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Introduction
« Louise Michel (1830 – 1905), écrit Xavière Gauthier1, est parmi les héroïnes les plus
connues de l’histoire de France. Elle est une des rares femmes dont on parle dans les livres
d’histoire de l’école primaire, une des rares à avoir donné son nom à une station de métro, à
des rues, à des collèges, des centres sociaux, des centres culturels. Elle est chère au cœur du
peuple français et sa renommée s’étend même à l’étranger. »De son temps, la célébrité qu’a
connue cette femme exceptionnelle capable de déplacer des foules entières, fut sans doute
plus importante encore. Quelles sont les raisons de cette gloire peu commune ? Si
aujourd’hui nous retenons essentiellement de Louise Michel cette figure d’insurgée au
moment de la Commune de Paris, nous la connaissons moins pour ses prises de position et ses
actes révolutionnaires anarchistes, et nous ignorons presque tout de son œuvre littéraire
protéiforme (poèmes, romans, contes, pièces de théâtre, traité d’éducation, lettres, …que nous
redécouvrons très récemment grâce au travail précieux de Xavière Gauthier mais en partie
seulement pour l’instant). C’est précisément à cette fonction d’écrivain, demeurée longtemps
anecdotique et presque confidentielle, que j’ai choisi de m’intéresser. Car Louise Michel s’est
toujours voulue, avant tout, écrivain.
Outre les cours dispensés par l’instituteur du village (qu’elle évoque à plusieurs reprises
dans ses Mémoires), puis par les professeurs du pensionnat de Chaumont où elle fut placée
après l’école communale, Louise reçut de ceux qu’elle appelait ses « grands-parents » une
éducation soignée, plutôt libérale, et une bonne instruction. L’enfant apprend à jouer du luth,
du piano, est initiée à la lecture des textes classiques (Molière, Corneille…),à celle des grands
philosophes, chose formellement déconseillée aux filles à cette époque. A Vroncourt, on
l’appelle « la demoiselle du château ». Ses « grand-parents » aiment les arts, Mme Demahis
joue du piano, M.et Mme Demahis sont des personnes instruites qui lisent les écrits des
philosophes libéraux comme Voltaire (Cirey n’est pas loin…). « Ce bain de libre-pensée et de
culture polyvalente formera son audacieuse personnalité et son goût de toutes les créations
artistiques », écrit Xavière Gauthier (op. cit.). Effectivement, Louise Michel , au long de sa
carrière d’écrivain, écrira non seulement des poèmes, des pièces de théâtre, des contes, des
romans, un traité d’éducation, des articles de journaux, des textes philosophiques, mais aussi
un opéra2… Elle ira même jusqu’à inventer un nouvel instrument de musique, en imaginant
de remplacer les marteaux d’un piano par un archet… Durant son enfance, à l’exemple de M.
et Mme Demahis qui riment volontiers, Louise commence à écrire quelques poèmes à
l’occasion des fêtes et des anniversaires, s’inspirant beaucoup de Lamartine et de Hugo. Ce
1
Louise Michel ou les paroles des tempêtes, Xavière Gauthier, Ed. Association Louise Michel, Montigny le Roi,
2001.
2
Opéra intitulé Le Rêve des sabbats, qu’elle décrit p. 77 à 81de ses Mémoires, qu’elle transcrit même sur papier
et donne à un ami (Mémoires, Ed. Sulliver, 1997)
dernier va d’ailleurs devenir plus qu’un modèle pour Louise qui, devenue jeune fille, osera
même envoyer un poème à celui qu’elle nomme son « Maître suprême » :
Hugo à Jersey
A VICTOR HUGO
A toi qui dans les bois fais comme l’eau des cieux,
Tomber de veine en veine un vers mystérieux
Victor Hugo
Louise petite
L’enfant possède un caractère enjoué, espiègle parfois, mais révèle très tôt une très
grande sensibilité et un esprit altruiste peu commun. La petite fille a « pitié de tout ce qui
souffre ». Animaux, grenouilles que les jeunes paysans s’amusent à couper en deux, couvées
d’oiseaux dénichés…Plantes : chêne ayant la cognée enfoncée au cœur, laissant couler la sève
comme du sang… Humains : enfants qui meurent de faim… « Au fond de ma révolte contre
les forts, je trouve, du plus loin qu’il m’en souvienne, les tortures infligées aux bêtes. »3Aussi
le château de Vroncourt est-il envahi par les nombreux animaux que Louise recueille, sans
compter ceux qui font comme partie de la maison et qui semblent tous vivre en bonne
intelligence : chiens, chats, chevaux, lièvres, oiseaux, souris, loups… Elle imaginera par la
suite des colonies anarchistes idéales où personne n’écraserait l’autre de son pouvoir !
