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CONFERENCE IUTL

donnée par Nadine SORET


(année 2005-2006)

LA PENSEE POETIQUE DE LOUISE MICHEL

Introduction

« Louise Michel (1830 – 1905), écrit Xavière Gauthier1, est parmi les héroïnes les plus
connues de l’histoire de France. Elle est une des rares femmes dont on parle dans les livres
d’histoire de l’école primaire, une des rares à avoir donné son nom à une station de métro, à
des rues, à des collèges, des centres sociaux, des centres culturels. Elle est chère au cœur du
peuple français et sa renommée s’étend même à l’étranger. »De son temps, la célébrité qu’a
connue cette femme exceptionnelle capable de déplacer des foules entières, fut sans doute
plus importante encore. Quelles sont les raisons de cette gloire peu commune ? Si
aujourd’hui nous retenons essentiellement de Louise Michel cette figure d’insurgée au
moment de la Commune de Paris, nous la connaissons moins pour ses prises de position et ses
actes révolutionnaires anarchistes, et nous ignorons presque tout de son œuvre littéraire
protéiforme (poèmes, romans, contes, pièces de théâtre, traité d’éducation, lettres, …que nous
redécouvrons très récemment grâce au travail précieux de Xavière Gauthier mais en partie
seulement pour l’instant). C’est précisément à cette fonction d’écrivain, demeurée longtemps
anecdotique et presque confidentielle, que j’ai choisi de m’intéresser. Car Louise Michel s’est
toujours voulue, avant tout, écrivain.

 I L’enfance au château de Vroncourt

Outre les cours dispensés par l’instituteur du village (qu’elle évoque à plusieurs reprises
dans ses Mémoires), puis par les professeurs du pensionnat de Chaumont où elle fut placée
après l’école communale, Louise reçut de ceux qu’elle appelait ses « grands-parents » une
éducation soignée, plutôt libérale, et une bonne instruction. L’enfant apprend à jouer du luth,
du piano, est initiée à la lecture des textes classiques (Molière, Corneille…),à celle des grands
philosophes, chose formellement déconseillée aux filles à cette époque. A Vroncourt, on
l’appelle « la demoiselle du château ». Ses « grand-parents » aiment les arts, Mme Demahis
joue du piano, M.et Mme Demahis sont des personnes instruites qui lisent les écrits des
philosophes libéraux comme Voltaire (Cirey n’est pas loin…). « Ce bain de libre-pensée et de
culture polyvalente formera son audacieuse personnalité et son goût de toutes les créations
artistiques », écrit Xavière Gauthier (op. cit.). Effectivement, Louise Michel , au long de sa
carrière d’écrivain, écrira non seulement des poèmes, des pièces de théâtre, des contes, des
romans, un traité d’éducation, des articles de journaux, des textes philosophiques, mais aussi
un opéra2… Elle ira même jusqu’à inventer un nouvel instrument de musique, en imaginant
de remplacer les marteaux d’un piano par un archet… Durant son enfance, à l’exemple de M.
et Mme Demahis qui riment volontiers, Louise commence à écrire quelques poèmes à
l’occasion des fêtes et des anniversaires, s’inspirant beaucoup de Lamartine et de Hugo. Ce

1
Louise Michel ou les paroles des tempêtes, Xavière Gauthier, Ed. Association Louise Michel, Montigny le Roi,
2001.
2
Opéra intitulé Le Rêve des sabbats, qu’elle décrit p. 77 à 81de ses Mémoires, qu’elle transcrit même sur papier
et donne à un ami (Mémoires, Ed. Sulliver, 1997)
dernier va d’ailleurs devenir plus qu’un modèle pour Louise qui, devenue jeune fille, osera
même envoyer un poème à celui qu’elle nomme son « Maître suprême » :

Hugo à Jersey

A VICTOR HUGO

A toi qui dans les bois fais comme l’eau des cieux,
Tomber de veine en veine un vers mystérieux
Victor Hugo

Dans la poudreuse ornière, assis sur son vieux char,


S’endormait le Génie, et l’antique nectar
De ses dieux décrépits s’échappait des amphores,
Le Pinde avait perdu tous ses échos sonores,
Et les jeunes sylvains et les zéphyrs ailés
Dormaient sous les lauriers, près des faunes glacés,

Quand vint un être étrange : il avait à la fois


Tout l’amour dans son cœur, tout le ciel dans sa voix.
Tantôt se confondait avec la brise et l’onde,
Sur l’aride granit semant le laurier,
Et de son onde pure vainquant le dur acier.

Chaussant l’éperon d’or des hardis chevaliers,


Il saisit le vieux char, fit bondir les coursiers,
Et délivrant du frein leurs bouches écumantes,
Livrant aux ouragans leurs crinières flottantes,
On le vit s’élancer, vainqueur audacieux,
Plus avant que le gouffre et plus haut que les cieux,
Et passant dans l’orage et la nuée ardente,
Jusque dans les soleils aller dresser sa tente.

Ainsi, poète, je te vois


Au-dessus de nous tous, notre maître suprême ;
Ainsi je crois en toi, comme au destin lui-même.
C’est pourquoi j’ai besoin parfois
D’élever tout à coup rêveuse, inquiète même,
Mes colères d’enfant, de te les dire à toi,
Et de demander compte à quelque obscure loi.
Ecrit au Château de Vroncourt

Le grand poète l’encouragera à écrire et ils entretiendront ensemble une


correspondance suivie.
C’est en 1849 et 1850 que sont publiés ses premiers poèmes, dans L’Echo du peuple,
qui deviendra plus tard L’Echo de la Haute-Marne où elle sera correspondante.
Dans quelles conditions la fillette vit-elle chez les Demahis ? Les occupations
intellectuelles et artistiques ne sont pas les seules : Louise connaît aussi les joies d’une
enfance à la campagne, le plaisir de galoper dans les bois « comme un cheval échappé » écrit-
elle, celui de grimper aux arbres ou de s’occuper des animaux. Le contact étroit que Louise
entretient avec les animaux lui permet de mettre en œuvre des qualités d’observation et de
réflexion qu’elle réutilisera plus tard, en maintes occasions, les couchant au besoin sur le
papier (Lectures encyclopédiques par cycles attractifs, carnets d’observations zoologiques et
botaniques rédigés en Nouvelle-Calédonie et envoyés à l’Institut de Géographie). Dans de
nombreux écrits poétiques de l’écrivain, nous retrouvons cette proximité très grande de
l’auteur avec les mondes végétal et animal. Les correspondances que tisse l’auteur entre la
nature et l’homme atteignent même une extraordinaire richesse dans ce texte protéiforme
intitulé L’Ere nouvelle. Nous aurons l’occasion de développer ce point tout à l’heure.

