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Anne-Claude DERO

Institutions privées
et publiques en droit
musulman traditionnel

Série « Histoire des sciences et de la civilisation arabes »

Les Cahiers du CeDoP

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procédé technique que ce soit, sans l’autorisation expresse du titulaire du droit d’auteur.

© Université Libre de Bruxelles, 2002, pour la publication en ligne


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Avant-propos

Ce cahier de la série « Histoire des sciences et de la civilisation arabes » fait partie d'un
ensemble consacré à l’histoire des sciences et de la civilisation du Moyen-Âge islamique.

Ces cahiers reprennent des exposés présentés pour la première fois en 1995 par des
professeurs et des chercheurs de l’ULB, spécialistes en islamologie, en sciences exactes, en
histoire des sciences, en philosophie, en sociologie, dans le cadre de quatre journées de
formation organisées pour les professeurs de l’enseignement secondaire, en collaboration avec
le service « Formation en cours de carrière » du Ministère de l’Enseignement de la
Communauté française.1

L’objectif général de ces formations est d’offrir aux participants une introduction à la pensée
du Moyen-Âge islamique, en particulier à l’apport essentiel du monde arabo-musulman dans
la transmission et dans l’enrichissement des savoirs scientifiques : l’histoire des sciences
arabes, si elle est encore trop méconnue, fut extrêmement brillante.

Plus particulièrement, ces formations devraient permettre aux enseignants d’introduire dans
leurs cours des éléments d’histoire des sciences et de civilisation arabes, afin notamment
1. d’accroître l’intérêt porté aux cours par les élèves d’origine islamique ;
2. de valoriser ces élèves à leurs propres yeux et aux yeux de leurs condisciples ;
3. d’armer les élèves pour mieux résister à l’influence des courants religieux extrémistes, en
montrant que la pensée islamique n’est pas par nature hostile au raisonnement rationnel, et
que les sociétés islamiques ont connu des périodes de grande tolérance ;
4. de permettre aux professeurs d’argumenter en connaissance de cause, avec sympathie et
avec esprit critique, avec ceux de leurs élèves qui croient, sous l’influence de ces courants,
que les Arabes ont « tout » inventé, et qui sous-estiment l’apport de la science moderne.

Les formations ont été suivies en 1995 par une quarantaine de professeurs de différentes
disciplines : nombreux professeurs de sciences, mais aussi de français, de langues étrangères,
de morale et de religion. À côté de l’enrichissement intellectuel procuré par des exposés de
haut niveau, les participants, qui enseignaient souvent dans des écoles réputées « difficiles »,
ont apprécié la possibilité de rencontre et d’échange d’expériences fournies par ces journées.

Des formations similaires sont offertes chaque année.

Prof. Pierre Marage

1
Coordonnateur : Prof. P. Marage
ULB - CP 230
Boulevard du Triomphe
1050 Bruxelles
tél. 02/629 32 26
fax 02/629 38 16
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Première partie. Les origines du droit musulman

1. Introduction
Avant de présenter des exemples d’institutions publiques et privées de l’Islam, il nous a paru
nécessaire de développer, dans la première partie de ce cahier, quelques notions
fondamentales concernant les origines du droit musulman. Dans un deuxième temps, nous
aborderons le fonctionnement du système juridique et judiciaire, à titre d’exemple
d’institution publique. Enfin, dans une troisième partie, nous traiterons du système
matrimonial, institution privée essentielle.2

Le droit musulman (le fiqh)3 fait partie intégrante de la loi divine générale (la sharîca) qui
régit le monde de l’Islam. Il se reconnaît quatre sources : deux sources textuelles
fondamentales, le Coran et la Sunna (la Tradition), et deux sources méthodologiques, l'accord
unanime (l'idjmâc) et le raisonnement analogique (le qiyas). Ces dernières, qui s'imposèrent
peu à peu, faisaient partie d'une série d’autres modes d'examen utilisés par les juristes.

2. Le Coran
Le Coran est la source fondamentale.4 Les musulmans le tiennent pour « La Révélation
Ultime » accordée par Allâh à Muhammad, par l'intermédiaire de l'archange Djibrîl. Il n'est
donc jamais considéré comme un sujet d'analyse d'origine humaine. Une telle attitude donnera
inévitablement une force toute particulière aux directives que l'on peut y trouver. Elles seront
inaccessibles à toutes formes de discussion ou de critique.

L’enseignement de l'Islam naissant que contient le Coran était, dans ses débuts,
essentiellement axé sur la proclamation du nouveau monothéisme et sur le rejet des idoles, sur
l'annonce d'un jugement ultime suivi d'une récompense ou d'un châtiment eschatologiques et
sur le rappel des prophéties antérieures, évocation assortie de menaces à l'adresse de ceux qui
s'obstineraient, comme par le passé, à persécuter un messager divin. L'année 622, date de
l'Hégire et début de l’exil médinois, marquera un changement. Dès lors, et par la force des
choses, le ton du texte, toujours tenu pour révélé, se modifiera. Il contiendra désormais des
prescriptions concernant les mariages, les répudiations, les héritages, le traitement des

2
Ces notes de conférences sont basées sur notre ouvrage : Société et Institutions Traditionnelles de l'Islam,
Peeters, 1995.
3
Les mots arabes courants conserveront leur transcription française usuelle, même erronée. Pour des raisons de
simplification typographique, les translittérations-types de l'Encyclopédie de l'Islam (E.I.2) seront utilisées, sauf
dans le cas des lettres suivantes : cayn sera transcrite par un c minuscule suscrit et qâf sera transcrite par un q. Le
s emphatique sera transcrit par un ç et le hamza par une apostrophe. L'emphatisation sera restituée par un trait
suscrit. Les voyelles longues seront indiquées par un accent circonflexe.
4
Il existe une très importante bibliographie de valeur disparate concernant le Coran. Une bonne information de
base sera fournie par l'article Qur'ân de l'E.I. 2, T. V, 1979, pp. 401a-435b. Cet article contient d'excellentes et
nombreuses références bibliographiques. On consultera encore avec grand profit : D. MASSON, Le Coran,
Paris, La Pléiade, 1991 ; R. BLACHERE, Introduction au Coran, Besson-Chantemerle, Paris, 1959 et Le
Problème de Mahomet, P.U.F., Paris, 1952, p. 133 sqq (plus général mais contenant une très bonne bibliographie
de départ).
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orphelins, la répartition du butin…, concernant en somme, l'organisation de la nouvelle


communauté.

Le Coran est constitué de cent quatorze sourates (chapitres) rangées approximativement en


ordre décroissant de taille. Il ne contient pas de chapitres spécifiquement rédigés sous forme
codifiée, lesquels traiteraient avec méthode des problèmes juridiques. Ce livre sacré ne doit
donc pas être considéré comme une espèce de Deutéronome. Il s'est constitué durant une
vingtaine d'années. Les versets (datant en majorité de la période médinoise) qui ont servi de
base à la constitution du fiqh et à la fixation des rites, sont à peine un demi-millier. Il est ainsi
d'usage de considérer qu'à peine un dixième du Coran peut être utilisé comme instrument
juridique. Certains versets contiennent des préceptes très généraux. Il sera donc toujours
nécessaire de recourir à des compléments détaillés pour les préciser. D'autre part, pendant
l'exil médinois, constamment confronté à des problèmes nouveaux, ponctuels et hétéroclites,
Muhammad leur avait donné, au coup par coup, des solutions qui seront tenues pour révélées.
Il traite donc des cas particuliers, sans avoir énoncé au préalable de schémas posant les
principes de base.

À sa mort, il n'existait pas, semble-t-il, de version écrite complète de son enseignement. La


question de savoir s'il avait pu prendre connaissance de fragments écrits ou plus simplement
s'il était alphabétisé ou pas, a fait l'objet de nombreuses discussions qui ne trouveront jamais
de réponses certaines.

Il paraît cependant évident que des groupes de versets ou peut-être même des sourates
complètes avaient été transcrits très tôt.5 Les commentateurs du Coran citent, entre autres, les
relations de Zayd ibn Tabît, que Muhammad avait élevé comme son fils6, celle du calîde Abû
Mûsa al Ashcarî, celle de Ubayy ibn Kacab, compagnon du Prophète, celle de Miqdâd, ou
encore celle d'Ibn Mascsûd, etc.

Nous ne savons pas exactement en quoi consistaient les caractères spécifiques de ces
différentes versions. Il n'y avait certainement pas d'accord unanime sur l'une ou l'autre,
quoique le fond soit sans doute pratiquement identique. Elles semblaient surtout s'être
répandues dans les zones géographiques d’où provenaient leurs auteurs et elles y avaient été
préservées, en grande partie, dans la mémoire d'un certain nombre de fidèles. Ceux-ci avaient
appliqué au texte sacré les prodigieuses ressources mnémotechniques propres aux civilisations
de culture orale.

C'est sous le règne du troisième khalife, successeur du Prophète, cUthman (644-656), que fut
constituée officiellement, et sur son ordre, la Vulgate du Coran, telle que nous la connaissons.
Zayd, fils « adoptif », de Muhammad était encore vivant à ce moment ; il fut donc chargé de
superviser le récolement de toutes les traditions écrites, rassemblées par des collecteurs, ainsi
que de toutes les traditions orales considérées comme fiables. Afin d'imposer la version
« gouvernementale » enfin établie, le khalife aurait ordonné la destruction des autres versions,
partielles ou complètes. La tradition médinoise, qui était ainsi imposée par l'arbitraire
politique, ne fut acceptée avec enthousiasme, ni par les Syriens, ni par les Irakiens, ni par les

5
Cf. par exemple les discussions de R. BLACHERE, le Problème…, et M. RODINSON, Mahomet…, et
évidemment E.I.2, s.v. Muhammad, vol. II, 1991, pp. 363a-388a.
6
L'adoption légale n'existe pas en droit musulman. Rien cependant n'empêche d'élever un enfant étranger ou
apparenté, comme s'il était le sien.
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partisans de cAlî, ni, plus tard, par les Khâridjites qui tinrent, par exemple, la sourate XII pour
une addition délibérée et frauduleuse des sunnites !

Il faut encore mentionner un autre fait d'importance. La production de la « révélation » sur


une vingtaine d'années fut évidemment influencée par toute une série de vicissitudes
historiques. À l'encontre du croyant qui veut y voir l'expression de la volonté divine,
l'historien, lui, ne peut que constater l'existence de contradictions flagrantes. Cet aspect des
choses était difficilement conciliable, même pour un fervent adepte de la nouvelle religion,
avec l'origine, tenue pour divine, du Coran. Les juristes mirent donc au point la théorie de
l'abrogeant et de l'abrogé. Le texte abrogeant (nâsikh) peut être, soit un verset du Coran, soit,
beaucoup plus rarement, un hadîth de la Sunna (cf. infra). Ce nouveau texte rend caducs les
textes contradictoires antérieurs, lesquels sont, dès lors, qualifiés d'abrogés (mansûkh). Le
Prophète était conscient de certaines divergences. Le texte sacré fournit donc l’explication de
ce processus bizarre. D’une part, Allâh, lui-même, modifie son projet envers les musulmans et
révèle un abrogeant. Il en fut ainsi, par exemple, pour la modification de l'orientation de la
qibla7 qui passa de l'Occident vers Jérusalem, à l'Orient vers La Mekke, modification rappelée
dans la sourate II au verset 136. D’autre part, dans les révélations envoyées aux prophètes
antérieurs à l'Islam, se trouveraient des erreurs inspirées par Shaitân ; Dieu doit rectifier leurs
propos en abrogeant les versets erronés.8

Lorsque ce texte fut établi, il n'était sans doute déjà plus possible de reconstituer un ordre
chronologique exact. Un certain nombre d'anecdotes relataient les circonstances de la
« révélation » de tel ou tel passage, ou encore de l'enchaînement de telle et telle sourate, mais
elles étaient en nombre insuffisant et leur authenticité était trop peu fiable pour permettre un
travail complet et sûr. C’est ainsi que les sourates seront, hormis la sourate liminaire, tout
simplement classées approximativement par ordre de grandeur décroissante.

La langue du texte ainsi fixé, était tributaire à la fois d'une langue poétique pan-arabe et du
dialecte hidjazien. Sa forme sera reconnue comme aussi sacrée que la parole qu'elle
véhiculait. Le message était cependant transcrit dans une langue dont la graphie restait
rudimentaire.9 La forme écrite, à ses débuts, semblait donc n'être qu'une sorte de support
graphique de la mémoire. La restitution d'une lecture valable du Coran devint la chasse gardée
d'une caste de lecteurs spécialisés. Il faudra attendre le règne du khalife umayyade cAbd al-
Malik (685-705) pour que la graphie et l'orthographe du texte sacré soient définitivement
unifiées. Encore fallait-il que ce résultat soit unanimement accepté car les modulations des
diverses lectures continuaient à diverger. Au XIe siècle, sept lectures, furent enfin reconnues
comme canoniques.10

7
Niche de maçonnerie qui indique, dans les mosquées, la direction de la prière.
8
II, 106 : « Dès que Nous abrogeons une aya (un verset), nous te la faisons oublier, nous en apportons une
meilleure ou une semblable » ; XVI, 101 : « Quand nous substituons une aya à une autre et Dieu sait très bien ce
qu'il fait descendre, ils disent que tu n'es qu'un faussaire » ; XXII, 52 : « Avant toi nous n'avons jamais envoyé
de messagers ou de prophètes sans que Satan jetât [quelque chose] dans ses pensées quand il désirait [un
message de Dieu] mais Dieu abroge ce que Satan jette et Dieu ajuste ces ayât ».
9
Il n'y avait pas de ponctuation diacritique sur ou sous les lettres. Un même signe pouvait donc avoir jusqu'à cinq
significations consonantiques différentes. La vocalisation longue était fragmentaire et la vocalisation brève inexistante.
s.v. carabiyya, C. RABIN, in E.I.2, vol. I, 1960, pp. 582b-585a.
10
Les unes étaient admises pour les récitations publiques tandis que d'autres étaient réservées à l'analyse des
commentateurs ou aux recherches des philologues.
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Il est exclu pour le juriste musulman de se livrer à une interprétation personnelle du Coran. Il
s'y référera constamment, certes, mais à travers le commentaire érudit (tafsîr) que tel ou tel
éminent docteur de la loi a rédigé.

Il y eut un grand nombre de commentateurs illustres, mais on peut citer en particulier les plus
célèbres et les plus sollicités d'entre eux : Al-Tabarî (m. 923), al-Ghazâlî, l'illustre théologien
et mystique (m. 1111), Al-Zamakhsharî (m. 1143), Fakr al-Din ar-Râzî (m. 1209), Baidâwî
(m. 1286)… On pourrait encore citer deux commentaires plus tardifs, souvent conjoints et très
utilisés au Maghreb, ceux dits « des deux Djilâlî ». Il s'agit de Djilâl al-Dîn al-Mahallî
(m. 1459) et de son disciple Djilâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 1505).

3. La Sunna
À partir de 632, le Prophète ne sera plus là pour montrer l'exemple ou pour répondre
paternellement aux interrogations des siens. Ce seront les multiples anecdotes et les « dits,
faits, gestes ou silences » qu'on lui attribue, ainsi que ceux que l'on attribue aux membres de
sa famille et à ses plus proches compagnons qui serviront de références.

Ces anecdotes sont les hadîths. Ils feront l'objet d'un très large récolement dans bon nombre
de recueils. Il existe six recueils « canoniques » de hadîths, qui contiennent donc des
précisions concernant des problèmes de pratiques religieuses, de droit, de commerce, ainsi
que des détails concernant la conduite publique et privée. Les plus célèbres et les plus
unanimement utilisés, et ce, dès le Xe siècle, sont les deux Çahihs de Al-Bukharî (m. 878) et
de Muslim (m. 875). Les quatre autres sont les Sunan d'Abû Dâwûd, d'Al-Tirmidhî, d'Al-
Nasâ'i et d'Ibn Madja. Ils ne furent reconnus que peu à peu. Ils constitueront la Tradition
(Sunna). C’est la seconde source textuelle de l'Islam.11 Elle est considérée comme l'autorité
venant immédiatement après le Coran.12

Comment expliquer ce processus de création ?

D'une part, les citadins mekkois ou médinois, les nomades, les habitants des oasis, comme
tout membre de sociétés patriarcales, révéraient traditionnellement les coutumes anciennes de
leur famille, de leur tribu ou de leur clan. Les paroles et les comportements des gens d'âge
servaient de référence et pesaient de tout leur poids dans la vie sociale. Un même terme arabe
ne signifie-t-il pas vieux, grand et respectable13 ? Les innovations autochtones ou étrangères
étaient souvent ressenties comme pernicieuses ou même coupables. Or, la nouvelle attitude
que l'on requérait de la part des nouveaux convertis était en contradiction avec des traditions
séculaires.