Dans la chambre de Louise se trouve une trappe conduisant à une cave qui sert de
fruitier. La fillette se glisse parfois en cachette dans le fruitier, ouvre l’armoire aux poires avec
une clé qu’elle a elle-même limée, et fait cadeau des fruits aux pauvres :
« Je donnais tout cela au nom de mes parents, ce qui faisait de bonnes scènes quand
certaines gens s’avisaient de me remercier. J’en riais, incorrigible que j’étais.»4
3
Mémoires,p. 91
4
Mémoires, p. 159
Toute sa vie, Louise vivra pauvrement, trouvant le moyen de donner le peu qu’elle
possède.
Pendant ce temps, sa mère tente de lui inculquer la soumission aux valeurs établies et la
crainte de Dieu. Enivrée par la beauté des chants à l’église dans la pénombre, Louise est
gagnée par le mysticisme chrétien de la sœur de sa mère, la tante Victoire, qui a été novice.
Louise est chrétienne et a elle-même exprimé le désir de consacrer sa vie à Dieu ; sa croyance
est un absolu, une abnégation. Elle est en admiration devant « la vie des vierges qui font
songer aux druidesses, aux vestales, aux walkyries »5.
Ce qui attire le plus la jeune fille vers la religion, c’est qu’elle peut conduire à un
idéal, une perfection, voire à la mort par le martyre. Dans ce caractère exalté et véhément, on
retrouve déjà la Louise Michel que l’Histoire nous a léguée. Il n’est donc pas du tout illogique
que sa croyance religieuse et sa pitié l’aient conduite à cette foi révolutionnaire et à ce
sentiment exacerbé de la justice qui s’empareront d’elle par la suite. Et dans ce mouvement de
bascule du catholicisme vers l’anarchisme, l’exigence d’absolu de l’adolescence demeurera,
dans les engagements ultérieurs de la femme. Son ami Théophile Ferré
Théophile Ferré
(qui sera guillotiné à la suite des événements de la Commune de Paris) ne l’appelait-il
pas « dévote de la révolution » ?
Le château de Vroncourt où habite la famille de Louise est un lieu assez particulier. Au
village, on l’appelle « la maison forte » ou « le tombeau ».
Château de Vroncourt
C’est déjà à cette époque un château digne de celui que décrit Chateaubriand dans ses
Mémoires d’Outre-tombe, glacial, délabré, bien qu’ouvert sur une nature riante ou rude selon
les saisons :
5
Mémoires, p. 53.
Cette vaste ruine, où le vent soufflait comme dans un navire, avait au levant, la côte
des vignes et le village, dont il était séparé par une route de gazon large comme un pré. A
l’est, le rideau de peupliers où le vent murmurait si doux, et les montagnes bleues de
Bourmont. »6
Un autre extrait des Mémoires évoque la demeure de son enfance :
« A Vroncourt, on est séparé du monde,
Le vent ébranle le vieux clocher de l’église
Et les vieilles tours du château.
II La fin de l’enfance
Un autre poème évoquera bien des années plus tard, sur le ton de la déploration,
l’image fantomatique des grand-parents bien-aimés, laissés à la solitude de leur tombe :
Mais bien vite la fièvre révolutionnaire la saisit et l’attrait de Paris se fait sentir. En
1855 (ou 1856 ? ) elle devient sous-maîtresse chez Mme Vallier avec Julie L., son amie.
