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L'homme-univers d'Edgar Morin

Jeudi 1er novembre 2001


(LE MONDE DES LIVRES)

Dix ans après le tome 4, voici le cinquième volume de "La Méthode", œuvre majeure
d'Edgar Morin. Il s'y emploie à cerner l'énigme de l'humain dans toutes ses dimensions.
Françoise Bianchi entame une biographie intellectuelle de ce penseur, qui est
aujourd'hui devenu superstar en Amérique du Sud

L'humanité de l'humanité (la méthode 5) 1. l'identité humaine d'Edgar Morin. Seuil, 300
p., 21,50 EURO (141,03 F). En librairie le 7 novembre.

On commençait à oublier qu'il s'agit d'un très grand livre. La Méthode, cette
gigantesque entreprise entamée par Edgar Morin en 1977, a vu paraître ses tomes 2, 3 et
4 respectivement en 1980, 1986 et 1991. Depuis dix ans, rien. Ou plutôt, car le penseur
est prolifique et volontiers sur tous les fronts, une bonne dizaine d'autres livres - essais,
chroniques, journaux, Mémoires, autoportraits -, sans compter les articles, interviews,
conférences, séminaires, colloques et interventions de toutes sortes. Dans une époque
qui a facilement la mémoire qui flanche et l'attention versatile, tant de facettes de
l'homme Morin avaient fini par estomper ce dessein grandiose auquel il a consacré sa
maturité.

On pouvait même avoir le sentiment que ce chantier allait demeurer inachevé. Les
premiers volumes avaient ouvert des perspectives majeures sur la nature et sur la vie,
sur le statut de la connaissance et sur les mœurs et coutumes des idées elles-mêmes.
L'effort entamé et largement accompli par Edgar Morin allait-il en rester là ? Son projet
constant - embrasser en un tout complexe les modalités des savoirs les plus divers, relier
entre elles les interrogations apparemment les plus distantes ou les plus opposées - se
poursuivait ailleurs et autrement. Le penseur était sur la brèche. La Méthode paraissait
engourdie.

Apparence trompeuse. Avec ce cinquième volume de La Méthode, on retrouve la veine


qui semblait à tort abandonnée. On y appréciera un souffle sans doute plus vif encore
que celui des volumes initiaux. A quatre-vingts ans, Edgar Morin étonne ! Sa méditation
sur ce que peut être l'humain, nourrie de toutes les réflexions du sociologue et de toutes
les expériences de la vie, qu'elles soient intellectuelles ou affectives, est à la fois
stimulante et superbe. Elle parvient en effet à embrasser une immense collection de
données et de caractéristiques que l'on pouvait croire disparates ou incompatibles. Le
génie de Morin est de les avoir transformées en une totalité à la fois cohérente mais
ouverte, puissante quoique dépourvue d'arrogance.

Evidemment, l'entreprise est démesurée. Comment tenir ensemble, et articuler avec


pertinence, les composants distincts de l'humain ? Assemblage de matière cosmique,
peuple de cellules vivantes, union de langage et de neurones, sujet individuel habité de
masques multiples, partie d'un tout social, produit de l'histoire, être de raison autant que
de folie, enfant et adulte, âme traversée de chimères et capable de lucidité... L'humain
décidément a trop de traits. Et on peut l'approcher de tant de côtés ! En scientifique, en
philosophe, en poète... Cette démesure convient à Edgar Morin. Il s'y trouve à l'aise, et
même la revendique. Rien de réel ne lui sera étranger. A tout le moins, il s'y efforcera.
En un temps où tant d'experts divers campent dans leurs tentes, chacun veillant à
défendre son territoire lilliputien, cette témérité qui récidive ne manque d'allure.