Louise petite

L’enfant possède un caractère enjoué, espiègle parfois, mais révèle très tôt une très
grande sensibilité et un esprit altruiste peu commun. La petite fille a « pitié de tout ce qui
souffre ». Animaux, grenouilles que les jeunes paysans s’amusent à couper en deux, couvées
d’oiseaux dénichés…Plantes : chêne ayant la cognée enfoncée au cœur, laissant couler la sève
comme du sang… Humains : enfants qui meurent de faim… « Au fond de ma révolte contre
les forts, je trouve, du plus loin qu’il m’en souvienne, les tortures infligées aux bêtes. »3Aussi
le château de Vroncourt est-il envahi par les nombreux animaux que Louise recueille, sans
compter ceux qui font comme partie de la maison et qui semblent tous vivre en bonne
intelligence : chiens, chats, chevaux, lièvres, oiseaux, souris, loups… Elle imaginera par la
suite des colonies anarchistes idéales où personne n’écraserait l’autre de son pouvoir !
Dans la chambre de Louise se trouve une trappe conduisant à une cave qui sert de
fruitier. La fillette se glisse parfois en cachette dans le fruitier, ouvre l’armoire aux poires avec
une clé qu’elle a elle-même limée, et fait cadeau des fruits aux pauvres :
« Je donnais tout cela au nom de mes parents, ce qui faisait de bonnes scènes quand
certaines gens s’avisaient de me remercier. J’en riais, incorrigible que j’étais.»4

3
Mémoires,p. 91
4
Mémoires, p. 159
Toute sa vie, Louise vivra pauvrement, trouvant le moyen de donner le peu qu’elle
possède.
Pendant ce temps, sa mère tente de lui inculquer la soumission aux valeurs établies et la
crainte de Dieu. Enivrée par la beauté des chants à l’église dans la pénombre, Louise est
gagnée par le mysticisme chrétien de la sœur de sa mère, la tante Victoire, qui a été novice.
Louise est chrétienne et a elle-même exprimé le désir de consacrer sa vie à Dieu ; sa croyance
est un absolu, une abnégation. Elle est en admiration devant « la vie des vierges qui font
songer aux druidesses, aux vestales, aux walkyries »5.
Ce qui attire le plus la jeune fille vers la religion, c’est qu’elle peut conduire à un
idéal, une perfection, voire à la mort par le martyre. Dans ce caractère exalté et véhément, on
retrouve déjà la Louise Michel que l’Histoire nous a léguée. Il n’est donc pas du tout illogique
que sa croyance religieuse et sa pitié l’aient conduite à cette foi révolutionnaire et à ce
sentiment exacerbé de la justice qui s’empareront d’elle par la suite. Et dans ce mouvement de
bascule du catholicisme vers l’anarchisme, l’exigence d’absolu de l’adolescence demeurera,
dans les engagements ultérieurs de la femme. Son ami Théophile Ferré

Théophile Ferré
(qui sera guillotiné à la suite des événements de la Commune de Paris) ne l’appelait-il
pas « dévote de la révolution » ?
Le château de Vroncourt où habite la famille de Louise est un lieu assez particulier. Au
village, on l’appelle « la maison forte » ou « le tombeau ».

Château de Vroncourt

C’est déjà à cette époque un château digne de celui que décrit Chateaubriand dans ses
Mémoires d’Outre-tombe, glacial, délabré, bien qu’ouvert sur une nature riante ou rude selon
les saisons :

5
Mémoires, p. 53.
Cette vaste ruine, où le vent soufflait comme dans un navire, avait au levant, la côte
des vignes et le village, dont il était séparé par une route de gazon large comme un pré. A
l’est, le rideau de peupliers où le vent murmurait si doux, et les montagnes bleues de
Bourmont. »6
Un autre extrait des Mémoires évoque la demeure de son enfance :
« A Vroncourt, on est séparé du monde,
Le vent ébranle le vieux clocher de l’église
Et les vieilles tours du château.

 II La fin de l’enfance

En 1845, trois ans avant la proclamation de la IIème république, ce qui l’aurait


enchanté car c’était un fervent républicain, M Demahis meurt. Louise en est très peinée. En
1850, le château doit être vendu après la mort de Mme Demahis. L’arrachement au monde de
l’enfance est cette fois irréversible. Louise va devoir préparer le concours d’institutrice afin de
gagner sa vie. Elle a vingt ans. Elle pleure et se confie par écrit à Victor Hugo qui l’encourage
à écrire, ce qu’elle fait :
Adieu dans le manoir ma rêveuse retraite !
Adieu ma haute tour ouverte à tous les vents !
Il reste à tes vieux murs la mousse de leur crête
Et moi, frêle rameau brisé par la tempête,
Je suivrai loin de toi les rapides courants.

Tu reverras sans moi venir les hirondelles


Qui dans les jours d’été chantent au bord des toits.
Mais, si je vais errer fugitive comme elles,
Ne manquera-t-il rien, dis-moi, sous les tourelles,
Quand leurs tristes échos ne diront plus ma voix ?
Vroncourt, 1850

Un autre poème évoquera bien des années plus tard, sur le ton de la déploration,
l’image fantomatique des grand-parents bien-aimés, laissés à la solitude de leur tombe :

Tombe des Demahis


A ceux qui m’ont élevée

Abandonnés à l’ombre en un coin solitaire,


Là-bas sous les sapins ils dorment, et jamais
Nul ne vient arracher l’herbe rongeant la pierre,
6
Mémoires, p. 21.
Ou voir si l’arbre encor de son feuillage épais

Recouvre la tranchée ouverte la dernière.