La réalité, cependant, est loin de cette image idyllique. Revenons en arrière : le 29 mai
1830, à 17 heures, Marie-Anne Michel, femme de chambre au château de Vroncourt la Côte
(Haute-Marne), met au monde, au domicile de ses patrons, une petite fille prénommée Louise.
Qui est le père de cette enfant illégitime ? Est-ce ce Etienne-Charles Demahis, le châtelain,
maire de Vroncourt, ou son fils Laurent ? L’un des deux, en tous cas, car le bébé a une
membrane entre les deux orteils, ce qui est le signe héréditaire de la famille Demahis.
« Cependant, écrit Xavière Gauthier, contrairement aux habitudes bourgeoises en
vigueur à l’époque, la servante n’est pas renvoyée du château comme on le fait d’ordinaire
pour celles que l’on appelle les « filles-mères ». La petite Louise aura même le droit d’appeler
les Demahis « grand-père » et « grand-mère » et sera élevée comme la petite fille de la
maison. Louise reviendra à plusieurs reprises dans ses écrits sur les conditions mystérieuses
de sa naissance, envisageant tour à tour les choses de façon plus ou moins lucide :
« Je suis ce que l’on appelle une bâtarde ; mais ceux qui m’ont fait le mauvais présent
de la vie étaient libres, ils s’aimaient et aucun des misérables contes faits sur ma naissance
n’est vrai et ne peut atteindre ma mère. »7
Partout et toujours, elle a soutenu cette vérité : Laurent, le fils Demahis, a aimé sa
mère, Marianne, la servante du château. Mais cette belle histoire d’amour est-elle vraie ?
On trouve aux Archives Départementales de la Haute-Marne un document écrit par
Arthur Daguin, qui a connu Louise jeune fille, contenant cet énigmatique passage :« Louise, à
l’imagination vive, dévoyée par ses lectures romantiques, se considère comme la fille de ses
bienfaiteurs, d’où les scènes qui aboutirent au départ de Laurent et de sa sœur (les fils et fille
Demahis). En effet, Laurent refusa de continuer à vivre au château, au moment de la
naissance de Louise, et il se retira à la ferme de Luzerain appartenant à ses parents. Pourquoi ?
Peut-être à cause de ce « misérable conte » qui courait dans la région : à savoir que le
séducteur de Marianne Michel ne serait pas le fils Demahis mais le père Demahis… Ce
dernier aurait essayé de faire endosser la paternité de Louise à son fils pour ne pas blesser sa
femme. Ce qui n’aurait pas plu à Laurent et l’aurait fait fuir.
« Il se passa alors, m’a-t-on dit, des scènes affreuses entre tous les membres de la
famille, et moi, j’étais la cause de tout cela sans même le savoir. »8
Louise Michel a toujours nié ce fait, sauf dans une très longue lettre à Victor Hugo.
Victor Hugo
Elle a rencontré le poète pour la première fois à Paris en 1851, avec sa mère. A l’âge de vingt
et un ans, elle vénère celui qu’elle appelle « notre maître suprême » comme une divinité, et se
doit de tout lui révéler :
« Mon père soutenait que j’étais sa sœur et non sa fille. Je ne le crois pas, et pourtant
c’est une pensée horrible que vous seul saurez jamais et que je veux écarter de moi, car il me
semble que c’est un crime envers ma mère si bonne et si franche. »9
Elle souffrira de cette situation à plusieurs reprises durant son enfance :
« Je me rappelle qu’un jour une vieille femme me berçait dans ses bras en disant : »Va
dormir au cimetière, petite ». Ces paroles me sont toujours restées dans le cœur comme une
malédiction. Une autre fois, c’était des jeunes filles qui me disaient en riant : « Va t’en chez
ton père » et qui riaient plus fort que je pleurais. »10
Cette « malédiction primitive », dans le sens freudien du terme, semble en effet avoir
orienté toute la vie de Louise Michel, qui n’a cessé de rechercher lieux et situations les plus
dangereux, la menant en de multiples occasions à compromettre son existence.
7
Mémoires de Louise Michel, écrits par elle-même, Ed. Maspéro, 1977 (première partie), p. 309.
