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Christophe CHARLE
4 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 235-236.
5 Donald Sassoon, The Culture of the Europeans from 1800 to the Present…, op. cit.,
notamment les chapitres 10 et 25 ; voir aussi Anselm Schlösser, Die englische Literatur
in Deutschland von 1895 bis 1934, Iéna, Verlag der Fromannschen Buchhandlung, 1937.
6 Blaise Wilfert, « Cosmopolis ou l’homme invisible. Les importateurs de littérature
étrangère en France, 1880-1914 », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 144, 2002,
p. 33-46.
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issus d’un autre contexte et souvent d’une autre époque avec le retard
général des traductions sur les publications initiales7.
On peut reprendre ici l’exemple du roman russe que j’ai étudié dans
un article ancien repris dans Paris fin de siècle et qui a été développé dans
la thèse de Blaise Wilfert pour d’autres importations de littératures peu
courantes8. Avant la fin du XIXe siècle, le gros de la production littéraire
russe, excepté Pouchkine et Tourgueniev, était quasiment inconnu en
Europe et, en particulier, en France malgré la francophilie de
l’intelligentsia russe et le rôle du français comme langue de culture en
Russie depuis le XVIIIe siècle ou la présence constante à Paris de
nombreux Russes de la meilleure société. Le succès du roman russe et
des traductions nombreuses qui sont produites sur une période courte
intervient avant même le rapprochement politique franco-russe des
années 1890. L’élément déterminant réside dans l’intervention de
médiateurs français et russes au premier rang desquels le diplomate
noble marié à une Russe, Eugène-Melchior de Voguë (Le roman russe
édité en 1886, est publié sous forme d’articles séparés à partir de 1883
dans la Revue des deux mondes9). Certaines grandes revues littéraires qui
promeuvent ces romans donnent les clés d’appréhension des premières
œuvres traduites en réinvestissant sur elles à la fois des représentations
stéréotypées anciennes de ce pays et des enjeux idéologiques et littéraires
propres à la France des années 1880. À travers ces œuvres, il s’agit de
proposer une littérature inspirée par une vision spiritualiste et chrétienne
(« l’âme slave » des stéréotypes), posant de grandes questions
métaphysiques sur la condition humaine (Crime et châtiment, Guerre et
Paix) contre la vision alors dominante, à travers les romans naturalistes
de Zola, d’une approche sociale matérialiste et scientiste. Alors que
certains auteurs, comme Tolstoï, s’opposent au pouvoir conservateur et
religieux de l’autocratie russe officielle, ces auteurs français, plutôt
conservateurs et catholiques, mettent les auteurs russes traduits au
service de leur croisade contre l’irréligion et le scientisme littéraire en
13 Ibid., p. 226.
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Circulation artistique
Source : D’après Andrée Sfeier-Semler, Die Maler am Pariser Salon 1791-1880, Francfort-New
York-Paris, Campus Verlag – Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1992, p. 259-262.
14 Sur les diverses sociétés d’artistes et leurs salons, voir Gérard Monnier, L’Art et ses
institutions en France de la Révolution à nos jours, Paris, Gallimard, « Folio », 1995, p. 269
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et suiv. La Société des artistes français organise le salon le plus traditionnel (ce qui
explique la part plus réduite d’étrangers) ; la Société nationale des Beaux-Arts (1889),
bien que comptant dans ses rangs des peintres académiques, se veut indépendante de
l’Institut d’où un taux d’étrangers presque aussi élevé qu’au Salon d’automne où se
concentre l’avant-garde (il est fondé en 1903 par Frantz Jourdain).
15 Béatrice Joyeux-Prunel, Nul n’est prophète en son pays ? L’internationalisation de la
peinture des avant-gardes parisiennes (1855-1914), Paris, Musée d’Orsay-Nicolas
Chaudun, 2009.
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visent les amateurs riches en France comme à l’étranger parce qu’ils sont
à la mode ; l’autre attire les peintres mal aimés en France et qui utilisent
la vente à l’extérieur comme une alternative ; au terme du circuit, ils
espèrent passer pour internationaux en France et conquérir alors plus
tard les suffrages parisiens en s’autorisant de cette reconnaissance
extérieure.