D’autre part, ces néophytes n'avaient cessé d'entendre le Prophète stigmatiser le


comportements de leurs ancêtres du temps de la Djâhiliyya (le Temps de l'Ignorance).14 Ceux-

11
Un premier contact avec la Sunna pourra se faire aisément par la lecture de L'authentique Tradition
musulmane, de EL BOKARI, trad. G. BOUSQUET, Paris, Fasquelle, 1964, 347 p.
12
Il faut cependant remarquer que les Shicîtes, pour leur part, n'acceptent que les traditions remontant à la famille
de cAlî. Ils ont donc leurs propres recueils : ceux d'Al-Kulînî (m. 939), d'Al-Qummî (m. 991) et d'Al-Tûsî
(m. vers 1067/8).
13
kabîr un : cf. A. de BIBERSTEIN-KAZIMIRSKI, Dictionnaire ARABE-FRANCAIS, T. II, Paris, Maisonneuve,
1950, p. 854.
14
Cf. in ex. : Coran, III, 148 ; XXXIII, 33 ; XLVIII, 26…
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ci, affreux idolâtres, n'avaient-ils pas accumulé tous les péchés possibles ? N'avaient-ils pas
refusé les messages réitérés des prophètes antérieurs et même persécuté cruellement certains
d'entre eux ?

On ne dira donc jamais assez les bouleversements qu'avait amené le nouveau monothéisme.
Une fois le guide disparu, une inquiétude de tous les instants se fit jour dans le chef des plus
consciencieux et des plus pieux, de ceux qui avaient à assumer la responsabilité morale de la
collectivité. Plus personne n'osait s'aventurer à cautionner une solution, ni parfois même à en
avancer une. La solution ancienne pouvait être taxée d'impiété idolâtre ; quant à la solution
novatrice, elle risquait peut-être, au regard de l'Islam, de se révéler une innovation coupable
(bidca). Il n'y avait donc qu'une seule issue possible : « suivre le modèle de l'Homme
Parfait ». On s'orienta donc vers la réalisation de ce qui allait devenir une véritable « Imitation
du Prophète ».

Pour la constituer, il fallait mettre en œuvre toutes les ressources de la culture orale. La quête
fut à l'origine très désorganisée, chacun se mettant à interroger ceux qui avaient entouré le
Prophète et pouvaient témoigner. Les membres de sa famille et les premiers compagnons
furent des interlocuteurs privilégiés.

Chaque hadîth sera constitué de l'isnâd, liste chronologique des garants qui avaient véhiculé
le récit depuis son origine et du matn qui relatait la matière proprement dite de l'anecdote.
L'histoire de la constitution des recueils de hadîths n'est pas mieux connue que celle du
Coran. En effet, ces petits récits furent racontés à leurs proches par ceux qui en avaient été
témoins. Ils passèrent ensuite de bouche à oreille. Ensuite ils furent mis par écrit, peut-être
assez tôt, mais de manière anarchique. Les premiers ouvrages, datant de la fin du VIIIe siècle
et du début du IXe siècle, les regroupèrent en les classant en fonction des personnages qui les
avaient transmis à l'origine. Ce n'est que dans le cours du IXe siècle que l'on commença à
constituer des recueils classés par thèmes.

Pour constituer des ouvrages valables, il fallut opérer une sérieuse sélection. En effet, bon
nombre de récits faux avaient été insérés parmi les récits authentiques, soit dans un but pieux,
soit par ignorance, soit encore pour des raisons frauduleuses. La tradition populaire veut que
le célèbre Al-Bukharî en ait collecté, analysé et jugé six cent mille.

L'élément fondamental, sur lequel va se baser la méthode critique, est la qualité de la


chronologie de l'isnâd et non le fond de l'histoire proprement dit. On va donc entreprendre, à
partir du IXe siècle, la rédaction de toute une série d'ouvrages traitant de la biographie des
garants, afin d'arriver à vérifier, tant bien que mal, la véracité chronologique de la chaîne des
transmetteurs.

On créera aussi une terminologie spéciale pour décrire la qualité d’un hadîth. Celui-ci sera,
par exemple, sain (çahîh), bon (hasan), faible (dacif) ou malade (saqun). Les qualificatifs
utilisés par les divers auteurs indiquent donc plusieurs niveaux de qualité. Les critères sont,
par exemple : le nombre de personnages ayant mentionné l'anecdote ainsi que leur
compétence, la nature de l'isnâd, selon qu'elle remonte ou pas au Prophète, qu'elle remonte
seulement à un compagnon du Prophète, que la chaîne des transmetteurs soit complète ou
qu'elle ne le soit pas… Les échelles de valeur des juristes ne correspondent évidemment pas
les unes avec les autres. Il n'était, en effet, pas possible de trouver des critères de validité
absolue et il est donc parfois très difficile de concilier les jugements.
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On trouvera aussi des hadîth, qui fournissent des informations que ne corrobore pas le texte
coranique cuthmanien, devenu orthodoxe… Il faudra, ici encore, sélectionner les abrogeants
et les abrogés. Une telle opération est bien moins aisée pour les hadîths que pour le Coran qui
bénéficie d'une importante exégèse.

Il y eu aussi des dissensions assez graves entre les défenseurs de l'autorité de la Tradition et
ceux qui la jugeaient secondaire. Al-Shâficî, fondateur de l'école juridique qui porte son nom,
se fit le défenseur de cette source en utilisant certaines citations du Coran lui-même. Il en fit
des arguments péremptoires, alors que d'autres, avant lui, s'étaient contentés de les signaler.15
Ces passages font mention du « Livre et de la Sagesse ». Ce dernier terme signifiait, aux yeux
de notre juriste, la Sunna. Son opinion s'imposa finalement.

Comme nous l'avons signalé plus haut, de louables tentatives avaient été faites pour séparer le
bon grain de l'ivraie. L'étude du « Hadîth », avec une majuscule, au sens générique du terme,
devint donc une véritable discipline qui fut enseignée sous ce nom dans toutes les facultés de
théologie et qui l'est encore dans les universités du monde musulman contemporain.

On conçoit cependant qu'une telle matière, touchant à un sujet si sacré, n'ait jamais pu faire
l'objet d'une analyse scientifique rigoureuse et ait surtout donné le champ libre à toutes les
formes de la scolastique. Ne trouve-t-on pas dans les recueils de hadîths des passages entiers
de l'Ancien et du Nouveau Testaments que l'on attribue sans sourciller à Muhammad ? N'y
trouve-t-on pas aussi des allusions à des villes qui n'étaient pas encore fondées de son temps
ou encoredes allusions aux khalifes rashidûn qui allaient lui succéder après sa mort, ainsi que
des références à des Umayyades et à des cAbbassides… ?16

C'est ainsi, grâce à l'utilisation conjointe de ces deux sources textuelles, que les docteurs de la
loi ont pu, par exemple, donner un cadre d'application précis aux éléments essentiels du rituel.
Les modalités de la pratique de ce qui allait devenir les cinq obligations fondamentales du
musulman, les piliers de l'Islam : l'acte de foi, les cinq prières quotidiennes, l'aumône légale,
le jeûne du mois de ramadhan et le pèlerinage à La Mekke, furent établis de cette manière.

4. Les sources méthodologiques


Aucune des deux sources textuelles ne couvrait réellement toute l'extension des problèmes qui
pouvaient se poser dans une communauté fondée sur de nouvelles bases. Plus encore, ni l'une
ni l'autre n'étaient conçues sous forme de codes facilement exploitables par un juriste et, a
fortiori, par un simple croyant.

Les difficultés donneront naissance à diverses techniques de raisonnement que les spécialistes
appliquèrent, puis tentèrent de systématiser : les sources méthodologiques. Deux d'entre elles
acquerront une importance toute particulière : l'accord unanime et le raisonnement
analogique.

15
On peut citer entre autres : Coran, II, 151 ; III, 164 ; IV, 113 ; LXII, 2…
16
L'article consacré au hadîth dans l'Encyclopédie de l'Islam développe tout particulièrement le problème de la
critique, peut-être d'ailleurs, au détriment de l'histoire de la constitution des recueils : s.v. in E.I.2, vol. III, 1971,
pp. 24b-30a. On trouvera chez I. Goldziher un excellent aperçu général de ce problème dans le chapitre traitant
du développement de la loi : I. GOLDZIHER, Le dogme et la loi de l'Islam, P. Geuthner, 1958, pp. 27-60.
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L'accord unanime (idjmâc) est défini usuellement comme consistant dans « la doctrine et
l'opinion unanime des théologiens reconnus à une certaine époque ».17

L'idjmâc, troisième source de la Loi, sera utilisée pour donner une solution catégorique à des
problèmes d'ordre juridique, qu'ils soient pratiques ou théoriques, mais elle visera surtout à
donner une interprétation définitive des textes sacrés dont certains passages étaient sujets à de
graves controverses.

Sa formulation remonterait au VIIIe siècle. Cette méthode ne se base nullement sur un


principe de rationalité, mais institue une sorte d'infaillibilité qui serait acquise à la
communauté musulmane ou à ses représentants lorsqu'ils posent un avis unanime. Cette
garantie canonique est fondée sur un hadîth du Prophète (introduit, semble-t-il, au IIIe siècle
de l'Hégire !) : « Ma communauté ne se réunira pas sur une erreur ». On considérait que ce
propos était corroboré par le verset 115 de la sourate IV : « [Quiconque] suit un autre chemin
que celui des Croyants sera chargé par Nous de ce dont il sera chargé. Nous lui ferons
affronter la Géhenne et quel détestable devenir ».18

Très tôt, cette source provoqua de nombreuses discussions entre juristes. La question, par
exemple, se posait de déterminer si le consensus devait être celui de la communauté dans son
ensemble comme le soutenait Abû-Hanîfa ou bien, au contraire, devait être limité aux seuls
compagnons du Prophète.

Le consensus peut se faire sur un acte ou un propos, il peut avoir une formulation explicite ou
relever de l'accord tacite. Les écoles juridiques auront des opinions divergentes sur ces points.
En fait, l'unanimité sur une solution peut être, elle-même, sujette à caution. Des réserves
seront émises lorsqu'il sera question de prises de position anciennes, liées à une période
chronologique correspondant, par exemple, à une génération d'hommes. Mais comment fixer
les limites de ce type de comput ? On le voit, il s'agit, certes d'une unanimité dotée
d'infaillibilité, mais cette unanimité est moins facile à établir qu'il n'y paraît de prime abord.
La première école rationaliste de l'Islam, celle des muctazilites ne s'y est pas trompée, en la
remettant en question.19

Les docteurs de la Loi se sont conférés, très tôt et de leur propre chef, l’usage de l’accord
unanime, ce qui leur assurait en fait, un redoutable pouvoir au sein d'une communauté sans
clergé, ni hiérarchie cléricale.

Le raisonnement analogique (qiyâs) est la quatrième source du droit musulman.20


Elle requiert la constatation d'une analogie entre deux cas dont l'un des deux a déjà reçu une
solution basée sur les sources textuelles. C'est, de prime abord, la source méthodologique la
plus facile à exploiter. Or, la subjectivité et le risque d'erreur inhérents à ce type
d'investigation nécessiteront très souvent le recours à l'idjmâc afin de confirmer unanimement
la ressemblance entre deux cas et ensuite d'authentifier l'opinion obtenue ! Cette méthode

17
Cf. s.v. in E.I.2, vol. III, 1971, pp. 1048b-1052a. Cf. C. MANSOUR, L'autorité dans la pensée musulmane, le
concept d'Ijmâ' et la problématique de l'autorité, Vrin, Paris, 1975.
18
Coran, op. cit., T. II, p. 956.
19
Abu l-Husayn al-BASRI, L' accord unanime de la communauté comme fondements des statuts légaux de
l'Islam, J. Vrin, Paris, 1970, p. 142.
20
Cf. s.v. qiyâs, in E.I.2, vol. V, 1979, p. 236b.
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semble avoir déjà été utilisée par les compagnons du Prophète, mais c'est Abû-Hanîfa
(m. 767) qui en systématisa l'emploi.

Il existe divers types de raisonnements analogiques, soit qu'ils sont simplement basés sur leur
similitude apparente, soit qu'ils se fondent sur la similitude de l'un ou l'autre élément commun
aux deux faits.

Les juristes de divers bords ont abondamment polémiqué sur la validité du qiyâs, en utilisant
d'ailleurs pour ce faire, les uns comme les autres, des arguments opposés, tous également tirés
du Coran !

En résumé, pour être d'usage autorisé, le raisonnement analogique doit remplir quatre
conditions : il doit traiter d'un problème nouveau, la solution qu'il préconise doit être basée
sur un texte juridiquement valable, le lien entre les deux faits présentés comme analogues doit
se fonder sur un élément de comparaison évident et enfin, la solution qui est proposée pour
résoudre le nouveau cas doit faire l'objet d'une formulation claire.

De nos jours, de nombreux juristes, issus d'écoles différentes, ont adopté cette méthode, car
elle permet, au prix d'une argumentation, parfois quelque peu spécieuse, d'adapter des lois
anciennes aux situations nouvelles créées par la société contemporaine et ses modalités de
fonctionnement.

Les autres méthodes subsisteront avec un succès divers, comme instruments privilégiés
permettant d'accéder à la Vérité Juridique Canonique Idéale, mais elles ne jouiront jamais de
l'aura de sacralité qui consacrera les deux premières. Ce sont l'idjtihâd, l'effort personnel pour
trouver la vérité et l'istihsân, le rejet d'un raisonnement analogique apparemment évident au
profit d'une solution induite par une véritable similitude objective cachée, l'istislâh, le choix
d'une solution juridique opéré en fonction de la recherche de l'intérêt du genre humain, le ra'y,
l'opinion personnelle motivée ou encore l'istishâb, règle selon laquelle une situation juridique,
établie dans le passé, sera maintenue avec toutes ses conséquences légales aussi longtemps
qu'elle perdurera sans modification.

L'idjtihâd mérite que l’on s’y attarde quelque peu. C'est un effort personnel accompli pour se
former une opinion valable.21 Cet effort est pratiqué par le « mudjtahid » (celui qui s'efforce),
qui espère obtenir une solution à l'issue de sa quête. Cette solution ne serait jamais qu'une
réponse faillible à un problème donné, à moins qu'elle n'obtienne l'adhésion et la confirmation
de sa validité par accord unanime de la communauté. La caution d'une autre source
méthodologique est donc requise.

Cependant, quoique pouvant n'être qu'un avis sujet à l'erreur, cette recherche mérite une
récompense. Un hadîth légendaire assurait en effet qu'Allâh récompenserait une fois l'effort
honnête qui avait malencontreusement mené à une solution erronée, et deux fois, l'effort qui
avait mené à la bonne solution, à celle que Lui-même avait choisie.

Le risque de se laisser guider par sa subjectivité et de tomber ainsi dans une bidac, une
innovation coupable, était cependant ressenti comme une menace constante. Même l'innocent
imitateur de bonne volonté, le muqallid, qui n'avait fait que suivre une opinion formulée par

21
Cf. s.v. in E.I.2, vol. III, 1971, p. 1052a.
CeDoP 11

d'autres (et qui, de ce fait, n’était en rien coupable aux yeux de Dieu), hésitera à courir un tel
risque.22

Très tôt, le seul effort personnel susceptible d'être pris en considération fut celui des docteurs
de la loi de haut parage, des chefs d'écoles reconnus pour leur excellence.

C'est vers la fin du IXe siècle que la restriction commença à se faire jour. Vers 900, se
produisit ce que l'on a coutume d'appeler la fermeture de « la porte de l'idjtihâd ». Cette
interdiction fut considérée comme sanctionnée par l'idjmâc. Dès lors, il ne fut plus question
d'utiliser une méthode considérée comme présentant un danger constant d'hérésie. Cette
attitude fut très dommageable dans un grand nombre de domaines liés aux spéculations
intellectuelles. Chacun, quelque soit la discipline dans laquelle il œuvrait, craignait de tomber
sous le coup d'une accusation publique d'hérésie. Désormais, allait régner la loi de l'argument
d'autorité, le taqlîd, devant lequel la plupart allait s'incliner peureusement pendant des siècles.
Ce triomphe de la scolastique et du formalisme marquait un tournant décisif : le fiqh était
désormais figé et pour longtemps.

Certains novateurs réclamèrent cependant sporadiquement l'accès au droit ancien, qu'avait


tout homme de bonne foi, de se forger librement une opinion. Ce type de revendication fut
ainsi soutenu dès le XVIIIe siècle par divers mouvements réformistes et modernistes.23 En
1898, le célèbre juriste réformateur Muhammad cAbdûh défendit la nécessité pour l'Islam de
s'adapter à la modernité en recourant à cette méthode. Cette attitude induisit une nouvelle
attitude, celle de la quête d'une néo-idjtihâd. Elle conduisit certains musulmans à une
relecture du texte saint et elle reste, de nos jours, un instrument qu’il importe de réhabiliter.24

Il faut encore garder en mémoire un autre aspect spécifique du fiqh. L'ensemble des modalités
de fonctionnement de ces institutions, que nous appellerions à la fois laïques et religieuses
(selon notre terminologique occidentale inadéquate en Islam), font l'objet d'une double
qualification de la part des juristes.

Les actes peuvent tout d'abord être valides (çahih) ou nuls (bâtil) au point de vue juridique.
C'est ce que l'on nomme la qualification légale et les diverses écoles peuvent diverger sur la
qualification légale d'un acte.