8
Je vous écris de ma nuit, correspondance de Louise Miche, lettre à Victor Hugo, Ed. de Paris, p. 46.
9
Idem
10
Je vous écris de ma nuit, Lettre à Victor Hugo, Correspondance de Louise Michel, Ed. de Paris, p.49.
IV Maîtriser son destin : les trois Nornes
11
Mémoires, Louise Michel, Editions Sulliver, 1997.
12
Idem, p. 248
13
Mémoires, Ed. Sulliver, p. 43
14
Idem, p. 38
Les Nornes
Qui sont ces fameuses Nornes ? Les Nornes, sont, dans la mythologie germanique, les
trois figures féminines du destin, l’équivalent des Parques ou des Moires de la mythologie
grecque : la vieille et sage Urd maîtrise le passé, la jeune et belle Wertandi symbolise le
présent, tandis que la troisième, Skuld, connaît les secrets de l’avenir. Elles décident non
seulement du destin des hommes, mais aussi de celui des dieux, des géants et des nains.
Toutes trois se tiennent au pied de l’arbre cosmique Yggdrasil qu’elles arrosent
quotidiennement avec l’eau de la fontaine Urd. Leur mention ici, de préférence à des allusions
mythologiques gréco-romaines plus classiques, témoigne de la vaste culture de Louise
Michel. Mais quel est leur sens ?
Un magnifique poème de l’adolescence laisse entrevoir ce rêve de norne ou de sibylle
initiée aux secrets du passé et de l’avenir :
Oui, si j’aimais d’amour, ce ne serait que Dieu
Ou le démon rebelle, ange aux regards de feu,
Dont le front resplendit de flammes et d’étoiles ;
Et l’esprit éternel me parlerait sans voiles.
Et tous deux nous lirions dans le passé lointain,
Le grand passé dont nul ne peut fixer les bornes.
Je saurais l’avenir de toujours, de demain
Et tout ce qui se cache à nos horizons mornes.
Je saurais ! Je saurais ce que nous devenons ;
Je connaîtrais les lois de nombre et d’harmonie,
Je saurais dans ma nuit tout ce que nous cherchons,
Tout ce qui bat de l’aile alors que nous chantons.
Château de Vroncourt ( poème antérieur à 1850)
Connaître le passé signifie non seulement savoir qui l’on est, d’où l’on vient et ce que
l’on est, mais aussi comprendre le présent et par là maîtriser son avenir. La jeune Louise
Michel semble même pressentir dans ces quelques vers la destinée extraordinaire qui sera la
sienne.
Louise Michel déguisée en garde républicain
Car la combattante qui se déguise en garde républicain pendant les journées sanglantes
de la Commune en 1871, celle qui se bat sur les barricades, celle qui milite pour l’égalité des
droits entre les hommes et les femmes, celle qui manifeste à toutes les occasion pour montrer
sa désapprobation à l’égard d’un régime politique corrompu, a la conviction d’agir non pour
elle-même, mais pour son peuple : « Nous sommes aujourd’hui en pleine misère… Nous
n’appelons pas ce régime-là une république. Nous appellerions république un régime où on
irait de l’avant, où il y aurait une justice, où il y aurait du pain pour tous. »15
C’est Louise Michel qui, l’une des premières, préconise la création en France, comme
on le fait déjà en Angleterre, d’orphelinats laïques, de maisons de retraite dignes de ce nom et
d’écoles professionnelles. Mais la militante souhaite que sa propre destinée s’efface derrière
l’Histoire.
A plusieurs reprises, dans ses Mémoires et durant ses procès, elle affirme que sa
propre personne n’est pas ce qui importe, qu’elle n’est qu’un porte-parole : « Il ne s’agit pas
de moi, il s’agit d’une grande partie de la France, d’une grande partie du monde »16. Malgré
tout, sa place dans l’avancée sociale de notre pays devient, au fil des ans, incontournable.
La meneuse de foule qui, à partir des années 1880, fera se déplacer des milliers de
personnes pour venir l’écouter, l’applaudir ou la huer
15
Plaidoirie de Louise Michel lors de son « 3ème procès, suite à la manifestation de la rue des Invalides.
