par exemple, optants alsaciens formés
en allemand comme Lucien Herr ou Charles Andler, mariages
cosmopolites).
Sans cette faiblesse linguistique des élites savantes, on ne
s’expliquerait pas l’ampleur des débats sur les langues d’usage dans
les congrès internationaux et la présence notable d’articles traduits
dans les revues savantes ou de nombreux comptes rendus de
publications étrangères. La Revue d’économie politique notamment
affiche, dès le sommaire de son premier numéro, une liste de
collaborateurs européens : un professeur à l’Université d’Utrecht, un
professeur à l’Université de Pavie, un professeur à l’Université de
Liège, un professeur à la Faculté de droit de Madrid, un professeur à
l’Institut technique de Pérouse, deux professeurs à l’Académie de

histoires de la presse de chaque pays établissent l’explosion du nombre des


périodiques spécialisés sans permettre toutefois une analyse par discipline, même
s’il est probable que le phénomène est parallèle à ce qui se produit en France,
comme le montrent l’histoire de certaines disciplines ou la chronologie des
créations de revues dans celles-ci. Il y a là tout un immense champ de travail
comparatif à développer.
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 69

Lausanne, et un professeur de sociologie à l’Université de Genève27.


Ce sommaire international (où manquent cependant les deux plus
grandes nations, l’Angleterre et l’Allemagne) n’est pas qu’une vitrine
flatteuse. En effet la revue publie entre 1887, date de sa fondation, et
1906, 136 auteurs étrangers pour 114 auteurs français. De 1907 à 1913,
l’ouverture étrangère diminue un peu, mais reste notable avec un
cinquième de non-Français, auteurs d’articles de fond28. De même, de
1907 à 1913, 35,9% des 945 ouvrages commentés sont publiés à
l’étranger dont 53,4% en allemand, 24,5% en anglais et 19,2% en
italien. Pour juger du biais ainsi introduit par les animateurs de la
revue au profit de l’Allemagne (les économistes libéraux des revues
concurrentes préférant la référence anglaise), il faudrait disposer
d’une statistique objective de la production de livres d’économie et de
sciences sociales dans les différentes langues. S’il est probable que les
livres publiés en allemand dans ces domaines sont plus nombreux que
ceux des autres langues puisque, globalement, on sait que
l’Allemagne est le plus gros producteur de livres en Europe (et
notamment de livres savants), il est fort douteux que la production
d’ouvrages économiques allemands représente la moitié du total
européen. Cette prééminence dans cette revue traduit bien à la fois la
fascination exercée par le modèle allemand dans ce groupe
d’universitaires réformateurs et animateurs d’une discipline en voie
d’émergence et une volonté de contrebalancer l’influence anglaise
jusqu’ici dominante dans l’économie politique libérale non
universitaire.
À partir de données fondées sur des échantillons d’ouvrages
analysés dans deux revues anglaises d’économie contemporaines
(l’Economic Journal et l’Economic Review), Julien Vincent a établi des
phénomènes similaires d’ouverture sélective aux productions
scientifiques européennes dans l’Angleterre de la fin du siècle. Ici
aussi, l’allemand est la langue privilégiée par la première revue, plus
académique, au détriment du français. Les économistes français
apparaissent maintenant à leurs collègues anglais moins
« scientifiques » et moins au fait des nouveaux raffinements de la

27 Fac-similé de la page du numéro 1 reproduite dans Luc Marco (dir.), Les Revues
d’économie en France genèse et actualité, 1751-1994 [colloque tenu à Toulouse, le 9
juin 1995], Paris, L’Harmattan, 1996, cahier iconographique p. X.
28 Marc Pénin, « Un solidarisme interventionniste : la Revue d’économie politique et la
nébuleuse réformatrice, 1887-1914 », dans Christian Topalov (dir.), Laboratoires du
nouveau siècle, la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris,
Éditions de l’EHESS, 1999, p. 95-119, ici p. 100-101.
70 Christophe CHARLE

théorie. Comme son homologue française, la Revue d’économie politique,


l’Economic Journal privilégie donc la littérature issue de l’espace qui
s’identifie, à tort ou à raison, à la norme scientifique la plus exigeante.
En revanche, la revue la plus ouverte sur la demande sociale,
l’Economic Review, analogue en cela au Journal des Économistes,
privilégie la littérature économique en français qui partage ce même
souci d’accessibilité au public29.