Moi je m’en vais toujours où la prison m’enserre ;
Je vais sans savoir, comme la feuille au vent,
Et nul rameau ne tombe ou de rose ou de lierre

Sur leurs os refroidis, et jamais sur la terre


Nul ami ne réveille un bruit sourd en marchant.
Rude est l’hiver là-bas ; longtemps les fleurs du givre

Fleurissent comme en mai les branches ; et le vent


Mugit dans la forêt avec un son de cuivre,
Ou pareil à des voix se roule en gémissant.

Louise commence à enseigner à Audeloncourt, en Haute-Marne.

Louise Michel entourée de ses élèves

Mais bien vite la fièvre révolutionnaire la saisit et l’attrait de Paris se fait sentir. En
1855 (ou 1856 ? ) elle devient sous-maîtresse chez Mme Vallier avec Julie L., son amie.

 III Un passé trop lourd à porter

La réalité, cependant, est loin de cette image idyllique. Revenons en arrière : le 29 mai
1830, à 17 heures, Marie-Anne Michel, femme de chambre au château de Vroncourt la Côte
(Haute-Marne), met au monde, au domicile de ses patrons, une petite fille prénommée Louise.
Qui est le père de cette enfant illégitime ? Est-ce ce Etienne-Charles Demahis, le châtelain,
maire de Vroncourt, ou son fils Laurent ? L’un des deux, en tous cas, car le bébé a une
membrane entre les deux orteils, ce qui est le signe héréditaire de la famille Demahis.
« Cependant, écrit Xavière Gauthier, contrairement aux habitudes bourgeoises en
vigueur à l’époque, la servante n’est pas renvoyée du château comme on le fait d’ordinaire
pour celles que l’on appelle les « filles-mères ». La petite Louise aura même le droit d’appeler
les Demahis « grand-père » et « grand-mère » et sera élevée comme la petite fille de la
maison. Louise reviendra à plusieurs reprises dans ses écrits sur les conditions mystérieuses
de sa naissance, envisageant tour à tour les choses de façon plus ou moins lucide :
« Je suis ce que l’on appelle une bâtarde ; mais ceux qui m’ont fait le mauvais présent
de la vie étaient libres, ils s’aimaient et aucun des misérables contes faits sur ma naissance
n’est vrai et ne peut atteindre ma mère. »7
Partout et toujours, elle a soutenu cette vérité : Laurent, le fils Demahis, a aimé sa
mère, Marianne, la servante du château. Mais cette belle histoire d’amour est-elle vraie ?
On trouve aux Archives Départementales de la Haute-Marne un document écrit par
Arthur Daguin, qui a connu Louise jeune fille, contenant cet énigmatique passage :« Louise, à
l’imagination vive, dévoyée par ses lectures romantiques, se considère comme la fille de ses
bienfaiteurs, d’où les scènes qui aboutirent au départ de Laurent et de sa sœur (les fils et fille
Demahis). En effet, Laurent refusa de continuer à vivre au château, au moment de la
naissance de Louise, et il se retira à la ferme de Luzerain appartenant à ses parents. Pourquoi ?
Peut-être à cause de ce « misérable conte » qui courait dans la région : à savoir que le
séducteur de Marianne Michel ne serait pas le fils Demahis mais le père Demahis… Ce
dernier aurait essayé de faire endosser la paternité de Louise à son fils pour ne pas blesser sa
femme. Ce qui n’aurait pas plu à Laurent et l’aurait fait fuir.
« Il se passa alors, m’a-t-on dit, des scènes affreuses entre tous les membres de la
famille, et moi, j’étais la cause de tout cela sans même le savoir. »8
Louise Michel a toujours nié ce fait, sauf dans une très longue lettre à Victor Hugo.

Victor Hugo

Elle a rencontré le poète pour la première fois à Paris en 1851, avec sa mère. A l’âge de vingt
et un ans, elle vénère celui qu’elle appelle « notre maître suprême » comme une divinité, et se
doit de tout lui révéler :
« Mon père soutenait que j’étais sa sœur et non sa fille. Je ne le crois pas, et pourtant
c’est une pensée horrible que vous seul saurez jamais et que je veux écarter de moi, car il me
semble que c’est un crime envers ma mère si bonne et si franche. »9
Elle souffrira de cette situation à plusieurs reprises durant son enfance :
« Je me rappelle qu’un jour une vieille femme me berçait dans ses bras en disant : »Va
dormir au cimetière, petite ». Ces paroles me sont toujours restées dans le cœur comme une
malédiction. Une autre fois, c’était des jeunes filles qui me disaient en riant : « Va t’en chez
ton père » et qui riaient plus fort que je pleurais. »10
Cette « malédiction primitive », dans le sens freudien du terme, semble en effet avoir
orienté toute la vie de Louise Michel, qui n’a cessé de rechercher lieux et situations les plus
dangereux, la menant en de multiples occasions à compromettre son existence.

7
Mémoires de Louise Michel, écrits par elle-même, Ed. Maspéro, 1977 (première partie), p. 309.
8
Je vous écris de ma nuit, correspondance de Louise Miche, lettre à Victor Hugo, Ed. de Paris, p. 46.
9
Idem
10
Je vous écris de ma nuit, Lettre à Victor Hugo, Correspondance de Louise Michel, Ed. de Paris, p.49.
 IV Maîtriser son destin : les trois Nornes