On voit donc que le processus de transfert revêt un tour assez
différent de celui qui se manifeste en littérature. Toutefois, au XXe siècle,
certaines œuvres littéraires maudites dans leur pays d’origine ont suivi
les voies détournées de la circulation artistique pour se faire finalement
reconnaître dans leur lieu initial en se faisant d’abord publier en France ;
les cas les plus connus sont ceux de D.H. Lawrence, de J. Joyce et de
S. Beckett édités, traduits ou joués en France en raison de la censure
britannique et qui obtiennent la reconnaissance nationale et mondiale au
terme de ce détour parisien16.
La circulation internationale avec des pôles dominants privilégiés se
retrouve aussi pour le théâtre au XIXe siècle, comme pour l’opéra.
Circulation théâtrale17
16 Pascale Casanova, La République mondiale des lettres…, op. cit., p. 198-99 (sur Beckett),
p. 204-205 (sur Joyce).
17 On résume ici certains développements de Christophe Charle, Théâtres en capitales.
Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne (1860-1914), Paris,
Albin Michel, 2008, notamment le chapitre 8.
18 Jean-Claude Yon (dir.), Le théâtre français à l’étranger au XIXe siècle. Histoire d’une
suprématie culturelle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2008.
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19 Données tirées de respectivement : Werner Buth, Das Lessing Theater in Berlin unter der
Direktion von Otto Brahm (1904-1912), doctorat, FU Berlin, 1965, imprimé à Munich ;
G. Muhle, Die Geschichte des Residenztheaters in Berlin von 1871-1887, doctorat, FU
Berlin, 1955 ; Carla Rhode, Das “Berliner Theater” von 1888-1899, doctorat, FU Berlin,
1966 ; Joachim Wilcke, Das Lessing Theater in Berlin unter Oscar Blumenthal, doctorat,
FU Berlin, 1958 ; Horst Windelboth, Das Central-Theater in Berlin 1880-1908, doctorat,
FU Berlin, 1956 ; Erika Wischer, Das Wallner-Theater im Berlin, doctorat, FU Berlin,
1967 ; Statistisches Jahrbuch der Stadt Wien ; Budapest székesf´´ováros statisztikai évkönyve
= Statistisches Jahrbuch der Haupt-und Residenzstadt Budapest, Budapest, Statisztikai
Kiadó Vallalat, 1894-1898.
20 Anker Øyvind, Chritiania Theater Repertoire 1827-1899, Oslo, Gyldendal, 1956 ;
Stéphane Reznikow, Francophilie et identité tchèque (1848-1914), Paris, Champion, 2002,
p. 612-613 et p. 621-622.
21 Comptages effectués d’après des sondages sur les années 1890-1892, 1900-1902, 1910-
1912, 1920-1922, 1930-1932 à partir du répertoire de J.P. Wearing, The London Stage
1890-1899, A Calendar of Plays and Players, Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow
Press, 1976, 2 vol. ; The London Stage 1900-1909, A Calendar of Plays and Players,
Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow Press, 1981, 2 vol. ; The London Stage 1910-
1919, A Calendar of Plays and Players, Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow Press,
1982, 2 vol. ; The London Stage 1920-1929, A Calendar of Plays and Players, Londres-
Metuchen (NJ), The Scarecrow Press, 1984, 3 vol. ; The London Stage 1930-1939, A
Calendar of Plays and Players, Londres-Metuchen (NJ), The Scarecrow Press, 1990, 2 vol.
22 Hamilton Mason, French Theatre in New York, a list of plays 1899-1939, New York,
Columbia Univ. Press, 1940.
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23 Bernard Michel, Prague belle époque, Paris, Aubier, 2008, p. 93-94 et p. 116-117.
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24 L’étude de Philip Ther sur les théâtres de Dresde, Prague et Lemberg confirme ce
phénomène malgré l’apparition d’opéras nationaux plus diversifiés mais qui
n’occupent qu’une place réduite face aux grands classiques sans cesse rejoués à partir
de la fin du XIXe siècle (In der Mitte der Gesellschaft. Operntheater in Zentraleuropa 1815-
1914, Vienne-Munich, Oldenbourg, 2006, en particulier p. 398-400).
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Tableau 3 : Les opéras les plus joués en 1880 à Milan et à Paris en 1880 et 1912
25 Donald Sassoon, The Culture of the Europeans from 1870 to the present…, op. cit., p. 762-
765.