16
Idem
Caricature de Louise Michel, dans un journal de l’époque.
lors de ses conférences anarchistes dans toute la France et en Europe, se sentira toujours
investie de cette lourde responsabilité du destin de l’humanité.
Ses moindres actions témoigneront de ce souci constant de soulager les misères de ceux qui
souffrent. Et son engagement pour défendre la cause du peuple opprimé perdurera jusqu’à sa
mort.
A défaut d’un passé familial glorieux, Louise va se forger elle-même une histoire et
une culture puisées à toutes les sources : livres des oncles maternels, traditions orales
régionales, observations concrètes « sur le terrain » viennent s’ajouter à la culture classique
reçue au château, à l’enseignement laïque de l’école communale, à l’initiation catholique
provenant de sa mère et de sa tante. Elle ne cessera d’enrichir ses connaissances et sa culture
partout où elle ira ( en prison, à Paris, en bateau, au bagne…).
Dans le même temps, cette culture encyclopédique nécessite d’être ordonnée, faute de
quoi celle qui la possède pourrait sombrer dans la folie (le péril de la maladie mentale revient
à plusieurs endroits dans les Mémoires de l’écrivain). C’est peut-être à cette tentative de
classement que répondent les Lectures encyclopédiques par cercles attractifs.
Mais ce besoin méthodique de réorganisation du monde, assez proche de la
construction mégalomaniaque de Hugo, témoigne vraisemblablement d’une grande difficulté
à vivre dans le présent.
En effet, il semble bien que, dans ses poésies lyriques et dans ses écrits autobiographiques, le
moment de l’écriture ait souvent été pour Louise Michel source de doute, ou à tout le moins
d’inquiétude. Ainsi un poème daté de 1861, issu du recueil intitulé La Légende du barde, nous
la montre en proie à l’hésitation et presque au renoncement :
Le Voyage
Dans la solitude de la cellule, l’espace et le temps prennent une tout autre dimension.
17
Cf le poème de Hugo Viro major, N° XXXIX dans la première partie des Sept Cordes intitulée L’Humanité.
18
Cf le roman L’Insurgé de Jules Vallès.
19
daté peut-être d’avant 1861( ?) donc avant le premier séjour en prison ( ?)
Le temps se trouve en quelque sorte distendu, et le présent de l’énonciation des
Mémoires ne parvient pas à cacher la fragilité de l’être écrivant. Ce n’est pas le souvenir des
faits rapportés qui provoque cette lassitude souvent perceptible, mais bien le constat d’un
présent trop lourd à porter, aride et ingrat, qui s’échappe tantôt vers les souvenirs tristes ou
joyeux, tantôt vers une irrépressible et euphorique vision d’avenir emplie de promesses. A cet
égard, le poème Les Œillets rouges, écrit à la Maison d’arrêt de Versailles le 4 septembre
1871 et dédié à Théophile Ferré, est significatif.
A Théophile Ferré
La première strophe s’adresse à ceux qu’elle appelle « (ses) frères », ceux avec qui
partagent les mêmes idéaux et aux côtés de qui elle se bat. La poétesse, au moyen d’une
construction grammaticale hypothétique : « si j’allais au noir cimetière » s’y imagine morte et
enterrée à son tour, à la suite de celui qu’elle a aimés. Mais c’est le « rouge œillet » qui est le
destinataire des trois strophes suivantes, grâce à un procédé rhétorique issu de l’Antiquité : la
tournure vocative. Ces trois strophes sont très intéressantes pour notre démonstration, car elles
reprennent encore une fois la triade passé : « Dans les derniers temps de l’empire », présent :
« Aujourd’hui » et futur : « tout appartient à l’avenir » de façon extrêmement nette.
Cependant, loin de se terminer sur une note désespérée, la dernière strophe projette dans le
texte une espérance étonnante étant donné ce qui précède et le présent se fait prophétique :
« Le vainqueur au front livide, plus que le vaincu peut mourir ».Au-delà de la souffrance, au-
delà de la mort même, l’espoir renaît pour les hommes.