Chacun de ces actes relève aussi d'une autre qualification, morale cette fois. L'action peut être
obligatoire (fard ou wadjib), c'est-à-dire qu'elle est requise de la part de tout musulman. Celui
qui l'ignore sera puni dans l'au-delà, tandis que celui qui la respecte sera récompensé. L'acte
peut aussi être recommandé (sunna, mustah'abb, mandub). Dans ce cas, il n'y a pas de
châtiment pour qui le néglige mais celui qui l'accomplit sera récompensé. Il peut être
simplement permis (mubâh, djâ'îz), c'est-à-dire qu'il est indifférent et que sa réalisation ou son
omission ne sont considérées ni comme positives ni comme négatives. L'action peut être
blâmable (makrûh), c'est-à-dire que celui qui s'en abstient est récompensé mais que celui qui
l'accomplit n'est cependant pas puni. Enfin, l'action interdite (harâm, mahzûr) vaudra une
récompense à qui s'en abstiendra et un châtiment à celui qui l'accomplira.

22
J. SCHACHT, Introduction au droit musulman, Maisonneuve et Larose, Paris, 1983, pp. 64-65.
23
Cf. s.v. : Islâh, E.I.2, vol. IV, 1973, pp. 146b-179a.
24
J.J.G. JANSEN, The Interpretation of the Koran in Modern Egypt, Brill, Leiden, 1974, 114 p.
CeDoP 12

Ces deux classifications sont indépendantes l'une de l'autre et sont sujettes à discussions entre
les écoles.25 On conçoit donc quelle peut être la complexité des ouvrages qui rassemblent et
commentent les règles issues de ces diverses procédures de classement.

5. Les culama’
La conception textualiste de la loi recèlera, dans ses modalités même, la nécessité de faire
appel à un corps de théoriciens spécialisés, or il n'existe pas de clergé dans l'Islam.
Ce seront donc des lettrés, les culamâ' (sing. câlim), qui devront assumer la responsabilité du
bon fonctionnement des institutions grâce à leur connaissance des textes et par une
surveillance vigilante de l'application qui en était faite.

Ils n'auront cependant pas de pouvoir politique, car ils ne gouverneront pas.26 Ils se formeront
eux-mêmes dans les villes saintes, puis ultérieurement, dans les principales universités des
grandes capitales culturelles de l'Islam comme Al-Azhâr au Caire, Al-Qarawîyyn au Maroc
ou encore Al-Zaytûna à Tunis… Beaucoup d'entre eux y enseignèrent d'ailleurs et leur
rayonnement intellectuel et moral devint tel qu'ils constituaient réellement une force de
pression dont les autorités, quelles qu'elles fussent, devaient faire le plus grand cas. La
renommée leur tenait lieu de pouvoir et leurs condamnations avaient un énorme
retentissement. Ce furent ainsi des docteurs de la Loi qui fondèrent les grandes écoles
juridiques dont nous parlerons ultérieurement.

Le pouvoir spirituel qui leur était reconnu pouvait cependant tout aussi bien jouer le rôle d'un
garde-fou moral indispensable que devenir un élément de stagnation ou d’obscurantisme. Ce
n'était alors qu'une question de personnes ou d'époques… Leurs héritiers contemporains
conservent encore très souvent un droit de regard sur le monde politique et, selon les pays, ce
droit leur est reconnu plus ou moins officiellement.

Les docteurs de la loi, qui avaient en charge la responsabilité morale d'aider la communauté
musulmane à vivre, en toutes circonstances, selon la loi de Dieu, et les qadis, juges
traditionnels, qui veillaient à ce que l'application de cette loi passe dans la réalité quotidienne,
furent souvent des hommes de grand mérite. Ne devaient-ils pas connaître, de façon
approfondie, les deux sources textuelles et leurs commentaires circonstanciés, ainsi que
l'usage parfois très complexe des deux sources méthodologiques principales qui permettaient
de les exploiter, et ce en plus de l’énorme masse de la jurisprudence ?

Le choix par les grands juristes de certaines méthodes de raisonnement utilisées pour
développer les principes contenus dans le Coran et dans la Sunna et le rejet de certaines autres
ont donné naissance aux diverses écoles juridiques (madâb, plur. : madâhib, appelées aussi
« rites ») dont les noms ont déjà été cités occasionnellement.

25
Bousquet en donne des exemples significatifs : « Dans tous les rites, il est obligatoire de couvrir sa nudité pour
faire la Prière, mais en rite malékite ce n'est pas une condition de validité ; de même en droit public shâfé'ite,
l'hommage d'allégeance (bay') fait au khalife, le vendredi après l'appel de la prière, est h'arâm, mais néanmoins
valable (çah'ih') ». G.H. BOUSQUET, Précis de droit musulman principalement malékite et algérien, La Maison
des Livres, Alger, 1947, vol. I, p. 47.
26
Le terme fuqahâ' (sing. faqîh) est presque synonyme de culamâ'. Une évolution sémantique réserva cependant
peu à peu cette dernière appellation aux juristes spéculatifs et utilisa l'autre terme pour parler des praticiens
spécialistes.
CeDoP 13

6. Les écoles (rites) juridiques


Ces écoles, nombreuses, se développèrent principalement dans certaines grandes villes, vers
720 (en tout cas, à partir de la moitié du VIIIe siècle), en se basant essentiellement sur le droit
spécifique de ces cités. Un siècle plus tard, elles s'étaient modifiées choisissant, cette fois,
leurs structures essentielles dans les théories des juristes importants qui étaient leurs pères
fondateurs.

La plupart d'entre elles disparurent ; seules quatre écoles émergèrent et subsistèrent jusqu'à
nos jours. Ce sont les écoles hanafite, mâlikite, shâficite et hanbalite. Ce sont quatre variantes
de droit, rigoureusement orthodoxes, appartenant à l'Islam sunnite. Elles se caractérisèrent par
des spécifités rituelles et juridiques qui influenceront les institutions traditionnelles sur des
points de détail et furent prodigues en textes juridico-théologiques.27

En fait, les utilisateurs de ces textes ne recourront pas toujours aux œuvres mêmes des pères
fondateurs pour étayer leurs prises de position. Ils préférèrent souvent les résumés ou les
exégèses de leurs principaux disciples.

Notons qu'il est parfaitement loisible à un musulman de changer de rite sans aucune formalité,
mais il ne peut opter de façon répétitive, capricieuse et selon les circonstances, pour celui des
rites qui favoriserait alors sa situation du moment. En général, on reste fidèle au rite qui est
celui de sa famille, lequel correspond d'ailleurs, la plupart du temps, avec le rite de la région
où l'on habite. En cas de déménagement dans une contrée lointaine, on conserve
habituellement son rite d'origine que l'on pourra abandonner plus tard lorsque l'intégration
complète dans la nouvelle patrie sera réalisée.

Cependant, lorsque les intérêts patrimoniaux sont en jeu, on trouve tout à fait normal de
recourir, pour un acte déterminé important (la fondation d'un bien de mainmorte, par
exemple), à un rite plus favorable que le sien !

On a pu assister, à travers l'histoire de l'Islam, à une cohabitation pacifique entre le rite du


pouvoir, celui des conquérants, et le rite de la population assujettie.28

Un musulman peut accepter à tout moment, une juridiction autre que la sienne. Mais en
voyage dans une contrée étrangère, il pourra toujours exiger, en cas de conflit, d'être jugé
suivant son rite propre (suivant évidemment les possibilités du lieu). Le qadi, quel que soit
son rite personnel, sera tenu de juger selon le rite du plaignant. Il peut d'ailleurs, au moment
de sa nomination, se voir imposer par le souverain, le rite dans lequel il devra officier. En fait,
peu à peu, dans les grandes villes, les autorités mirent leur point d'honneur à nommer des
juges et, même, des juges suprêmes représentant les quatre écoles.

L'école hanîfite tire son nom de celui du juriste d'origine persane, mort vers 767, Abû Hanîfa
qui la fonda.29 Elle se développa en Irak, autour de l'école de Kûfa. C'est au rayonnement
personnel du principal disciple d'Abû Hanîfa, Abû Yusûf, qu'elle doit son développement

27
I. GOLDZIHER, op. cit., ch. : Le développement de la loi, pp. 27-60. N.J. COULSON, A History of Islamic
Law, Edinburgh Paperbacks, 1971, pp. 86-102.
28
La population égyptienne, alors majoritairement hanafite, conserva son école juridique sous le règne des
Fâtimides shîcites.
29
Cf. s.v. : Abû Hanîfa, in E.I.2, vol. I, 1960, pp. 126b-128a et Hanafiyya, in E.I.2, vol. III, 1971, pp. l66a-168b.
CeDoP 14

rapide. Les nombreuses dissensions entre les disciples du maître en font cependant, au point
de vue de la cohérence de sa théorie, un rite moins homogène que celui de ses rivaux.

Cette école se répandit dans les républiques musulmanes de l'ex-URSS, au Khurâsân, en


Afghanistan, en Asie Centrale, dans les anciennes Indes anglaises et en Chine. L'empire
ottoman en fit son rite juridique, ce qui augmenta d'autant son aire d'influence. Ce rite,
comptant le plus grand nombre d'adeptes, est le moins rigide de l'Islam. C'est, par exemple,
celui qui autorise la consommation du nabid (jus de fruit légèrement fermenté) que les autres
écoles assimilent au vin ou à l'alcool et interdisent donc.

L'interprétation hanafite du droit a été mise à contribution dans bon nombre de pays
musulmans lors de la rédaction de leurs codes civils modernes.

L'école mâlikite fut fondée par Mâlik ibn Anas (m. 796), juge et professeur, qui s'inspira
notoirement pour la constituer, du droit coutumier de Médine où il passa toute sa vie.

Ce rite est le rite prédominant au Maghreb et ce fut aussi celui de l'Espagne musulmane. Il
s'est répandu très tôt en Afrique, par la vallée du Nil. On le retrouve ainsi en Haute Égypte, au
Soudan, au Sénégal, au Mali, au Niger, au Togo, au Tchad, au Nigeria… La présence
dominante de cette école dans les anciens territoires sous domination française, en a fait
pratiquement le rite le mieux connu des islamologues. Les processus d'immigration issus de
ces régions n'ont fait qu'accroître cet état de choses.

L'école shâficite fut fondée par Al-Shâficî (m. 820)30 et joua un rôle fondamental dans la
constitution du droit musulman. C'est lui qui consacra officiellement la validité juridique de la
Vulgate cuthmanienne du Coran. Il est de même tenu pour être celui qui entérina la valeur
canonique des six recueils fondamentaux de hadîths lesquels constitueront la Sunna.

Cette école fut longtemps dominante dans le Hidjâz et en Syrie. Elle fut aussi le rite des
marchands et des navigateurs au long cours. C'est ainsi que cet enseignement les suivit dans
leurs périples depuis le Golfe arabo-persique, dans les comptoirs de la Mer d'Oman, de
l'Océan Indien, du Golfe du Bengale, sur les côtes d'Afrique Orientale, jusqu’en Indonésie et
dans les îles de la Sonde. Ce fut aussi le rite de la côte des Somalis et des anciennes Indes
françaises. Après le rite hanîfite, il est le deuxième en nombre d'adhérents.

L'école hanbalite tire son nom de celui de son fondateur : Ahmad ibn Hanbal, mort en 855.
Ce juriste basait sa doctrine sur le Coran (mais en excluant toute forme d'exégèse
allégorique), et sur la Sunna, après une rigoureuse critique des hadîths.

Le rigorisme extrême, qui caractérise cette école et qui fut imputé à son fondateur, est en fait
le fruit de l'évolution ultérieure de sa pensée chez ses disciples.31 Ce rite perdit peu à peu de
son influence, notamment en Syrie et en Palestine où il était bien implanté. Il retrouva une
grande vigueur dans la péninsule arabique, à la fin du XVIIIe siècle, avec l'apparition du
mouvement religieux wahhâbite, ainsi que dans les émirats. Le Wahhâbisme, qui suivait le
rite de Ibn Hanbal devint, on le sait, la théorie officielle de l'État saoudien. Il influença, dans

30
Cf. s.v. al-Shâficî, in E.I.1, vol. IV, 1973, pp. 512b-515a (article de base, un peu vieilli).
31
Cf. s.v. Ahmad ibn Hanbal, in E.I.2, vol. I, 1960, pp. 280b-286a et Hanâbila, in E.I.2, T. III, 1971, pp.161b-
166a.
CeDoP 15

une certaine mesure, le réformisme musulman syro-égyptien tout comme le mouvement des
Frères Musulmans.

7.
Le substrat culturel

Le problème du substrat culturel, de l’curf (trad. : ce qui est connu) est certainement l’un des
éléments les plus difficiles à cerner dans la constitution et dans l'évolution des institutions
musulmanes. Ce terme recouvre en fait tous les phénomènes de survie ou de résurgence des
substrats culturels dans les sociétés islamisées.

Nous avons vu que les écoles juridiques s'étaient constituées autour d'un noyau juridique
central formé de la coutume locale, l'curf de Médine, par exemple, ou encore celui de La
Mekke. L'Islam ne s'était, en effet, pas imposé sur un sol vierge et les deux cités que nous
venons de mentionner étaient de vieilles cités marchandes dont les institutions commerciales
ou civiles étaient gérées par des systèmes juridiques autochtones.

Le droit commercial, sur lequel les facteurs religieux avaient peu d'incidence, fut ainsi
pratiquement conservé en l'état.

Avant que les docteurs de la loi ne se soient attribué l'usage exclusif de l'idjmâc, il est plus
que probable que cet accord unanime des principaux notables, consultés sur telle ou telle règle
à intégrer dans la loi de l'Islam, devait très souvent s'être fait sur des coutumes locales que
chacun désirait continuer à voir appliquer.

Dès les origines donc, la nouvelle religion dut cohabiter avec les anciennes règles : le système
de l'héritage et le système pénal le prouvent. Dans bien des cas, les lois instituées par
Muhammad devront s'amalgamer, vaille que vaille, avec des pratiques antérieures parfois
antinomiques.

L'unanimité ne s'est jamais faite sur le problème de l'application de l'curf. Selon certains
juristes, il convenait de respecter les pratiques anciennes uniquement lorsque la loi
musulmane l'exigeait expressément ; selon d’autres, ces mêmes pratiques anciennes devaient
être respectées, à moins que les textes sacrés ne les proscrivent clairement.32

En fait, dès son expansion, l'Islam va véhiculer, dans un même temps, les lois nouvelles dont
il attribuait l'instauration à son dieu unique et toute une série de vieilles pratiques
institutionnelles qui allaient conserver à la nouvelle religion et à la nouvelle civilisation qui en
découlait, un caractère spécifiquement arabe.33

Il est en effet évident que, selon les régions, au sein d'un même pays, des pratiques
institutionnelles anciennes, plus ou moins compatibles avec l'Islam, peuvent avoir survécu

32
J. SCHACHT, Introduction…, loc. cit., p. 58.
33
Un excellent chapitre traitant de ce sujet a été intégré par G. Bousquet dans son précis de droit musulman :
G.H. BOUSQUET, Le droit musulman, loc. cit., pp. 160-178. Ce même auteur avait, à la moitié de ce siècle,
publié quelques réflexions très éclairantes et parfois prémonitoires quant à son évolution sur ce sujet qu'il
connaissait remarquablement : Du droit musulman et de son application effective dans le monde, Alger,
Imprimerie nord-africaine, 1949, 103 p.
CeDoP 16

avec une vitalité différente. Les particularismes régionaux dans des domaines aussi sensibles
que ceux ayant trait au patrimoine, l'héritage par exemple, ont souvent résisté efficacement à
l'influence de l'Islam. Songeons que sur le sol arabe même, les généreuses innovations du
Prophète, visant à intégrer les droits des femmes dans les successions, ont du s'accommoder
du système arabe archaïque de l'héritage exclusivement dévolu aux mâles par les mâles. Plus
encore, le système des fondations pieuses de mainmorte a été déformé dans un de ses aspects
essentiels pour devenir un moyen d'écarter les femmes et les filles du partage des biens.34

De fait, c'est la propagation même de la nouvelle religion et la rapidité extraordinaire de ce


processus qui peuvent expliquer en grande partie le rôle essentiel joué par l'curf dans les
institutions publiques et privées.

L'Islam, en fait, concevait à l'origine deux voies d'islamisation possibles : d'une part, la
conversion liée à la reconnaissance immédiate de la qualité prédominante du nouveau
monothéisme sur les autres, d'autre part, la conquête armée qui devait amener, par le glaive,
de nouvelles adhésions.

La certitude initiale qu'avait Muhammad, que tous les Gens du Livre, qu'ils fussent juifs,
chrétiens ou zoroastriens, reconnaîtraient immédiatement dans le nouvel enseignement, la
conclusion ultime des révélations dont ils avaient bénéficié et la preuve de la caducité de
celles-ci, explique fort bien cette attitude liminaire. En somme, l'Islam se justifiait par lui-
même et son évidence n'avait rien à attendre de grands débats théologiques, que bien peu
d'hommes, en terre arabe, eûssent d'ailleurs été à même de soutenir à l'époque, faute d'une
terminologie appropriée !