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Tableau 4 : Les opéras les plus courus (en nombre de spectateurs) ou les plus joués
en Allemagne et aux États-Unis
26 Voir le tableau pour la France que j’ai établi dans l’article « Le temps des hommes
doubles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1992, n° 39-1, p. 73-85. Les
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27 Fac-similé de la page du numéro 1 reproduite dans Luc Marco (dir.), Les Revues
d’économie en France genèse et actualité, 1751-1994 [colloque tenu à Toulouse, le 9
juin 1995], Paris, L’Harmattan, 1996, cahier iconographique p. X.
28 Marc Pénin, « Un solidarisme interventionniste : la Revue d’économie politique et la
nébuleuse réformatrice, 1887-1914 », dans Christian Topalov (dir.), Laboratoires du
nouveau siècle, la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris,
Éditions de l’EHESS, 1999, p. 95-119, ici p. 100-101.
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29 Julien Vincent, « The Commerce of Ideas : Free Trade and Protectionism in the
International Market of Economic Ideas in Britain and France 1880-1910 », dans
Chistophe Charle, Julien Vincent, Jay Winter (dir.), Anglo-French Attitudes…, op. cit.,
p. 194-213.
30 Julien Vincent, Disestablishing Moral Science : John Neville Keynes, Cultural Authority and
Religion in Victorian England (1860-1900), Ph. D., University of Cambridge, 2006, p. 288
et art. cit., p. 205.
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Tableau 6 : Répartition des travaux dont Lucien Febvre a rendu compte de 1906 à
1939, selon la langue de publication
Langue N %
Français 807 85,4
Allemand 79 8,3
Anglais 35 3,7
Italien 13 1,3
Espagnol 5 0,5
Latin 3 0,3
Flamand, polonais 2 0,2
Total 944
Dans les divers exemples retenus ici, on voit que le débat académique
opposant transferts, comparaisons et croisements se résout de lui-même
dans la recherche empirique. Ces approches sont d’autant plus fécondes
qu’on parvient à les combiner. Chaque genre ou type d’œuvre étant
destiné à des publics ou à des milieux d’ampleur différente depuis le
marché de l’art élitiste ou les travaux universitaires jusqu’aux marchés
de masse du roman ou du théâtre, les transferts ou les croisements
culturels obéissent à des modalités d’une grande diversité dans le temps,
l’espace social ou géographique. L’articulation sociale et culturelle des
médiateurs et des circuits varie aussi constamment, même si perdurent
des dynamiques de longue durée et des hiérarchies de goût ou
d’attractivité difficiles à transgresser. Plus les obstacles à franchir sont
importants, plus l’énergie à déployer pour franchir les frontières devra
être considérable ou bénéficier de relais ou d’alliances complexes. Sans la
comparaison des cas et des contextes cependant, l’analyse de chacun
ferait retomber dans la monographie close sur elle-même, sans
généralisation possible.
Pour éviter de tomber dans le fatalisme du probable, la comparaison
de cas divergents fournit des hypothèses explicatives à vérifier et permet
d’échapper à une vision enchantée des rencontres électives entre cultures
(dominante dans les histoires spécialisées de chaque branche de la
culture) ou à celle simplement cynique des succès prévisibles en fonction
des goûts des consommateurs dominants31. Les travaux historiques sur
ces thèmes doivent recourir à la fois aux méthodes classiques de la
philologie (interprétation des lectures et relectures des œuvres pour
comprendre la traductibilité ou non d’une culture à l’autre) et aux
approches sociologiques et statistiques pour resituer les cas comme
normes ou exceptions dans des ensembles culturels structurés dans la
longue durée.
La comparaison entre domaines dépendant inégalement du langage
articulé paraît aussi une piste prometteuse pour les recherches : elle a été
explorée, par exemple pour la musique, par William Weber dans son
dernier livre32 ou par les livres collectifs sur le concert en Europe dirigés
31 Type d’interprétation trop souvent privilégiée par les Cultural Studies ou les historiens
de la « culture de masse ».
32 William Weber, The Great Transformation of Musical Taste : Concert Programming from
Haydn to Brahms, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2008.
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33 Hans-Erich Bödeker, Patrice Veit, Michael Werner (dir.), Le concert et son public.
Mutations de la vie musicale en Europe, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de
l’Homme, 2002 ; id. (dir.), Organisateurs et formes d’organisation du concert en Europe,
1700-1920, Berlin, Berliner Wissenschaftsverlag, 2008 ; id. (dir.), Espaces et lieux de
concert en Europe 1700-1920, Berlin, Berliner Wissenschaftsverlag, 2008.