Le texte qui témoigne le mieux de cette vision « désespérément optimiste » de Louise
Michel est peut-être cette étrange et méconnue Ere nouvelle.
b) Le cycle du temps
La triade des trois Nornes fait de nouveau son apparition dans L’Ere nouvelle. Tout au
long des huit chapitres qui le composent, elles se partagent l’organisation du monde selon
Louise Michel : Urd, la norne du passé, représente l’ordre ancien détestable, Wertandi, la
norne du présent, a pour fonction d’annoncer et de préparer la révolution, tandis que Skuld, la
norne de l’avenir, a foi en un avenir radieux :
La destruction du monde ancien est un passage obligé pour reconstruire cette société
idéale dont rêvent Louise et ses camarades. Il faut renverser tout ce qui gêne la liberté et
l’égalité entre les hommes. Pour ceux qui défendent la cause anarchiste, il n’existe « ni Dieu
ni maître », clame haut et fort Louise Michel en reprenant à son compte les paroles de
Blanqui, car « il serait monstrueux, ce Dieu éternellement bourreau qui, pouvant mettre
partout la justice, laisserait le monde se débattre à jamais dans tous les désespoirs, dans toutes
les horreurs » (L’Ere nouvelle, chap. III). Le style n’est pas loin parfois de celui de Zola dans
Germinal (chap. VI et VII). Louise Michel évoque d’ailleurs dans l’un de ses poèmes (date ?)
portant précisément ce titre pourquoi ce mot de « Germinal » possède une telle violence :
Germinal
L’expression « bête humaine »,( que Zola reprendra comme titre de l’un des romans de
la série des Rougon-Macquart, roman qui sera publié trois ans plus tard, en 1890) se retrouve
d’ailleurs à deux reprises dans ce vibrant plaidoyer de la révolte sociale. Mais le souffle
épique de Hugo plane également : « Plus hauts et plus puissants que le cuivre tonnent de cime
en cime les appels de la Liberté, de l’Egalité, dont la légende éveille des sens
nouveaux »(chap. I) notamment lorsqu’il s’agit de dénoncer les injustices sociales (chap. III,,
IV, V), ou le système politique corrompu (chap. V). Louise Michel se situe clairement du côté
des « travailleurs » et des « crève-la-faim ».
C’est à cette Louise Michel-là que Victor Hugo dédie son poème intitulé Viro Major :
VIRO MAJOR
C’est sans aucun doute ce magnifique poème d’Hugo qui nous donne le témoignage
extérieur le plus bouleversant sur cette femme hors du commun qu’a été Louise Michel, cette
« viro major », ce « grand homme », comme s’est plu à l’appeler le poète.
Bien que L’Ere nouvelle soit un texte de l’âge mûr, son auteur possède encore une
extraordinaire capacité d’émerveillement et d’imagination qui témoignent, si besoin en était
de sa jeunesse d’esprit.
L’électricité portera les navires aériens par-dessus la glace des pôles, pour assister
aux nuits de six mois sous la frange rouge des aurores polaires. » (L’Ere nouvelle, chap. VI)
Conclusion :
Louise Michel nous a laissé une œuvre littéraire protéiforme, dans laquelle la poésie occupe
un rang non négligeable. Les vers de jeunesse, plutôt lyriques et romantiques, ont laissé place
avec la maturité, mais surtout avec l’expérience de la prison et du bagne, à des poèmes plus
sombres, où l’engagement de l’écrivain dans les causes qu’elle défend se fait voir au grand
jour. Les poèmes que nous connaissons aujourd’hui ne sont malheureusement pas tous datés
et il est encore difficile, pour cette raison, de relier étroitement ces textes avec les événements
qui ont marqué l’auteur. Néanmoins il est possible d’ores et déjà, avec les matériau dont nous
disposons, de poser les jalons, comme nous venons de le faire, d’une véritable analyse de
l’œuvre poétique de Louise Michel, qui s’inscrit en plein dans l’histoire de son siècle,
rejoignant par là celle des grands auteurs littéraires du XIX ème siècle. Reste aux manuels et
aux anthologies à lui accorder la place qu’elle mérite.