L'autre voie, assurant l'extension territoriale de l'Islam, était la guerre sainte. Dans ce cas, les
conversions étaient acquises par la force et l'on ne s'inquiétait guère des vertus missionnaires
des guerriers qui propageaient la foi. Bien plus, durant le règne des quatre premiers khalifes
rashidûn, la politique des souverains visa souvent à se débarrasser temporairement des
puissantes tribus trublionnes qui présentaient un danger pour le pouvoir encore fragile dans la
péninsule arabique, en les envoyant conquérir, pour l'Islam, de vastes territoires. Dans ce cas
encore, il n'était pas question, et ce n'eût guère été possible pour ces conquérants, au gré de
leurs progrès souvent foudroyants, de préciser aux nouveaux convertis lesquelles de leurs
pratiques traditionnelles pouvaient être maintenues et quelles autres étaient contraires à la
nouvelle religion.

Lorsque les conquérants entraient en contact avec des civilisations autres que la leur, ils
n'étaient pas à même de les analyser et de plus, ils n'en n'avaient ni la compétence, ni le
temps, ni même le désir. Les peuples vaincus n'étaient-ils pas tous d'abominables infidèles ?
Plus encore, ce que nous savons des événements chaotiques qui entouraient la soumission de
l'une ou l'autre cité ou région, prouve à suffisance combien les conquérants se souciaient plus
du butin amassé (richesses ou esclaves) et des nouveaux impôts à collecter, que du type
d'institutions publiques ou privées qu'il fallait maintenir ou éliminer.

En toute bonne foi, les nouveaux convertis sincères devaient certainement conserver des
pratiques dont ils ignoraient l'incompatibilité avec l'Islam. Et en toute mauvaise foi, ceux qui

34
R. MARCHAL, Du waqf comme moyen de déshériter les filles en droit musulman, Inst. de Sociologie de
l'U.L.B., 1968, Bruxelles.
CeDoP 17

s'étaient convertis par intérêt ou par force, devaient tenter hypocritement de préserver leurs
anciens schémas.

On conçoit donc aisément qu'il soit impossible de traiter de l'curf en termes généraux. Il faut
noter, d'autre part, que les efforts du prosélytisme musulman contemporain et les progrès de la
scolarisation ont pour conséquence, en bien des endroits, un net recul « des Islams
spécifiques » face à un Islam rigoureux et universaliste. La consultation comparative des
ouvrages scientifiques anciens sera révélatrice à ce sujet. Il conviendra donc, si l'on s'intéresse
à ce domaine passionnant des interactions culturelles, d'étudier ponctuellement (et rapidement
!) une société bien circonscrite dans son environnement particulier, ce qui pourra mener à des
études typologiques multiples pour un même pays. La coexistence de l’Islam patrilinéaire et
de la société matrilinéaire des Comores est, par exemple, extrêmement déconcertante.35

Pour conclure schématiquement, le système du fiqh se base donc sur les deux sources
textuelles, sur au moins deux sources méthodologiques et sur l’curf local admis. Nous
pourrions ajouter les qanun, recueils de lois constitués par de grands juristes et des souverains
éclairés, les divers codes d’inspiration occidentale, codes maritimes, codes économiques…,
mais nous nous écarterions du droit traditionnel initial.

35
Les remarques générales de G.H. BOUSQUET sur le droit coutumier matrilinéaire en Indonésie, et dans le
Menangkabau en particulier, sont très éclairantes sur le genre de disparités auxquelles on peut s'attendre : Le
droit musulman, op. cit., pp. 162-164. Il en est de même pour l'Afrique du Nord cette fois, de l'ouvrage de M.
MORAND, Etudes de Droit Musulman et de droit coutumier berbère, Carbonel, Alger, 1931 ou encore pour
l'Afrique Noire : A. ABEL, Les Musulmans noirs du Maniéma, Centre pour l'étude du Monde Musulman
contemporain, Bruxelles, 1960. Cf. pour l'Afrique noire, V. MONTEIL, L'Islam noir, Paris, Seuil, 1964.
CeDoP 18

Deuxième partie. Le système juridique et judiciaire

1. Introduction
L'Islam puise ses sources juridiques dans les modes de fonctionnement d'une société
patriarcale, au sein de laquelle l'ancêtre (agissant en son nom propre ou aidé de conseillers)
disposait, entre autres, d'un droit de justice quasi régalien sur les siens. Si les châtiments qu'il
requérait et faisait exécuter, pouvaient aller jusqu'à la peine de mort, dans les cas graves :
adultère, meurtre, vol, brigandage…, il avait le plus souvent à jouer un rôle d'arbitre pour
résoudre des différents familiaux de bien moindre importance.

Déjà avant l'établissement du nouveau monothéisme, nous savons que lorsque des conflits
éclataient entre les tribus, de sages notables tentaient de trouver des compromis qui
permettaient d'éviter ou de mettre fin à des guerres sanglantes qui, sans ces interventions,
pouvaient s'étendre sur des décennies. Certaines tribus princières, ou fort puissantes, étaient
même reconnues à travers la péninsule pour leurs qualités arbitrales.36

Les structures fondamentales de l'Islam et surtout la longue période d'exil à Médine, qui
contribua à créer une nouvelle société un peu moins dépendante du système familial antérieur,
devaient amener la naissance d'un schéma de justice novateur.37 Certes, le droit ancien n'allait
pas disparaître pour autant. Il allait fusionner avec le droit traditionnel de la société urbaine où
le système patriarcal des tribus nomades s'était enrichi peu à peu d'un système complexe de
droit (notamment de droit commercial) constitué par les marchands et les artisans, membres
de corporations, soucieux de protéger leur art de vivre, leurs contrats et leurs engagements.38

Le Prophète, conseiller et juge de la communauté originelle, est l'homme de référence par


excellence. Les khalifes, ses successeurs, hériteront donc de lui le devoir de rendre la justice.
Ils devront être accessibles à leurs sujets et, dans les premiers temps, ils le furent, lors
d'audiences publiques, les lundis et jeudis. Ce mode archaïque de fonctionnement ne pouvait
évidemment subsister que dans un domaine de très faible extension géographique. L'explosion
de l'Islam, les vastes territoires conquis et les nouveaux gouvernorats imposeront bientôt le
recours à une délégation de pouvoirs.

Très tôt, la dynastie umayyade, sous l'influence du type de justice que pratiquait Byzance, sa
puissante voisine, devait infléchir les anciennes habitudes. Seuls les musulmans seront
justiciables de leur propre système. Les « Gens du Livre », surtout juifs et chrétiens,
obtenaient, en payant la capitation, le droit de conserver et de pratiquer leur religion ainsi que
leurs pratiques judiciaires spécifiques. Ils ne relevaient obligatoirement de la justice
musulmane que lorsque la procédure impliquait un concitoyen musulman, mais rien ne les
empêchait, d'autre part, pour leurs affaires propres, d'avoir aussi recours à un qadi qui pouvait
librement accepter ou refuser d'instruire.

36
Cf. Mucallaqat de Zuhayr, in Les Mocallaqat, J.J. SCHMIDT, Seghers, Paris, 1978, p. 183.
37
Rappelons que la version augmentée de l'Introduction au droit musulman de J. SCHACHT (op. cit.) contient
une remarquable bibliographie traitant de tous les domaines spécifiques de la justice. En particulier : ch. XXIV,
p. 147 sqq. et notes : p. 230 et 231 ; ch. XXV, p. 157 sqq. et notes pp. 231-233.
38
Cf. par exemple le Tad'mîn aç-Çunnâc (De la responsabilité civile de l'artisan) de Abû cAlî AL-MAcDÄNI
(loc. cit.), qui au début du XVIIIe siècle continue à véhiculer les anciens principes de droit.
CeDoP 19

2. Le qadi et le personnel judiciaire


L'expression la plus spécifique de la justice musulmane se manifestera dans la personne du
qadi, juge unique, disposant des capacités civiles et criminelles.39

Un qadi doit être cadl, c'est-à-dire « exempt de péchés graves et ne pas être coutumier des
péchés véniels », car son rôle a un aspect fondamentalement religieux. Il doit être aussi
compétent que possible dans le domaine du fiqh. Il doit aussi être bon musulman et vivre,
pour reprendre l'expression juridique occidentale, en « bon père de famille ». En fait, il s'agit
d'un portrait idéal qui ne correspond sans doute pas totalement à la réalité. Il faut bien avouer
que la littérature populaire brocarde abondamment tant leur ignorance que leurs mœurs
douteuses et leur malhonnêteté.

Le juge est nommé par les autorités politiques, sans qu'elles aient à établir préalablement leur
propre légitimité.40 En fait, à l'origine, il semble bien que le qadi, chargé de la justice, et
l'imam, chargé de diriger la prière, aient bénéficié des premières délégations de pouvoirs
qu'accordèrent les khalifes. Très rapidement cependant, l'organisation judiciaire prit une
structure pyramidale. Les souverains et les gouverneurs, leurs fondés de pouvoir, nommèrent
directement les grands qadis et ce furent ces derniers qui eurent dès lors en charge la
nomination des juges de rang inférieur.

Le domaine de leur compétence est très vaste et dépasse, de loin, un simple rôle judiciaire. Le
juge doit tout d'abord arbitrer les différends et, dans la mesure du possible, trouver une
solution à l'amiable. Il est habilité à prononcer une sentence contre le coupable d'un délit au
sujet duquel une plainte recevable à été déposée. Il ne trouvera cependant pas de ministère
public à ses côtés. Notons que le qadi n'est en aucun cas l'agent d'exécution des sentences
qu'il rend.

En plus de ces tâches, logiques pour un juge, il conclura des actes de mariage, gérera les biens
des orphelins et des incapables, veillera à la bonne gestion des biens de mainmorte dont il a la
charge ou siégera dans leur conseil, aidera de ses avis éclairés et paternels les familles en
difficulté, entérinera les répudiations, mariera les filles victimes de la négligence de leur walî
ou encore s'opposera aux tentatives de spéculations nuisibles au bien public.

Le juge est seul, nous l'avons dit, mais il peut, s'il le désire, se faire assister par des conseillers
au nombre de deux (les cudûl) qui lui serviront éventuellement de témoins officiels en cas de
nécessité. L'avis de ces derniers n'est cependant que consultatoire. Un greffier (kâtib) pourra
assister le juge, à moins que lui-même ne remplisse cet office. Tout dépend évidemment de
l'importance de la charge de ce dernier. Le juge exerce en effet sa fonction judiciaire
exclusivement dans les limites territoriales de sa propre circonscription (la wilâya), mais
l'extension de celle-ci peut être fort variable.

39
s.v. : qâdî, in E.I.2, T. IV, pp. 390a-392a. C'est un article trop sommaire mais le long paragraphe traitant de
cette fonction dans l'empire ottoman est, par contre, très riche.
40
C'est ainsi que les juges nommés par des usurpateurs seront habilités à rendre des jugements qui seront
parfaitement valables.
CeDoP 20

Il n'existe pas de recours contre son verdict, mais l'opinion d'un de ses collègues peut toujours
être sollicitée. Il faudra attendre l'évolution du système judiciaire musulman pour voir se
constituer peu à peu des éléments de régulation et de contrôle de ce pouvoir.

Les textes du droit musulman se sont d'ailleurs, pour une bonne part, constitués en fonction de
la nécessité de donner au qadi des instructions précises concernant la manière de mener à bien
sa tâche. En effet, s'il agit indûment, que ce soit volontairement ou involontairement, ses
jugements et leurs sentences seront néanmoins valables. On conçoit aussi que l'incessante
multiplication des traités de jurisprudence ait fini par mettre le juge dans l'impossibilité
absolue de recourir à tous, d'en connaître le contenu exact ou, parfois même simplement,
l'existence. Les eût-il connus, que ceux-ci n'auraient pas pour autant été disponibles dans sa
province, dans la plupart des cas.

En fait, ce juge, défenseur de la sharîca, vit le champ de son pouvoir limité petit à petit aux
affaires concernant le statut personnel, aux successions et à la gestion des fondations pieuses.
Ce sera la shurta, la police qui deviendra dépositaire de la justice criminelle.

Dans tous les pays musulmans où subsiste encore cette fonction qu'exclut inexorablement le
passage au droit moderne, les attributions restent identiques.

Le juge ne peut pas faire de sa fonction une activité vénale. Les premiers qadis de l'époque
umayyade n'étaient pas des fonctionnaires, c'étaient des hommes pieux que leur intérêt pour
les sciences de la foi avaient poussé à se destiner à cette forme de spécialisation. Les
rétributions de cette fonction ont toujours été largement fluctuantes, au gré des vicissitudes
économiques du pouvoir et, en fait, les juges suprêmes étaient les seuls à avoir l'avantage
d'être près des sources financières !

À la fin du XIVe siècle, le shâficîte al Firûzâbâdî donne, dans son Tanbîh, quelques
recommandations précises concernant le financement de la justice : « Si une personne riche a
l'obligation personnelle d'accepter les fonctions de juge, il n'est pas licite qu'elle se fasse payer
son entretien par le Trésor Public ; mais cela est licite pour celui qui en a besoin. Quand il
s'agit de quelqu'un sur qui ne pèse pas personnellement cette obligation, il est licite qu'il fasse
supporter au Trésor la charge de ce qui est nécessaire à son entretien personnel, à celui de son
chambellan, de son greffier, et à l'acquittement des frais de ses registres d'audience... ».41

C'est dans la multiplicité de ses attributions que le qadi trouvera le plus souvent une modeste
source de revenus. Une signature sur un contrat ou un bail, l'enregistrement d'un mariage, lui
vaudront un salaire tarifé tandis qu'un pourcentage lui sera alloué sur l'héritage dont il aura
opéré la liquidation en bonne et due forme (deux pour cent à l'époque ottomane). Certes, en
théorie, il est établi que ses fonctions devaient être gratuites, mais le rappel constant qui est
fait au juge de ne pas accepter de cadeaux des parties durant les procès, en dit long sur les
tentatives de corruption dont il était l'objet.

Au début de l'époque umayyade, il y aura un qadi dans la capitale et un par province. Aucune
hiérarchie n'était établie entre eux. Ce nombre était évidemment insuffisant. Le khalife Hârûn
ar-Rashîd, s'inspirant du fonctionnement de l'administration persane nommera à Baghdad,
vers 795, un juge suprême le qâdi l-qudât (le juge des juges). Il remplira évidemment ses

41
Abu Ish'âq ACH-CHIRAZI AL FIRUZABADI, Kitâb et-Tanbîh, trad. G.H. BOUSQUET, Maison des Livres,
Alger, s.d., p. 69.
CeDoP 21

fonctions de magistrat mais il sera aussi le responsable de toute l'administration judiciaire. Il


lui incombera de nommer et même de destituer les qadis, dont il pourra éventuellement
contrôler toutes les actions. Dès l'époque fatimide (983), le khalifat du Caire créera à son tour
un poste de juge suprême dans sa capitale. Ultérieurement, au fur et à mesure que naîtront les
nouveaux royaumes issus de l'empire cabbâside démembré, chaque dynaste local décidera
d'avoir le sien propre.

Les juges, dont la nomination émanait directement du khalife et était entérinée par le grand
qadi jusqu'au Xe siècle, seront ensuite nommés presque exclusivement par des supérieurs
hiérarchiques de rang moindre.

C'est bien plus tard, sous les souverains mamlûks, vers 1264, que furent instituées les
fonctions parallèles de grands qadis pour chacune des quatre écoles juridiques. Bientôt, ce ne
seront plus seulement les capitales qui disposeront des prestations de ces quatre fonctionnaires
prestigieux, mais les villes principales qui en exigeront, elles aussi. Cependant, malgré leur
titre très honorifique, ces derniers dépendront en fait toujours de leurs alter ego de la capitale !
Ce seront ces hauts fonctionnaires très qualifiés qui pourront répondre par des consultations
précises aux petits juges de province confrontés à des cas qu'ils ne peuvent résoudre.

Depuis les origines de l'Islam, il fut toujours nécessaire d'éclaircir l'une ou l'autre question
technique. Des érudits spécialisés qui auraient pu, en théorie du moins, être de sexe féminin
ou de statut servile, virent leur compétence confirmée par l'État, à partir du VIIe siècle, en tant
que muftis habilités à rendre des consultations juridiques. Il se révéla bientôt utile d'en
organiser un certain nombre en un corps administratif de muftis d'État. Ces fonctionnaires,
souvent nommés directement par le souverain afin de trouver des solutions aux problèmes qui
ne cessaient de se présenter, devinrent, en fait, de véritables experts juristes. Ils constitueront
ainsi un corps puissant dont les consultations sur un point de droit, les fatwas, eurent force de
lois et furent rassemblées dans de multiples recueils spécialisés.42 C'est surtout à l'époque
ottomane que ce corps prit toute son importance. En province cependant, les spécialistes
locaux, muftis eux aussi, mais non fonctionnarisés, jouaient un grand rôle. En effet, les qadis
nommés par le pouvoir central étaient souvent des étrangers et leurs jugements n'étaient
réellement acceptés par les autochtones que si des muftis locaux les cautionnaient.