De nombreux écrits de l’auteur portent l’empreinte d’une obsession du temps, qui


semble tirer son origine de la toute petite enfance.
En effet, la recherche d’un passé originel inavouable, c’est-à-dire innommable, une
seule fois écrit (à Victor Hugo, nous l’avons vu tout à l’heure) est fondamental dans le travail
d’écriture de Louise Michel. Cette recherche ne trouvera son aboutissement que bien des
années plus tard, à travers la rédaction des Souvenirs et aventures de ma vie, ou de La
Commune, publiés du vivant de l’auteur, ou encore de Mémoires posthumes11. Ce « travail de
mémoire », même s’il ne concerne pas les conditions de la naissance de l’écrivain, procède de
ce même désir de revenir sur le passé. Réalisés essentiellement à la demande de ceux qui ont
côtoyé Louise Michel, ces écrits furent griffonnés pour une bonne part en prison. Ils
comportent souvent des redites, preuve que l’écrivain n’a pas tenté là d’œuvre littéraire, les
entrecroisements chronologiques sont fréquents, et les dates sont parfois approximatives. Il
n’empêche qu’à la façon du Canaque Andia qu’elle évoque dans la deuxième partie de ses
Mémoires12, Louise Michel veut, elle aussi, sur les traces d’Homère et des bardes celtiques,
faire partie de ceux qui ont réussi à conserver les souvenirs de leur peuple. La figure du barde
est récurrente dans ses écrits, et le registre épique fréquent, y compris dans ses Mémoires.
« Là-bas, tout au fond de ma vie, sont des récits légendaires, morts avec ceux qui me les
disaient(…) Tous transmettant à leurs descendants (légitimes ou bâtards) l’héritage des
bardes. »13Bien que l’on trouve dans ses récits autobiographiques un certain nombre
d’anecdotes personnelles, ce n’est pas sa propre histoire qui intéresse Louise Michel, mais
c’est l’Histoire, la vraie, la grande, dans laquelle s’est inscrite sa vie. Il y a donc là une sorte
de glissement du particulier vers le général, une décentralisation des centres d’intérêt de
l’écriture. Il serait intéressant de se pencher plus longuement sur cette question de savoir de
quelle manière s’est effectué ce processus de « décentralisation ». Et il y a sans doute là
quelques pistes de travail fort intéressantes pour la recherche.
Un passage de la première partie des Mémoires nous montre à quel point la question
de la maîtrise du temps est ancienne chez l’écrivain. Marie Verdet, une vieille femme du
village, monument vivant de toutes les légendes du canton, fait remarquer à la jeune Louise
qui vient d’écrire un livre sur Vroncourt qu’elle a omis de mentionner les « Dames » de la
Fontaine aux dames dans son ouvrage :
« Cé serot pas lé peine si va feyiez un livre su Vroncot et peu qu’elles n’y serent mie !
Aussi j’avais mis les trois fantômes sous les saules.
- Il y en ai eune que brache le temps passé, disait Marie Verdet, l’autre que gémit
lesjés d’auden et l’anté ceux de demain.
Les pâles lavandières qui gémissent sous les branches, l’une sanglotant les jours
passés, l’autre pleurant ceux d’aujourd’hui, la troisième ceux de demain, ne rappellent-
elles pas les nornes ? »14

11
Mémoires, Louise Michel, Editions Sulliver, 1997.
12
Idem, p. 248
13
Mémoires, Ed. Sulliver, p. 43
14
Idem, p. 38
Les Nornes

Qui sont ces fameuses Nornes ? Les Nornes, sont, dans la mythologie germanique, les
trois figures féminines du destin, l’équivalent des Parques ou des Moires de la mythologie
grecque : la vieille et sage Urd maîtrise le passé, la jeune et belle Wertandi symbolise le
présent, tandis que la troisième, Skuld, connaît les secrets de l’avenir. Elles décident non
seulement du destin des hommes, mais aussi de celui des dieux, des géants et des nains.
Toutes trois se tiennent au pied de l’arbre cosmique Yggdrasil qu’elles arrosent
quotidiennement avec l’eau de la fontaine Urd. Leur mention ici, de préférence à des allusions
mythologiques gréco-romaines plus classiques, témoigne de la vaste culture de Louise
Michel. Mais quel est leur sens ?
Un magnifique poème de l’adolescence laisse entrevoir ce rêve de norne ou de sibylle
initiée aux secrets du passé et de l’avenir :
Oui, si j’aimais d’amour, ce ne serait que Dieu
Ou le démon rebelle, ange aux regards de feu,
Dont le front resplendit de flammes et d’étoiles ;
Et l’esprit éternel me parlerait sans voiles.
Et tous deux nous lirions dans le passé lointain,
Le grand passé dont nul ne peut fixer les bornes.
Je saurais l’avenir de toujours, de demain
Et tout ce qui se cache à nos horizons mornes.
Je saurais ! Je saurais ce que nous devenons ;
Je connaîtrais les lois de nombre et d’harmonie,
Je saurais dans ma nuit tout ce que nous cherchons,
Tout ce qui bat de l’aile alors que nous chantons.
Château de Vroncourt ( poème antérieur à 1850)

Connaître le passé signifie non seulement savoir qui l’on est, d’où l’on vient et ce que
l’on est, mais aussi comprendre le présent et par là maîtriser son avenir. La jeune Louise
Michel semble même pressentir dans ces quelques vers la destinée extraordinaire qui sera la
sienne.
Louise Michel déguisée en garde républicain

Car la combattante qui se déguise en garde républicain pendant les journées sanglantes
de la Commune en 1871, celle qui se bat sur les barricades, celle qui milite pour l’égalité des
droits entre les hommes et les femmes, celle qui manifeste à toutes les occasion pour montrer
sa désapprobation à l’égard d’un régime politique corrompu, a la conviction d’agir non pour
elle-même, mais pour son peuple : « Nous sommes aujourd’hui en pleine misère… Nous
n’appelons pas ce régime-là une république. Nous appellerions république un régime où on
irait de l’avant, où il y aurait une justice, où il y aurait du pain pour tous. »15

Statue de Louise Michel à Levallois-Perret

C’est Louise Michel qui, l’une des premières, préconise la création en France, comme
on le fait déjà en Angleterre, d’orphelinats laïques, de maisons de retraite dignes de ce nom et
d’écoles professionnelles. Mais la militante souhaite que sa propre destinée s’efface derrière
l’Histoire.