Tableau 5 : Répartition des livres recensés dans deux revues d’économie


anglaise (1891-1914) selon leur langue30.

Economic Journal Economic Review Revue d’économie


politique et Journal des
économistes
Anglais 67% 75% 8,1%
Français 10,8% 14,3% 68,3%
Allemand 15,8% 7,7% 10%
Italien 5,7% 2,3% 8,6%
Autre 0,7% 0,7% 5%
N= 1199 939 1428

On ne dispose pas de statistiques similaires pour une science comme


l’histoire, intermédiaire entre les humanités fortement marquées par la
fermeture nationale et la science économique déjà assez fortement
internationalisée. À défaut, on prendra l’exemple d’une des figures
centrales de la révolution historiographique du XXe siècle, Lucien Febvre,
pour lequel on dispose, grâce à Bertrand Müller, d’une bibliographie
exhaustive de ses livres, articles et comptes rendus qui permet
d’identifier très précisément son degré d’intérêt pour les travaux
étrangers. Comme Febvre est l’un des recenseurs les plus actifs en
histoire de deux revues centrales pour la discipline dans la première
moitié du XXe siècle, la Revue de synthèse historique et les Annales d’histoire
économique et sociale, on dispose ici d’un cas exemplaire pour mesurer la
circulation internationale des travaux entre la France et les pays voisins.

29 Julien Vincent, « The Commerce of Ideas : Free Trade and Protectionism in the
International Market of Economic Ideas in Britain and France 1880-1910 », dans
Chistophe Charle, Julien Vincent, Jay Winter (dir.), Anglo-French Attitudes…, op. cit.,
p. 194-213.
30 Julien Vincent, Disestablishing Moral Science : John Neville Keynes, Cultural Authority and
Religion in Victorian England (1860-1900), Ph. D., University of Cambridge, 2006, p. 288
et art. cit., p. 205.
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 71

Tableau 6 : Répartition des travaux dont Lucien Febvre a rendu compte de 1906 à
1939, selon la langue de publication

Langue N %
Français 807 85,4
Allemand 79 8,3
Anglais 35 3,7
Italien 13 1,3
Espagnol 5 0,5
Latin 3 0,3
Flamand, polonais 2 0,2
Total 944

Comptages d’après Bertrand Müller, Bibliographie des travaux de Lucien Febvre,


Paris, Armand Colin, 1990, « Cahier des Annales ».

Comme pour l’économie, on retrouve chez ce pur produit de la


méritocratie de la Troisième République un certain francocentrisme,
légèrement atténué par un intérêt privilégié pour l’Allemagne, typique
de sa génération et beaucoup plus marginal pour l’Angleterre. Cela
traduit à la fois la domination de l’allemand comme langue pratiquée par
l’élite universitaire, renforcée par la possibilité de faire des séjours en
Allemagne, mais aussi par les centres d’intérêt spécifiques de Lucien
Febvre, tourné vers l’espace rhénan et bourguignon à ses débuts puis
vers l’étude de la Réforme.
Quand on établit une statistique similaire à partir des grandes revues
historiques contemporaines, on constate une inversion complète de la
situation : les travaux anglais ou américains recensés dans ces revues
dominent de manière écrasante et ne laissent qu’une place de plus en
plus marginale aux travaux publiés dans les autres langues. Ainsi un
sondage dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine pour les années
1994-2002 montre que sur un échantillon 453 comptes rendus publiés,
101 (soit 23%) rendent compte de livres étrangers parmi lesquels les trois
quarts sont écrits en anglais, 10% en italien, 10% en espagnol et 5%
seulement en allemand. On voit donc que la légère ouverture par rapport
à l’époque de L. Febvre se paie d’une très forte régression dans la
diversité des langues analysées. Presque tout est filtré à travers le prisme
anglophone et il s’agit pourtant d’un domaine où les traditions
culturelles résistent mieux que dans d’autres disciplines.
72 Christophe CHARLE