À partir du VIIIe siècle, il faut signaler, au côté du qadi, la présence d'un nouveau
personnage, le muhtasib chargé de faire respecter la hisba, l'obligation pour le musulman de
« faire régner le bien et d'interdire le mal ». Il aura des fonctions complémentaires, quoique
subalternes, à celles du qadi. C'était en quelque sorte un gardien de l'ordre public. Ce
fonctionnaire religieux subalterne, dont la fonction ne disparut qu'au XIXe siècle, avait des
attributions multiples que A.K.S. Lambton a admirablement résumées ainsi : « la moralité
publique et l'accomplissement par les musulmans de leurs devoirs religieux étaient sous le
contrôle général du muhtasib (…) Il devait empêcher de maltraiter les esclaves et de
surcharger les animaux. Il avait également le devoir de veiller à l'observance par les dhimmîs
des règles qui leur étaient imposées pour les distinguer des Musulmans. Cependant sa
principale tâche consistait à surveiller les marchés et à empêcher tout trafic malhonnête de la
part des marchands et des artisans, ainsi qu'à contrôler les corps de métiers et les corporations.
Il était habilité à infliger des châtiments sommaires aux contrevenants. »43 Il veillera donc, sur

42
s.v. fatwa, in E.I.2, vol. II, 1965, pp. 886a-887b.
43
A.K.S. LAMBTON, in E.I.2, T. III, p. 507a (s.v. hisba, pp. 503a-510a).
CeDoP 22

les marchés, au bon ordonnancement des échoppes en fonction de la circulation, à la


régularité des poids et mesures, ainsi qu'à la qualité des denrées et des produits manufacturés.
Il sera de même chargé de la police des débits de boissons. Il aura aussi à veiller au respect
des consignes concernant l'urbanisme.

3. La procédure
Elle n'est nullement formaliste en droit traditionnel et à l'époque umayyade, elle était même
fort simpliste !

Le seul type de tribunal existant, et d'ailleurs reconnu par le fiqh, est le tribunal du qadi : la
mahkama. Il constitue le seul niveau de recours car il n'y a pas de cour d'appel. Le demandeur
doit déposer sa plainte auprès du qadi. Celui-ci va juger préalablement de la recevabilité de
cette plainte et s'informer ensuite de la capacité de la partie adverse à être poursuivie. Si la
réponse est positive, le procès pourra avoir lieu et sera public.

On ne peut entamer un procès en l'absence de l'une des parties. Il existe d'ailleurs des mesures
permettant de traîner le présumé coupable en justice, par coercition. Certaines mesures de
filature ou de surveillance du coupable sont parfois même laissées à la discrétion du
plaignant. Le juge peut aussi désigner éventuellement un mandataire qui prendra la place du
défendeur. Le défendeur est alors questionné sur le fond du problème. Il peut ne pas admettre
les faits et le demandeur doit alors présenter des preuves de ses allégations. Il faut signaler
que le droit musulman traditionnel n'impose, ni n'utilise habituellement les services d'un
avocat (wakil), mais ceux-ci ne sont pas exclus a priori.

Des fonctionnaires subalternes, les cûns, joueront le rôle d'huissiers. Ils veilleront, dans la
mesure du possible, au calme des audiences et auront à transmettre ultérieurement les
décisions prises par les juges.

Pour arriver à la preuve, plusieurs voies sont possibles : il y a tout d'abord l'aveu du coupable
ou, au contraire, le serment qu'il prêtera pour attester de son innocence. Ensuite, le défendeur
et le demandeur pourront faire appel à des témoins. Ceux-ci sont, dans le domaine du fiqh, les
acteurs de la preuve par excellence. Les témoignages écrits peuvent également être utilisés,
mais ils sont de moindre importance. En dernier recours, il sera même possible de se
contenter de présomptions.

On peut constater ici que, à l'encontre du droit occidental, le témoignage écrit occupe une
place très inférieure dans les preuves. En effet, en droit musulman, c'est le témoignage oral (la
shahâda) qui est absolument fondamental. Cependant, un témoignage unique sera considéré
comme insuffisant. Deux témoins mâles sont usuellement requis. Ils garantiront l'authenticité
d'un fait, mais aussi la validité d'un engagement. L'un des témoins masculins pourra, le cas
échéant, être remplacé par deux femmes. Mais dans un certain nombre de cas d'importance,
notamment en matière criminelle, le témoignage des deux femmes sera jugé insuffisant et la
présence de deux hommes sera absolument obligatoire. Le crime de fornication requiert quant
à lui, quatre témoins masculins. Mais nous verrons que cette requête extrême relevait plus de
la fiction juridique que d'une procédure applicable.

Il arrive que pour des délits commis en public, on puisse accepter le témoignage collectif d'au
moins vingt-cinq personnes, ce qui semble écarter absolument toute possibilité de fraude.
CeDoP 23

N'importe quel homme peut évidemment témoigner valablement d'un fait qu'il a constaté,
mais il ne s'agit là que d'un témoignage occasionnel. Il va de soi qu'en matière criminelle, le
qadi devra recevoir tous les témoins des faits. Pour avoir la qualité de témoin (de shâhid), un
témoin doit être musulman, honorablement connu, pubère et sain d'esprit. Ces qualités
suffiront à cautionner sa valeur et il n'aura pas à prêter de serment.

Pratiquement, toutes les opérations dont le juge doit s'occuper requièrent des témoins pour
être valides. Afin de n'avoir pas à mener d'enquête de moralité à chaque fois, le juge conserve
à sa disposition des listes de témoins valables. Ces témoins seront alors des témoins officiels
(cudûl) et ils pourront souvent apporter au juge des éléments de décision. Ces hommes
témoigneront éventuellement de faits, examineront les pièces écrites et seront généralement à
même de rendre compte, d'une manière fiable, de l'opinion publique, élément important de la
vie sociale musulmane. Ils assisteront à l'établissement des actes de ventes et de locations, des
baux et des diverses espèces de contrats. Ce sont donc parmi les témoins accrédités que le
juge choisira les hommes dont la présence validera ses actes.

À la suite d'une requête jugée valable, le juge pourra déléguer un expert qui devra rendre
rapport sur la gravité des faits et qui, en cas de coups et blessures, par exemple, devra estimer
l'indemnité due à la victime. Le juge fondera sa décision sur cette information et le coupable
sera tenu de verser le dédommagement requis. Les mauvais payeurs, qui jouissent de pensions
versées par le souverain, pourront même voir celles-ci être amputées d'autant, afin que le
demandeur ne soit pas lésé.

Cette procédure était avant tout prévue pour permettre de régler les conflits trouvant leur
solution dans le payement d'une diya, le prix du sang.

Enfin, le jugement rendu par un qadi peut être annulé par un autre qadi, s'il y a une erreur
manifeste de jugement. De plus, lorsqu'à lieu une succession au poste de juge de
circonscription, il est possible de demander au successeur la révision d'un cas déjà jugé et
même de demander des éclaircissements sur la validité d'un emprisonnement.

4. Le droit pénal
Le droit pénal musulman offre deux aspects particuliers qui le distinguent fondamentalement
de ses homologues occidentaux. D'une part, il trouve son origine dans deux sources très
différentes : le vieux droit tribal anté-islamique et les innovations coraniques ; d'autre part, il
se fonde sur des cas particuliers d'une extraordinaire multiplicité et il ne procède donc pas du
général au particulier.

Une première catégorie d'infractions comprend des sentences d'origine arabe archaïque. Elle
regroupe les délits les plus graves : les homicides, qu'ils soient volontaires ou non, et les
« coups et blessures », qu'ils soient volontaires ou non. La peine requise dans ces cas était la
loi du talion (qiçâç). Les effets de cette loi ne pourront s'appliquer que lorsque le coupable
sera de condition sociale identique ou inférieure à celle de la victime. La peine du talion peut,
si les plaignants l'acceptent, être remplacée par le versement du prix du sang (diya).

L'Islam restreindra l'application du talion aux cas de morts ou de blessures causées


délibérément par le coupable et il encouragera, d'autre part, l'usage de la « composition » qui
CeDoP 24

rend la famille du coupable solidairement responsable. Cette dernière tendance vise à


responsabiliser la famille élargie dans ses processus éducatifs et vise aussi à limiter certaines
tendances culturelles incitant à la violence et au recours à la vendetta.

Comme il n'y a pas de ministère public en droit musulman, seule la victime ou ses parents en
cas de décès, sont habilités à demander l'application de la justice. S'ils le désirent, ils peuvent
aussi pardonner. Cette dernière attitude mettra un point d'arrêt à toute la procédure. Quoi qu'il
en soit, la famille reste solidaire, soit dans la culpabilité, si elle compte le meurtrier dans ses
rangs, soit dans ses réquisitions, si la victime est l'un des siens. Ce groupe social homogène
s'appelle la câqila. C'est entre ses membres que sera éventuellement répartie la somme payée
en cas de dédommagement pour un meurtre, comme pour une blessure grave.

L'Islam adoptera donc pour ce type d'infraction des pénalités anté-islamiques dont l'esprit est
légèrement modifié par la recommandation d'user de la diya.

La deuxième catégorie d'infractions et les peines afférentes sont les peines appelées hudûd.
Elles ont pour caractéristique le fait d'avoir été mentionnées dans la révélation coranique et
elles ne peuvent, de ce fait, en principe, subir aucune modification, ni bénéficier d’aucune
grâce humaine. Les juristes arabes en dénombrent le plus souvent sept, mais parfois cinq
seulement. Le droit mâlikite traite en effet de deux crimes qui peuvent avoir un autre statut
suivant les différentes interprétations.

Le premier de ces crimes est la rébellion. « Les rebelles sont un groupe en sécession,
s'opposant à l'imam suprême (le souverain), – lequel tient la place du Prophète –, en refusant
de reconnaître son droit, ou cherchant à le déposer. Il appartient à l'Imam cadl (vertueux et
légitime) de les combattre même s'ils ont des interprétations politico-religieuses spécieuses
des textes comme si c'étaient des infidèles, mais on ne les réduit pas en esclavage (…) ».44

La deuxième des peines hudûd en discussion est l'apostasie. C'est un péché pour lequel le
Coran, à de nombreuses reprises, précise qu'il n'y a pas de pardon possible, quelle que soit la
mansuétude divine. Seule la résipiscence pourra sauver l'apostat.45

Al-Qayrawanî résume très nettement la situation : « L'apostasie est également punie de mort à
moins que le coupable ne vienne à résipiscence, ce pourquoi il lui est accordé un délai de trois
jours. Cette solution s'applique à la femme comme à l'homme ».46

Ces deux délits-péchés, dont nous avons vu que certains juristes veulent faire une catégorie
spéciale à l'intérieur du groupe des peines coraniques, portent tous deux atteinte à la foi, soit à
l'encontre du représentant du Prophète, soit à l'encontre de l'Islam lui-même.

Les cinq autres sont traditionnellement acceptés et cités ensemble malgré leur aspect
extrêmement disparate.

Le brigandage est d'acception assez large. Il recouvre, en fait, divers délits : empêcher le
passage des voyageurs sur une route pour les dépouiller à ce moment, droguer une victime

44
KHALIL ibn ISH'AQ, Abrégé de la loi musulmane selon le rite de l'Imâm Mâlek, trad. G.H. BOUSQUET,
Maisonneuve, Paris, 1962, vol. IV, p. 42.
45
Coran, II, 25, 214 ; III, 80, 84 ; IV, 115, 136 ; V, 59 ; IX, 12 ; XVI, 108 ; XLVII, 27, 34 ; LXIII, 3.
46
Ibn Abi Zazd al QAYRAWANI, Risala, trad. L. BERCHER, Carbonel, Alger, 1960, p. 251.
CeDoP 25

pour la dépouiller, attirer par tromperie quelqu'un dans un endroit propice pour le voler, entrer
de jour ou de nuit dans une maison pour y voler, … Les châtiments seront aussi variés que les
délits. S'il y a eu vol et meurtre, les coupables seront crucifiés ; le meurtre seul sera
sanctionné par la décapitation. On ne pourra parler de talion dans ce cas, et les ayants droit de
la victime ne pourront pardonner. S'il n'y a eu que vol et que le butin de chaque membre de la
bande est supérieur à un niveau précisé, on coupera la main droite et le pied gauche des
coupables. Les brigands, empêchés à temps d'agir, seront fouettés et expulsés. Si des bandits
notoires rendent leur butin et viennent avouer leurs fautes devant le souverain, le hadd (la
peine coranique) sera caduc, mais les droits des victimes subsisteront évidemment.

Le vol ne sera considéré comme tel que si l'objet dérobé atteint une valeur précise, sujette
d'ailleurs à modifications, selon les auteurs : trois dirhams, dix dirhams… Le voleur subira
l'amputation de la main droite, puis en cas de récidive, du pied gauche, de la main gauche et
enfin du pied droit. S'il ne s'est pas amendé (???), son châtiment sera alors soumis à
l'appréciation du qadi et il consistera le plus souvent en un emprisonnement destiné à l'amener
à se repentir.

Le vol d'objets non surveillés (à cause de la distraction du propriétaire, par exemple) ne


méritera pas l'amputation. De plus, il n'existe pas de notion de flagrant délit. Le voleur surpris
dans la maison de sa victime et n'ayant pas encore réussi à en faire sortir son butin, ne sera pas
passible de la peine coranique.

Les animaux dans les pâturages et les fruits dans les vergers ou les champs ne sont pas
susceptibles d'un vol méritant une peine coranique. Pour tomber sous ce coup, les animaux
dérobés doivent avoir été emmenés hors d'un enclos et les fruits volés dans une réserve.

La fornication (zinâ) ainsi que la fausse accusation de fornication sont des délits assez
curieux, profondément liés à ce que l'on peut considérer comme une conception musulmane
de l'éthique sexuelle. La fornication47 englobe l'ensemble des relations sexuelles ayant lieu
entre des partenaires qui ne sont ni conjoints, ni maître et concubine. Le zinâ n'existe que si
les coupables ont le statut de mu'çan, c'est-à-dire s'ils sont pubères, sains d'esprit, musulmans,
libres, mariés et ayant consommé régulièrement un mariage. Dans ce cas, la peine prévue sera
la lapidation. Pour les autres, non mu'çan, la peine sera de cent coups de fouet, peine assortie
d'un exil hors du pays. Un emprisonnement d'un an pourra aussi être requis. La femme
musulmane et libre ne sera pas bannie. Il y a d'ailleurs de nombreuses traditions concernant la
manière de châtier l'adultère et cUthman, déjà, utilisera un abrogeant pour modifier les
châtiments prévus. Curieusement, la primauté du Coran n'est donc pas absolue dans ce
domaine et les châtiments, effectivement appliqués, seront toujours ceux que reconnaissent
les divers substrats culturels.

Il s'agit là d'une analyse des faits plus juridique que morale. Ainsi un couple de musulmans,
veufs tous deux et sur le point de se marier ensemble, sont coupables de ce crime s'ils ont des
rapports sexuels avant leur mariage, tandis d'un homme ayant abusé d'une fillette impubère ne
le sera pas. La deuxième hypothèse n'exclut nullement un châtiment, mais il se s'agira pas de
zinâ.

47
Nous préférons cette traduction de zinâ au terme « adultère », usuellement employé sous l'influence
des juristes coloniaux français, terme dont la signification habituelle peut induire en erreur.
CeDoP 26

En fait, nous verrons que la gestion légale de ce délit vise d'une façon très évidente à
permettre de contourner la procédure. Ce type de délits charnels, dont faisaient aussi partie
l'adultère vrai et la transgression de l'obligation de virginité pour la fille à marier, portait
atteinte aux aspects tenus pour les plus essentiels de la société. Ils étaient traditionnellement
tributaires du droit patriarcal. Il s'agissait de problèmes d'ordre intime qu'il ne convenait pas
d'exposer sur la place publique.

Pour qu'une accusation puisse être valablement reçue à ce sujet, le qadi exigera les
témoignages concordants, et apportés séparément, de quatre témoins jouissant des qualités
légales et ayant été, tous quatre, simultanément, les témoins oculaires du délit en question ! Si
la moindre contradiction apparaissait dans les témoignages ou si l'un des quatre témoins
n'était pas rigoureusement inattaquable dans sa qualité juridique, l'accusation était tenue pour
calomnieuse et les quatre témoins se voyaient alors infliger la peine qu'auraient méritée les
coupables qu'ils avaient dénoncés. C'était là une procédure assez dissuasive !

Comme le système juridique vise, à l'évidence, à minimiser ou à éliminer ce type de


procédure, il existe bon nombre de clauses permettant à des coupables, ayant avoué, de se
rétracter pendant toute la durée du procès et jusqu'au moment même de leur châtiment.

La fausse accusation de fornication, qui mérite, nous l'avons vu, les mêmes peines que le délit
en question, s'étend aussi bien à la dénonciation mensongère de rapports sexuels qu'à la mise
en doute de la légitimité d'un enfant. Ce dernier crime n'existe pas à l'encontre d'un non-
musulman ou d'une personne de condition servile. Le coupable sera condamné à quatre-vingts
coups de fouet s'il est libre et quarante, s'il est esclave.

La consommation de liquide alcoolisé, qu'elle ait entraîné ou non un état d'ébriété, est la
dernière peine hadd. Il s'agit là d'une atteinte à la religion et le coupable devrait recevoir
quatre-vingts coups de fouet. La peine est liée à l'aspect volontaire de l'acte. Elle ne peut être
appliquée à l'homme en état d'ébriété, car il est, de ce fait, incapable juridiquement. En fait,
l'interdiction du vin s'est constituée petit à petit dans le Coran, mais c'est surtout sur les
hadîths que l'on fondera la théorie.