Arrestation de Louise Michel, tableau de Giraudet

A plusieurs reprises, dans ses Mémoires et durant ses procès, elle affirme que sa
propre personne n’est pas ce qui importe, qu’elle n’est qu’un porte-parole : « Il ne s’agit pas
de moi, il s’agit d’une grande partie de la France, d’une grande partie du monde »16. Malgré
tout, sa place dans l’avancée sociale de notre pays devient, au fil des ans, incontournable.
La meneuse de foule qui, à partir des années 1880, fera se déplacer des milliers de
personnes pour venir l’écouter, l’applaudir ou la huer

15
Plaidoirie de Louise Michel lors de son « 3ème procès, suite à la manifestation de la rue des Invalides.
16
Idem
Caricature de Louise Michel, dans un journal de l’époque.

lors de ses conférences anarchistes dans toute la France et en Europe, se sentira toujours
investie de cette lourde responsabilité du destin de l’humanité.

Louise Michel lors d’une conférence

Ses moindres actions témoigneront de ce souci constant de soulager les misères de ceux qui
souffrent. Et son engagement pour défendre la cause du peuple opprimé perdurera jusqu’à sa
mort.

 V Le temps de l’écriture : « Comme au seuil du désert l’horizon est immense ! »

A défaut d’un passé familial glorieux, Louise va se forger elle-même une histoire et
une culture puisées à toutes les sources : livres des oncles maternels, traditions orales
régionales, observations concrètes « sur le terrain » viennent s’ajouter à la culture classique
reçue au château, à l’enseignement laïque de l’école communale, à l’initiation catholique
provenant de sa mère et de sa tante. Elle ne cessera d’enrichir ses connaissances et sa culture
partout où elle ira ( en prison, à Paris, en bateau, au bagne…).

Louise Michel, carnet de police


L’activisme intellectuel parfois frénétique de Louise à l’égard du vivant ne peut se
concevoir sans cette idée d’un manque initial à combler. Toute sa vie, Louise témoignera une
extrême curiosité pour le monde, qu’il s’agisse du règne végétal, animal, ou de celui des
hommes.

Louise Michel au camp de Satory

Même image agrandie

Dans le même temps, cette culture encyclopédique nécessite d’être ordonnée, faute de
quoi celle qui la possède pourrait sombrer dans la folie (le péril de la maladie mentale revient
à plusieurs endroits dans les Mémoires de l’écrivain). C’est peut-être à cette tentative de
classement que répondent les Lectures encyclopédiques par cercles attractifs.
Mais ce besoin méthodique de réorganisation du monde, assez proche de la
construction mégalomaniaque de Hugo, témoigne vraisemblablement d’une grande difficulté
à vivre dans le présent.

Louise Michel avec sa coiffe

En effet, il semble bien que, dans ses poésies lyriques et dans ses écrits autobiographiques, le
moment de l’écriture ait souvent été pour Louise Michel source de doute, ou à tout le moins
d’inquiétude. Ainsi un poème daté de 1861, issu du recueil intitulé La Légende du barde, nous
la montre en proie à l’hésitation et presque au renoncement :

Le Voyage

Comme au seuil du désert l’horizon est immense !


Enfant, où t’en vas-tu par le sentier nouveau ?
Là-bas dans l’inconnu quelle est ton espérance ?
(…)
Jeune fille, veux-tu t’ asseoir calme et paisible
Et comme les oiseaux te bâtir un doux nid ?
Ecoute ! Il en est temps, fuis le sentier pénible
Où ton destin sera malheureux et maudit.
(…)
Fragment de la Légende du barde, 1861

Contrairement aux idées répandues et à la légende que d’autres écrivains comme


Victor Hugo17, Jules Vallès18ou Verlaine, dans une moindre mesure, ont contribué à entretenir,
Louise Michel, comme tout un chacun, a à plusieurs reprises manqué d’assurance et douté de
ses choix. Son premier emprisonnement à Auberive, en Haute-Marne, fut ainsi le moment
d’une grave crise dépressive. Suite à la mort de Théophile Ferré, note Xavière Gauthier, elle
rédigeait toute sa correspondance sur du papier à lettres bordé de noir comme un faire-part de
décès.
Ainsi livre-t-elle, dans le poème A ceux qui m’ont élevée,19: «Moi je m’en vais
toujours où la prison m’enserre ; Je m’en vais sans savoir où, comme la feuille au vent »
(Verlaine écrira, en 1866, sept ans avant d’être emprisonné : « Et je m’en vais, de çà, de là,
pareil à la feuille morte). Le présent échappe souvent à Louise Michel, déjà parce qu’elle écrit
le plus souvent alors qu’elle est emprisonnée.

Louise Michel en prison avec ses co-détenues et l’aumônier

Dans la solitude de la cellule, l’espace et le temps prennent une tout autre dimension.

17
Cf le poème de Hugo Viro major, N° XXXIX dans la première partie des Sept Cordes intitulée L’Humanité.
18
Cf le roman L’Insurgé de Jules Vallès.
19
daté peut-être d’avant 1861( ?) donc avant le premier séjour en prison ( ?)
Le temps se trouve en quelque sorte distendu, et le présent de l’énonciation des
Mémoires ne parvient pas à cacher la fragilité de l’être écrivant. Ce n’est pas le souvenir des
faits rapportés qui provoque cette lassitude souvent perceptible, mais bien le constat d’un
présent trop lourd à porter, aride et ingrat, qui s’échappe tantôt vers les souvenirs tristes ou
joyeux, tantôt vers une irrépressible et euphorique vision d’avenir emplie de promesses. A cet
égard, le poème Les Œillets rouges, écrit à la Maison d’arrêt de Versailles le 4 septembre
1871 et dédié à Théophile Ferré, est significatif.

Les œillets rouges

A Théophile Ferré

Si j’allais au noir cimetière,


Frères, jetez sur votre sœur,
Comme une espérance dernière,
De rouges œillets tout en fleur.

Dans les derniers temps de l’Empire,


Lorsque le peuple s’éveillait,
Rouge œillet, ce fut ton sourire
Qui nous dit que tout renaissait.

Aujourd’hui, va fleurir dans l’ombre


Des noires et tristes prisons,
Va fleurir près du captif sombre,
Et dis-lui bien que nous l’aimons.