Perspectives et conclusions provisoires

Dans les divers exemples retenus ici, on voit que le débat académique
opposant transferts, comparaisons et croisements se résout de lui-même
dans la recherche empirique. Ces approches sont d’autant plus fécondes
qu’on parvient à les combiner. Chaque genre ou type d’œuvre étant
destiné à des publics ou à des milieux d’ampleur différente depuis le
marché de l’art élitiste ou les travaux universitaires jusqu’aux marchés
de masse du roman ou du théâtre, les transferts ou les croisements
culturels obéissent à des modalités d’une grande diversité dans le temps,
l’espace social ou géographique. L’articulation sociale et culturelle des
médiateurs et des circuits varie aussi constamment, même si perdurent
des dynamiques de longue durée et des hiérarchies de goût ou
d’attractivité difficiles à transgresser. Plus les obstacles à franchir sont
importants, plus l’énergie à déployer pour franchir les frontières devra
être considérable ou bénéficier de relais ou d’alliances complexes. Sans la
comparaison des cas et des contextes cependant, l’analyse de chacun
ferait retomber dans la monographie close sur elle-même, sans
généralisation possible.
Pour éviter de tomber dans le fatalisme du probable, la comparaison
de cas divergents fournit des hypothèses explicatives à vérifier et permet
d’échapper à une vision enchantée des rencontres électives entre cultures
(dominante dans les histoires spécialisées de chaque branche de la
culture) ou à celle simplement cynique des succès prévisibles en fonction
des goûts des consommateurs dominants31. Les travaux historiques sur
ces thèmes doivent recourir à la fois aux méthodes classiques de la
philologie (interprétation des lectures et relectures des œuvres pour
comprendre la traductibilité ou non d’une culture à l’autre) et aux
approches sociologiques et statistiques pour resituer les cas comme
normes ou exceptions dans des ensembles culturels structurés dans la
longue durée.
La comparaison entre domaines dépendant inégalement du langage
articulé paraît aussi une piste prometteuse pour les recherches : elle a été
explorée, par exemple pour la musique, par William Weber dans son
dernier livre32 ou par les livres collectifs sur le concert en Europe dirigés

31 Type d’interprétation trop souvent privilégiée par les Cultural Studies ou les historiens
de la « culture de masse ».
32 William Weber, The Great Transformation of Musical Taste : Concert Programming from
Haydn to Brahms, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2008.
Comparaisons et transferts en histoire culturelle de l’Europe 73

par Hans-Erich Bödeker, Patrice Veit et Michael Werner33. Enfin et


surtout, les comparaisons dans le temps soulignent que l’évolutionnisme
simple loin d’être une clé universelle est plutôt un obstacle à la
compréhension. La curiosité pour la culture de l’autre n’a rien de naturel
ni d’immédiat, la remise en cause des goûts ou des attraits hérités ne
tient pas seulement aux effets de génération ou aux conjonctures
historiques. Comme l’histoire culturelle a toujours tendance, en fonction
d’un préjugé lettré hérité des humanités, à privilégier tout ce qui relève
de l’avant-garde, de l’inédit ou de l’exotique, elle tend toujours à
privilégier le segment novateur et international, très minoritaire dans les
productions culturelles. On en sait ainsi aujourd’hui beaucoup plus sur
les raisons du succès européen des pièces d’Ibsen – très surestimé pour
des raisons éthiques ou esthétiques – que sur celles qui permettent aux
auteurs du Boulevard français d’être reconnus dans des univers sociaux
et historiques pourtant aux antipodes de leurs conditions parisiennes
d’émission. Sans doute, analyser ce type de transfert au sein de la culture
moyenne n’est pas très valorisant pour ceux qui s’y consacrent puisqu’ils
s’efforcent de faire revivre une culture morte et inconnue des lecteurs
actuels et délibérément stigmatisée par les formes d’histoire culturelle
vouées à la culture lettrée légitime. Toutefois, sans la prise en compte de
toutes les formes de circulation culturelle, on n’établira qu’un inventaire
partiel et faussé des transformations de la modernité en Europe.

33 Hans-Erich Bödeker, Patrice Veit, Michael Werner (dir.), Le concert et son public.
Mutations de la vie musicale en Europe, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de
l’Homme, 2002 ; id. (dir.), Organisateurs et formes d’organisation du concert en Europe,
1700-1920, Berlin, Berliner Wissenschaftsverlag, 2008 ; id. (dir.), Espaces et lieux de
concert en Europe 1700-1920, Berlin, Berliner Wissenschaftsverlag, 2008.

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