Le résultat non plus. L'humain selon Morin est en effet considéré dans son unité et sa
diversité, toujours reliées et interdépendantes. Il ne se trouve jamais réduit à une seule
de ses dimensions, et aucune n'est niée ou amoindrie. "L'être humain est pleinement
physique et pleinement métaphysique, pleinement biologique et pleinement méta-
biologique" Partie de l'univers, l'humain s'y distingue en pouvant le concevoir. Animal
qui ne saurait cesser de l'être, il est capable, et lui seul, de langage symbolique et
d'anticipation inquiète de sa propre mort. Susceptible de décisions rationnelles, il n'en
est pas moins régulièrement immergé dans les eaux troubles du délire et de la confusion.
C'est tout cela, et plus encore (par exemple l'histoire, le possible avenir du monde,
l'éventualité d'une humanité en paix) que Morin s'emploie à tenir ensemble. "L'être
humain, dit-il, ne vit pas que de rationalité et d'outil, il se dépense, se donne, se voue
dans les danses, transes, mythes, !
magies, rites, il croit en les vertus du sacrifice, il a vécu souvent pour préparer son autre
vie, au-delà de la mort... (...) Il y a relation manifeste ou souterraine entre le psychisme,
l'affectivité, la magie, l'imaginaire, le mythe, la religion, le jeu, la consumation,
l'esthétique, la poésie : c'est le paradoxe, la richesse, la prodigalité, le malheur, le
bonheur d'homo sapiens-demens".

Dans une telle "unité du multiple", on aura reconnu la caractéristique majeure de cette
"pensée complexe" que toute la démarche de La Méthode tend à mettre en œuvre.
Rappelons au passage les trois outils principaux qu'elle a forgés, largement utilisés ici.
D'abord "la dialogique", unité complexe de deux éléments opposés qui se complètent et
se combattent (sans que pour autant cesse leur conflit comme c'est le cas dans la
dialectique). Ensuite "la boucle récursive", ou les effets rétroagissent sur les causes (le
cerveau produit la pensée qui agit à son tour sur le cerveau, la nature engendre la culture
qui modifie en retour la nature, etc.). Enfin le "principe hologrammique", selon lequel
chaque élément contient en réduction la totalité dont il est une partie (l'homme contient
l'univers qui le contient, la société tout entière est présente en chaque individu).

Il faudrait pouvoir exposer les analyses de l'unité multiple de l'individu, des "grandes
identités" que sont les machines sociales, de la place de l'histoire, de l'événement, du
progrès. Les vues d'Edgar Morin y sont souvent intéressantes et pour certaines
inattendues. De toute manière, ce n'est pas en une seule lecture qu'un tel volume se
livre. Il faudra du temps pour en apercevoir toutes les dimensions. On n'en retiendra
qu'une, pour finir : la pascalienne, présente d'un bout à l'autre du volume. Pas seulement
à cause de la représentation de l'humain résultant de ses analyses foisonnantes : ni tout à
fait souverain ni totalement servile, oscillant indéfiniment entre ange et bête, rationalité
et déraison, infiniment petit et infiniment grand. La résonance tient à l'affirmation
réitérée d'une énigme humaine, "embrouillement", dit Pascal, de qualités contraires,
"gloire et rebut". Le fait est, malgré quelques anthropologues et biologistes
supplémentaires, que la situation su!
r ce point n'a que peu bougé. Plus on en sait sur cette paradoxale espèce de grands
singes ratés, moins on comprend ses mystères : émergence, fonctionnements, trajectoire.
Ce que porte en lui l'humain, quel qu'il soit, le plus fruste fera l'affaire, c'est l'univers
entier et l'énigme de son existence. Que cet inconnaissable le soit pour l'heure ou à
jamais, il demeure aussi passionnant qu'opaque.
Le texte se clôt par des questions : "L'humanité est en rodage. Y a-t-il possibilité de
refouler la barbarie et vraiment civiliser les humains ? Pourra-t-on poursuivre
l'hominisation en humanisation ? Sera-t-il possible de sauver l'humanité en
l'accomplissant ? Rien n'est assuré, y compris le pire." Le prochain volume, suite et fin
(probablement) de La Méthode, est annoncé sous le titre La complexité éthique. On
l'attend déjà.

Roger-Pol Droit

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