Dis-lui que par le temps rapide,


Tout appartient à l’avenir ;
Que le vainqueur au front livide
Plus que le vaincu peut mourir.

Maison d’arrêt de Versailles, 4 sept 1871

La première strophe s’adresse à ceux qu’elle appelle « (ses) frères », ceux avec qui
partagent les mêmes idéaux et aux côtés de qui elle se bat. La poétesse, au moyen d’une
construction grammaticale hypothétique : « si j’allais au noir cimetière » s’y imagine morte et
enterrée à son tour, à la suite de celui qu’elle a aimés. Mais c’est le « rouge œillet » qui est le
destinataire des trois strophes suivantes, grâce à un procédé rhétorique issu de l’Antiquité : la
tournure vocative. Ces trois strophes sont très intéressantes pour notre démonstration, car elles
reprennent encore une fois la triade passé : « Dans les derniers temps de l’empire », présent :
« Aujourd’hui » et futur : « tout appartient à l’avenir » de façon extrêmement nette.
Cependant, loin de se terminer sur une note désespérée, la dernière strophe projette dans le
texte une espérance étonnante étant donné ce qui précède et le présent se fait prophétique :
« Le vainqueur au front livide, plus que le vaincu peut mourir ».Au-delà de la souffrance, au-
delà de la mort même, l’espoir renaît pour les hommes.
Le texte qui témoigne le mieux de cette vision « désespérément optimiste » de Louise
Michel est peut-être cette étrange et méconnue Ere nouvelle.

Louise Michel en Nouvelle-Calédonie

VI Foi en un avenir radieux : L’Ere nouvelle

Le texte de L’Ere nouvelle, suivi de Pensée Dernière et de Souvenirs de Calédonie a


été publié aux éditions de la Librairie Internationale Socialiste en 1887 par Achille Le Roy. Ce
texte, non réédité à ce jour, est aujourd’hui introuvable en livre ; il est en revanche accessible
sur Internet. Il est divisé en huit parties découpées elles-mêmes en plusieurs paragraphes très
courts, sous une forme que nous pourrions qualifier de prose poétique, la huitième partie étant
immédiatement suivie du texte intitulé Pensée dernière.
Il s’agit d’un texte éminemment poétique, dans lequel nous retrouvons plusieurs traits
caractéristiques de l’écriture de l’auteur, à savoir : son souci d’envisager la vie et la société
humaine dans le vaste cycle de la Nature, mais aussi sa volonté de dénoncer les inégalités
dont souffrent les hommes, en intégrant cette dénonciation à la perspective plus vaste de la
Révolution à venir, pour préparer ce qu’elle appelle le Monde Nouveau.

a) Les cycles du vivant


Le premier cycle de la nature , celui sur lequel repose toute vie, est sans conteste, pour
Louise Michel, le règne végétal. Voici les toutes premières lignes de ce texte extraordinaire
intitulé L’Ere nouvelle :
« Pareil à la sève d’avril, le sang monte au renouveau séculaire dans le vieil arbre
humain (le vieil arbre de misère).
Sous l’humus des erreurs qui tombent pour s’entasser pareilles à des feuilles mortes,
voici les perce-neige et les jonquilles d’or, et le vieil arbre frissonne aux souffles printaniers.
Les fleurs rouges du joli bois sortent saignantes des branches ; les bourgeons gonflés
éclatent : voici les feuilles et les fleurs nouvelles.
C’est une étape de la nature. »
Dans un style tout à fait original, façonné d’images empruntées à la tradition poétique
la plus ancienne (le renouveau printanier, la « reverdie »médiévale), l’auteur, d’emblée,
annonce la couleur : c’est la couleur rouge des « jolies fleurs saignantes », et la sève qui
monte dans les arbres est semblable à du sang. La palette employée par Louise Michel dans
ses écrits poétiques est toujours la même, chargée de symboles : beaucoup de rouge et de noir
(le noir est la couleur des anarchistes, car le rouge a été interdit par le gouvernement), un peu
de blanc, un soupçon de jaune ou d’or. Et c’est tout. Le renouveau dont il est question dès le
début de L’Ere nouvelle n’est pas que poétique, il est aussi (avant tout ?) politique et social.
Comparaisons et métaphores s’enchaînent les unes aux autres pour illustrer le propos
révolutionnaire : le « vieil arbre » n’en a plus pour longtemps sous la poussée inexorable des
« souffles printaniers ».
A d’autres endroits du texte, la métaphore végétale se domestique en acquérant encore
plus de force. La nature soumise à l’homme fait alors rêver le poète: « le travail libre,
conscient, éclairé, fera les moissons fertiles là où sont les champs déserts. ». Les convictions
politiques inébranlables de Louise Michel se doublent d’une vision idéalisée d’un travail
agricole noble et serein, hérité de la littérature antique des Travaux d’Hésiode : « Vous avez
vu le laboureur retourner les sillons pour semer le blé nouveau : ainsi seront retournées
toutes les couches humaines comme pour y enfouir, pareilles aux vieux chaumes, toutes les
iniquités sociales. »
La vie sous toutes ses formes fascine l’auteur de L’Ere Nouvelle, qui voit ainsi de
nombreux parallèles entre le monde animal et celui des hommes : « quand un essaim
d’abeilles, pillé par les frelons, n’a plus de miel dans sa ruche, il fait une guerre à mort aux
bandits avant de recommencer le travail » (L’Ere nouvelle, chap. I). Afin que la métaphore
soit plus explicite, Louise Michel la commente aussitôt pour donner à son texte une intention
politique : « Nous, nous parlementons avec les frelons humains, leur demandant humblement
de laisser un peu de miel au fond de l’alvéole, afin que la ruche puisse recommencer à se
remplir pour eux » (Id). Elle qui a tant observé les bêtes, estime que « les animaux sont plus
sages que les hommes ». Elle remarque : « Les animaux s’unissent contre le danger commun :
les bœufs sauvages s’en vont par bandes chercher des pâtures plus fertiles : ensemble, ils font
tête aux loups » puis renchérit de suite sur la métaphore pour en tirer ce regret : « Les
hommes, seuls, ne s’uniraient pas pour traverser l’époque terrible où nous sommes ! Serions-
nous moins intelligents que la bête ? » (Id). Elle est convaincue que les humains gagneraient à
prendre modèle sur les modes de fonctionnement de certains animaux : « On commence à
s’apercevoir que les oiseaux, les fourmis, les abeilles se groupent librement, pour faire
ensemble le travail et résister au danger qui pourrait surgir ; et que les animaux donnent aux
hommes l’exemple de la sociabilité »(L’Ere nouvelle, chap. III).
La pensée poétique de Louise Michel dans L’Ere nouvelle repose en grande partie sur
une vision cyclique du monde. Les cycles naturels comme celui des saisons (chap. VII), des
astres (chap. VII) ou des âges de la vie favorisent l’expression de cette pensée poétique : « le
monde a eu sa première enfance bercée de légendes, puis sa jeunesse chevaleresque, et le
voilà à l’âge viril, qui déjà prépare le nid des races à venir. » (L’Ere nouvelle, chap. VII). Or
cette idée de cycle a très certainement à voir avec la fécondation. Nous savons que le cycle
féminin est à l’origine de toute vie humaine, et Louise Michel, qui n’a elle-même jamais eu
d’enfant, ressent à travers l’écriture de son texte les douleurs de l’accouchement : « L’Europe,
l’univers, éprouvent les mêmes anxiétés qui sont le prélude de l’enfantement du Monde
nouveau pour lequel toute entraille de penseur se sent déjà tressaillir. »(l’Ere nouvelle,
chap.V). Mais elle ressent aussi les spasmes de la mort : « Notre âge passera. Nous
ressentons les heurts spasmodiques de son agonie, et c’est dans sa mort que nous voyons
l’histoire de toutes les époques disparues » (Id). Louise Miche transpose en quelque sorte
dans l’écriture de son poème-manifeste ces deux expériences de la gestation et de la mort
qu’elle n’a pas encore connues.