Le vin et les boissons alcoolisées ont depuis toujours fait partie de la culture arabe comme de
la culture persane ancienne. La naissance au VIIe siècle de cette nouvelle religion, qui ne
faisait en somme que véhiculer un vieil interdit judéo-chrétien (visant dans ces cultures à
limiter l'usage du vin plus qu'à l'interdire), ne réussit pas à imposer cette prohibition qui fut
systématiquement enfreinte dans toutes les classes de la société. Il faut cependant remarquer,
comme nous l'avons dit plus haut, que le rite hanafite autorise, pour sa part, la consommation
du jus de fruit fermenté un jour ou deux, mais interdit celle du vin à plus haut degré d'alcool.
L'école shâficîte, se basant sur un hadîth, limite à quarante le nombre de coups de fouet pour
le coupable ayant le statut d'homme libre, la moitié étant comptée, comme d'habitude, pour
l'esclave.

Le recensement des quelques délits précités et de leurs peines respectives montre à suffisance
combien une multitude d'autres délits pouvaient être commis et combien une multitude
d'autres peines allaient se révéler nécessaires. Une troisième catégorie de châtiments, très
importante, va donc se constituer. Ce sont ceux qui sont laissés à la discrétion (taczîr) du
qadi. Ces peines excluront la mort. Elles iront de la plus simple – froncement de sourcil (sic !)
CeDoP 27

ou réprimande – jusqu'à l'exil et la confiscation des biens en passant par les amendes, la mise
au pilori, la flagellation, l'emprisonnement…

Il va de soi que le manque de qualification des juges les mettait souvent, faute de compétence,
dans l'incapacité de fonder eux-mêmes une jurisprudence. Il est évident aussi que, tant par
modestie que par prudence, la plupart ne s'aventureront pas dans pareil domaine. Un certain
nombre de possibilités s'ouvrent alors à eux : le recours facultatif à leurs conseillers, la
consultation écrite demandée à un mufti et le recours aux qanûns qui regroupaient les textes
des lois au fur et à mesure de leur adoption.

Nous avons vu que les muftis étaient des spécialistes du droit musulman. À l'origine, il
s'agissait simplement de savants sans autre autorité légale que leur compétence reconnue. Les
autorités décidèrent assez rapidement de leur accorder une caution officielle et ils devinrent
donc des spécialistes agréés. Leurs opinions firent lois. Chaque pays avait à la tête de son
corps de spécialistes, un « grand muftî » que l'on nomma « shaykh al-Islâm ». Les souverains
pouvaient, eux-mêmes, demander à ces savants de se pencher sur tel ou tel problème de droit
afin de leur présenter une solution. Ces avis, les fatwâs, étaient alors généralement entérinés
par l'autorité suprême et s'inséraient dans les recueils de lois existants : les qanûns.

L'évolution des divers pays musulmans et les contacts que leurs juristes ont eus avec le droit
occidental, souvent par le biais de la colonisation, ont amené peu à peu une lente mutation de
leur système propre. Le recours aux qanûns pouvait amener à la pratique des codes. Les
réformateurs s'inspirèrent donc des codes français, italien, belge ou suisse.48 La nécessité
évidente de créer divers niveaux de recours en justice s'imposa et amena la constitution d'une
magistrature hiérarchisée.

Le qadi commença à voir son rôle et son prestige diminuer singulièrement. On lui concéda la
gestion des affaires domestiques à usage local et sa fonction tendit à disparaître. Cependant,
dans bien des pays peu développés, et surtout en zone rurale, les plaignants redoutent d'avoir à
se frotter à une justice urbaine, politisée, très administrative et souvent peu accessible, dont ils
ne comprennent pas le fonctionnement. Ils recourent donc à la sagesse patriarcale du qadi et
freinent le processus de disparition de cette fonction, sur lequel certains gouvernements
actuels s’interrogent.

48
H.V. VELIDEDEOGLU, Le mouvement de codification dans les pays musulmans. Ses rapports avec les
systèmes juridiques occidentaux, rapport du Ve Congrès International de Droit Comparé, Éd. de l'Académie
Internationale de Droit Comparé, Bruxelles, 1958.
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Troisième partie. Les institutions matrimoniales

1. Introduction
Cette troisième et dernière partie présente un exemple, qui nous semble très significatif, d’un
type d’institution privée dans lequel innovations musulmanes et substrats culturels
coexistent : le mariage.

L’Islam a hérité, dans ce domaine, de nombreux éléments appartenant au schéma patriarcal et


patrilinéaire arabe. La parenté y était en effet basée sur les mâles et, dans ces sociétés, l’on ne
reconnaissait aux femmes qu’un rôle secondaire. Les unions multiples étaient d’usage dans la
péninsule. Le Prophète, lui-même largement polygame49, les limita à une stricte tétragamie.
Des sourates du Coran consacrent à cette institution des versets fondamentaux.50

Le mariage (nikâh) est considéré comme une situation recommandable à tous, à moins
d’empêchements très sérieux (folie, maladie grave, stérilité reconnue…).51

Le célibat ne peut être qu’un état temporaire et la chasteté n’est nullement préconisée.52
Lorsque le Coran mentionne les célibataires, qu’ils soient libres ou esclaves, c’est pour
recommander de les marier.53 Ce n’est qu’à la suite de contacts de cultures avec le célibat
monastique ou érémitique du Christianisme, que l’Islam en vint à tolérer, dans certains cas, et
en particulier dans les zâwia54 mystiques, ce type de pratiques foncièrement opposées à son
esprit.

La constitution d’un couple est évidemment un des domaines dans lesquels les substrats
culturels ont le plus d’importance et dans lesquels aussi, les contacts entre les sociétés et la
modernisation ont fait naître des disparités criantes.

Les institutions matrimoniales que nous allons évoquer ici, seront celles de l’Islam
traditionnel, encore en usage dans une majorité de pays. Elles constituent, en quelque sorte,
l’ossature institutionnelle sur laquelle se greffent une multitude de pratiques nationales ou
régionales scrupuleusement respectées, sur laquelle se greffent aussi des réformes telles que la
fixation d’un âge minimal pour fille et garçon ou l’enregistrement obligatoire des mariages
par un juge de paix ou par une autorité civile autre que le qadi traditionnel.

Les gouvernants essaient, en effet, vaille que vaille, de moderniser le système, d’améliorer le
statut discriminatoire que l’Islam réserve aux femmes, de limiter les dégâts sociaux et les

49
C’était un privilège que Dieu lui accordait : « C’est une prérogative que nous t’accordons sur les autres
croyants », lui dit Djibrîl : Coran, XXXIII, 49. Il aurait eu un maximum de neuf co-épouses mais il y avait
certainement, dans la vingtaine d’épouses qu’on dénombre, bon nombre de femmes qui matérialisaient des
alliances politiques.
50
Coran, IV, 3, 26-29. Cf. aussi II, 220 ; V, 7 ; XXIV, 2, 26-32 et XXX, 20.
51
s.v. nikah in E.I.2, vol. VIII, 1993, pp. 26b-35b. L’article consacré à ce sujet dans l’Encyclopédie de l’Islam
est significatif. Il est fort incomplet (le Maghreb est pratiquement négligé) et il manque très nettement de
cohérence, hormis pour la partie consacrée à l’institution traditionnelle qui fut traitée par Schacht. On ne peut
cependant en tenir totalement rigueur à ses auteurs car, dans chaque état musulman, la situation est différente.
52
A.-Cl. DERO, L’Islam et le célibat, in Le Célibat, Éd. de l’U.L.B., 1974, pp. 67-74 ; L’insertion des tabous
sexuels dans le système du fiqh, in Religion et Tabou sexuel, Éd. de l’U.L.B., 1990, pp. 129-137.
53
Coran, XXIV, 32.
54
sièges d’ordres soufis.
CeDoP 29

facteurs d’instabilité familiale que sont la polygamie et la répudiation. Ils jonglent donc avec
des pratiques de type occidental, des pratiques musulmanes et des pratiques autochtones.
Toute généralisation risque donc de se révéler intempestive ou réductrice.

Nous devrons aussi avoir toujours à l’esprit l’étonnante diversité des sociétés musulmanes
dans lesquelles il n’est pas rare de voir coexister des pratiques matrimoniales archaïques et les
comportements les plus modernistes. On y rencontrera aussi bien des ménages monogames
n’ayant jamais usé du droit de répudiation ou bien encore des mariages conclus du chef même
des futurs conjoints, avec ou sans l’assentiment de leurs parents.

Il faut rappeler tout d’abord qu’il y eut amalgame de l’institution, fort simple, du mariage
arabe tel que l’Islam l’a imposé (sans le doter d’aucun rituel religieux) avec des pratiques
multiples qui relèvent, elles, des divers substrats culturels régionaux (voir 1ère partie). Cet
amalgame a donné naissance à une pratique fort complexe. Les cérémonies, les rites et les
fêtes, qui la constituent et qui relèvent plus du folklore que du fiqh, seront en effet ressentis
par les participants comme aussi essentiels à la validité de l’union que les modalités légales
dont ils ignorent l’aspect schématique.

Le musulman dispose du droit coranique d’épouser quatre femmes qui jouiront en théorie
d’un statut équivalent. L’époux sera tenu de faire preuve d’une équité absolue.

Coran, IV, 5-4.


Épousez donc celles des femmes qui vous seront plaisantes, par deux, par trois, par quatre
(mais) si vous craignez de n’être pas équitables (prenez-en) une seule ou des concubines !
C’est le plus proche (moyen) de n’être pas partiaux.55

Le mariage ne pourra être conclu validement que si aucun empêchement n’existe. Ces
empêchements sont induits par les liens existants entre les intéressés : parenté par filiation,
par alliance, par allaitement.

Le mariage est évidemment interdit, tant à l’homme qu’à la femme, avec des membres de sa
famille en ligne directe, qu’ils soient ascendants ou descendants (père ou grand-père avec fille
ou petite-fille, mère ou grand-mère avec fils ou petit-fils) ainsi qu’avec les ex-conjoints
d’ascendants ou de descendants. Il en est de même avec les collatéraux (frères ou sœurs et
descendants de frères ou de sœurs, tantes et grands-tantes, oncles et grands-oncles, etc.). Il
faut toutefois remarquer que le mariage entre cousins germains (appelés aussi frères et sœurs
germains) est considéré comme le choix le plus favorable possible. Il existe même une sorte
de priorité tacite d’épousailles accordée aux cousins et à leur famille sur leurs cousines.

Les interdictions tenant aux alliances englobent tant les mariages en cours que les mariages
antérieurs. La polygamie jouera donc un rôle nettement restrictif dans le choix possible des
conjoints. Un homme ou une femme ne pourront jamais épouser les pères, mères ou grands-
parents de leurs conjoints ou ex-conjoints, pas plus que les descendants de ceux-ci, issus d’un
autre lit (sauf, pour l’homme, dans le cas où le mariage mis en question n’aurait pas été
consommé). Un homme ne pourra pas non plus avoir en même temps, pour épouses, deux

55
C’est en se basant sur l’impossibilité humaine de respecter l’équité absolue exigée par le Coran et sur les
restrictions afférentes, qu’un État comme la Tunisie a interdit la polygamie.
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femmes unies entre elles par un lien de consanguinité naturel ou artificiel (une femme et sa
sœur), pas plus qu’une femme et sa mère ou sa nourrice.56

On ne peut, de même, contracter mariage avec une jeune fille ou une femme, dont la famille a
déjà été approchée, dans un but identique, par un autre prétendant, avant qu’une décision n’ait
été prise puis signifiée à ce dernier.

On prendra même en compte la parenté théorique induite par des relations sexuelles illicites,
pour autant qu’elles soient connues.

D’autres empêchements peuvent aussi être liés à la personne même des intéressés (disparité
d’appartenance religieuse et de classe sociale) ou aux circonstances (participation au
pèlerinage, vœu temporaire…).

Les musulmans pourront épouser des femmes du Livre, chrétiennes ou juives. Les opinions
sont cependant partagées, non sur la légalité, mais sur le bien-fondé social de telles unions.
Certains juristes57 ne seront jamais très favorables à l’introduction de ces étrangères dans le
corps de l’’Umma, la communauté de l’Islam.

Les musulmanes, elles, ne peuvent épouser que des coreligionnaires. On craint fort en effet
que les fragiles épouses, influençables, ne soient conduites à l’apostasie ou se montrent
incapables d’élever leurs enfants dans les voies de l’Islam.58

Les mésalliances sont toujours scrupuleusement évitées, les mariages étant généralement
conclus par les familles au sein de la même classe. L’inégalité sociale des conjoints est en
effet exclue et l’homme, surtout, ne peut être d’un statut inférieur à sa femme. Une
mésalliance n’existerait d’ailleurs que du chef de la femme, car l’homme « élève » une épouse
de statut social inférieur.

Nous verrons combien ces unions présentent d’importance en tant que facteurs de gestion de
la société. Le choix d’un époux ou d’une épouse, en dehors de son propre milieu, ne pourrait
donc que révéler un choix complètement individualiste, et même égoïste, pris au détriment
des intérêts du groupe.

De plus, le montant du douaire (cf. infra), clause essentielle du mariage, rend impossible les
unions trop disparates.

Le mariage traditionnel n’est donc pas la conclusion de l’aventure personnelle de deux


individus. Il est conçu essentiellement dans son acception sociale : c’est l’affaire de deux
familles.

L’union est exogamique et constitue, en somme, une sorte d’échange de femmes entre
certaines familles, certaines tribus ou certains clans.

56
Cf. Coran, IV, 26/27. Dans le rite mâlikite : KHALIL ibn ISH’AQ, op. cit., loc. cit., vol. II, pp. 30-31. Un très
bon résumé général de cette problématique est donné dans la Risâla d’Ibn ABI ZAYD al QAYRAWANI, trad
L. Bercher, Carbonel, Alger, 1960, pp. 177-179.
57
Ex. : Khalîl et son disciple al-Kharshî.
58
L. MILLIOT, Introduction à l’étude du droit musulman, Recueil Sirey, Paris, 1953, p. 289.
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Il ne s’agit pas non plus d’un acte religieux sanctionné par un sacrement. Ce type de
connotation, ajouté très tôt, réside par exemple dans la récitation de la fatiha59 et dans un
prône de circonstances. Ce sont là de pieuses additions, mais elles ne sont pas légalement
requises et leur absence n’invalide pas le mariage. Celui-ci est, en fait, un contrat
synallagmatique60 conclu entre le futur époux et le tuteur de la future épouse. Aux termes de
ce contrat, l’épouse accordera l’usage de son corps à son mari afin de lui fournir une
descendance légitime. Celui-ci, en retour, lui assurera le cadeau nuptial préalable et lui
garantira, tant que durera leur union, un entretien correspondant à leur statut social commun.
Les obligations supplémentaires de l’un comme de l’autre seront nettement spécifiées.

La femme, quoique juridiquement soumise à son époux, est tout à fait indépendante au point
de vue patrimonial. Le couple vit en complète séparation de biens. Les époux ont une
vocation successorale réciproque, mais la place de l’épouse dans la liste des héritiers
potentiels sera moins favorable que celle de l'époux.

Les tractations préliminaires à la conclusion du contrat de mariage sont l’apanage exclusif des
femmes. C’est une de leurs préoccupations essentielles, loin des oreilles masculines, dans les
lieux qui leur sont réservés par le clivage de la vie sociale. Les hammams, les jours réservés
aux femmes, les fontaines ou les lavoirs, les terrasses des maisons ou les cours intérieures,
seront les théâtres usuels de ces longues discussions. Celles-ci peuvent d’ailleurs commencer
dès la naissance des enfants. Il s’agit d’un véritable rôle social.

Les hommes de la famille n’interviendront que lorsque tout aura pratiquement été mis au
point. Pour la demande officielle, le tuteur se fera accompagner de membres influents de sa
famille. Son prestige personnel et la qualité de son offre de mariage en seront rehaussés.

Évoquons tout d’abord un préalable qui subsiste de nos jours et qui nous rappelle un droit que
connaissaient aussi nos sociétés, jusqu’aux portes de ce siècle.

2. La contrainte matrimoniale
La contrainte matrimoniale (djabr) est à la fois un droit et un devoir fondamental dans une
société patriarcale. Il appartenait au père, dès la naissance de ses enfants des deux sexes, et ce
droit était étendu à ses esclaves. Le père, en tant que walî, tuteur légal, pourra même
contracter des unions impliquant ses enfants impubères.

Aucune des sources textuelles ne fait mention de cette pratique, tant elle était évidente dans
cette société. Il s’agit d’une wilâya, d’un droit de protection, et pas d’une rubûbiya, d’un
pouvoir discrétionnaire.

Le père dispose du droit de marier ses fils, théoriquement jusqu’au moment de leur puberté. Il
en est de même pour ses filles, selon des modalités qui diffèrent suivant les rites juridiques
(virginité, puberté, conclusion d’un mariage antérieur…).

En fait, le mariage est un droit de la jeune fille. Devenir épouse et mère, représente selon
l’Islam, l’accomplissement de son destin de femme. D’ailleurs, si le père ou le tuteur d’une

59
Sourate liminaire du Coran.
60
Contrat contenant des obligations réciproques entre les parties.
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fille, par leur négligence, leurs refus réitérés et déraisonnables ou à cause de leur absence,
n’ont pas rempli, dans des délais jugés normaux, leurs responsabilités dans ce domaine, elle
sera en droit de se tenir pour lésée. Elle pourra alors faire appel au juge (qadi) qui lui choisira
un époux et la mariera validement.