b) Le cycle du temps
La triade des trois Nornes fait de nouveau son apparition dans L’Ere nouvelle. Tout au
long des huit chapitres qui le composent, elles se partagent l’organisation du monde selon
Louise Michel : Urd, la norne du passé, représente l’ordre ancien détestable, Wertandi, la
norne du présent, a pour fonction d’annoncer et de préparer la révolution, tandis que Skuld, la
norne de l’avenir, a foi en un avenir radieux :

passé présent futur


« la geôle du passé » « marée populaire » « la grande éclosion »
(chap.III) (chap.III) (chap.I)
« notre âge passera »(chap.V) « tempête révolutionnaire » « astre de la Révolution »
(chap.IV) (chap. III)
« état social caduc » (chap.V) « temps plus proches de « semer le blé nouveau »
l’Idéal » (chap. V) (chap. III)
« société coupe-gorge » « balaiement « temps du renouveau »
(chap.V) éternel »(chap.V) (chap. IV)
« ruine » (chap.V) « raz-de-marée des crève-la- « enfantement du monde
faim » (chap. VI) nouveau » (chap. V)
“vieux monde” (chap. VI) « rouge aurore du XXème
siècle » (chap. VI)

La destruction du monde ancien est un passage obligé pour reconstruire cette société
idéale dont rêvent Louise et ses camarades. Il faut renverser tout ce qui gêne la liberté et
l’égalité entre les hommes. Pour ceux qui défendent la cause anarchiste, il n’existe « ni Dieu
ni maître », clame haut et fort Louise Michel en reprenant à son compte les paroles de
Blanqui, car « il serait monstrueux, ce Dieu éternellement bourreau qui, pouvant mettre
partout la justice, laisserait le monde se débattre à jamais dans tous les désespoirs, dans toutes
les horreurs » (L’Ere nouvelle, chap. III). Le style n’est pas loin parfois de celui de Zola dans
Germinal (chap. VI et VII). Louise Michel évoque d’ailleurs dans l’un de ses poèmes (date ?)
portant précisément ce titre pourquoi ce mot de « Germinal » possède une telle violence :

Germinal

Quatre murs noirs où l’on torture


S’élevant hauts comme un rocher
Pas un souffle, pas un murmure
On sent que la mort va passer
Sur la plate-forme est un trône
Et l’on croirait une couronne,
C’est le collier pour garrotter.

Michel Angiollilo monte


Le front haut et d’un pas égal
Ses juges pâlissant de honte
Craignent dans l’ombre un tribunal
Le condamné s’assied lui-même
Sentant comme un grain qui se sème
A voix haute il dit : « Germinal ! »

C’est le Germinal séculaire


Qui se gonfle et qui va lever,
Qui transfigurera la terre.
Le condamné le voit monter,
Le bourreau, d’une main qui tremble
Attache ses genoux ensemble
Et serre le collier de fer.

Et dans le temps et dans l’espace


Il est pris par l’éternité,
Un Germinal de liberté
Ainsi qu’un océan qui roule
En déferlant la grande foule
Gronde un seul mot : « humanité ! »

L’expression « bête humaine »,( que Zola reprendra comme titre de l’un des romans de
la série des Rougon-Macquart, roman qui sera publié trois ans plus tard, en 1890) se retrouve
d’ailleurs à deux reprises dans ce vibrant plaidoyer de la révolte sociale. Mais le souffle
épique de Hugo plane également : « Plus hauts et plus puissants que le cuivre tonnent de cime
en cime les appels de la Liberté, de l’Egalité, dont la légende éveille des sens
nouveaux »(chap. I) notamment lorsqu’il s’agit de dénoncer les injustices sociales (chap. III,,
IV, V), ou le système politique corrompu (chap. V). Louise Michel se situe clairement du côté
des « travailleurs » et des « crève-la-faim ».

C’est à cette Louise Michel-là que Victor Hugo dédie son poème intitulé Viro Major :

VIRO MAJOR

Ayant vu le massacre immense, le combat


Le peuple sur sa croix, Paris sur son grabat,
La pitié formidable était dans tes paroles.
Tu faisais ce que font les grandes âmes folles
Et, lasse de lutter, de rêver de souffrir,
Tu disais : « J’ai tué ! »car tu voulais mourir.