Dans les faits, le père peut marier ses filles selon son choix propre, sans connaître, ou parfois
sans vouloir reconnaître, les droits qu’auraient légalement celles-ci à faire valoir des avis
divergents. La plupart du temps d’ailleurs, les filles ignorent leurs droits.

Al-Bukharî, l’auteur de l’un des recueils de hadîths de la Sunna,61 s’insurge contre ce type de
contrainte : « Le père, pas plus qu’un autre, ne peut marier, sans son consentement, la femme
vierge et celle qui a été déjà mariée. Quand un homme marie sa fille et qu’elle s’y refuse, le
mariage est nul ».62

Mais quand on demande au même juriste ce que le Prophète a répondu à la question : « Ô


Envoyé de Dieu, et comment consent-elle ? – par son silence, répondit-il. »63 On pourrait
s’interroger longuement sur les conséquences ultérieures de ce silence préconisé.

En général, les juristes accordent cependant au père ou au grand-père, le droit de marier,


contre sa volonté, une jeune fille vierge ; ils ont en effet le titre de tuteur jouissant du droit de
contrainte « walî mudjbir ». Des abus d’autorité peuvent évidemment être le fait d’autres
membres masculins de la famille. Lorsqu’un mariage a été ainsi conclu contre son gré, une
fille peut faire état d’un droit de rescision au moment de sa majorité. Certains juristes
contestent celui-ci lorsque le djabr a été imposé par le père ou le grand-père de la plaignante,
qui savent évidemment mieux qu’elle ce qui lui convient !

Il existe, ici aussi, des divergences entre les différentes écoles au sujet des modalités
d’application de ce droit. Encore faut-il que la femme connaisse ce droit et que la contrainte
familiale ou sociale ne l’empêche pas d’en user.

Le mariage musulman requiert, pour être valide, un certain nombre de procédures : l’accord
du prétendant et du tuteur de la fiancée, le contrat passé devant deux témoins capables,
l’accord sur le montant d’un douaire et sur les modalités de solde de celui-ci, le versement de
la partie prévue et enfin, la garantie d’entretien alloué à l’épouse.

3. Le contrat
L’engagement de mariage ne sera valide que s’il est conclu entre le prétendant (ou parfois son
représentant) et le tuteur légal de la fiancée. À défaut de père, le rôle de walî sera tenu par le
plus proche ascendant mâle dans la lignée paternelle ou par le plus proche parent mâle dans la
même lignée. En cas de nécessité, tout autre mâle de la famille pourra devenir tuteur d’une
jeune fille et pourra s’arroger ainsi, légalement, le droit de la marier. Il devra cependant être
musulman, majeur, de statut libre et de bon renom.

À défaut, nous l’avons dit, la future mariée pourra requérir un représentant de l’autorité
habilité à tenir ce rôle, mais ce sera le plus souvent le juge traditionnel, le qadi qui officiera.
61
Voir 1ère partie.
62
Al-BUKHARI, Çahih, trad. HOUDAS et MARÇAIS, Paris, 1903-1908, vol. III, p. 569.
63
Al-BUKHARI, L’authentique tradition musulmane, trad. G. BOUSQUET, Paris, Fasquelle, 1964, p. 215.
CeDoP 33

Les codes de statut personnel modernes ont rarement osé abolir cette loi discriminatoire. Ils
ont tenté de la contourner en requérant la présence de la fiancée qui n’est pas obligatoire en
droit classique.

Le désir de solennité et la crainte d’erreurs possibles, dans le déroulement, des formalités, ont
très rapidement imposé le recours à un représentant de l’autorité. Rien ne le requérait. Selon
les usages locaux, le juge traditionnel, l’imâm ou une autorité du lieu présidera donc la
cérémonie et récitera un prône de circonstance (khutba).

Le fiancé prononcera la demande formelle (khitba). Lui et le tuteur légal de la fiancée fixeront
le montant du cadeau nuptial, la part de celui-ci à verser immédiatement et la somme à verser
en cas de dissolution du mariage.

Le contrat se fera obligatoirement devant deux témoins musulmans, capables, pubères, libres,
sains d’esprit et de sexe masculin. En cas de nécessité absolue, le rite hanifite admet un
accord passé devant un homme et deux femmes. Les acteurs principaux des deux familles se
font souvent accompagner par les notables les plus prestigieux qu’ils peuvent compter parmi
leurs proches. Le qadi enregistrera l’acte et en fera tenir copie à la mariée.

Le mariage sera ainsi théoriquement valide.

Il nous faut revenir sur le consentement de la fiancée. Nous avons vu que la femme, éternelle
mineure légale, ne peut pas donner, de son propre chef, un consentement valide. Elle passe de
l’autorité de son père ou tuteur, à celle de son époux. C’est donc son premier tuteur qui
s’engagera pour elle. Cette disposition juridique obligatoire, ajoutée à la contrainte
matrimoniale que nous avons évoquée plus haut, fait peser sur les femmes le risque de tous
les abus possibles. Cela fut vrai et l’est encore, bien souvent, en milieu traditionnel.

En Tunisie, c’est un des domaines où la modernisation des institutions se manifeste en


exigeant l’accord des deux intéressés, le walî n’étant nécessaire que si l’un des futurs
conjoints est mineur. Cette situation tunisienne est exceptionnelle ainsi que l’abolition de la
polygamie qui y fut instaurée.64

Ce serait cependant manquer de rigueur scientifique que passer sous silence l’existence de
certains droits dévolus aux filles dans ce contexte si contraignant. Les possibilités de recours
sont cependant, la plupart du temps, négligées délibérément, ou simplement méconnues.

Nous avons déjà parlé des limites de la contrainte. Nous citerons ici, in extenso, un
paragraphe du juriste mâlikite Khalîl ibn-Ishâq, selon lequel, il est évident qu’une fille
pourrait faire prévaloir son point de vue. « Quand il est requis, le consentement de la vierge
est constaté par son silence, lorsqu’on l’interroge, et ce, en raison de sa pudeur ; de même
pour le mandat (le droit de la marier) qu’elle confère à son walî. Mais on recommande de l’en
avertir, d’avoir à parler si elle n’est pas d’accord (…) Si elle refuse formellement, ou se met
en colère, on ne la marie pas, et, si on passe outre, elle peut faire annuler le mariage, même
consommé depuis longtemps. »65

64
N. LAKEHAL-AYAT, La femme tunisienne et sa place dans le droit positif, Dar-el-amal, Tunis, 1978, p. 17.
Une Tunisienne musulmane ne peut toujours pas épouser un étranger.
65
Khalîl ibn ISHAQ, op. cit., loc. cit., p. 20, paragraphe 111.
CeDoP 34

De là à prétendre que l’esprit de cette loi soit connu et respecté…

Le père (ou le tuteur) d’une jeune fille ou d’une jeune femme peut redouter pour elle un statut
défavorable. Le contrat de mariage pourra alors contenir diverses clauses de protection de la
fiancée, comme par exemple l’engagement du futur mari de ne pas prendre d’autres co-
épouses ou encore la résiliation automatique de l’engagement de mariage.

Ces clauses peuvent devenir contraignantes si elles sont accompagnées d’une répudiation
conditionnelle (taliq at-talâq). Cette répudiation potentielle entrera en vigueur
automatiquement si la ou les clauses restrictives sont exécutées. Cette méthode est
actuellement utilisée, dans certains codes de statut personnel contemporains, pour tenter de
faire coexister avec une timide protection de la femme, la vieille répudiation que les juristes
n’osent toujours pas abolir malgré son aspect rétrograde et dégradant.66

Selon les variantes nationales, lorsqu’une clause de répudiation conditionnelle est incluse
dans le contrat, toute seconde union conclue, invalide le mariage précédent et la première
épouse se trouve répudiée de facto ou bien, les deux mariages sont dissous en même temps, à
cause de la rupture du premier contrat.

Un certain nombre de modalités financières essentielles valident le mariage : le cadeau nuptial


(mahr), tout d’abord, puis l’entretien (nafaqa).

4. Le douaire
Nous traduirons le mot mahr par cadeau nuptial ou même par douaire, de préférence au mot
« dot » habituellement utilisé par les islamologues français. La dot occidentale est en effet un
bien que possède la femme au moment de son mariage. Ce bien lui vient de sa famille et il est
apporté au mari pour l’aider à supporter les charges du mariage.67 Le mari a l’administration
et la jouissance de cette dot, contrairement aux biens paraphernaux68 dont la gestion reste du
ressort exclusif de la femme qui les possède. Le douaire, quant à lui, est le bien que le mari
donne à son épouse pour en jouir, si elle lui survivait, mais il implique donc le décès du mari.

Le cadeau nuptial doit correspondre au statut social de la future épouse, à son éducation, à son
âge et à sa beauté. Il ne peut être dérisoire ou inexistant, ce qui invaliderait le mariage. Il fera
donc l’objet de tractations préalables.

On a souvent affirmé qu’il s’agissait d’une ancienne trace de vente. Cependant, en droit
musulman rigoureux, cette somme d’argent est due à la femme, même si dans la réalité des
faits, le père de celle-ci en retient souvent indûment tout ou partie.

Il semble néanmoins, qu’à l’époque anté-islamique, ce « cadeau nuptial » était donné au walî
de la fiancée, le plus souvent, son père. La jeune fille étant, par essence, destinée à accomplir
son destin dans une famille étrangère, le cadeau était considéré comme un dédommagement
des frais causés par son éducation, à moins que ce ne fût un achat ! Muhammad aurait donc
fait là œuvre de novateur dans le domaine du statut de la femme, en lui allouant le bénéfice de
cette opération, en allant à l’encontre des traditions arabes.
66
Cf. par ex. la dernière réforme de la Mudawwana marocaine intervenue en 1993.
67
Article 1540 du Code Napoléon.
68
Biens propres de l’épouse, autres que la dot.
CeDoP 35

Souvent, étant donnés les intérêts en jeu, les réticences et les lourdeurs de la coutume, dans le
berceau même de l’Islam, abolirent insidieusement cette réforme « féministe ».

Plus tard, les traditions en usage dans les pays conquis eurent le même résultat. En Afrique
noire, le mariage était assez souvent un « mariage/achat ». Les juristes occidentaux, tout
comme les ethnologues, ont vainement essayé de trancher dans le vif en optant pour ou contre
l’interprétation qui voulait voir dans le mahr une procédure de vente déguisée. Il existe, en
effet, dans certaines régions69 un usage de « mariage sacrifié ». La jeune fille est alors donnée
en mariage, en remboursement d’une dette, et il n’y a pas de cadeau nuptial.

En fait, dans de multiples zones islamisées, seuls les autochtones peuvent spécifier s’ils
ressentent cette union comme une vente ou non. Leur avis à ce sujet, quel qu’il soit, doit être
appliqué exclusivement au niveau local et toute extrapolation dans le temps ou l’espace ne
peut être que hasardeuse.

Le mahr devrait (en théorie du moins) être versé avant la consommation du mariage. La
moitié de celui-ci (le naqd) est d’ailleurs due à l’épouse dès l’établissement du contrat. Les
difficultés économiques imposent souvent un payement fragmenté du solde, quand
n’intervient pas un « oubli » pur et simple de la dette restante… Cet échelonnement varie
suivant les régions et va de six à vingt ou même cinquante ans ! Il s’agit de toute manière
d’une créance que la femme a sur son mari. Avec l’entretien (nafaqa) que lui doit aussi son
époux, le mahr constitue la part financière que le mari assurera à son épouse dans le contrat
synallagmatique qui les unit.

Les autres droits au cadeau nuptial sont sujets à de multiples discussions.70 La femme a droit,
en théorie, à la totalité de celui-ci si son mari décède, alors que le mariage a été consommé ou
est présumé tel et lorsqu’elle a résidé durant une année dans la demeure de son conjoint.
Elle ne touchera que la moitié de la somme prévue s’il y a répudiation ou divorce avant que le
mariage n’ait été consommé. L’adultère, l’apostasie, une grossesse d’un autre lit due au non
respect de la retraite de continence, annulent ses droits.71

5. L’entretien
L’entretien (nafaqa) correspond très exactement au mi-douaire du code Napoléon.

Les diverses écoles juridiques conseillent de faire de la nafaqa, l’objet d’un accord préalable,
ce qui correspond en fait à la coutume. L’égalité de condition sociale entre les futurs époux,
d’ailleurs recommandée clairement par les juristes, évitera des surprises désagréables.

La nafaqa court dès le mariage ou dès la consommation de celui-ci, selon les rites. Il s’agit
d’une différence importante car les mariages musulmans peuvent être contractés avec des
filles impubères. La consommation n’est permise, dans ce cas, que lorsque la jeune épouse
devient pubère. Son mari devra donc l’entretenir jusqu’à cet âge.

69
Au Cameroun, par exemple.
70
G.H. BOUSQUET, Précis de droit musulman principalement malékite et algérien, La maison des Livres,
Alger, 1947, vol. I, p. 126 sqq.
71
L. MILLOT, Introduction à l’étude du droit musulman…, loc. cit., pp. 304-306.
CeDoP 36

Cette obligation ne cessera qu’avec la dissolution du mariage (répudiation ou divorce). Durant


la retraite de continence (cidda) qui suit la répudiation (cf. infra), elle doit continuer à être
servie car l’épouse peut être enceinte des œuvres de son mari et le contrat court donc toujours.
La nafaqa comprend le logement, l’ameublement, la nourriture, le chauffage, les vêtements
usuels : un pour l’hiver et un pour l’été, les cosmétiques et les médicaments, le salaire d’une
domesticité selon son choix, si la femme en disposait habituellement, le traitement de
l’accoucheuse, etc.

En théorie, la femme n’a pas à intervenir dans les dépenses du foyer et n’a pas à devoir
travailler pour vivre, si cela ne correspond pas à son statut familial d’origine. Lorsqu'elle
engage des dépenses pour subvenir aux frais du ménage, il s’agit là de pures libéralités de sa
part.

Si la condition sociale du couple est modeste, ce qui représente la majorité des cas, les soins
du ménage incomberont à l’épouse ou aux épouses.

Tous les rites juridiques, y compris le rite hanafite, tiennent cet entretien pour une véritable
créance dont la femme peut même faire état, en justice, à titre rétroactif. Selon le droit
mâlikite, faute d’entretien, la femme a le droit de demander le divorce mais pour les hanafites,
le mari sera simplement contraint de l’autoriser à gagner sa vie.

6. La vie conjugale
La séparation des patrimoines du mari et de chacune de ses épouses est totale. Dans ce cas
encore, la polygamie rendrait aléatoire le fonctionnement de tout autre système. Trois des
quatre rites autorisent la femme a disposer de ses bien comme elle l’entend. Le quatrième, le
rite mâlikite, l’empêche de disposer à titre gratuit de plus du tiers de son patrimoine, le
douaire compris… si ce n’est en faveur de son époux.

L’hiatus pécuniaire entre mari et femme est tel, dans la société musulmane, du moins en droit,
qu’une femme répudiée pourrait exiger une rétribution pour continuer à allaiter l’enfant
qu’elle a donné à son mari. Les juristes ont épilogué à l’envi sur cet état de fait.

Il existe d’autres obligations matrimoniales en sus des modalités légales que nous venons de
parcourir.

Le mari doit consommer le mariage. Il doit remplir ses devoirs conjugaux vis-à-vis de toutes
ses épouses et ne peut les délaisser. Sa négligence, dans ce domaine, peut être une cause de
divorce à la réquisition de la victime, selon le rite mâlikite. Il lui faudra d’autre part, en cas de
polygamie, veiller à respecter la plus rigoureuse équité dans tous les domaines. Il existe
d’ailleurs, pour lui, une obligation de partage des nuits entre ses épouses, mais le fiqh
n’entend par là que la cohabitation et non les rapports sexuels, qui ne sont pas sujets à
stipulation d’égalité obligatoire.

Chaque épouse devra avoir un logement ou, à tout le moins, une chambre séparée.

Le mari n’est cependant pas tenu de résider avec son épouse, ce point étant une conséquence
de la polygamie. Il peut s’absenter longtemps, pour des raisons professionnelles, pour des
CeDoP 37

voyages commerciaux par exemple. Mais au bout de deux ans, il peut être question
d’abandon.

Il doit bien traiter sa femme, mais il peut exercer sur elle son autorité en l’admonestant, puis
en la laissant seule chez elle si elle n’obtempère pas et enfin, nous l’avons vu, il peut user de
sévices à son encontre.

Coran, IV, 34.


Les hommes ont autorité sur les femmes du fait qu’Allah a préféré certains d’entre vous à
certains autres et du fait que (les hommes) font dépense, sur leurs biens (en faveur de leurs
femmes)… Celles dont vous craignez l’indocilité, admonestez-les ! Reléguez-les dans les lieux
où elles couchent ! Frappez-les ! Si elles vous obéissent, ne cherchez plus contre elles de voie
(de contrainte) !

Il ne pourra pas lui infliger de sévices graves. Dans ce dernier cas, la femme pourrait se
plaindre au qadi et amener preuves et témoins. Le couple serait alors mis « en observation »
sous la surveillance de deux arbitres choisis dans chaque famille. Il ne faut jamais minimiser
le rôle du contrôle social des familles élargies !