Tu mentais contre toi, terrible et surhumaine.


Judith la sombre juive, Aria la romaine
Eussent battu des mains pendant que tu parlais.
Tu disais aux greniers : « J’ai brûlé les palais ! »
Tu glorifiais ceux qu’on écrase et qu’on foule.
Tu criais : « J’ai tué ! Qu’on me tue ! » - Et la foule
Ecoutait cette femme altière s’accuser.
Tu semblais envoyer au sépulcre un baiser ;
Ton œil fixe pesait sur les juges livides ;
Et tu songeais, pareille aux graves Euménides.

La pâle mort était debout derrière toi.


Toute la vaste salle était pleine d’effroi.
Car le peuple saignant hait la guerre civile.
Dehors on entendait la rumeur de la ville.
Cette femme écoutait la vie aux bruits confus
D’en haut, dans l’attitude austère du refus.
Elle n’avait pas l’air de comprendre autre chose
Qu’un pilori dressé pour une apothéose ;
Et, trouvant l’affront noble et le supplice beau,
Sinistre, elle hâtait le pas vers le tombeau.
Les juges murmuraient : « Qu’elle meure ! C’est juste,
Elle est infâme – A moins qu’elle ne soit Auguste »
Disait leur conscience. Et les juges, pensifs
Devant oui, devant non, comme entre deux récifs
Hésitaient, regardant la sévère coupable.

Et ceux qui, comme moi, te savent incapable


De tout ce qui n’est pas héroïsme et vertu,
Qui savent que si l’on te disait : « D’où viens-tu ? »
Tu répondrais : »Je viens de la nuit où l’on souffre ;
Oui, je sors du devoir dont vous faites un gouffre ! »
Ceux qui savent tes vers mystérieux et doux,
Tes jours, tes nuits, tes soins, tes pleurs donnés à tous,
Ton oubli de toi-même à secourir les autres,
Ta parole semblable aux flammes des apôtres ;
Ceux qui savent le toit sans feu, sans air, sans pain,
Le lit de sangle avec la table de sapin,
Ta bonté, ta fierté de femme populaire,
L’âpre attendrissement qui dort sous ta colère,

Ton long regard de haine à tous les inhumains,


Et les pieds des enfants réchauffés dans tes mains ;
Ceux-là, femme, devant ta majesté farouche
Méditaient, et malgré l’amer pli de ta bouche,
Malgré le maudisseur qui, s’acharnant sur toi,
Te jetait tous les cris indignés de la loi,
Malgré la voix fatale et haute qui t’accuse,
Voyaient resplendir l’ange à travers la méduse.

Tu fus haute, et semblas étrange en ces débats ;


Car, chétifs comme tous les vivants d’ici-bas,
Rien ne les trouble plus que deux âmes mêlées,
Que le divin chaos des choses étoilées
Aperçu tout au fond d’un grand cœur inclément
Et qu’un rayonnement vu dans un flamboiement.

Victor Hugo, poème XXXIX


contenu dans Les sept Cordes
(première partie : L’Humanité )
décembre 1871

C’est sans aucun doute ce magnifique poème d’Hugo qui nous donne le témoignage
extérieur le plus bouleversant sur cette femme hors du commun qu’a été Louise Michel, cette
« viro major », ce « grand homme », comme s’est plu à l’appeler le poète.

Bien que L’Ere nouvelle soit un texte de l’âge mûr, son auteur possède encore une
extraordinaire capacité d’émerveillement et d’imagination qui témoignent, si besoin en était
de sa jeunesse d’esprit.

Louise Michel âgée assise devant une table


L’avenir ? Louise le rêve, avec parfois une utopique naïveté (chap. III, V). Elle
imagine un XXème siècle où la machine serait au service de l’homme (chap. VI), où les
découvertes scientifiques viseraient le bien-être de l’individu (chap. VI), où chacun pourrait
développer ses capacités artistiques et manuelles (chap. V), où la lumière l’emporterait sur les
ténèbres (chap. VI, VII) et l’intelligence sur l’ignorance (chap. IV). Cet avenir idéal est
destiné à « des cœurs brûlant de perfectibilité » (chap.VI). Cette vision de l’avenir s’effectue
à la manière d’une prophétie, grâce à l’emploi d’un futur qui martèle et scande les versets du
texte comme une incantation :
« La force des tempêtes et des gouffres, portée comme un outil, broiera les rochers,
creusera des passages dans les montagnes pour ne faire qu’un seul paradis humain des deux
hémisphères.

Les navires sous-marins explorant le fond de l’Océan mettront à découvert des


continents disparus : et l’Atlantide peut-être nous apparaîtra morte sous son linceul de flots
et gisant pâle dans des ruines cyclopéennes enguirlandées de gigantesques coraux et
d’herbes marines.

L’électricité portera les navires aériens par-dessus la glace des pôles, pour assister
aux nuits de six mois sous la frange rouge des aurores polaires. » (L’Ere nouvelle, chap. VI)

Louise Michel, retour de Calédonie

Conclusion :

Louise Michel nous a laissé une œuvre littéraire protéiforme, dans laquelle la poésie occupe
un rang non négligeable. Les vers de jeunesse, plutôt lyriques et romantiques, ont laissé place
avec la maturité, mais surtout avec l’expérience de la prison et du bagne, à des poèmes plus
sombres, où l’engagement de l’écrivain dans les causes qu’elle défend se fait voir au grand
jour. Les poèmes que nous connaissons aujourd’hui ne sont malheureusement pas tous datés
et il est encore difficile, pour cette raison, de relier étroitement ces textes avec les événements
qui ont marqué l’auteur. Néanmoins il est possible d’ores et déjà, avec les matériau dont nous
disposons, de poser les jalons, comme nous venons de le faire, d’une véritable analyse de
l’œuvre poétique de Louise Michel, qui s’inscrit en plein dans l’histoire de son siècle,
rejoignant par là celle des grands auteurs littéraires du XIX ème siècle. Reste aux manuels et
aux anthologies à lui accorder la place qu’elle mérite.

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