Le mari doit autoriser les visites des membres de la famille de ses épouses. Les mâles sont
admis jusqu’au degré dit « prohibé », c’est-à-dire que peuvent les visiter les hommes dont la
proximité parentale avec ces épouses est telle qu’une union matrimoniale serait interdite entre
eux. Ce droit de visite englobe aussi les enfants d’autres mariages. La fréquence de ces
rencontres dépend des rites juridiques et des usages locaux. Le non respect de ce droit aux
visites est une cause de divorce importante. La femme dispose, pareillement, du droit de se
rendre chez ces mêmes parents. La seule restriction qui peut exister à ce sujet est liée à
l’influence fâcheuse que ces personnes pourraient avoir sur l’épouse.

Le nombre des devoirs de l’épouse est moins élevé, mais l’obligation essentielle qui lui
incombe est une disponibilité sexuelle totale qui représente sa part du contrat. Elle doit habiter
au domicile de son conjoint à partir du moment où la partie du douaire payable au comptant
lui a été versée et elle doit, dès lors, être physiquement à sa disposition.
La fidélité absolue de l’épouse sera une garantie de pureté de la lignée, mais son adultère a, en
droit, le même statut que la fornication simple. L’adultère de la femme mariée est tenu en
effet pour un crime de zinâ (fornication), identique à la fornication de partenaires qui ne
seraient liés, ni l’un ni l’autre, par aucun lien légitime. Il n’a donc pas de statut particulier.
Mais, c’est à la fois un crime et un péché. Le Coran précise : « Dotez-les équitablement ;
qu’elles soient chastes ; et qu’elles n’aient pas d’amant ».72

La fidélité de l’époux, potentiellement tétragame et propriétaire de concubines, n’est


naturellement pas requise.

La femme doit obéissance à son époux, elle doit superviser la gestion du foyer et,
éventuellement, assumer les charges domestiques usuelles qui correspondent au statut social
de la famille.

72
Coran, IV, 28.
CeDoP 38

7. Les ruptures du mariage


Le mariage peut être dissout à la suite de plusieurs états de fait : le décès, la disparition (et
l’apostasie), ou selon diverses procédures de droit : la répudiation, la séparation ou les
divorces. Nous les évoquerons brièvement.

Le statut de la femme, en théorie et en pratique, variera selon les cas.

Le décès et la disparition
Lorsque le mari décède, mariage consommé ou pas, la femme doit respecter une retraite de
continence de trois cycles menstruels. Elle est en droit de réclamer le solde de son douaire et
dispose d’une vocation successorale. La décence lui impose un deuil dont la longueur et les
pratiques varient suivant les contrées. En cas de décès de l’épouse, le mari devient son
héritier. Selon les rites, les funérailles font partie ou pas de la nafaqa.

Lorsque le mari disparaît en période de guerre, il est tenu pour décédé suivant un laps de
temps différent s’il s’agit d’un conflit entre musulmans ou entre musulmans et infidèles. Dans
le premier cas, comme on ne peut réduire de prisonnier musulman en esclavage, il sera tenu
pour mort à l’issue du combat s’il ne réapparaît pas. Dans le second cas, il faudra attendre
pour le déclarer décédé, un délai d’un an.

Si le mari ne donne pas de nouvelles pendant deux ans, la femme pourra demander le divorce
même si son conjoint a prévu pour elle, durant son absence, une nafaqa qui lui sera versée par
sa famille. La femme pourra aussi laisser la situation en l’état jusqu’au moment où la preuve
du décès éventuel est établie. On peut présumer d’une durée de vie possible qui va de septante
à cent vingt ans selon les rites… Le juge déclarera alors le mariage dissous, la femme entrera
en retraite de continence, puis il lui sera loisible de se remarier. Diverses autres modalités
permettront, soit à la femme de rester mariée durant des délais à discuter avec le qadi, soit au
mari de conserver ses droits sur elle, en cas de retour au foyer.

La répudiation
La répudiation fut et reste une pratique d’une très grande fréquence. Elle est la principale
cause de rupture des unions. La complexité des conditions et des conséquences induites par
les actes volontaires de séparation et les circonstances qui les entourent en font un chapitre
d’une importance capitale dans tous les traités de fiqh.73
La capacité de répudier est acquise au seul mari, du fait de sa « supériorité ontologique » et du
fait des dépenses qu’il consent en faveur de son épouse. La validité d’une répudiation (talâq)
exige quatre conditions formelles : la capacité de répudier, un mariage conclu qui rende
possible la répudiation, l’intention de répudier et une manifestation de ce désir. Pour qu’il y
ait répudiation, il faut donc qu’il y ait eu mariage, mais la consommation n’est pas nécessaire.
L’époux doit être pubère et sain d’esprit. Il y a discussion sur la validité d’une répudiation
faite en état d’ébriété. Cette procédure, engagée à l'article de la mort, conserve cependant la
vocation successorale de l’épouse.

Il peut y avoir répudiation confiée à un mandataire, mais la plupart des juristes trouvent cette
procédure blâmable.

73
Cf., par ex., Khalîl ibn ISH’AQ, op. cit., loc. cit., pp. 66-97 ou encore Abû Ish’âq Ibrahîm ibn cAlî ech-
CHIRAZI el FIRUZABADHI, Kitâb et-Tanbîh, Maison des Livres, Alger, s.d., pp. 30-52.
CeDoP 39

L’intention (niyya) de répudier doit être claire. La formule prononcée sous l’emprise de la
colère n’est pas valide, tandis que celle prononcée par plaisanterie l’est. Cette différence
d’attitude juridique permet de limiter les effets des discussions conjugales et protège les
femmes des plaisanteries douteuses et réitérées à ce sujet. Les manifestations de la volonté de
répudier sont multiples, par diverses formules, par écrit ou même par geste. Seul le rite
shâficite exige une formulation spécifique.

La répudiation se présente sous deux formes : la répudiation révocable et la répudiation


irrévocable.

La répudiation révocable
La répudiation révocable nécessite la consommation préalable du mariage et une formulation
spécifique, différente de celle de la répudiation irrévocable.

L’épouse répudiée restera au domicile de son mari et respectera une retraite de continence
(cidda) s’étendant sur trois cycles menstruels. Durant ce laps de temps, les rapports sexuels
entre époux seront interdits et la durée de cette retraite permettra de constater une éventuelle
grossesse. La femme restera une héritière potentielle jusqu’à l’échéance du terme fixé.

Durant ce temps, le mari peut changer d’avis et annuler sa décision. La reprise des relations
sexuelles invalide la répudiation. Il en est de même de toute une série de faits, différents selon
les rites (par exemple : vision des organes génitaux du conjoint chez les hanifites, etc).

La répudiation, même annulée, sera enregistrée dans le nombre de répudiations à tenir en


compte. Les répudiations invalidées ne peuvent, en effet, pas se succéder de façon réitérée.
Une deuxième répudiation peut avoir lieu dans les mêmes conditions que la première, mais à
la troisième récidive, la répudiation deviendra irrévocable.

Les rites hanifite et mâlikite n’imposent pas l’enregistrement de l’acte par des témoins et il y a
controverse à ce sujet dans les autres rites. Une légalisation de la répudiation est très souvent
demandée au qadi.

Si le mari ne revient pas sur sa décision de répudiation révocable, en offrant, selon les usages
locaux, un présent de réconciliation à son épouse et laisse échoir le terme de la retraite de
continence, la répudiation de révocable devient irrévocable.

La répudiation irrévocable
La répudiation irrévocable peut avoir lieu, que le mariage soit consommé ou pas.

Elle prend ses effets de plusieurs manières. Premièrement, sa formulation peut spécifier son
irrévocabilité immédiate par l’usage de phrases consacrées comme « tu es répudiée en
répudiation bayn ou tu m’es haram (interdite, rituellement inaccessible) ». La formulation
peut aussi, être constituée de la triple répétition de la formule en usage pour une répudiation
révocable, le nombre fatidique étant ainsi atteint d’un seul coup. Enfin, nous avons vu plus
haut que la répudiation irrévocable peut être induite par une troisième et ultime répudiation
révocable. Dans ce dernier cas, elle sera valable même si l’époux, distrait, pensait n’en être
encore qu’à une répudiation réversible !
CeDoP 40

Si cette répudiation a lieu alors que le mariage n’a pas encore été consommé, la femme a droit
à la moitié de son douaire en dédommagement et elle peut se remarier immédiatement, la
retraite de continence étant inutile.

Si le mariage a été consommé, elle recevra la totalité du douaire, mais elle aura à respecter la
retraite, à l’issue de laquelle, elle sera libre de se remarier.

Il est recommandé au mari, selon ses moyens, de faire à sa femme un présent de


consolation74, à moins qu’il n’ait procédé à la révocation à la demande de celle-ci. Ce don
sera versé à la répudiée après la retraite de continence et sera dû à ses héritier si la bénéficiaire
vient à décéder avant le versement.

Après une répudiation irrévocable, obtenue sous quelque forme que ce soit, un époux ne
pourra, s’il le désire, récupérer son épouse qu’après que celle-ci aura contracté et consommé
un mariage intermédiaire et qu’elle aura été répudiée par son nouveau mari. Les deux époux,
séparés antérieurement, pourront alors se remarier.

C’est dans ce domaine spécifique du statut personnel qu’une relecture des textes s’impose,
particulièrement de nos jours, et justifie de sérieuses réformes. En effet, le statut inférieur
réservé aux femmes et les conséquences néfastes de la répudiation et de la polygamie portent
atteinte de manière grave à toutes les tentatives de création d’une politique familiale. Ces
pratiques rétrogrades et humiliantes sont incompatibles avec l’évolution espérée.

L’exode rural, la paupérisation, et leur conséquence : l’éclatement des familles élargies, ont
en effet révélé au grand jour la fragilité de la cellule familiale nucléaire qui en était issue.
Lorsque cette dernière n’est plus un rouage actif du fonctionnement complexe de la grande
famille et qu’elle n’est plus protégée par la contrainte sociale afférente, cette petite cellule se
défait. Les femmes répudiées et leurs enfants ne se réinsèrent plus dans leur cadre d’accueil
naturel ancien et toutes les déchéances peuvent s’en suivre. Il importe donc de revoir
d’urgence le fonctionnement de la répudiation.

La séparation par consentement mutuel


Lorsque les époux désirent, tous deux, mettre fin au contrat qui les lie et aux charges
pécuniaires afférentes, ils peuvent recourir une dissolution par consentement mutuel appelée
mubâra’a. Celle-ci doit être officialisée par le qadi mais les rites divergent sur ses modalités.

Le divorce
Le divorce se présente dans le droit musulman sous deux formes : la première, le khulc, une
institution coranique, est considérée comme une forme de répudiation masquée. La femme
obtient que son mari la répudie, à sa demande, moyennant l’abandon de la totalité du mahr
qui lui était dû, en guise de dédommagement. Si la femme dispose d’un patrimoine suffisant,
elle peut même être amenée à verser une somme d’argent supplémentaire. C’est alors un
contrat synallagmatique de rupture, mais il peut faire l’objet d’une forme de chantage de
l’époux qui hausse le taux de ses exigences financières pour libérer sa femme.75

La seconde forme est le divorce judiciaire (tafrîq). Il est particulièrement important parce
qu’il est accessible aux femmes, surtout dans le droit mâlikite. Les autres écoles sont

74
Coran, II, 237.
75
Coran, II, 229.
CeDoP 41

beaucoup plus réticentes à ce sujet. L’existence de la prise de position mâlikite est essentielle
car elle peut servir de caution canonique dans le processus de modernisation des codes de
statut personnel. Les motifs de divorce acceptés par le rite mâlikite sont les suivants : carence
d’entretien, refus de rapports conjugaux, absence prolongée, brutalités excessives, et non
respect des clauses du contrat de mariage.

Ce deuxième type de divorce est tout à fait caractéristique du problème dont nous traitons ici.
Le développement de la jurisprudence a accordé aux femmes une arme légale pour se
défendre. On arguera qu’il faut, pour en user, appartenir au rite mâlikite, principalement
maghrébin. Certes, mais il est loisible à tout musulman de changer de rite et, par exemple,
pour exclure les femmes du bénéfice des mainmortes, les mâlikites recourent soudain à une
procédure hanifite. Ce n’est pas là que réside le problème. La femme ignore tout simplement
qu’elle peut demander le divorce et le poids du contrôle social, surtout en milieu rural ou
défavorisé, ne l’aidera pas.

On pourrait encore citer diverses autres modalités de rupture du couple, le fiqh en abonde.
Nous mentionnerons simplement encore deux procédures en voie de disparition : le li’ân et
l’îlâ’.

Le premier est une procédure coranique qui peut être appliquée lors de la séparation définitive
des conjoints. Elle consiste en un quintuple serment d’anathème solennel, par lequel l’époux
jure que sa femme s’est rendue coupable d’adultère alors qu’il ne peut en fournir de preuve
formelle. Elle peut y répondre par cinq serments contraires. Dans ce cas, elle n’est pas
considérée comme fornicatrice et ne subit aucun châtiment, mais c’est une technique de
désaveu de paternité.

L’îlâ’ est un serment par lequel un époux jure de s’abstenir pendant un minimum de quatre
mois de tout contact sexuel avec sa femme. Cette abstinence volontaire induit, dans les faits,
un résultat identique à celui d’une répudiation définitive. Si le mari rompt cet engagement, il
est redevable d’une expiation religieuse pour avoir trahi son serment.

8. Le droit de garde
L’épouse dispose du droit de garde de ses enfants, la hadâna, dont elle assume la charge dès
leur naissance.76 Ce droit est maintenu dans les législations modernes qui l’ont peu amendé.
C’est cependant en cas de dissolution du couple, que cette mesure prend sa pleine
signification et que les juristes sont appelés à en traiter, en raison des conflits nés de son
application même, car le père conserve la charge financière.

La durée de cette garde varie selon les divers rites et au sein même de ces rites, entre
spécialistes ; on évoquera, selon qu’il s’agisse de garçons ou de filles : sept ans, la puberté, la
consommation du mariage…

Ce droit de garde sera retiré à la mère dans un certain nombre de circonstances. Le remariage
est certainement le motif le plus souvent invoqué, ce qui constitue contre elle un redoutable

76
Y. LINANT de BELLEFONDS, s.v. hadâna, in E.I.2, vol. III, pp. 17a-20b. Cf. pour le droit mâlikite
principalement algérien : G.H. BOUSQUET, Précis de droit..., loc. cit., pp. 166-171.
CeDoP 42

instrument de pression. Cependant, si elle épouse un parent « au degré prohibé » de l’enfant,


elle peut conserver la charge de ce dernier.

L’appartenance religieuse de la mère à une autre religion que l’Islam est aussi une cause de
débat chez les juristes. Certains lui accordent la garde, lorsque l’on a toutes les garanties qu’il
n’y aura pas de tentative de prosélytisme de sa part. D’autres la lui refusent pour ne courir
aucun risque. On sait ce qu’il en est dans la réalité des faits, en cas de mariages mixtes.
La garde peut aussi lui être retirée si son domicile est trop éloigné de celui du père (plus de
cent vingt kilomètres environ, dans le rite mâlikite !), encore que d’autres juristes estiment
qu’une femme, éloignée par mariage de sa famille et de son pays d’origine, ne peut être
séparée de ses enfants en bas âge si, une fois répudiée, elle décide d’y retourner.
Si la mère ne peut assumer cette charge, ou en est dessaisie pour une cause quelconque, la
garde sera assumée par une femme de la famille de l’enfant, priorité étant toutefois accordée à
la branche maternelle sur la branche paternelle. Au sein de cette branche même, une
préférence sera accordée aux parentes directes (grand-mère, tante…). En cas de carence
féminine, un homme de la famille de l’enfant, ayant une épouse capable de s’en occuper, peut
être choisi. Des garanties de bonne santé et de moralité seront alors, bien sûr, exigibles. Selon
certains rites, il y aura parfois même préséance des hommes sur les femmes lors de cette
attribution de la garde.

De nos jours encore, il s’agit là, dans les institutions, d’un chapitre crucial et complexe dont
les multiples implications sont loin d’avoir été simplifiées ou même simplement clarifiées.

9. Conclusions
En officialisant le statut de la femme, en limitant à quatre le nombre des épouses, en leur
donnant accès à l’héritage et en recommandant à leur égard une attitude bienveillante, l’Islam
avait indiscutablement apporté une nette amélioration à la condition féminine telle qu’elle se
présentait au VIIe siècle chez les nomades et les sédentaires de la péninsule arabique.
Cependant, l’aspect textualiste de cette religion, que nous avons longuement évoqué plus
haut, a véhiculé à travers les siècles des pratiques jadis novatrices, mais peu à peu dépassées
par l’évolution des sociétés.

L’enseignement coranique, reçu comme une révélation divine, ne souffre pas aux yeux des
croyants de relecture et l’influence de la néo-idjtihad reste aussi limitée que contestée.

On peut cependant penser que lorsque les docteurs de la loi et les politiques qui les suivent
auront accepté de mettre de côté la rigueur de la Lettre, pour tenter de retrouver la générosité
de l’Esprit fondateur, les problèmes trouveront plus aisément des solutions.

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